1Pendant la crise sanitaire liée à la pandémie de COVID-19 au printemps 2020, les établissements scolaires ont été fermés et les élèves et enseignants confinés à leur domicile. Cette période est aujourd’hui désignée par certains auteurs comme une période spécifique d’ERE (emergency remote education, Bozkurt et al., 2020) lors de laquelle les enseignants ont dû conduire des activités pédagogiques dans le cadre d’un enseignement à distance spécifique qualifié d’ERT (emergency remote teaching, Hodges et al., 2020). Cette situation est définie par Hodges et ses co-auteurs comme une transformation temporaire du mode d’enseignement présentiel à la distance. L’ERT implique le recours à toutes les techniques possibles pour assurer l’enseignement, mais ne s’inscrit pas dans l’objectif de recréer un écosystème éducatif. Il repose prioritairement sur l’accès rapide à des ressources pédagogiques.
2Pendant presque deux mois (12 mars 2020) jusqu’à la réouverture progressive des établissements scolaires (14 avril 2020) et au retour obligatoire des élèves dans les écoles (22 juin 2020), l’organisation scolaire s’est faite au gré de l’évolution des contaminations et au rythme des divers protocoles sanitaires1. L’organisation présentielle de l’enseignement scolaire était impossible. Face à cet empêchement, certaines techniques numériques ont été désignées par l’institution ou choisies par les professeurs des écoles afin de maintenir les relations pédagogiques avec les élèves. Les ENT (environnements numériques de travail), les plateformes de visioconférence ou les messageries électroniques ont été désignées par le MENJS2 comme les moyens appropriés afin d’assurer la « continuité pédagogique »3. La « continuité pédagogique » est définie par le MENJS au travers de ses objectifs, elle « vise à maintenir un lien pédagogique entre les professeurs et les élèves, à entretenir les connaissances déjà acquises par les élèves tout en permettant l’acquisition de nouveaux savoirs » (BOEN, 5 mars 2020). Dans ce contexte, les enseignants ont été contraints à l’autoformation, notamment pour maîtriser les outils numériques prescrits ou choisis (Boudokhane-Lima et al., 2021). Peraya et Peltier (2020) soulignent également les efforts de certains enseignants habitués à l’EAD (enseignement à distance) pour organiser des webinaires visant à informer et guider les collègues dans une logique de formation par les pairs. Cependant, les enseignants ont pu éprouver des difficultés : un sentiment de solitude et de stress (Weiss et al., 2020), sans expérience préalable et sans formation (Wagnon, 2020). Wagnon renvoie notamment aux conclusions du rapport de la Cour des comptes consacré au service public numérique pour l’éducation (Cour des comptes, 2020). Ce rapport mettait en exergue les lacunes des politiques publiques pour assurer l’équité territoriale entre les écoles et les difficultés d’équipement des établissements.
3Nous nous demandons alors si et comment les professeurs des écoles se sont autoformés aux et avec des techniques numériques pendant et après le confinement. Nous interrogeons d’une part, ce que change potentiellement le confinement aux pratiques d’autoformation des enseignants aux techniques numériques ; et d’autre part, le rôle possiblement joué par ces techniques numériques dans leurs pratiques d’autoformation à la suite du confinement.
4Pour cela, nous étudierons l’autoformation des enseignants avant le confinement. Nous ferons également la distinction entre la formation au numérique et la formation avec le numérique. Nous définirons l’autoformation comme objet de recherche préexistant au confinement, puis l’autoformation en contexte numérique. Ensuite, nous ferons un état des lieux de l’autoformation telle qu’elle est désignée institutionnellement et définie scientifiquement. Enfin, nous développerons notre cadre théorique avant de détailler notre méthode d’enquête et d’analyse des données afin de présenter nos résultats et les conclusions de cette recherche.
