« La réussite scolaire en milieux populaires ou les conditions sociales d’une schizophrénie heureuse »
Notes de la rédaction
Entretien réalisé par Céline Calmejane-Gauzins le 31 mai 2023.
Texte intégral
- 2 LAHIRE, Bernard (1998). « La réussite scolaire en milieux populaires ou les conditions sociales d’u (...)
Céline Calmejane-Gauzins : Ce qui nous intéressait pour commencer, c’était de savoir quels étaient le contexte d’écriture et les objectifs de cet article2 quand vous l’avez écrit.
Bernard Lahire : Ah… Je ne me souviens plus si j’avais un grand objectif ! Généralement, quand on me demande un article, je pars de mon travail de recherche, soit en cours, soit déjà publié. Là, si mes souvenirs sont bons, il y avait eu quelques années plus tôt (en 1995) la publication de Tableaux de familles qui portait sur les réussites scolaires improbables en milieu populaire, à l’école primaire. Il s’agissait d’élèves de CE2.
CCG : Dans cet ouvrage « Tableaux de familles », est-ce qu’il y avait déjà des prémices d’« Enfances de classe » ?
BL : Oui, de toute façon, depuis le début de mon travail sociologique, je tourne autour de ces questions-là même si, entre-temps, je les ai un peu quittées. En tant que sociologue, je trouve très important de changer régulièrement de domaine de recherche. J’ai souvent changé d’objet au cours de ma carrière. J’ai commencé en tant que sociologue de l’éducation, puis j’ai fait de la sociologie des usages sociaux de l’écrit, de la construction des problèmes publics, de la culture, de l’art, de la littérature, des rêves, etc. Et puis, je suis revenu avec Enfances de classe sur des questions d’inégalités sociales. Au fond, la conclusion de cet article de 1998, trois ans après Tableaux de familles, était une réponse à la question qu’on m’avait posée à l’époque sur ce qu’il faudrait faire, ou du moins sur ce qu’on pourrait faire d’un point de vue politique sur les questions d’échec scolaire. Et c’est drôle de me relire aujourd’hui et de constater que notre travail sur les inégalités durant l’enfance va dans le même sens. J’ai travaillé non plus seulement sur les inégalités scolaires, mais plus généralement sur les inégalités sociales, qui sont des inégalités économiques, culturelles, des inégalités en termes de logement, de sport, de loisir, de santé, d’alimentation, etc., et montré que le problème des inégalités est très général, lié aux classes sociales, et que s’il n’existe pas de politique multimodale, on ne peut pas arriver à s’attaquer vraiment au problème. Et même si l’on veut lutter contre l’échec scolaire – souvent la question m’est posée sur l’école –, je vais répondre que les parents en situation de chômage de longue durée, surtout en milieu populaire, ne peuvent pas donner de bonnes conditions à leurs enfants pour réussir parce qu’ils n’ont pas la tête à les aider, qu’ils peuvent être parfois déprimés, etc. Toutes ces conditions participent à la bonne scolarité d’un enfant. Donc tout n’est pas scolaire dans les causes des inégalités scolaires et Enfances de classe l’a montré de manière éclatante.
CCG : Justement, vous parlez de ces politiques publiques… Aujourd’hui, vingt-cinq ans après la publication de cet article, quelles sont les politiques publiques qui selon vous ont illustré ce développement de la « schizophrénie heureuse » que vous appeliez de vos vœux à l’époque ? Avez-vous l’impression d’avoir été entendu ?
BL : Malheureusement non, vraiment pas. Je dirais même que c’est effrayant et pas très réjouissant pour les démocrates, parce que depuis que je travaille sur ces questions-là, je vois des politiques de l’éducation qui vont de pis en pis d’une certaine façon. Il y a de plus en plus de retrait de l’État, d’abandon de l’école, et ce serait trop long et complexe de le commenter ici. Mais il y a plus généralement une absence d’ambition en termes d’émancipation. Le terme d’émancipation, de lutte contre les inégalités, ce n’est pas du tout un mot d’ordre général dans le monde politique. Je ne sais pas si des naïfs ont pu croire qu’Emmanuel Macron pouvait faire mieux. Moi, je ne suis ni étonné ni déçu. Mais même des gouvernements dits « de gauche » n’ont pas fait ce qu’ils auraient dû faire en tant que gouvernements de gauche, donc c’est un peu désespérant.
