Francis Lebon : Est-ce que vous pouvez me dire comment vous êtes devenu chercheur, avec quelques éléments sur vos origines sociales et votre scolarité ?
Dominique Glasman : Quatrième d’une fratrie de sept enfants, baby-boomer né en 1946, j’ai connu une scolarité sans problème, j’aimais bien l’école. J’ai fréquenté l’école publique pendant toute ma scolarité primaire. Quand ma mère s’est retrouvée seule, elle m’a inscrit dans le secondaire privé, où j’ai été scolarisé avec des retours dans le public en quatrième et en terminale. Mon père était un exilé roumain, naturalisé français peu avant la seconde guerre mondiale par la Légion étrangère. Au moment de ma naissance à Rabat, il exerçait, comme l’indiquaient des documents de l’époque, le métier de « colon » sur une petite exploitation agricole, puis trouva un emploi salarié de responsable de chantiers sur les bases américaines installées au Maroc. Ayant sept enfants à élever, ma mère a pris un emploi de secrétaire sténodactylo dans une entreprise à Rabat. Venant de la moyenne bourgeoisie bretonne (elle était d’une famille d’industriels de la sardine en province), elle a toujours eu, en dépit de la modicité des ressources financières familiales, le souci de nous pousser dans les études. Elle a refusé avec la dernière énergie que j’abandonne le latin quand, ayant passé l’examen d’entrée dans le secteur public en quatrième, et après avoir totalement raté cette épreuve, j’ai été admis à condition de passer en « moderne » ; pour ma mère, ne plus faire de latin, c’était un peu comme si j’arrêtais les études ! Mes professeurs de l’école privée, très étonnés que je me sois aussi lamentablement « planté », ont regardé la version et se sont aperçus que le devoir qui m’avait été imposé était du niveau fin de quatrième et non fin de cinquième ; les examinateurs du lycée, qui ont reconnu honnêtement leur erreur, ont accepté que je repasse l’épreuve, que j’ai réussie sans problème. J’étais globalement, pendant toute ma scolarité, ce qu’on appelait un « bon élève », sans, toutefois, être un élève brillant. Après le bac, obtenu à Rabat, j’ai entamé des études scientifiques à Grenoble, avec l’idée de travailler dans l’astronautique. Puis j’ai bifurqué vers les sciences humaines : psychologie, sociologie, sciences politiques, et j’ai complété ma formation avec un troisième cycle en économie. Intéressé par les problèmes de « développement », j’imaginais bien travailler dans ce domaine, et, pourquoi pas, participer à des recherches de terrain pour comprendre un peu mieux ce qui se jouait. Je n’avais cependant aucune perception des choses en termes politiques ; celle-ci m’est venue en écoutant les cours de Gérard de Bernis, un des grands professeurs d’économie de l’université de Grenoble.
Ayant été accepté pour un service militaire « en coopération », je suis parti en Algérie et j’ai été affecté à un institut de technologie. Ce séjour au titre de la coopération m’a ouvert les yeux sur des réalités que je n’avais pas appris à regarder ; c’est en Algérie que j’ai réellement lu, pour la première fois, Bourdieu, avec Travail et travailleurs en Algérie et Le déracinement. J’étais dans un contexte qui m’a permis vraiment d’entrer dans cette pensée, mais aussi de réfléchir en termes plus politiques que moraux. C’était le moment où, au début des années 1970, ce pays entendait se doter des cadres moyens qui lui faisaient amplement défaut, et avait pour cela créé cette structure nouvelle, dans différents domaines d’activité : équipement électrique, bâtiment, planification… Étant arrivé après les autres contingents de coopérants, j’ai été chargé de constituer un répertoire des formations professionnelles existant alors en Algérie, et à travailler au Centre de coordination des instituts de technologie. Cela m’a conduit, presque naturellement, à m’intéresser aux instituts de technologie eux-mêmes, et à envisager de choisir de faire ma thèse de troisième cycle sur ce thème. Cela était d’autant plus imaginable que, dans cette structure de coordination, j’avais accès à l’ensemble des données sur ces instituts. Il aurait, autrement, été difficile de conduire des enquêtes dans l’Algérie d’alors, puisque j’étais à la fois étranger et peu mobile. Si je raconte cela, c’est pour dire, d’emblée, que, dans le choix de mes objets de recherche, j’ai, très souvent, saisi des occasions. Je n’avais pas de programme de recherche préétabli, je n’étais pas en quête de terrains pour soumettre à l’examen des théories ou des hypothèses tirées de ces théories. J’ai ensuite, toujours en Algérie, poursuivi des recherches sur la formation et l’emploi des cadres. Il n’était alors perpétuellement question que du manque de cadres – ce qui était exact – ; mais ce qui manquait plus encore que les cadres supérieurs (ingénieurs, cadres financiers…), c’était un ensemble de cadres intermédiaires, de cadres moyens, de techniciens supérieurs, sans lesquels une entreprise ou une administration ne parvient pas vraiment à fonctionner.
