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Éditorial

Daniel Peraya, Éric Bruillard et Pierre Mœglin
Traduction(s) :
Editorial [en]

Texte intégral

1Ce numéro 49 est un varia ; il rassemble des articles soumis par des collègues à la revue au fil de l’eau, en réponse à notre appel à contribution permanent1. Il va sans dire que ces soumissions spontanées (re)constituent le fonds de réserve et la richesse de la revue. L’année dernière, trois numéros thématiques ont été consacrés au colloque international et bilingue « La formation à distance, résolument ? », organisé conjointement par le CNED, l’EIFAD et l’Open University les 21 et 22 octobre 2022. Cette année aura donc été une année de répit relatif durant laquelle nous avons pu « refaire du stock ». Pour DMS les leçons sont très claires. D’abord la valorisation d’un tel événement ouvre la revue à de nombreux nouveaux collègues issus de courants, de milieux professionnels, d’institutions, de pays différents et dont nous espérons qu’ils, en tout cas certains d’entre eux, continueront de collaborer avec DMS. Ensuite, un colloque ou tout autre événement scientifique de l’ampleur d’un colloque, dynamise la revue. Il est donc important de persévérer dans cette voie. Et d’ores et déjà, nous nous y employons.

2Cela étant dit, il vaut la peine de rappeler à toutes et à tous que ce sont aussi les contributions spontanées qui font vivre la revue : articles scientifiques fondés sur des analyses empiriques ainsi que points de vue et regards, récits d’expérience, notes de lecture et dossiers thématiques.

3La constitution du numéro varia n’obéit par définition à aucune logique thématique préalable. Pourtant, la succession et la contiguïté des textes tissent certaines cohérences rétroactives. Effet de lecture, affinité des textes peu importe, l’écriture construit et renforce cette intertextualité. Les trois articles scientifiques, nous le verrons, évoquent des difficultés méthodologiques, soit la pertinence et la validité des indicateurs classiques d’évaluation de la performance des Mooc (M. Cisel) soit la difficulté à recueillir des données relatives aux pratiques numériques juvéniles (V. Faillet et R. M. Bortolotti). En plus de ces trois articles scientifiques, nous publions un récit d’expérience (V. Marescot, F. Bougenies et S. Leleu-Merviel) qui fait apparaître ce type de difficulté, le possible décalage entre la méthodologie adoptée et le cas étudié. Enfin cette livraison propose deux notes de lecture (N. Jeune et R. Challah) et la rubrique « Débat discussion » (L. Massou).

Comment évaluer la performance dans un mooc ?

4Les Mooc et les Learning analytics ont fait l’objet de plusieurs publications dans DMS, notamment celles de Mathieu Cisel (DMS 8, 20 et 37)2, et aujourd’hui, dans ce numéro. La problématique des Learning Analytics a, quant elle, a été largement débattue dans la rubrique « Débat discussion » durant l’année 2019 (DMS 25, 26, 27 et 28)3. En 2014, M. Cisel interrogeait les conditions de succès des Mooc, rappelant combien l’évaluation de l’apprentissage au sein de ces dispositifs était difficile. Il citait à ce propos Justin Reich : « We have Terabytes of data about what people click, and very little understanding about what changed in people’s heads. » (DMS 8, § 2). Il posait déjà clairement la question des traces laissées par les usagers dans les plateformes et de leur traitement, mais aussi celle de la nature des comportements des apprenants dont elles sont considérées comme les indicateurs. En 2022, il poursuit sa réflexion sur la validité des indicateurs et des métriques. Il montrait notamment l’importance de certains indicateurs, le nombre d’apprenants engagés dans une formation ou dans une plateforme pour des revues scientifiques, dans la prise de décision de certains éditeurs scientifiques :

Lorsque l’on mène une analyse de traces sur des plateformes rassemblant plusieurs dizaines ou plusieurs centaines de milliers d’apprenants, le simple saut quantitatif peut suffire en lui-même à écarter la critique que des examinateurs pourraient faire sur la portée du cas d’étude. (§ 4)

5De la même manière, le nombre des inscriptions serait souvent invoqué pour légitimer les projets Mooc développés par les acteurs publics ou parapublics et justifier ainsi les sommes souvent considérables qui ont été investies. Il paraît donc primordial d’interroger la validité de tels indices.