5L’autoformation (s’enseigner) se conçoit en opposition à l’hétéroformation (être enseigné) (Ortun et Pharand, 2013). Carré (2006) conçoit l’autoformation comme « un ensemble de dimensions psychologiques caractéristiques de la conduite de sa formation par l’apprenant lui-même, de son agentivité, de son autodirection ». L’auteur distingue l’autoformation de l’autodidaxie, cette dernière se caractérise par « l’action de se former en dehors de tout lien avec des agents ou institutions éducatifs formels ». Or l’autoformation n’est pas qu’une autodidaxie, elle n’est pas qu’une pratique de formation solitaire (Carré, 2005, cité par Cyrot et Jeunesse, 2012). L’autoformation (Carré, 2006) repose sur trois piliers : l’autodétermination (capacité de l’acteur à prendre la décision de se former), l’autorégulation (capacité de l’acteur à s’adapter en fonction des apprentissages) et l’auto-efficacité (capacité de l’acteur à se reconnaître compétent). L’autoformation se déploie dans une « galaxie » (Carré, 1996) composée de l’autoformation éducative ; cognitive ; existentielle ; sociale ; et enfin l’autoformation intégrale. À ces catégories d’autoformation, Carré (2001) ajoute des motifs – qu’on peut également comprendre comme des motivations (Deci et Ryan, 2002) – qui permettent de comprendre pour quelles raisons un individu s’autoforme. Ces motifs sont présentés en deux familles : intrinsèques (épistémique, socioaffectif, hédonique) et extrinsèques (économique, prescriptif, dérivatif, opérationnel professionnel, opérationnel personnel, identitaire, vocationnel). Non exclusifs (plusieurs motifs peuvent se cumuler) ces motifs permettent de comprendre les motivations d’un individu à s’autoformer.
6Ces catégories et motifs détaillés par Carré (2001) permettent de comprendre les stratégies personnelles déployées par un individu pour s’autoformer. Dans le cadre du confinement, l’autoformation peut aussi être une modalité subie et imposée par l’employeur – répondant au motif de la prescription de Carré (2001) – ou encore, être « utilisée par dépit » (Dufour-Poirier et Ortun, 2021), à défaut d’une autre modalité de formation impossible à obtenir.
7Pour l’autoformation, le numérique et l’accès à internet sont décrits par Carré (2016) comme les vecteurs d’une « explosion des pratiques d’apprentissage autonomes », il souligne que « la marginale autodidaxie d’antan se fait autoformation numérique à grande échelle » (Carré, 2016). Carré et Nagels (2016) ont détaillé les spécificités de l’autoformation en contexte numérique et notent que ce contexte affecte tous les publics professionnels et que ces publics déploient des usages en ligne variés (moteurs de recherche, tutoriels, wikis). Les auteurs qualifient le numérique pour l’autoformation comme une « transmutation sociotechnique [qui] impacte fondamentalement les pratiques d’autoformation et leur donne une ampleur et une universalité jamais connues […] » (Carré et Nagels, 2016, p. 125). Par ailleurs, « [la] dispersion de l’attention, [les] doutes sur la fiabilité des informations, [la] diffusion de savoirs plus narratifs que scientifiques et [la] banalisation des légitimités » (Carré et Nagels, 2016) sont présentés comme les risques corollaires de l’autoformation en contexte numérique. Parmi les transformations liées à ce contexte, les auteurs notent l’évolution et le brouillage des situations d’apprentissages habituellement définies en trois catégories : formel, informel, non formel. Ils proposent de qualifier l’autoformation en contexte numérique d’autoformation « semi-formelle », caractérisée « à la fois par la liberté de l’apprenant et la structuration pédagogique du contenu » (Carré et Nagels, 2016).
8L’autoformation des enseignants en France prend place dans un contexte où le numérique tient un rôle important dans les discours institutionnels du MENJS4. La place qu’il occupe dans ces discours peut traduire une forme de « centration sur le numérique » (Aillerie, 2017). L’importance accordée au numérique s’inscrit aussi dans un contexte plus large, par une forme de « pression institutionnelle, sociale ou marchande qui s’exerce pour que l’école intègre les technologies de l’information et de la communication (TIC) » (Fluckiger, 2008). En ce sens, les techniques numériques sont d’autant plus présentes qu’elles sont utilisées par les enseignants pour de nombreuses tâches, dans et hors de l’école, à des fins personnelles et professionnelles. La valorisation institutionnelle ou sociale du numérique à l’école peut produire des formes de déterminismes : essentialiste (Hamilton et Friesen, 2013 cités par Collin et al., 2015) ou instrumentaliste (Warschauer, 1998, cité par Collin et al., 2015). Ces déterminismes supposent ou affirment des qualités éducatives propres au numérique pour le premier, et un ensemble de techniques neutres, prêtes à être saisies par les usagers pour le second. Dans ce texte, nous employons le terme de « techniques numériques » que nous définissons comme l’ensemble des matériels et services numériques utilisés par les enseignants. Nous le préférons au terme « d’outils technopédagogiques » dans la mesure où ces derniers impliquent une analyse de l’appropriation et du processus d’instrumentation (Rabardel, 1995) qui n’est pas l’objet de recherche de cet article spécifique.