FL : À quel moment et dans quelles conditions êtes-vous revenu en France ?
DG : J’ai soutenu ma thèse de troisième cycle à Grenoble en 1974. Mais ce n’était pas encore le moment de revenir en France, et je dois dire que l’observation de ce qui se passait alors en Algérie était passionnante. Au point que l’on avait envie de s’y associer, de participer aux débats qui ont eu lieu au moment de la discussion de la Charte nationale. Ce fut un moment d’effervescence démocratique étonnant : les articles dans la presse, les relations que faisaient de ces discussions des collègues algériens enthousiastes. Mais les étrangers en étaient maintenus à l’écart, on nous faisait bien sentir que c’était une affaire entre Algériens. Cet interdit d’implication, qui commençait à toucher aussi les « pieds-rouges » (Français résidant en Algérie avant l’Indépendance pour laquelle ils avaient pris fait et cause, au point, pour certains, de prendre la nationalité algérienne), constituait une sorte d’impasse. Quel sens cela avait-il de demeurer dans un pays sans pouvoir y être un « citoyen » actif ? Et il faut dire aussi que la vie quotidienne devenait, à certains égards, plus pénible pour les femmes dans la rue et l’espace public (regards, frôlements, sifflements). Mon épouse et moi avons alors pris la décision de rentrer en France.
De retour en France après six années en Algérie, nous avons « atterri » à Grenoble, où nous avions quelques repères pour y avoir fait nos études. N’étant titulaire d’aucun poste, j’ai passé près d’une année au chômage, et essuyé des échecs dans ma recherche d’emploi dans des centres de recherches ou des bureaux d’études. J’ai donc, alors même que je n’avais jamais envisagé d’être enseignant de lycée, passé les concours de recrutement de l’enseignement secondaire en sciences économiques et sociales. Nécessité faisant loi (j’avais déjà deux enfants), j’ai accepté le bénéfice de ces concours et je me suis retrouvé prof d’éco devant des élèves de lycée. Je me suis engagé avec passion dans ce travail, j’ai adoré faire cours et expliquer à des jeunes les rouages de l’économie ou de la société. En même temps, peut-être parce que j’y étais entré tardivement (à plus de 30 ans, après une expérience professionnelle ailleurs), peut-être aussi parce que je n’envisageais pas de demeurer professeur de lycée toute ma vie, je gardais une forme de distance par rapport à ce monde enseignant auquel j’avais le sentiment d’appartenir par raccroc. Les mœurs, les tics, les réflexes professionnels, les préoccupations, le rapport à l’autorité (du proviseur ou de l’inspecteur), les discours de salle des profs, m’ont beaucoup frappé et intéressé. En particulier ce leitmotiv de salle des profs : « le niveau baisse ! ». J’ai alors tenté de comprendre ce que signifiait ce discours, pourquoi il était si présent, si récurrent. Et cela a constitué pour moi une première occasion d’écrire pour tenter de décortiquer un discours passe-partout.
FL : Quels ont été ces premiers écrits et comment êtes-vous arrivé à l’université ?