6Dans la présentation de l’article qu’il publie dans ce numéro-ci, « Analyse de traces d’interaction et reconceptualisation des indicateurs de performance de Mooc : une revue de littérature », il réaffirme son credo : « L’utilisation débridée d’indicateurs pour mesurer la performance de cours en ligne nuit potentiellement à la compréhension des phénomènes qu’ils prétendent mesurer. » Il présente une revue de la littérature non exhaustive des recherches qui ont porté un regard critique sur les métriques existantes et/ou ont proposé des métriques alternatives. Parmi les recherches qui constituent son corpus, il identifie trois axes correspondant à trois approches particulières, qui précise-t-il, sont classiques et existaient avant l’apparition de ces cours en ligne.

  • 4 Un étudiant reçoit en général un corrigé de ses épreuves d’évaluation. Une double inscription, l’un (...)

7Le premier axe regroupe des recherches qui visent à mieux caractériser les indicateurs mobilisés pour évaluer la fréquentation des participants aux Mooc et le succès des uns et des autres. Il met en lumière des incohérences terminologiques (nombre d’étudiants, d’inscriptions, taux de complétion et de réussite) qui biaisent l’évaluation des Mooc. On ne peut en effet évaluer les Mooc à l’aune des mêmes indicateurs de performance que ceux utilisés lors de l’évaluation de cours et de programmes présentiels classiques, de formations formelles, sans courir le risque d’introduire de nombreux biais, car trop de caractéristiques les distinguent. Aussi les indicateurs mobilisés dans ce dernier cas ne recouvrent ni des usages ni des pratiques identiques. Il y a des exemples que nous connaissons bien et depuis longtemps : la différence entre le nombre des « étudiants au sens strict », le nombre de ceux et celles qui suivent effectivement la formation d’autant que la gratuité peut renforcer cet écart. Parler d’étudiants et non d’inscrits donne une représentation faussée de la fréquentation du Mooc. Les procédures de fraude4 qui biaisent le taux de certification semblent mieux maîtrisées par ceux qui suivent les cours que par les concepteurs eux-mêmes. L’auteur s’intéresse aussi aux travaux de DeBoer et al. (2014) qui opposent les processus de recontextualisation d’une variable – « une mise au jour de sa définition opérationnelle laissant intacts ses interprétations et ses usages conventionnels » – et de reconceptualisation de celle-ci – « une redéfinition des usages et des interprétations à même de convenir au nouveau contexte éducatif ». C’est cette seconde piste qu’il nous faut suivre.

  • 5 Les auteurs cités dans les articles ne sont pas repris dans la bibliographie de cet éditorial.

8Les deux autres axes de recherches qu’identifie M. Cisel proposent des indicateurs alternatifs – altmetrics en anglais (Haustein, 2016)5 – qui prennent en compte notamment l’agentivité des participants aux Mooc et leur appropriation des plateformes. Il s’agit essentiellement de déterminer des catégories d’usagers des Mooc selon leur comportement en termes de navigation et de consultation des ressources : plusieurs taxonomies ont été élaborées proches de celle, séminale selon M. Cisel, de Kizilcec et al. (2013) : les auditeurs libres, et ceux qui pratiquent l’échantillonnage, ces derniers correspondant à ceux et celles que P. Plantard appelle les butineurs (2014). Le second axe prend pour objet des données autodéclaratives destinées à segmenter la population selon certains critères dont la validité peut être établie, de notre point de vue, entre autres par la littérature. Il s’agit alors de comparer les utilisateurs selon différents indicateurs tels que la motivation, l’intention de complétion. L’on sait aussi que :

Les analyses peuvent se conduire autour d’un triptyque certification / participation / intention, c’est-à-dire dans les liens entre l’obtention d’un certificat, les activités réalisées et l’intention avant la formation. Nous renvoyons les lectrices et les lecteurs à une analyse détaillée des auteurs et de leurs travaux, tels qu’évoqués. (Gilliot et Bruillard, 2017)

9De notre point de vue, l’intérêt de cet article réside donc dans sa portée méthodologique. D’une part, M. Cisel met en garde chercheuses et chercheurs de la communauté Mooc contre les biais auxquels ils s’exposent, faute de se garder des généralisations irréfléchies d’indicateurs, de termes et de notions. D’autre part, et de manière plus générale, cet article nous incite à définir nos indicateurs, mais plus largement nos objets et nos concepts ainsi qu’à nous méfier des lieux communs que nous offre le langage ordinaire. Même si c’est le seul dont nous disposons pour construire nos cadres théoriques et nos objets de recherches.