9Largement décrits et analysés par les sciences de l’éducation et de la formation, nous nous intéressons ici aux usages que font les enseignants des techniques numériques pour s’autoformer du point de vue des sciences de l’information et de la communication. Nous posons la question de l’autoformation des enseignants, depuis les propos des acteurs eux-mêmes, en partageant la prémisse issue de la démarche compréhensive énoncée par Massou (2021) qui considère que : « les acteurs interrogés peuvent offrir au chercheur des facteurs explicatifs de leur rapport à la technique ». L’autoformation et les expériences vécues prennent place dans un contexte professionnel et scolaire que nous pouvons définir comme un « cadre d’usage » (Flichy, 2008, d’après Goffman, 1991) et dont les formes prennent place dans « l’éventail des pratiques sociales » (Ibid.), composé de multiples strates : à la fois individuelles (propres aux acteurs), relationnelles (à leurs manières d’interagir entre eux) et normatives (propres au cadre ou à l’institution).
- 5 PES : professeurs des écoles stagiaires.
10L’autoformation n’a pas attendu le confinement pour être définie comme objet d’étude. Les travaux existants portent sur l’autoformation comme notion (Tremblay, 2003) et comme pratique à définir (Carré, 2005). Dans le champ de l’éducation, l’autoformation des enseignants a été abordée sous l’angle de la formation continue (Ortun et Pharand, 2012). Cependant, l’autoformation au et avec le numérique des professeurs des écoles est peu abordée. Les travaux sur la place des technologies de l’information et de la communication dans l’autoformation des enseignants PES5 d’écoles élémentaires (Lehericey, 2015) montrent que les techniques numériques sont utilisées pour l’autoformation, à l’échelle individuelle (recherche d’informations sur le web) et collective (échanges entre pairs via internet). Elles répondent à des besoins (préparation de classe), à des impératifs (le manque de temps) ou à des motifs liés à la reconnaissance professionnelle. Dans ses conclusions, Lehericey précise que l’autoformation « s’entend d’abord comme un moyen de s’adapter, en développant des compétences contextualisées aux exigences de leur [les enseignants] pratique quotidienne de classe » (Lehericey, 2015). Prenant en compte le contexte numérique dans lequel se déploie cette modalité de formation, l’auteur souligne que les enseignants sont pris dans un double discours institutionnel, entre l’incitation à l’usage d’internet pour préparer leur classe et la prudence face aux possibles dangers d’internet (manque de qualité et de fiabilité des informations accessibles).
11Les situations d’autoformation aux techniques numériques dans un contexte de confinement se retrouvent dans des situations hors du système scolaire français. Avec leur enquête menée en Italie, Roffi et al. (2020) ont montré que les enseignants ont été contraints de s’autoformer pendant le confinement et que cette mise à distance des établissements a permis de trouver le temps nécessaire pour se former. Les auteurs soulignent que l’autoformation pendant le confinement est décrite par les enseignants comme un « engagement ». Leurs analyses montrent que si l’autoformation en contexte d’ERE peut être subie et générer de l’anxiété, elle peut aussi être vectrice de satisfaction, notamment grâce à l’aide apportée en parallèle par des pairs. Les auteurs analysent les satisfactions exprimées par les enseignants comme le produit du mentorat et des réussites personnelles d’intégration de techniques numériques pour maintenir le lien pédagogique avec les élèves.
12Dans le contexte français, Boudokhane-Lima et al. (2021) se sont intéressés aux effets de la mise en place de la continuité pédagogique et aux modalités de l’enseignement à distance d’urgence. Dans leurs analyses, les auteurs précisent que « le télé-enseignement forcé a été marqué par un sentiment d’abandon. Le manque de compétences numériques, souligné par de nombreux participants [51 % des participants sont professeurs des écoles], a poussé plusieurs d’entre eux à s’autoformer dans l’urgence » (Boudokhane-Lima et al., 2021). L’urgence de la situation et la nécessité d’assurer « la continuité pédagogique » (MENJS, 2020) soulignées par les auteurs ont contraint certains enseignants à recourir à des plateformes web commerciales pour être « efficaces » et pour pallier les difficultés techniques rencontrées avec les dispositifs institutionnels. Les auteurs précisent que l’autoformation aux techniques numériques pendant le confinement était une contrainte pour les enseignants, faisant écho à l’autoformation comme modalité de formation choisie par dépit de Dufour-Poirier et d’Ortun (2021).
- 6 ENT : environnement numérique de travail.