DG : J’ai écrit un petit texte intitulé : « Le niveau baisse ! ». Réflexions sur les usages sociaux de la fausse évidence. Ce texte est parvenu, je ne sais plus comment, sur le bureau du directeur du CRDP (centre régional de documentation pédagogique) de Grenoble, qui a été fortement intéressé et qui l’a publié et largement diffusé dans le réseau. Sans doute cela a-t-il joué un rôle favorable quand j’ai posé ma candidature à un poste en sciences de l’éducation à Saint-Étienne. J’avais décidé que c’était la dernière campagne de recrutement à laquelle je participais (j’en avais connu plus d’une demi-douzaine). Et par chance, ce fut la bonne. Après six années en lycée comme prof d’éco, j’ai donc été recruté, en 1985, à l’université de Saint-Étienne, comme maître de conférences (MCF) en sciences de l’éducation. Il s’agissait de développer le dispositif de « préprofessionnalisation aux métiers de l’éducation », que le ministère d’alors encourageait les universités à mettre en place. Les bases du système, fondé à Saint-Étienne sur une intense coopération entre l’université, l’École normale d’instituteurs, et le corps des inspecteurs de l’Éducation nationale (IEN), avaient été posées par un collègue inventif et entreprenant (Olivier Ott, MCF en espagnol, très préoccupé de pédagogie et de formation), et je n’ai eu qu’à m’inscrire dans ce cadre pour systématiser et amplifier cette formation. Cela m’a fait entrer en contact régulier avec les professeurs de l’École normale, avec les IEN : échanges pour organiser les groupes, mais aussi réflexion sur ce qu’il convenait de faire de pertinent, sur le métier d’enseignant ; et peu à peu a émergé l’idée de créer, ensemble, un centre de recherche en éducation. Je donne leurs noms comme une manière de leur rendre hommage, tant la coopération avec eux m’a apporté : deux IEN, Pierre Blanc et Paul Guyot, trois professeurs de philosophie de l’École normale très « frottés » de sociologie bourdieusienne, Georges Collonges, Yves Bruchon et Claude Poulette. Pour concrétiser ce désir et cette volonté de nous engager dans la recherche, nous avons répondu à un appel d’offres de la Mission interministérielle recherche et expérimentation (MiRe), portant sur les dispositifs de « soutien scolaire » (on ne parlait pas encore d’« accompagnement scolaire »). Nous avons obtenu un financement qui nous a permis de démarrer et, surtout, a donné une réalité en même temps qu’un gage de sérieux à ce dans quoi nous nous lancions. Mais, là encore, c’était saisir une occasion. Nous avons tout de suite engagé, parallèlement, un travail sur les cours particuliers offerts dans la sphère marchande, qui nous paraissaient être un pendant, pour les catégories aisées, du soutien scolaire offert aux écoliers et aux collégiens des quartiers populaires. De proche en proche, mes centres d’intérêt se sont élargis aux zones d’éducation prioritaires (ZEP), aux relations partenariales qui s’y nouaient, aux conflits qui s’y jouaient entre professionnels de différentes institutions, ou avec des associations… Nous n’étions alors pas très nombreux à travailler sur les ZEP : Agnès van Zanten, Éric Plaisance, Bernard Charlot et son équipe, Patrick Bouveau, Gérard et Éliane Chauveau, quelques autres que j’oublie sans doute, si bien que, quand fut créé à l’Institut national de recherche pédagogique (INRP), sous l’impulsion tenace de Patrick Bouveau, un centre de ressources sur les ZEP (en fait, centre de ressources sur les pratiques éducatives en milieux difficiles), doté d’un conseil scientifique, j’ai été invité avec eux à faire partie de celui-ci (et à en prendre la présidence, car, étant un des rares non-Parisiens, cela permettait d’éviter les conflits de préséance entre Paris 8, Paris 5, Paris 10). Quand, quelques années plus tard, en 1998-1999, le ministère de l’Éducation nationale, associé au Fonds d’action sociale (pour les travailleurs immigrés et leurs familles), à la délégation interministérielle à la Ville (DIV) et au ministère de la Justice, lança un vaste programme de recherches sur les processus de déscolarisation, j’ai été amené à piloter le suivi de ces recherches et, surtout, à rédiger, en compagnie de Françoise Œuvrard, de la direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP), la synthèse de rapports rendus par les différentes équipes.
FL : Comment pourriez-vous définir la particularité de vos objets de recherche ?