Comment étudier les pratiques scolaires des élèves en dehors du lycée ?

10Dans son article, « Travail scolaire hors de la classe et pratiques lycéennes : vers un écosystème numérique au croisement des cultures scolaires et juvéniles », Vincent Faillet nous amène dans le champ de l’éducation formelle, celle des lycéennes et lycéens, et de leur écosystème numérique personnel mobilisé en dehors de la classe pour accomplir leur travail scolaire. Qui de mieux placé, pour nous parler de l’espace « hors classe », que l’enseignant du secondaire et l’innovateur reconnu qu’est V. Faillet. Son article, issu de sa thèse récente (2023), intéressera nos lecteurs tant par sa problématique et sa méthodologie que par ses résultats, dont une cartographie des espaces et des territoires qui composent cet « hors classe » numérique.

11Tenter de découvrir et d’explorer les pratiques socio-numériques des jeunes en rapport avec leur travail scolaire en dehors de la classe paraît d’emblée une tâche paradoxale et difficultueuse dans la mesure où ces pratiques privées, par définition, échappent à tout contrôle : celui de l’institution comme celui de la recherche. Pour atténuer cet obstacle, l’auteur a pris un parti méthodologique original et mène sa recherche en trois étapes.

12La première cherche à rendre visible « la grande invisibilité des usages et pratiques numériques juvéniles » (citant Cordier, 2020, p. 30). Il s’agit de rechercher des traces d’activités lycéennes dans des archives numériques extraites du Web :

C’est au travers de la saisie de mots-clés dans un moteur de recherche que nous explorons le Web à la recherche de questions scolaires posées par des lycéens. De plus, nous limitons notre étude aux seules questions relatives à la discipline des sciences de la vie et de la Terre (SVT) que nous enseignons et pour laquelle nous sommes plus à même d’interpréter des données fragmentaires. (Faillet, 2020)

13Les requêtes ont été réalisées dans un premier temps sur la base de six mots-clés assez généraux liés à la discipline des sciences de la vie et de la Terre (question SVT (exercice SVT, explication SVT, conseil SVT, DM SVT et SVT). Dix autres mots clés ont été extraits de ce premier corpus qui représentaient des syntagmes récurrents (par exemple, SOS SVT, urgent SVT, aidez-moi SVT, QCM SVT). Finalement ce sont donc seize mots clés qui ont fait l’objet de requêtes dans Google et qui ont permis de collecter soixante-deux sites, dont certains ont été repérés plusieurs fois. Sur la base d’une analyse thématique des fils de discussion, l’auteur distingue neuf espaces de discussion, consacrés chacun à un domaine particulier : les études secondaires les études supérieures, la science d’une part, l’informatique, les adolescents, YouTube, les jeux vidéo, un espace généraliste, un espace passion d’autre part. Il regroupe alors les trois premiers espaces, auxquels il adjoint l’espace institutionnel, l’ENT lycéen, qui constitueront le territoire culturel scolaire de sa cartographie. V. Faillet mobilise le modèle des activités électives de A. Barrère (2011) pour définir l’espace électif juvénile qui regroupe les cinq autres espaces et s’oppose aux espaces de la culture scolaire. Celui-ci se présente comme un espace de socialisation et « illustre la porosité entre les natures récréative ou scolaire des pratiques numériques. ».