13D’autres travaux ont été conduits sur les pratiques numériques des enseignants. Michel et Pierrot (2021) se sont intéressées aux processus d’appropriation des ENT6 et aux pratiques numériques des enseignants du primaire et du secondaire pendant le confinement. Dans cette recherche, les autrices se sont intéressées aux ENT : One et Neo (pour les premier et second degrés). Elles ont construit des critères de compétences propres aux objectifs de conception, de transmission, d’animation, de vérification, de communication et d’autoformation des enseignants (n =467) d’écoles primaires, collèges et lycées sollicités par questionnaire. L’objectif « auto-formation » comportait 4 tâches sur lesquelles les enseignants devaient se positionner. Ces tâches étaient centrées sur la coopération entre enseignants (dans l’établissement et en dehors), sur la formation aux technologies et sur la recherche d’information pour les activités à faire avec les élèves. Les enseignants devaient répondre s’ils réalisaient ou non cette tâche et si oui par lequel des moyens proposés : l’ENT, des outils numériques, ou des outils non numériques. Dans leurs résultats – en nous limitant à ce qui concerne l’autoformation – les autrices soulignent que l’usage des ENT ne répond que faiblement à l’objectif « auto-formation ». Leurs résultats montrent que d’autres techniques numériques (non identifiées) ont été utilisées pour répondre aux objectifs d’autoformation par les professeurs des écoles. Ces résultats nous amènent à nous interroger sur ces techniques numériques non identifiées qui répondent aux objectifs d’autoformation.
14Les consignes de continuité pédagogique édictées par le MENJS au début du confinement en France prennent place dans un contexte où le manque de formation des enseignants à l’usage des techniques numériques pour l’éducation était connu (Cour des comptes 2020). Plus récemment, dans les observations de la Cour des comptes (2023) sur « la formation continue des enseignants de l’enseignement public », l’autoformation – qui n’est pas le sujet principal du rapport – est présentée uniquement comme une pratique de formation via la plateforme en ligne m@gistere. Ce rapport aborde l’autoformation comme une pratique de formation en autonomie et ne détaille pas l’autoformation comme pratique informelle telle que la présentait le rapport du CNESCO (2021). Dans ce dernier, l’autoformation est désignée comme « une activité de formation continue informelle » (CNESCO, 2021). Il est également précisé que : « 40 % des enseignants (parmi les 41000 ayant répondu à l’enquête) s’autoformaient au moins cinq heures par mois, dont 14 % plus de vingt heures par mois » (CNESCO, 2021). À la lecture de ces différents rapports, il semble que l’autoformation est un objet tantôt inclus – lorsqu’il s’agit de pratiques formalisées prescrites par l’institution scolaire – tantôt exclu – lorsqu’il s’agit de pratiques informelles – des analyses des politiques publiques en matière de formation continue des enseignants.
15Les analyses réalisées par l’unité de recherche Techné (UR 20297) dans le cadre du rapport de la Cour des comptes sur le service public numérique d’éducation montrent qu’un quart des enseignants (d’écoles primaires publiques) se déclarent satisfaits de leur formation initiale au numérique et qu’un cinquième déclare n’avoir eu aucune formation (depuis les 11428 réponses obtenues par questionnaire en ligne auprès de 5996 écoles différentes). Parmi les critiques émises par les enseignants, les formations sont décrites comme « hors-sol » et impossibles à relier aux expériences professionnelles vécues par les enseignants en classe (annexe 14, Cour des comptes, 2020).
16En février 2023, l’enquête du consortium EDU 20307 (regroupement de structures scientifiques, associatives et institutionnelles) reposant sur l’analyse 30 entretiens collectifs réalisés avec 118 enseignants dans 4 académies montre que les modalités d’organisation informelles entre pairs – qui reposent sur l’engagement et le temps personnel des enseignants – et l’autoformation en ligne sont jugées insatisfaisantes par les enseignants (EDU 2030, 2023). Cette insatisfaction ne dénonce pas un manque d’autoformation institutionnelle, mais elle désigne cette modalité de formation comme la marque d’un désengagement de l’institution dans la formation continue des enseignants. À cela, le rapport précise les conditions de formation des enseignants et leur forte opposition à l’autoformation en ligne. Cette modalité d’autoformation en ligne constitue une part importante de l’offre officielle de formation (EDU 2030, 2023). L’opposition manifeste à cette modalité est expliquée dans l’étude par le fait que les enseignants y recourent déjà massivement pour leur travail de préparation. Ces pratiques d’autoformation (notamment en ligne) restent pourtant « invisibles dans les données institutionnelles de la formation » (EDU 2030, 2023).