D’une certaine façon, les politiques les plus intéressantes du point de vue de la lutte contre l’échec scolaire sont celles sur les zones d’éducation prioritaire. Mais elles étaient plutôt liées aux théories de la reproduction de Pierre Bourdieu et Jean Claude Passeron, et à toutes les réflexions de ces années-là sur l’importance du capital culturel familial. Ces travaux montraient très clairement qu’il fallait donner plus à ceux qui avaient moins au départ. Pourtant tout le système scolaire français repose sur le fait de donner plus à ceux qui en ont le plus. Par exemple, si l’on regarde les classes préparatoires qui sont les classes d’élite en France, les élèves les meilleurs, les plus forts, les plus autonomes scolairement, qui ont intériorisé des méthodes de travail, qui ont l’habitude de travailler déjà beaucoup par eux-mêmes, etc., sont mis dans des conditions qui poursuivent celles du lycée, c’est-à-dire dans des classes à petits effectifs, où on leur demande beaucoup et où l’on évalue en permanence leurs productions. À côté de cela, ceux qui sont scolairement moins forts vont en général à l’université et à eux, on donne très peu : peu d’heures de cours par semaine, peu de cadres pour s’entraîner, peu de retours sur leurs productions, etc. En fait, dans le système scolaire français, on a tendance à donner moins à ceux qui ont déjà très peu et à donner beaucoup à ceux qui ont déjà beaucoup. Ça va dans le sens de la loi que formulait Bourdieu : « le capital culturel va au capital culturel ». Donc les politiques de compensation en tant que politiques de lutte contre l’échec scolaire me semblaient aller dans le bon sens. Mais évidemment, depuis La reproduction de Bourdieu et Passeron, en 1970, dans une période où il n’était pas question de chômage de masse, les choses ont changé : les conditions économiques se sont dégradées pour les classes populaires, ce n’est plus seulement un problème de rapport au savoir, de manque de culture des parents, etc. D’ailleurs, les parents de milieu populaire n’ont cessé d’acquérir, par la fréquentation de l’école, des capitaux. Certains peuvent avoir un bac professionnel, même un BTS (brevet de technicien supérieur), mais ils restent dans les classes populaires et leurs enfants ont quand même des difficultés à l’école. Cela veut dire que les problèmes ne sont pas strictement scolaires, ou liés à un volume de capital culturel, mais peuvent être liés à des conditions d’existence beaucoup plus générales.
Quand je parlais de politique multimodale dans l’article, je voulais dire que, pour lutter contre l’échec scolaire, il faut des politiques de lutte contre le chômage, des politiques de logement, de transport, etc. Regardez dans Enfances de classe le cas des familles les plus précaires. On a voulu prendre des enfants des milieux populaires issus des fractions les plus dominées : ce sont souvent des migrants qui vivent dans des conditions désastreuses. Si vous prenez un enfant de 6 ans qui vit avec sa mère dans un foyer Sonacotra, il dort mal à cause du bruit la nuit, il est loin de l’école et doit se lever beaucoup plus tôt pour y aller à pied, car la mère n’a pas de voiture, donc il arrive plus fatigué à l’école. Il n’a pas de livre à la maison, il n’a pas d’espace de jeu propre, il n’a pas d’espace où prolonger les activités scolaires. Quand tout manque, tant pour des raisons économiques que culturelles, on n’est pas dans les conditions nécessaires pour réussir.
- 3 DELAHAYE, Jean-Paul (2015). Grande pauvreté et réussite scolaire. Le choix de la solidarité pour la (...)
CCG : Vous abordez là la question de l’enfance pauvre au-delà de l’échec scolaire : est-ce que cela, malgré le focus qu’a pu mettre le rapport Delahaye3, reste selon vous un objet à développer dans la recherche en éducation ?
- 4 WEST, Anne (2016). L’école maternelle à la source de la réduction des inégalités sociales. Une comp (...)