14Dans la deuxième phase de sa recherche, V. Faillet recueille des témoignages de jeunes à travers des entretiens de groupe : onze groupes de trois à six élèves d’une même classe (cours de SVT) d’un lycée général et technique parisien. Les résultats de l’analyse de ces données permettent d’enrichir l’espace électif des élèves de deux nouveaux espaces : les applications numériques mobilisées pour le travail scolaire entre pairs et le moteur de recherche/réponse Google. Dans la troisième phase, l’auteur propose de réfléchir à l’articulation des cultures juvénile et scolaire des lycéens et lycéennes, soulignant un processus d’hybridation des pratiques récréatives et scolaires. Cette dernière partie porte donc plus précisément sur la problématique de la percolation des usages entre les différentes sphères d’activités personnelles, professionnelles et activités de formation, problématique émergente dans les années 2010 dont s’est d’ailleurs fait écho notre revue (DMS 1)6.

15Que retenir de cet article ? Avant tout, sa démarche patiente et volontaire, le fil rouge qui le parcourt : l’identification d’espaces de ressources des élèves pour leur travail hors classe à partir de traces récoltées sur le Web, une meilleure compréhension des usages juvéniles grâce à des entretiens avec des élèves pour aboutir enfin à l’articulation des territoires culturels juvénile et scolaire sous la forme d’une représentation cartographique.

16L’auteur, dans les premiers paragraphes de son article, évoque la notion d’environnement personnel d’apprentissage (EPA) à laquelle il ne fait plus référence dans la suite de son texte, sans doute car il estime que la notion n’est pas suffisamment consensuelle. Et pourtant, cette cartographie qui place l’apprenant au centre de l’écosystème correspond, semble-t-il, à une modélisation pertinente d’un des aspects de l’environnement personnel d’apprentissage global des élèves : l’environnement personnel, opposé à l’environnement scolaire et numérique, opposé à l’environnement matériel et physique. Attardons-nous aussi sur le processus d’hybridation des pratiques juvéniles qu’identifie V. Faillet à travers les entretiens. Ce processus paraît plus convaincant que celui de percolation que nous avons évoqué ci-dessus. En effet, la notion de percolation laisse supposer que les usages se transfèrent tels qu’ils sont, sans modification, d’une sphère sociale à l’autre. Or la situation est plus complexe ce dont pourrait rendre compte l’« écotone », terme qu’emprunte l’auteur aux sciences écologiques et qui désigne l’espace de transition entre deux écosystèmes, dans l’article, entre les deux « territoires » scolaire et juvénile. Le positionnement de l’apprenant au centre de l’écotone souligne bien le rôle central qu’il joue dans l’appropriation des ressources et des dispositifs, et en conséquence, dans le processus d’hybridation. À ce propos, l’auteur cite des exemples de mobilisation de l’espace électif pour des considérations scolaires. Parmi ceux-ci, Lou et Janis vont chercher des ressources dans leur espace électif mais « le modus operandi qu’elles déclarent est, quant à lui, très scolaire et consiste en la prise de note des vidéos : “j’écris en gros la vidéo sur une feuille” ». Ceci montre sans aucun doute la prégnance d’un cadre méthodologique d’interprétation et d’appréhension de ressources collectées dans un espace « non scolaire ». Mais rien ne dit que ces ressources échappent à une forme médiatique conventionnelle. Une des forces de la forme scolaire est vraisemblablement d’avoir « pédagogisé » (DMS 21)7 d’autres types de textes, d’autres formes discursives et d’autres pratiques sociales. Deux remarques encore. Tout d’abord les représentations graphiques demeurent toujours partielles et ne visualisent que certains aspects du phénomène, de l’objet étudié : la cartographie représente la structure des territoires, des espaces et le flux des ressources, mais elle ne peut rendre compte de l’hybridation des pratiques que révèlent les entretiens. Enfin, le lecteur ne sait rien de l’appropriation de l’ENT institutionnel en dehors du cadre scolaire présentiel. Or C. Fluckiger (2011) suggère qu’un dispositif numérique, en changeant de sphère sociale d’utilisation, évolue et se transforme sous l’effet des utilisateurs. Si les processus d’instrumentation et d’instrumentalisation varient, le dispositif lui-même ne peut plus être considéré comme identique à ce qu’il était dans une autre sphère : ce n’est donc plus le même dispositif.

Comment rendre compte de pratiques numériques juvéniles ? Oser une démarche ethnographique ?