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17Les données présentées sont issues de l’enquête PARTNERS réalisée dans le cadre du projet d’évaluation scientifique du programme d’État TNE8 financé par le SGPI9 et la Banque des territoires10. Cette enquête est menée par l’unité de recherche Techné de l’Université de Poitiers dans des écoles des départements de l’Aisne (n =14) et du Val-d’Oise (n =13). Les données utilisées et analysées dans cet article sont centrées sur l’autoformation et les pratiques numériques des enseignants pendant le confinement. Elles sont issues d’entretiens individuels réalisés avec des enseignants d’écoles élémentaires en 2021 (n =48) et en 2022 (n =23), ainsi qu’avec des directions d’établissement en 2021 (n =24) et en 2022 (n =23). Parmi les enseignants, douze ont été rencontrés à deux reprises (en 2021 et en 2022), parmi les directions d’établissement, dix-neuf ont été rencontrés à deux reprises (en 2021 et en 2022). Les entretiens semi-directifs ont été conduits avec des enseignants et des directeurs d’établissement en suivant un guide d’entretien dans lequel la formation et le confinement formaient chacun des sujets spécifiques. Concernant le confinement, les questions étaient centrées sur la place du numérique dans les pratiques pédagogiques, avant, pendant et après le confinement. Concernant la formation, les questions portaient sur les attentes, les besoins, et la manière dont les enseignants souhaiteraient être accompagnés dans leurs usages des techniques numériques. Le guide d’entretien complet abordait également les thématiques de l’équipement, des usages numériques des enseignants, de leurs élèves, ainsi que de l’accompagnement des parents.
18Les verbatim présentés dans les résultats sont anonymisés de la façon suivante : PE pour professeur des écoles, DE pour directrice ou directeur d’école, le niveau d’enseignement et enfin l’année de passation de l’entretien.
19Les données déclaratives ont fait l’objet d’une première analyse catégorielle thématique (Hsieh et Shannon, 2005) pour chaque interviewé et pour chaque période de ces entretiens. Cette première analyse nous a permis de classer les verbatim, puis de faire émerger des sous-catégories plus précises liées à l’autoformation et à l’expérience du confinement des enseignants. Par exemple, les verbatim liés à la catégorie parente : « formation » ont également été analysés au prisme des caractéristiques définies dans le cadre théorique : « autoformation par nécessité lors du confinement », « autoformation par nécessité après le confinement », « autoformation par dépit pendant le confinement », « autoformation par dépit après le confinement », « autoformation par envie pendant le confinement » et « autoformation par envie après le confinement ». Ensuite, nous avons isolé les verbatim concernant spécifiquement l’expérience du confinement et dans lesquels les enseignants interrogés disent ce qu’ils ont fait, n’ont pas su et pu faire avec des techniques numériques, et comment ils l’ont fait ou quelles raisons les ont empêchées. Ces distinctions sont temporellement situées, nous nous intéressons à ce qui s’est passé pendant le confinement et à ce qui se passe depuis le retour en classe.
20Dans les propos des enseignants, la période du confinement est marquée par le manque de temps de préparation et d’anticipation des conséquences d’un confinement pour l’école. Cette situation est décrite comme un moment d’accroissement d’une « débrouille » préexistante.
On a eu un bilan moi, qui m’a pas plu en fait, notre hiérarchie nous a demandé de faire un bilan de tout ce qui avait bien fonctionné pendant le confinement et de tout ce qui avait pas bien fonctionné. Là j’ai dit “ils rigolent ?”. J’ai dit on a fait tout tout seul, on était autonome. Donc il est hors de question que je remplisse ça… ce formulaire. Je dis, je ne remplirai pas le dossier. Je me débrouille, je me suis débrouillé, je continue à me débrouiller. PE CM2 (2021).
21Cette « débrouille » est liée à plusieurs facteurs comme le manque d’équipement en bon état, mais aussi le manque de formation. Les formations sont décrites comme de rapides présentations des fonctionnalités d’un matériel numérique. Elles sont perçues comme inadéquates, synthétiques et décontextualisées des pratiques de classe. C’est dans ces situations que la « débrouille » habituelle prend place. Confrontés à l’urgence de la situation, ils ont utilisé leurs appareils personnels numériques pour créer des ressources pour les élèves. Ils se sont tournés vers des plateformes comme YouTube afin de suivre des webinaires et s’autoformer en ligne, bien que le temps nécessaire à la préparation des activités pour les élèves ait pu entrer en conflit avec le temps nécessaire pour l’autoformation.