BL : On sait quand même beaucoup de choses en sociologie de l’éducation, c’est cela qui est malheureux. La sociologie en France comme à l’étranger a beaucoup progressé, on dispose de très nombreux travaux, de rapports d’experts, dans des cadres nationaux ou européens. J’ai cité par exemple des publications dans la conclusion d’Enfances de classe qui portent sur les effets des scolarisations précoces dans les écoles maternelles en France et en Europe4. Ces auteurs montrent sur des bases statistiques que, moins on est scolarisé précocement, plus on développe des difficultés dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Or la France a fait l’inverse de ce qu’il fallait faire. Il suffisait de se renseigner sur ce qu’il faut faire, mais encore faut-il le vouloir. Nos gouvernants ne veulent pas parce que les décisions sont prises pour des raisons budgétaires, et pas sur la base de politiques ambitieuses de lutte contre les inégalités. Je pense qu’on sait suffisamment de choses pour éviter de faire des politiques désastreuses.
- 5 PÉRIER, Pierre (2019). Des parents invisibles. L’école face à la précarité familiale. Paris : PUF.
Au moment de la publication d’Enfances de classe, un ouvrage de Pierre Périer, intitulé Des parents invisibles. L’école face à la précarité familiale, sur les enfants issus de familles précaires à l’école est paru aux PUF (Presses universitaires de France)5. On ne manque donc pas de connaissances. Après, ce que nous produisons, non seulement les enseignants n’y ont pas forcément accès du fait d’une formation qui est très lacunaire de ce point de vue là, mais aussi les enseignants ne peuvent pas tout faire. Les responsables politiques qui devraient prendre en charge ces questions-là ne le font pas.
CCG : Donc, ce que vous dites, c’est que la question de la « double solitude » des élèves existe toujours et reste une question vive aujourd’hui…
BL : La double solitude dans Tableaux de familles, c’était l’idée que l’enfant se sent un peu seul à l’école, car il n’a pas les bonnes habitudes, les bons réflexes, on ne lui a pas inculqué les bonnes manières de faire du point de vue scolaire. Et c’est un monde étranger. Quand on lit Annie Ernaux, qui parle de son expérience d’enfant de classe populaire à l’école, elle dit « tout me paraissait bizarre » : que ce soit les yeux grands ouverts de la maîtresse en racontant des histoires d’animaux qui parlent, le vocabulaire employé, etc. Ce n’était pas du tout ce qu’elle entendait chez elle. Et l’expérience des enfants de milieu populaire qui sont très éloignés de l’école, c’est d’arriver dans un monde qu’ils ne comprennent pas, qui est assez mystérieux pour eux. Donc la première solitude, elle est là.
Et la deuxième solitude, à laquelle on pense plus rarement, c’est que ces enfants, quand ils arrivent à l’école, ils apprennent des choses. Dans Tableaux de familles, je montrais que quand on considère des enfants de milieux populaires, il y a une majorité d’enfants qui sont moyens, légèrement au-dessus ou en dessous de la moyenne. Cela signifie très clairement que, la première expérience à l’école primaire, et, souvent, longtemps dans le système scolaire, c’est d’apprendre des choses, et de comprendre « à moitié ». Tout ce que ces enfants apprennent à l’école, que ce soit en termes d’attitudes, de dispositions à agir, de rapport à l’autorité ou de savoirs et de savoir-faire, ne rencontre pas d’écho au niveau familial : quand ils rentrent à la maison, ce n’est pas comme cela que ça fonctionne. Et c’est donc une seconde solitude qui s’installe.
Si l’on se met à la place de l’enfant, c’est difficile de vivre entre deux mondes qui n’ont pas de liens. Et c’est pour ça que je montrais à l’époque que les parents qui parlent de ce qui se passe à l’école avec les enfants obtiennent des effets positifs du point de vue de l’expérience scolaire de l’enfant parce que c’est un signal donné à l’enfant, même s’ils n’ont pas les compétences, qu’ils trouvent un intérêt à ce qu’il fait à l’école, que c’est important. Ça peut paraître très bête, parce que ce ne sont que des conversations, des discussions, mais quand on voit que, dans les classes moyennes et supérieures, beaucoup de parents demandent à leur enfant ce qu’il a fait à l’école, ce qu’il a mangé à la cantine, c’est une façon d’indiquer à l’enfant qu’ils s’intéressent à ce qu’il fait à l’école. Cela vaut donc au-delà des classes populaires.