17Rosa Maria Bortolotti est lauréate de l’édition 2024 du prix de thèse du Groupement d’Intérêt Scientifique Innovation, Interdisciplinarité, Formation (GIS 2if). La publication de son article « Mener une enquête ethnographique à distance et en présentiel : construction d’une méthodologie », est le fruit du partenariat entre la revue DMS et le GIS 2if qui prévoit que l’auteur ou l’autrice de la thèse distinguée par le jury pourra publier un article sur sa thèse dans DMS. R. M. Bortolotti est ainsi la deuxième lauréate qu’accueille DMS. Nous la félicitons et nous nous en réjouissons. Notons que cette contribution trouve parfaitement sa place dans ce numéro varia. En effet, elle n’est pas sans rapport avec le texte de V. Faillet. Premièrement ces deux articles trouvent leur origine dans une recherche doctorale récente. Ensuite les deux auteurs interrogent, certes dans des contextes différents, les pratiques numériques juvéniles à travers les réseaux sociaux. Et tous deux se trouvent confrontés à des difficultés méthodologiques : comment en rendre compte ? Comment ensuite analyser les liens et l’articulation entre les pratiques et les interactions dans le monde numérique – celui des applications et des réseaux sociaux – d’une part et dans le monde physique, présentiel d’autre part.

18R. M. Bortolotti a pris le parti de ne pas présenter dans cette contribution les résultats de sa thèse dans la mesure où ceux-ci font l’objet d’une publication imminente (à paraître, 2025). Elle se concentre donc sur sa démarche méthodologique et comment elle s’est progressivement éloignée d’une analyse qualitative de données représentationnelles (questionnaires, entretiens, etc.) classique en sciences humaines pour adopter, pour « oser » une démarche ethnographique. V. Faillet, pour témoigner de « l’invisibilité » des pratiques numériques juvéniles a opté pour l’extraction d’archives du Web dans un premier temps et pour des entretiens de groupe dans le second temps de sa recherche. R. M. Bortolotti, quant à elle, prend un chemin différent : elle décide d’adopter une approche d’ethnographie en ligne, une « ethnographie virtuelle » qui

applique les méthodes de l’ethnographie classique (van Zanten, 1998) aux espaces numériques en cherchant à analyser les interactions entre individus qui s’y jouent, en s’intéressant aux conventions propres qui s’y développent, en étudiant aussi les interférences avec les rapports sociaux physiques.

19Elle décide donc de s’immerger dans les espaces numériques dans lesquels évoluent les jeunes dont elle étudie les pratiques, d’y mener une observation participante après avoir défini avec ces derniers un cadre éthique partagé et une forte relation de confiance bâtie notamment sur son engagement personnel et sur des contacts présentiels, dans le monde physique :

Cherchant à analyser les pratiques de sociabilités des jeunes, je me suis insérée dans leurs univers en étudiant les codes et langages qu’ils emploient sur les réseaux sociaux numériques, les différents types de publications. En parallèle, il m’apparaissait judicieux de croiser ces analyses avec les modes de vie et interactions physiques en écartant les stigmates habituels à l’endroit des jeunesses populaires.

20Il s’agit d’un véritable changement de paradigmes épistémologique.

21Une telle approche impliquait le redéploiement du protocole d’enquête. Au début de la recherche, le premier corpus de données, recueilli de manière classique par entretiens devait constituer le centre de la recherche. Très vite pourtant la chercheuse s’est rendu compte qu’une partie de ce corpus lui restait opaque, car elle ignorait le vocabulaire, les règles, les codes sociaux de communication et de sociabilité en usage dans ces univers numériques d’interaction. Dès lors, le statut de ce corpus a radicalement changé : il a permis de produire un premier balisage exploratoire des questions. L’essentiel du protocole et des méthodes restait alors à inventer à partir du cadre théorique de l’ethnographie virtuelle et des peu nombreuses recherches disponibles. Lorsque R. M. Bortolotti « ose » l’ethnographie en ligne, il lui faut se détacher de ses propres habitudes ainsi que des méthodes d’analyse qualitative classiques comme il lui faut se libérer des a priori et des idées toutes faites, souvent négatives à l’égard des jeunes et de leurs pratiques numériques. À l’instar de M. Cisel, dans une quête de pertinence et de validité, elle interroge les postures, les méthodes et leurs indicateurs, à la recherche d’alternatives plus adaptées à ses propres objectifs de recherche.