DG : Au fond, depuis des années, j’étais très centré sur des thématiques touchant à l’échec ou à la réussite scolaire, mais jamais en m’intéressant directement à ce qui se passait dans la relation pédagogique, au cœur de la classe. C’est beaucoup plus sur la périphérie de l’école que je me suis focalisé, sur ce qui existe, se crée, se développe, dans cette périphérie. À la différence de chercheurs qui se sont penchés sur le travail en classe, sur les équipes enseignantes, sur tout ce qui constitue le cœur de l’école, j’ai passé mon temps de recherche à étudier ce qui se jouait à la frontière entre le dedans et le dehors de l’école : les dispositifs d’aide aux élèves, mais aussi… les parents dans leur rôle d’accompagnateurs de leurs enfants, les relations avec les ainsi nommés « partenaires » de l’école. J’ai beaucoup écouté les discours des uns et des autres, par lesquels ils expliquaient ou justifiaient leur action, et par lesquels ils se positionnaient. Cette attention m’a conduit à rédiger d’abord un texte sur le vocabulaire utilisé : pourquoi parlait-on aussi facilement de « familles » plutôt que de « parents » quand on travaillait dans les quartiers populaires ? Et, plus tard, qu’est-ce qu’il y avait derrière cette espèce de rengaine affirmant qu’« il n’y a pas que la réussite scolaire ! » ?
Le travail sur les ZEP m’a conduit « naturellement » à porter attention aux politiques éducatives locales. C’est pour cela que, en 2005, au moment où le gouvernement a lancé le Programme de réussite éducative (PRE), j’ai été associé à un travail d’évaluation de la mise en place de ce programme, dans lequel étaient appelés à coopérer étroitement l’école, le travail social, la santé, la justice, parfois la police, et diverses associations. J’ai été souvent sollicité pour participer à des journées de réflexion sur la « réussite éducative », comme je l’avais été antérieurement concernant le soutien ou l’accompagnement scolaire. Mon travail de recherche nourrissait mes interventions, mais la réciproque était également vraie : ces journées de réflexion étaient pour moi une mine d’informations, de prises de contact, favorisant la perception des positions, la compréhension des luttes au sein du champ.
FL : Il me semble que vous avez ouvert ou réouvert un certain nombre de chantiers dans les années 2000, notamment sur les « internats d’excellence » ?
DG : Au tournant des années 2000, le ministère Lang a entrepris une « relance des internats » dans les établissements publics. Rencontrant un jour au ministère Alain Seksig, que j’avais connu quand il travaillait au FAS et qui était alors conseiller au cabinet, nous avons parlé assez longuement de ce projet de « relance ». À la suite de cet échange, il m’a demandé de participer à la journée qui devait marquer un point de départ de cette réflexion collective. S’est ouvert alors pour moi un nouveau thème de recherche. Ayant constaté qu’il y avait relativement peu de travaux sur les internats, j’ai, au cours d’une année universitaire, engagé un travail collectif avec les étudiants de sociologie dont j’encadrais la préparation de mémoire. Des enquêtes de terrain ont été conduites dans des collèges et des lycées, publics ou privés. Le rapport de cette recherche est paru en 2010. Or, en 2009, avaient été lancés, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, les « internats d’excellence ». Une équipe de l’INRP, animée par Anne-Marie Benhayoun, a été invitée par la direction générale de l’Enseignement scolaire (DGESCO) à suivre la mise en place de ce dispositif nouveau, généreusement doté, sur lequel les autorités de l’Éducation nationale (dont Jean-Michel Blanquer, alors DGESCO) et l’équipe gouvernementale fondaient de grands espoirs. Une équipe a été constituée, pilotée par Patrick Rayou, de Paris 8, et j’ai été invité à m’y associer, en raison du travail que je venais de terminer. Cela a été pour moi quelques années de collaboration très heureuse avec des collègues appartenant à différentes universités, et de belles rencontres sur les terrains d’enquête. Une fois de plus, sans l’avoir anticipé, j’ai donc saisi une occasion pour travailler sur un thème. Certes, c’était toujours l’école, mais un peu à la frontière, en tout cas pas le cœur de la classe, plutôt ce qui constitue un environnement, voire un cadre, pour le travail des élèves. Là encore, je consacrais du temps à étudier, dans l’environnement de l’école, ce que les élèves pouvaient y puiser (aides personnelles, conditions de travail, dispositifs pratiques…) pour être plus en mesure de répondre aux attentes de l’école – et de leurs parents.