Et puis des parents analphabètes s’appuyaient sur les compétences scolaires, et particulièrement de leurs filles, pour régler des problèmes du quotidien en termes de lecture et d’écriture : lecture du courrier, écriture de mandat, etc., toutes ces choses qui peuvent rendre difficile la vie des parents. Ces parents comprennent que les enfants peuvent les aider. Et du coup, les enfants comprennent qu’ils sont importants et que ce qu’ils font à l’école est important, que cela peut éviter à leurs parents d’avoir honte en demandant de l’aide à l’extérieur de la famille.
CCG : On a quand même l’habitude de renvoyer aux familles la responsabilité de l’échec scolaire… Est-on sorti de la polarisation des points de vue qui oppose école et famille, de la recherche systématique de responsabilité ?
BL : Cela dépend des moments, mais la recherche des responsables, voire des coupables, est quand même un sport national ! Lorsque les responsables politiques parlent des questions d’échec scolaire, d’abandon, de démission, d’absentéisme, de décrochage, etc., soit ils rendent les enseignants responsables, soit ils mettent la faute sur les parents. Il est tout particulièrement facile de désigner les parents comme coupables. Car évidemment, les parents sont jugés responsables de l’éducation des enfants. La question qu’on ne se pose pas, c’est : « qui a fabriqué les parents, qui a fabriqué la situation dans laquelle sont les parents ? ». Les parents ne sont pas responsables du chômage de masse et des conditions dans lesquelles ils vivent. Il est donc stupide de s’en prendre à eux.
- 6 JOHSUA, Samuel, LAHIRE, Bernard (1999). « Pour une didactique sociologique. Entretien avec Samuel J (...)
Tout bon sociologue sait que, dans le cas de l’échec scolaire, c’est au croisement de l’institution scolaire (et donc aussi de l’État) et de la famille que cela se joue. Mais qu’est-ce qu’une « situation familiale » ? Cela dépend des politiques d’aide et de tout un environnement économique, social et culturel. L’école aussi dépend de beaucoup de dispositifs périscolaires qui contribuent à discipliner les enfants dans des conditions collectives. Si l’on casse ces institutions, on retire des moyens de « livrer » les enfants dans un « bon état » pour apprendre. Comme m’a dit un jour le didacticien de la physique Samuel Joshua, les didacticiens travaillent sur l’apprentissage, sur ce que l’enfant peut apprendre à travers ses interactions avec les enseignants, mais leur objet commence à partir du moment où l’enfant accepte de s’asseoir et de travailler6… Or, certains enfants ne s’assoient pas ! Et c’est pour cela qu’il y a des sociologues qui travaillent sur toutes les conditions qui font qu’un enfant accepte de s’asseoir, d’être calme, d’obéir à l’enseignant et de l’écouter… Il y a des vies familiales qui ne prédisposent pas l’enfant à cette concentration que demande l’apprentissage scolaire.
CCG : Vous utilisez des termes empruntés au système capitaliste dans votre article : « marché scolaire », « valeur scolaire », « produit ». Est-ce qu’il y avait une intention particulière derrière ce choix ?