Comment analyser l’expérience des étudiants dans des formations courtes ?

22Les questions méthodologiques apparaissent également centrales dans une contribution en retour d’expérience intitulée « Recueillir l’expérience des étudiants dans un dispositif de formation hybride : entre auto-déclaration et learning analytics », de Marescot, Bougenies et Leleu-Merviel. Selon les auteurs, il s’agit de mieux comprendre l’engagement dans un dispositif de formation hybride. Ce dernier est constitué de deux séances de présentiel et du suivi d’un cours en ligne sur la plateforme numérique de l’université Laval au Québec. Il est conçu dans une approche de pédagogie par projet : les étudiants ont un travail à rendre sous la forme d’une vidéo, travail pour lequel ils doivent consulter des ressources qui sont mises à leur disposition sur un cours en ligne.

23La théorisation est largement et clairement développée par les auteurs. Le cadre d’analyse choisi est très complet et bien présenté et peut suggérer aux lecteurs des modalités d’analyse qui peuvent se révéler productives. Toutefois, pour le cas présenté, le cadre n’est pas tout à fait adapté. D’abord, il s’agit d’un cours périphérique, au sens où son objet n’est pas au cœur de l’objectif professionnel des étudiants. C’est un simple module d’une durée plutôt limitée. La réussite dans le module, concrétisée par la production vidéo, peut être obtenue sans aller sur le cours en ligne si les tâches ont été réparties et que le binôme s’est chargé de cette partie plus théorique. Cela concerne un petit effectif (22 étudiants et 13 d’entre eux ayant répondu) et leur « expérience » n’est qu’imparfaitement rendue dans des réponses à un questionnaire en ligne. Le discours sur les learning analytics est intéressant, mais non adapté au cas présenté, puisque selon les auteurs, le rapport de la plateforme de Laval ne donnait que le premier et dernier accès ainsi que le nombre de visites par étudiant. Il n’y a là que quelques éléments de comportement, mais rien qui reflète un processus d’apprentissage.

24Il est difficile de rendre compte de l’expérience des étudiants, notamment de la manière dont s’articulent les apports des cours et la progression des travaux individuels et collectifs. Le soutien offert par la plateforme de cours est-il bien adapté à la finalité, la conception d’une vidéo ? Ce que regrettent les étudiants, dans leurs retours, vient peut-être de la mise en œuvre du cours, peu adapté pour un module évalué par une production. Pour résumer un article bien écrit, une théorisation intéressante mais qui montre l’écart avec le fonctionnement de nombre de formations actuelles, loin de prendre en compte ce que la recherche peut leur offrir pour améliorer leur conception.

25Enfin, ce numéro comporte ses chroniques habituelles : les notes de lecture et la rubrique « Débat discussion ».

Notes de lecture : transformer les pratiques et construire des cadres d’analyse

26La première note de lecture signée par Nathanael Jeune présente le livre codirigé par T. Coppe, A. Baye, et B. Galand. Dans cet ouvrage collectif Transformer les pratiques en éducation : Quelles recherches pour quels apports (2024), les contributeurs et les contributrices cherchent à répondre à ces deux questions : « Sur quelles bases et comment transformer les pratiques en éducation ? Les recherches en éducation peuvent-elles être des sources d’inspiration pour améliorer les pratiques éducatives ? » Certes, la portée de ce questionnent – fondé sur le courant de l’evidence based education ou éducation fondées sur des données probantes –, dépasse largement le périmètre de la formation entièrement ou partiellement à distance. Il est néanmoins essentiel pour notre domaine car il traite des rapports entre les enseignants et les enseignantes d’une part, les chercheuses et les chercheurs d’autre part, entre recherche académique et pratiques éducatives. Nous connaissons le caractère essentiel de cette articulation à laquelle se trouvent confrontés les enseignants comme les ingénieurs et ingénieures pédagogiques dont le rôle et l’importance n’ont cessé de croître depuis la crise du COVID.