Plus récemment, je me suis intéressé à l’instruction en famille. J’avais eu l’occasion, au cours des années 2000, de lire quelques articles sur le homeschooling (instruction à domicile) aux États-Unis, et d’être frappé par les données qui circulaient alors d’un demi-million de jeunes home-educated (instruits à domicile). Une de mes étudiantes avait souhaité préparer son mémoire de sociologie sur l’instruction en famille en France, sujet dans lequel elle était directement impliquée en tant que mère « non scolarisante » et membre active d’une association. Intrigué que l’on puisse ainsi se passer de l’école, perplexe aussi sur ce que les jeunes pouvaient apprendre dans le seul cadre familial, partageant alors la représentation commune de jeunes ne sortant guère de chez eux, je me suis, après mon départ en retraite, en 2011, lancé dans un travail d’enquête très empirique, histoire de « baliser » un tout petit peu le terrain avant d’aller éventuellement plus loin. J’ai, après quelque temps, par l’intermédiaire d’une responsable associative de parents IEF (instruction en famille), fait une jonction avec un jeune chercheur, Philippe Bongrand, qui avait déjà beaucoup investi ce champ, et m’a associé au projet de recherche qu’il a déposé et obtenu auprès de l’Agence nationale de la recherche (ANR). Nous arrivons actuellement à la fin de ce travail collectif, avec la publication prochaine d’un ouvrage que Philippe Bongrand a coordonné avec énergie et constance.
FL : Quels sont les points saillants de cet itinéraire de recherche ? N’est-ce pas quelque chose sur les frontières de l’école, sur les liens entre son « dedans » et son « dehors » ?
DG : S’il me faut tenter de repérer un fil rouge dans mon travail de recherche, au travers de divers objets évoqués ici, c’est sans doute sur les conditions de réussite à l’école et sur les voies que se donne (ou ne se donne pas) l’école pour tenir les promesses qu’elle fait aux parents et aux élèves, et permettre aux élèves de réussir à la mesure de ce qu’elle attend d’eux, sans se défausser sur les jeunes (leur absence d’ardeur au travail, leur désintérêt…) ou sur leurs parents (leur « démission ») des ratés de l’apprentissage. De fait, ce qui m’a retenu sur ces thèmes, c’est ce qui se passe, ce qui se joue, à la frontière de l’école, plus qu’en son cœur. Certains parents, particulièrement démunis, font flèche de tout bois (accompagnement scolaire, recours à tout ce qui pourra soutenir leurs enfants dans leurs apprentissages ou dans la réponse aux attentes de l’école, telles qu’ils les comprennent) ; d’autres, plus armés, adoptent des stratégies, accessibles par les moyens culturels et financiers dont ils disposent (cours particulier, bien sûr ; à côté des stratégies de choix de « la bonne école » que je n’ai fait que croiser sans jamais les approfondir moi-même, d’autres chercheurs l’ayant fort bien fait – A. van Zanten, S. Broccolichi, C. Ben Ayed, etc.). D’autres parents encore décident carrément de se passer de l’école, soit dès le plus jeune âge de leurs enfants, soit parce que ceux-ci y ont été confrontés à des expériences malheureuses (avec les enseignants, avec les camarades, avec la méthode et les rythmes de travail de l’école, etc.).
Les références théoriques de mon travail ont été puisées essentiellement chez Bourdieu (habitus, champs), même si ce n’est pas aussi systématique que pour d’autres auteurs qui ont directement travaillé avec lui. Parfois, j’ai fait des incursions dans l’interactionnisme symbolique, en prenant soin, comme y invitait Jean-Pierre Terrail, de ne pas me limiter à « l’ici et maintenant de l’interaction », mais d’en prendre en compte les « déterminations à distance ». J’ai également eu, constamment, le souci de compter, de mesurer. Peut-être est-ce un effet de la formation en économie que, étudiant, j’avais suivie pour prendre en compte, dans le travail sociologique, des données qui pèsent et qui peuvent être parfois sous-estimées par la sociologie. Finalement, mes références sont assez éclectiques, pour le meilleur ou pour le pire !
FL : Vous avez évoqué des liens réguliers avec les mondes professionnels et politiques de l’éducation. Est-ce que vos contributions à Diversité s’inscrivent dans cette logique ?