BL : C’est Bourdieu et Passeron qui ont commencé à filer la métaphore économique avec le terme de capital culturel, et même de capital linguistique dans La reproduction en 1970. C’est l’idée que la culture est une valeur, et qu’elle a une valeur sur un marché donné. Un diplôme, c’est un titre scolaire qui se monnaye. C’est comme un billet : c’est du papier. Mais si toute une institution et toute une société accordent une valeur à ce bout de papier, cela produit des effets considérables en termes d’accès à l’emploi, et pas que. Il y a même des avantages dans les mises en couple, dans les mariages, dans les amitiés, etc. : plus vous avez un haut niveau de diplôme, plus vous attirez des gens comme vous. C’est aussi une manière de dire aux autres : « j’ai de la valeur et, donc, je fréquente des gens de valeur ». Ce n’est donc pas qu’une métaphore : cela structure nos mondes sociaux dans des sociétés capitalistes, marchandes, qui monétarisent à peu près tout. Au point qu’aujourd’hui on se demande si le service public va tenir très longtemps tellement il est noyé dans un espace qui ramène tout à des questions économiques, à des logiques économiques, à des valeurs économiques, à des rentabilités. Et quand on menace de fermer certaines filières universitaires parce qu’elles ne sont pas « rentables », parce que l’accès au marché de l’emploi est difficile, c’est totalement désespérant, c’est un utilitarisme à courte vue. Dès qu’il y a une dictature, les sciences humaines et sociales sont tellement mal vues qu’elles sont soit interdites, soit limitées dans leur activité. Par exemple au Brésil, sous Bolsonaro, les collègues n’ont plus eu d’argent pour leurs recherches, n’ont plus eu de recrutement universitaire. Les historiens, les anthropologues et les sociologues ont vécu avec peu de moyens durant toute cette période. Les gens qui veulent fermer les départements de sciences humaines et sociales ne se rendent pas compte – ou se rendent peut-être bien trop compte, au contraire ! – que ces sciences ont à voir avec la question de la démocratie, parce que ce sont des sciences qui rappellent en permanence qu’il y a des dominations, qu’il y a des inégalités. Donc forcément, ce sont des sciences qui sont gênantes, dangereuses, et, moi, je défends l’idée qu’on n’est pas là pour faire plaisir, mais pour dire l’état du monde réel. Notre gouvernement actuel passe son temps à dire qu’il lutte contre les inégalités, donc c’est l’hommage que le vice rend à la vertu. Il sait très bien que c’est mieux de parler d’égalité, d’aller vers l’égalité, mais parler, c’est tout ce qu’il fait puisque dans les faits, il fait le contraire de ce qu’il faut faire.
CCG : J’aimerais que l’on revienne sur un autre aspect de vos recherches. On a parlé du choix des termes, mais, ce choix méthodologique de l’étude de cas, c’est aussi un peu votre marque de fabrique. Qu’est-ce qu’il apporte, notamment dans l’analyse de l’échec scolaire, ou de l’enfance pauvre ?
BL : Je pense en fait que l’étude de cas est particulièrement importante quand il s’agit de saisir des processus combinés. Cela fait longtemps qu’on étudie les inégalités en sociologie, qu’elles soient économiques, culturelles, scolaires, territoriales, de logement, de santé. Tous les spécialistes venant de secteurs différents de la sociologie, ou de l’économie, de la démographie, de la géographie peuvent travailler sur ces inégalités… Mais le problème, c’est que souvent, quand on travaille sur des thématiques particulières, on en oublie que dans la vie réelle, ce sont des enfants particuliers qui ne vivent pas ces problèmes les uns séparés des autres, mais de manière combinée. Donc les études de cas permettent de montrer les effets conjugués de toutes ces inégalités sur des cas individuels concrets. Je pense que cela a pour conséquence, chez le lecteur, une plus grande prise de conscience que ce que nous disent les données statistiques. Je n’ai rien contre les données statistiques : elles sont la base du métier et nous devons connaître l’état de ces inégalités pour faire de bonnes études de cas. Une fois qu’on a une connaissance macrosociologique des types d’inégalités qui se jouent aujourd’hui, par exemple dans un pays comme la France, ce qui est important, c’est d’arriver à voir sur des individus particuliers, comment opèrent ces inégalités : en positif pour les uns qui bénéficient de tout, et en négatif pour les autres qui n’ont rien ou très peu, avec des positions intermédiaires de gens qui ont une partie des ressources et manquent d’autres. Toutes ces choses-là se comprennent mieux et l’on sensibilise davantage les gens quand on met le doigt sur des cas individuels. C’est social, mais chaque individu est le produit de toutes ces contraintes sociales là, et c’est ce qu’on veut arriver à montrer. C’est une manière de ne pas faire des inégalités des objets abstraits.