22Lors des derniers jours avant le confinement, l’organisation in extremis du passage à distance a déstabilisé une partie des enseignants. Ceux-là expriment des expériences contrastées. Parmi les enseignants qui racontent leur vécu du confinement en termes positifs, leur appétence personnelle pour le numérique et leurs conditions de vie sont présentées comme un contexte favorable. Pour ceux-là, le confinement est présenté comme une occasion d’autoformation à des techniques numériques qu’ils n’utilisent habituellement pas. Ils évoquent leurs expériences d’autoformation comme des aventures, portées par leurs réussites personnelles dans la manipulation de techniques numériques. Pour d’autres, le confinement est décrit comme une expérience douloureuse à laquelle ils n’étaient absolument pas préparés et pour laquelle aucune formation n’a été proposée.
Donc je me suis retrouvée ben comme ça, en confinement, et il fallait que je fasse la classe à distance. Alors, certes il y en a qui ont juste envoyé les devoirs par e-mail, etc., mais moi, je me sentais mal. Donc je me suis dit tiens, je vais faire l’ENT One, c’est facile l’ENT en plus. Mais quand on n’a jamais été formé, donc je me suis formée seule sur YouTube. Donc ça, je trouve ça anormal. Donc j’ai souffert. Non, mais si, parce que moi… non, on n’a aucune formation. PE CM2 (2022).
23Présentés par le biais d’exemples de situations vécues, les propos des enseignants sur l’autoformation comportent des verbes qui traduisent des actions hésitantes : « bidouiller, tâtonner, se débrouiller » ; d’autres verbes comme « découvrir, essayer et tester » mettent en exergue la dimension expérimentale des actions décrites pendant le confinement.
24Les activités de recherche d’information sur le web sont largement décrites par les enseignants qui les désignent comme le moyen privilégié d’obtenir des ressources pour s’autoformer. La phase de recherche d’information est décrite comme une étape personnelle préalable à l’autoformation. Ces recherches sont conduites en ligne. Pour cela, les enseignants utilisent des moteurs de recherche, notamment Google et décrivent les sites web et blogs d’enseignants comme des ressources utiles pour consulter et télécharger des documents.
25Ces pratiques de recherche en ligne se déploient autour de plusieurs situations. Il y a les problématiques rencontrées par les enseignants dans le cadre de leurs enseignements et pour lesquels l’autoformation semble déterminée et régulée par l’enseignant lui-même, avec une motivation à la fois intrinsèque (motivation de l’enseignant lui-même) et extrinsèque (motivation construite ou accompagnée par des discours institutionnels ou des tiers). Mais, si l’autodétermination et l’autorégulation marquent la démarche d’autoformation des enseignants, les difficultés rencontrées par les élèves peuvent devenir des motivations supplémentaires pour l’autoformation. Ces situations peuvent conduire les enseignants à engager de nouvelles recherches pour se former avec des ressources obtenues en ligne.
J’ai farfouillé sur internet en regardant d’autres blogs, d’autres enseignants, des choses qui se faisaient, en farfouillant, en cherchant des solutions, en identifiant les difficultés que j’avais en place sur certains groupes d’élèves, eh ben, je cherchais des solutions, etc. Et en fait, à force de chercher et de regarder ce que les autres ont proposé, ben, forcément dans sa tête, il y a des choses qui évoluent, c’est comme ça. C’est de l’autoformation. DE CE1 (2021).
26Les résultats obtenus, parfois décrits comme imprévus, semblent favorisés par une forme de sérendipité, c’est-à-dire par la découverte de résultats de manière fortuite, issue d’une recherche menée de lien hypertexte en lien hypertexte. Dans leurs propos, les enseignants précisent qu’ils suivent des critères de choix personnels dans la sélection des ressources trouvées en ligne. Dans le cadre de l’autoformation, la dimension personnelle du choix d’une ressource peut alors renforcer leur motivation.
27Les pratiques d’autoformation décrites s’inscrivent dans des logiques personnelles de manipulation du matériel et de visionnage de tutoriels, mais aussi dans des stratégies d’apprentissage personnelles, soit la capacité de diriger ses apprentissages en fonction de ses besoins ou de ses habitudes. Ces pratiques décrites traduisent les compétences d’autorégulation et s’inscrivent parmi les caractéristiques propres à l’autoformation (Carré, 2006). Les enseignants détaillent leurs pratiques d’autoformation par l’intermédiaire de situations de recherche d’informations en ligne ou de situations d’apprentissage. Les actions qu’ils énoncent prennent forme autour d’une injonction adressée à eux-mêmes : « il faut », accompagnée par une accentuation de la dimension personnelle.
Oui, ben ça après chacun se… après, ben moi, je me forme personnellement tout seul on va dire, l’utilisation de… du TBI, des choses comme ça, il y a plein de choses à faire, mais il faut s’y mettre, il faut tâtonner, il faut essayer, ça marche, ça marche pas, il faut… PE CE2 (2022).