DG : Étant donné les questions auxquelles je me suis intéressé, et le financement public dont j’ai pu bénéficier, je trouvais normal (et même souhaitable) de permettre non seulement à des pairs universitaires, mais aussi à des « acteurs de terrain » de connaître les résultats et de s’en emparer, de les discuter, de s’en servir s’ils le jugeaient utile. D’où une collaboration avec une revue soucieuse de faire le lien entre les deux mondes. Cela supposait d’être compréhensible. Il m’a donc fallu me défaire autant possible des manières universitaires d’écrire et de parler en semblant ne s’adresser qu’à des gens partageant les mêmes références théoriques, les mêmes tics de langage, et, disons-le, le même jargon. Au début, cela a été une véritable épreuve, séduit comme je pouvais alors l’être par le désir « d’en être », de faire partie du sérail. Je ne récuse pas, c’est évident, le vocabulaire spécialisé ni les postures propres au travail sociologique ; mais, à chaque phrase que j’écris, je m’efforce de me demander ce qu’un lecteur va et peut comprendre, et si la manière dont je m’exprime est accessible à d’autres que moi. J’ai trop expérimenté, en lisant certains travaux de sociologie ou d’économie, que pensée profonde et style nébuleux ne vont pas forcément ensemble. Pour être franc, je suis incapable de relire le tout premier livre que j’ai écrit, sur les « cadres et l’université en Algérie », je n’en comprends pas certains passages.
Pendant les études de sociologie, on nous alerte sur la nécessaire « neutralité axiologique » et sur la distance à maintenir avec l’objet de recherche. Si je ne récuse pas ces principes, je constate qu’ils m’ont longtemps conduit à adopter une position qui rendait difficile la transmission des résultats aux personnes impliquées. Un peu comme si, par l’attitude de recherche, je me donnais comme objectif de dire, et même de dévoiler la vérité de leurs pratiques, à laquelle eux-mêmes resteraient aveugles. Tant que les acteurs en question ne lisent ni n’entendent ce qui est dit de leurs pratiques, ce n’est guère gênant. Quand, invité à présenter une recherche, on est amené à en parler à des gens qui, pour n’être pas chercheurs, n’en sont pas moins des gens qui réfléchissent sur ce qu’ils font, sur le sens que cela revêt, sur les impasses dans lesquelles ils s’engouffrent parfois, sur leurs manières de parler, etc., ils peuvent se sentir jugés, évalués, pris au piège de remarques que l’on prétend faire au nom de « la science », et ils se rebiffent d’autant plus qu’ils ne s’y reconnaissent pas. On se trouve alors contraint de prendre en compte leur point de vue avec beaucoup plus d’empathie et moins de distance. Et à se dire, comme Bourdieu l’écrit quelque part, que « si on était à la place des gens dont on parle (avec les mêmes contraintes, les mêmes outils pour agir…), on agirait probablement comme eux ». J’ai donc, de plus en plus au fil des ans, considéré, et dit aux personnes auxquelles je rendais compte de mes recherches, que j’estimais avoir sur eux un inconvénient et un avantage : l’inconvénient est de ne pas être, comme eux, sur le terrain, et de ne pas en vivre, par corps, les difficultés et les contradictions ; l’avantage est… de ne pas être, comme eux, sur le terrain, et donc de regarder le monde, leur monde, d’un autre point de vue. Dans ce que j’écris (et raconte) depuis une vingtaine d’années, j’adopte le plus souvent le point de vue des gens, ou plutôt je m’efforce de voir le monde et de le comprendre à partir de leur propre position (les contraintes qui pèsent sur eux, les conditions objectives dans lesquelles ils vivent ou travaillent, etc.), en repérant quels sont leurs intentions, leurs objectifs, leur manière de voir, leur manière de parler ; tout cela, je ne le fais pas mien, et mon problème n’est d’ailleurs pas d’adhérer ou non à ce qu’ils disent et font, aux jugements qu’ils portent sur le monde ou sur leurs « partenaires » de l’action quotidienne ; mais je m’efforce de le comprendre, voire de le ressentir, « de l’intérieur » en quelque sorte. Pour autant, je n’adopte pas la posture de certains tenants de l’« ethnométhodologie », tellement centrés sur les acteurs que leur travail ressemble à un « compte rendu des comptes rendus ».
FL : Un complément à propos de Diversité ?
DG : Dans les années 1980 et 1990, où j’ai été très impliqué dans le travail de recherche sur les ZEP, et associé à des initiatives institutionnelles, j’ai rencontré Jean-Paul Tauvel, qui animait, avec un enthousiasme et une curiosité intellectuelle qui m’ont toujours fasciné, la revue Migrants-Formation. J’ai été invité à proposer un article, de temps à autre ; plus tard, j’ai été associé à son comité de rédaction. Et cela a continué quand le relais de Jean-Paul Tauvel a été pris par Marie Raynal, et, plus tard encore, par Régis Guyon, et que la revue a changé de nom pour être rebaptisée Diversité.