CCG : Vous avez fondé votre recherche sur des « réussites scolaires » possibles, même si elles sont atypiques, et je reviens à Jean-Paul Delahaye, qui après vous les a qualifiées d’« exceptions consolantes ». Aujourd’hui, cette problématique des « transclasses », ou des « transfuges de classe », rencontre beaucoup d’écho. Dernièrement encore, Gérald Bronner reprochait aux auteurs « transclasses » comme Annie Ernaux, Didier Eribon, Édouard Louis ou Chantal Jaquet de propager une vision « doloriste » de l’ascension sociale. Avez-vous un point de vue sur cette question au regard des trajectoires que vous avez étudiées ?
BL : Je sais que quand j’en parlais dans la seconde moitié des années 1990, ce n’était pas un sujet très présent dans l’espace public ni dans la sociologie. Donc moi, cela ne me gênait pas d’en parler, ni même d’évoquer mon propre parcours de transfuge de classe pour expliquer le choix de mes objets de recherche. Aujourd’hui, cela est devenu un thème médiatique à la mode, et commenté par des gens qui ont parfois de très mauvaises intentions. Là, vous avez cité un nom, celui de Gérald Bronner, qui est une véritable catastrophe sociologique. C’est typiquement le sociologue médiatique qui prétend faire l’inverse de ce que les sociologues auraient fait avant lui, et des sociologues évidemment plutôt bourdieusiens…, mais qui ne fait strictement rien en termes de recherches sur ces sujets. Dans son ouvrage, qui s’appuie sur son témoignage personnel, il s’en prend en fait davantage à des écrivains qu’à des sociologues. Sous ma plume en tout cas, il n’y a jamais eu de « dolorisme » comme il dit. Et puis la question de la souffrance psychique et sociale est une question empirique qui mérite d’être prise au sérieux. Oui, je pense que les parcours de transfuge de classe sont aussi des parcours de souffrance, et que ce n’est pas toujours simple de « sortir » de sa classe. Quand il affirme que « c’est trop doloriste », il est parfaitement normatif. Il critique des gens au lieu de faire la science de leurs expériences. Un sociologue ne doit pas juger ses enquêtés, mais s’efforcer de les comprendre. Donc rien ne va dans sa critique. Pour toutes ces raisons, j’ai décidé de ne plus répondre médiatiquement aux questions sur les transfuges de classe. C’est comme les sites classés Seveso et par rapport auxquels il est préférable de se tenir à distance : il y a un moment où il ne faut plus parler de transfuge de classe parce que cela n’est plus possible. La plupart du temps, les personnes mobilisent ce thème pour soutenir une idéologie du mérite. Bourdieu parlait de lui comme d’un transfuge, comme d’un « miraculé social », mais il n’en faisait pas un principe de justification de l’ordre social. Or aujourd’hui, toute cette thématique du transfuge de classe est une manière de justifier l’ordre social pour dire : « Voyez, la réussite est possible si l’on s’en donne la peine, si l’on travaille, etc. ». Ces gens-là n’ont que la « responsabilité individuelle » à la bouche, qui est quand même le degré zéro de la sociologie. Malheureusement, si vous regardez qui est invité le plus souvent aux « Matinales » de France Inter au titre de la sociologie, c’est très généralement affligeant (Gérald Bronner, Nathalie Heinich, Geoffroy de Lagasnerie…). Bourdieu dénonçait déjà les intellectuels médiatiques, et l’on ne peut que continuer à le faire aujourd’hui.
Si je travaillais sur les cas de réussite scolaire en milieu populaire, ce n’était pas pour dire « regardez, c’est possible ! », c’était éventuellement pour trouver les moyens de généraliser des situations qui étaient dues au hasard des existences, des histoires personnelles, familiales… Donc je me disais que plutôt que de laisser cela au hasard, ce serait bien de pointer les éléments importants et d’en faire véritablement l’objet d’une politique, de généraliser les bonnes conditions, les bonnes façons de faire. Évidemment, encore une fois, aucun ministère ne s’est saisi de cela pour faire avancer la lutte contre l’échec scolaire.
CCG : Bon, ce n’est pas très réjouissant comme conclusion.
BL : En effet, les personnes qui m’interviewent terminent souvent en me disant que ce n’est pas très enthousiasmant… J’aimerais pouvoir annoncer de bonnes nouvelles, mais je ne crois malheureusement pas que la réalité soit très réjouissante.