28En plus de la teneur injonctive des propos, les enseignants mettent en lumière l’aspect solitaire de ces activités d’autoformation. Cette dimension personnelle, exprimée comme un devoir, semble participer pour certains d’entre eux à la définition de leur identité professionnelle. Toutefois, les recherches et productions personnelles peuvent également faire l’objet d’une mise en commun et d’un partage auprès des pairs.
29Interrogés sur leurs pratiques d’autoformation de retour en classe après le confinement, les enseignants expliquent qu’ils ont pu partager et échanger entre eux pour mettre en perspective les manières qu’ils ont d’utiliser les techniques numériques pour leurs activités de classe avec les élèves. Contrairement à la période de confinement, le retour en classe a permis un retour des échanges entre pairs dans leurs dimensions sensibles en co-présence, c’est-à-dire par l’échange verbal et par l’échange de matériels et de dispositifs dont les usages des uns pouvaient être mis au regard des usages des autres.
Donc, c’est de l’autoformation, et puis c’est aussi grâce aux collègues. Donc, chacun de notre côté, on essaie de voir, enfin de découvrir des choses. Et puis entre nous, on s’échange les différents dispositifs, hein, les différentes technologies, qu’on peut utiliser. PE CM1/CM2 (2021).
30Si ces moments de partage sont décrits comme plaisants, les enseignants rappellent toutefois que les apprentissages qu’ils réalisent à plusieurs relèvent souvent de « la débrouille » et ne peuvent pas compenser le déficit de formation institutionnelle. Ils décrivent leurs usages comme « limités » face à des potentialités techniques ignorées qu’offriraient supposément les outils qu’ils utilisent. Dans leur propos, les enseignants précisent qu’ils cherchent seuls avant de partager et de mettre en commun leurs découvertes avec les collègues. De manière plus minoritaire dans les verbatim issus de nos entretiens, l’environnement familial, amical et l’espace domestique composent l’environnement personnel dans lequel les enseignants peuvent s’autoformer.
Je l’ai fait chez moi. J’ai passé une matinée dessus avec mes enfants qui m’aidaient. On a regardé. Ben finalement, à la fin de la matinée, on n’a pas réussi à s’amuser parce que sur la tablette, il y a tellement… alors, c’est très complet… tellement de possibilités de mouvements pour les différentes bestioles qu’on va mettre en place, etc. C’est très compliqué. DE (2021).
31Que ce soit avec l’usage de techniques numériques destinées à la classe essayées avec leurs enfants ou avec l’aide de leur conjoint, l’environnement familial est décrit comme un espace d’autoformation, de va-et-vient entre tests techniques et recherches en ligne. Les échanges avec les amis – souvent eux-mêmes enseignants – participent aussi à construire l’autoformation continue, dans laquelle se mêlent le personnel et le professionnel.
32Les enseignants interrogés sur leurs pratiques d’autoformation s’expriment dans un registre parfois familier et imagé. Parmi leurs expressions, le verbe « bidouiller », et l’expression « apprendre sur le tas » sont fréquemment utilisés. Ils présentent leurs pratiques d’autoformation comme des pratiques visant à combler un manque de formation institutionnelle préexistant au confinement. Dans leurs propos, les tâches qu’ils réalisent en autoformation pourraient être plus rapides avec une formation préalable adéquate. La dimension temporelle de l’autoformation est un aspect central dans leurs propos. Le temps passé à s’autoformer par manque de formation institutionnelle y est décrit comme un temps perdu au détriment d’autres activités. De plus, ces activités d’autoformation ne sont pas valorisées au même titre que des activités de formation organisée par l’institution (MENJS, 2017). L’autoformation comme activité chronophage peut alors être comprise étymologiquement comme une activité professionnelle qui « mange » une partie du temps personnel et d’autres tâches professionnelles.
33Afin de mettre en perspective les résultats de leurs recherches ou de présenter leurs manières d’utiliser des ressources seul ou en classe, certains enseignants organisent des moments collectifs qu’ils qualifient comme « autoformation », hors temps de classe. Cependant, le manque de temps consacré à ces échanges est une limite qu’ils soulignent. L’organisation du temps de l’autoformation est décrite par les enseignants comme un temps professionnel qui entre en conflit avec leur vie privée. Cette transformation du temps personnel en temps professionnel par l’autoformation est présentée comme un glissement. Ils disent reporter leur temps d’autoformation sur leur temps personnel, notamment pendant les vacances pour chercher des informations, ou encore les fins de semaine, quitte à revenir dans leur classe en dehors des cours pour s’autoformer.
