Recherches, pratiques et passages à risque
Texte intégral
Passer un pont, traverser un fleuve, franchir une frontière, c’est quitter l’espace intime et familier où l’on est à sa place pour pénétrer dans un horizon différent, un espace étranger, inconnu, où l’on risque, confronté à ce qui est autre, de se découvrir sans lieu propre, sans identité.
Jean-Pierre Vernant, La traversée des frontières, 2004
La division entre recherche et pratique est légendaire. Nous avons tacitement accepté qu’il y ait une petite classe d’« experts » (knowers) et une classe beaucoup plus grande de « faiseurs » (doers), qui devraient simplement utiliser les connaissances produites par d’autres. La recherche pour l’amélioration, en revanche, appelle les personnes des deux classes à travailler ensemble comme « améliorateurs » (improvers).
Anthony S. Bryk, « Accélérer la manière dont nous apprenons à améliorer », Éducation & Didactique, vol. 11, no 2, 20171
1La recherche en éducation occupe une place singulière dans le champ scientifique. D’abord, parce que, ne pouvant se résumer aux seules sciences de l’éducation et de la formation, elle se trouve à l’intersection de plusieurs champs disciplinaires contributifs, ce qui la rend à la fois féconde et fragile. Ensuite parce qu’elle entretient des liens particuliers avec les professionnels qu’elle observe et qui sont en droit d’en attendre beaucoup en retour. Enfin parce que l’éducation est un fait de société qui peut passionner, voire enflammer le débat public, en mettant en jeu des représentations, des partis pris et des attentes parfois contradictoires.
- 2 Pour disposer d’un panorama complet, on peut renvoyer le lecteur au no 192 de Diversité paru en 20 (...)
2Avec ce numéro de Diversité, nous proposons d’explorer le champ des recherches en éducation2, en portant la focale sur les liens spécifiques qui unissent les chercheur·e·s avec le terrain et ses professionnel·le·s. On pourrait en effet penser ce lien comme simple et évident : la recherche, forte de ses enquêtes, est en mesure de proposer ses résultats afin d’éclairer, voire de transformer les pratiques. Elle livre ses conclusions, qui ressemblent parfois à des recommandations. Mais cette vision des choses oublie deux éléments fondamentaux à nos yeux. D’une part, en fonction de la discipline et de la méthodologie employée, elle ne visera pas les mêmes objectifs et ne dira pas finalement la même chose : il est donc illusoire de penser que la recherche peut répondre à toutes les attentes. D’autre part, la recherche doit se garder d’avoir un discours normatif et prescriptif, proposant une réponse unilatérale pour « résoudre » des problèmes. Il y a donc nécessairement une distance à entretenir, un décalage entre ce que la recherche peut observer et ce que les professionnel·le·s peuvent faire de ses résultats. Pour que la recherche soit utile aux professionnel·le·s, elle doit accepter de participer à des espaces de controverses où les apports scientifiques, forcément dépendants du champ de recherche, sont confrontés à l’expertise des professionnel·le·s du terrain, qui sont familiers des contraintes du métier et des élèves dans le quotidien de la classe.
3Il nous semble donc judicieux de nous intéresser à ces situations où la recherche et les praticiens ont fait le choix de chercher ensemble, de confronter leurs attentes, d’ajuster leurs points de vue et de dégager des espaces de collaboration. On observe en particulier, depuis quelques années, le développement des recherches collaboratives comme une modalité visant justement à une meilleure interconnaissance entre les démarches portées par les chercheur·e·s et les pratiques développées par les acteurs et actrices. L’ambition y est de construire ensemble des dispositifs pour que les expertises et les expériences des uns et des autres trouvent leur place dans une démarche commune. Ces recherches ne se font donc plus « sur » les acteurs et actrices, mais « avec » eux, autant pour éviter d’instrumentaliser ceux-ci que pour développer des recherches plus contextualisées, qui ont donc plus de chance d’avoir une issue utile pour les professionnel·le·s, comme pour les apprentissages des élèves.
Avec ce numéro de Diversité, nous souhaitons porter notre attention sur le lien particulier entre la recherche et le terrain.
4Dans une première partie, nous posons le cadre de ces espaces de collaboration ou de partenariat : comment peut-on qualifier ce lien entre la recherche et ses terrains ? De quelle nature est-il ? Laquelle, de la recherche ou de la pratique, sert l’autre, et de quelle manière ? Y a-t-il une forme de pacte tacite, de donnant-donnant entre les chercheurs et les acteurs et actrices ? En quoi l’intervention se distingue-t-elle de la collaboration ou du partenariat ? Quel est le rôle de la recherche-action et peut-on parler de recherche appliquée en la matière ? Évidemment, de façon sous-jacente, mais centrale, se pose la question de l’éthique, en particulier celle de la recherche : quels sont les risques de l’instrumentalisation, voire de la commande cachée et non explicitée ? Qu’est-ce que cela demande aux uns et aux autres ? Qu’est-ce qu’on a à y gagner ? Qui se sert de qui dans le processus ? Et, paradoxalement, n’assisterions-nous pas aujourd’hui à une injonction à la collaboration ou au partenariat avec la recherche, sans en mesurer les limites et les dérives possibles ?
- 3 FILIOD, Jean-Paul (2023). « Éducation nationale : en finir avec le collaboratif pour enfin co-labo (...)
- 4 MÉRINI, Corinne, THOMAZET, Serge (2016). « Faciliter la coopération entre les différents acteurs d (...)
5Avec la deuxième partie, nous abordons les enjeux méthodologiques : qu’est-ce que collaborer (co-laborer) veut dire 3 ? Quels sont les temps et espaces pour la négociation ? Comment les objets (frontières) sont-ils identifiés ? Comment s’organise la conduite de ces collaborations ou partenariats ? Comment prendre en charge les tensions et dilemmes de l’intermétier 4 ? Comment faire pour s’inscrire dans la durée ? Comment concilier et articuler la démarche scientifique, qui consiste à produire des savoirs, et l’expertise des professionnels de terrain, qui cherchent avant tout à améliorer leurs pratiques professionnelles ? Aboutissons-nous ici à des résultats qu’on n’obtiendrait pas dans un cadre plus classique ?
6Enfin, dans une troisième partie, que nous avons placée sous le signe de l’expérience, nous rendons compte de ces collaborations en actes, de ces partenariats en train de se faire. Il s’agit en particulier de mesurer les effets, notamment sur les identités des professionnels : quels sont les changements observés sur la durée, de part et d’autre ? Quels sont les effets sur les acteurs et sur les destinataires des recherches ? Comment les observer et les mesurer ?
Notes
1 https://journals.openedition.org/educationdidactique/2796
2 Pour disposer d’un panorama complet, on peut renvoyer le lecteur au no 192 de Diversité paru en 2018 : https://www.persee.fr/issue/diver_1769-8502_2018_num_192_1
3 FILIOD, Jean-Paul (2023). « Éducation nationale : en finir avec le collaboratif pour enfin co-laborer ». AOC média. https://aoc.media/opinion/2023/01/10/education-nationale-en-finir-avec-le-collaboratif-pour-enfin-co-laborer/
4 MÉRINI, Corinne, THOMAZET, Serge (2016). « Faciliter la coopération entre les différents acteurs de l’école inclusive ». Les cahiers des PEP, no 2, p. 25-31. https://hal.science/hal-01396323/document
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Référence électronique
Régis Guyon, « Recherches, pratiques et passages à risque », Diversité [En ligne], 203 | 2023, mis en ligne le 24 octobre 2024, consulté le 18 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/diversite/4301
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