CCG : Je pense que quand même, sur le terrain, les gens vous lisent et cela leur donne des idées…
BL : Oui, c’est vrai, et ça me fait vraiment plaisir, mais la lecture de la sociologie de l’éducation dépend bien trop de l’intérêt personnel des uns et des autres alors que cela devrait être une politique générale et rationnelle de formation. On a l’impression d’une sorte de dilapidation de notre capital, parce que si l’on est sociologue, c’est quand même pour que les choses s’améliorent, même si le but n’est pas de dire ce qu’il faut faire, parce que, ça, on ne sait pas faire, on n’est pas des politiques.
Même à gauche, les responsables politiques ne nous sollicitent guère et c’est peut-être le plus dramatique : même les gens le plus à gauche ne lisent pas toujours la sociologie, ils sont sur des logiciels pré-Bourdieu ou encore marxistes. Je n’ai rien contre Marx, mais il y a cent cinquante ans de travail depuis, donc on peut espérer que les responsables politiques progressistes, dans leur envie d’émanciper, de lutter contre les inégalités, puissent s’appuyer sur un travail qui est maintenant massif sur toutes ces questions-là.
CCG : C’est bien là l’objectif de la revue Diversité : une revue d’interface qui donne accès à tous ces travaux aux acteurs, mais aussi aux décideurs, parce qu’il y a des inspecteurs, voire des recteurs qui la lisent… Est-ce que vous souhaitez ajouter encore un retour sur cet article ?
BL : Je crains souvent de relire d’anciens textes… Mais cet article, finalement, je ne l’ai pas trouvé particulièrement vieilli ! Il y a des articles que je relis et à propos desquels je peux me dire que je ne les écrirais plus du tout de la même façon aujourd’hui. Là, je n’ai pas trouvé quelque chose qui me gênait. Récemment, j’ai eu à écrire une nouvelle préface de ma thèse de doctorat publiée aux Presses universitaires de Lyon en 1993 et j’étais content de faire cela parce que je reçois encore aujourd’hui des mots de personnes qui me disent que ça les aide dans leurs réflexions scientifiques ou leurs pratiques pédagogiques. Cela montre que quand on travaille sérieusement, on peut écrire des choses qui restent toujours utiles trente ans après.
Notes
2 LAHIRE, Bernard (1998). « La réussite scolaire en milieux populaires ou les conditions sociales d’une schizophrénie heureuse ». Ville École Intégration, n° 114, p. 104-109. https://www.persee.fr/doc/diver_1288-6742_1998_num_114_1_6805
3 DELAHAYE, Jean-Paul (2015). Grande pauvreté et réussite scolaire. Le choix de la solidarité pour la réussite de tous [Rapport]. https://www.education.gouv.fr/grande-pauvrete-et-reussite-scolaire-le-choix-de-la-solidarite-pour-la-reussite-de-tous-8339
4 WEST, Anne (2016). L’école maternelle à la source de la réduction des inégalités sociales. Une comparaison internationale. Paris : CNESCO ; BEN ALI, Linda (2012). « La scolarisation à deux ans ». Éducation et formations, no 82, p. 19-30 ; FILATRIAU, Olivier, FOUGÈRE, Denis, TÔ, Maxime (2013). « Will Sooner Be Better? The Impact of Early Preschool Enrollment on Cognitive and Noncognitive Achievement of Children ». CEPR Discussion Paper, no 9480. https://www.researchgate.net/publication/256064678_Will_Sooner_Be_Better_The_Impact_of_Early_Preschool_Enrollment_on_Cognitive_and_Noncognitive_Achievement_of_Children
5 PÉRIER, Pierre (2019). Des parents invisibles. L’école face à la précarité familiale. Paris : PUF.
6 JOHSUA, Samuel, LAHIRE, Bernard (1999). « Pour une didactique sociologique. Entretien avec Samuel Johsua ». Éducation et sociétés, no 4, p. 29-56.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Bernard Lahire, « « La réussite scolaire en milieux populaires ou les conditions sociales d’une schizophrénie heureuse » », Diversité [En ligne], 203 | 2023, mis en ligne le 26 novembre 2023, consulté le 20 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/diversite/4313
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page