C’est-à-dire qu’au début, j’allumais le TNI sur des temps ludiques ou de vidéos qui avaient rapport avec le cours. Et puis après, j’ai commencé à chercher tout un tas de séances pédagogiques en elles-mêmes. Et puis, ben j’ai essayé de me former avec des collègues, sur mon temps perso. Il y a des week-ends où je suis venue bosser à l’école pour essayer de me servir de l’outil quoi. PE CM2 (2022).
34L’aspect chronophage de l’autoformation est souligné par les enseignants à plusieurs titres. D’abord, ils expriment leur sentiment d’un temps perdu pendant les formations institutionnelles dans la mesure où elles n’entrent pas en adéquation avec leurs attentes. Ce temps passé en formation ou en présentation est alors redoublé par le temps qu’ils passent eux-mêmes à s’autoformer après ces formations inadéquates. À la difficulté des activités chronophages répétées, peut s’ajouter un sentiment de lassitude qui entrave la motivation.
35Notre recherche montre que l’autoformation des enseignants pendant le confinement a pu prendre plusieurs formes, parfois différentes de ce qu’ils déclarent avoir pu réaliser avant le confinement. Les situations décrites permettent de distinguer des pratiques expérientielles – marquées par les contraintes inédites du confinement – et des pratiques expérientielles et expérimentales – davantage marquées par l’agentivité des enseignants avec les techniques numériques. L’autoformation avec le numérique s’est déclinée autour de la recherche de ressources en ligne, via des recherches d’information, mais aussi par le suivi de webinaires, de tutoriels. Ensuite, l’autoformation au numérique prend forme au travers des tests de plateformes, de services, de fonctionnalités et de ressources. Enfin, l’autoformation aux et avec des techniques numériques se matérialise dans la création des ressources pédagogiques en ligne et hors ligne pour répondre à la nécessité de maintenir le lien avec les élèves malgré la distance subie.
36Le passage à distance contraint a conduit les enseignants à « se débrouiller » dans l’urgence pour préparer des ressources visant à motiver leurs élèves dans le contexte du confinement. Pour cela, ils ont utilisé des techniques numériques (leurs appareils personnels) afin de s’autoformer (rechercher de ressources en ligne, visionner des tutos, suivre des webinaires), parfois en relation avec des pairs, mais aussi seuls et rapidement pour utiliser et réaliser des ressources en ligne (faire des PDF, créer des listes de diffusion) en vue de maintenir les relations avec les élèves et de maintenir leur motivation.
37Le confinement fut également l’occasion de réaliser des activités pédagogiques nouvelles, inédites par rapport à ce qu’ils déclarent avoir pu faire avant le confinement, notamment avec l’élaboration de nouvelles ressources via des plateformes et des logiciels spécifiques. Ces activités de conception semblent appréciées par les enseignants ayant une appétence pour les techniques numériques. D’autres, se déclarant moins « à l’aise », décrivent un environnement social aidant : les pairs à distance, ou l’environnement familial, ont pu participer à leur autoformation comme public ou comme acteur. D’autres encore, expliquent que le manque de formation préalable à l’usage de techniques numériques prescrites pendant le confinement les a freinés ou empêchés de réaliser des activités à distance avec leurs élèves. L’autoformation comme pratique individuelle semble être une composante importante de l’identité professionnelle des enseignants.
- 11 Dans le référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat et de l’éducation, (...)
38Toutefois, ils dénoncent une forme d’injonction à l’autoformation continue lorsqu’il s’agit de s’autoformer aux techniques numériques. Ils séparent d’une part ce qui relève de la formation pédagogique et qu’ils définissent comme faisant partie de leur devoir professionnel ; et d’autre part, ce qui relève de la formation aux techniques numériques. Cette formation technique relève, de leur point de vue, des prérogatives de l’institution. Cette injonction nous apparaît difficile à saisir, car elle n’est pas explicitement formulée par l’Éducation nationale, mais relève d’une interprétation large du « développement professionnel » tel qu’il est écrit dans le référentiel des compétences des métiers du professorat et de l’éducation11.
39Cette recherche doctorale est financée par la direction du numérique pour l’éducation (DNE) dans le cadre de l’incubateur académique de Poitiers en partenariat avec le ministère de l’Éducation nationale, de la jeunesse et des sports. La première enquête « Partners » réalisée en 2021 a été financée par le Secrétariat général pour l’investissement (SGPI) et par la Banque des territoires, groupe de la Caisse des dépôts et consignations (CDC).
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