27La seconde recension, que propose Rana Challah porte sur l’ouvrage collectif de J. Guérin, S. Simonian et J. Thievenaz, Vers une approche écologique de l’agir humain en éducation et formation (2023). Cet ouvrage, fruit du travail d’un collectif d’enseignants-chercheurs propose, « en adoptant une approche écologique de l’agir humain en éducation et formation, une analyse pluriréférencée des interrelations entre les sujets et leurs environnements en s’appuyant sur une variété d’enquêtes issues de milieux professionnels variés ». Il s’agit de construire un cadre d’analyse qui dépasse la simple articulation de cadres théoriques et de pratiques méthodologiques pour produire des conceptualisations pluridisciplinaires de des interrelations entre les sujets et leurs environnements de formation et/ou de travail ainsi que leurs transformations dans des écosystèmes divers et variés. Deux aspects méritent particulièrement d’être mentionnés. Tout d’abord, l’ouvrage met en évidence le fait que la compréhension de l’agir humain passe par l’identification des conditions et les dynamiques interactives qui rendent possible le renforcement de son agentivité. Ensuite, il souligne et rend compte la complexité de l’évolution des dynamiques interactives entre les sujets et leurs environnements, des tensions, et des freins auxquels peuvent être confrontés tous les acteurs engagés dans des processus de transformation.

Débat discussion : l’évolution des environnements d’apprentissage hybrides

28Enfin, la rubrique « Débat discussion », que Luc Massou coordonne cette année, prend pour thématique l’hybridation des dispositifs de formation dans l’enseignement supérieur dans le contexte postpandémique. Pour la deuxième année, la rubrique adopte sa nouvelle formule : la discussion et le débat prennent pour point de départ un texte publié dans la revue. L. Massou s’appuie sur l’article de Bernadette Charlier et Claire Peltier (DMS 45)8. Ce texte est en effet une proposition théorique, accompagnée d’indications méthodologiques, soumise à la communauté scientifique et universitaire et destinée à guider les recherches futures. Il peut donc être considéré comme un bon point de départ pour répondre aux deux questions générales qui seront au centre du débat :

  1. comment définir aujourd’hui les dispositifs hybrides et comprendre ce que recouvre la notion d’hybridation ;

  2. quel est l’impact à long terme des nombreuses expérimentations menées pendant et après le confinement.

29Il s’agira de relire les principaux repères de l’évolution des notions et des pratiques depuis la publication dans Distances et savoirs d’une des premières définitions (DS 48)9 et d’opérer une « mise à jour » au prisme des nombreux travaux de recherches publiés depuis, mais aussi des initiatives à l’échelle nationale, en France, depuis la crise pandémique de 2020 mais aussi en amont, et dans lesquelles l’hybridation des formations est soit un élément central, soit une dimension-clé d’un dispositif plus global. Enfin, le débat s’appuiera sur des travaux menés dans le cadre du projet ANR Hypes10 (2024-2027). L’équipe intègre plusieurs chercheurs et chercheuses ayant participé aux travaux Hy-Sup et l’un des objectifs du projet Hypes est précisément l’actualisation de la typologie des dispositifs hybrides issue des travaux de projet Hy-Sup.

30De la richesse de ce numéro, les commentaires ci-dessus ne rendent que très partiellement compte. Raison de plus pour se plonger, sans plus attendre, dans le détail de chacune de ses contributions…

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Bibliographie

Bortolotti, R. M. (à paraître, mai 2025) Jeunesses populaires en ligne. Une enquête sociologique sur les sociabilités numériques des jeunes de quartiers urbains de banlieue, Paris, Éditions du Cygne.

Faillet, V. (2023). Le travail scolaire lycéen hors de la classe : une analyse de pratiques au croisement des cultures scolaires et juvéniles. Université Paris Cité (Laboratoire Éducation, Discours, Apprentissage). https://theses.hal.science/tel-04684832 (consulté le 11 mars 2025).

Fluckiger, C. (2011). De l’émergence des nouvelles formes de distances. Les conséquences des nouvelles pratiques de communication ordinaire sur la FAD dans le supérieur. Distances et savoirs, 9(3), 397-417. https://shs.cairn.info/revue-distances-et-savoirs-2011-3-page-397?lang=fr (consulté le 11 mars 2025).

Gilliot, J.-M. et Bruillard, E. (2017). Éditorial, STICEF, 24 (Numéro spécial, Recherches actuelles sur les MOOC). http://www.atief.fr/STICEF-archives/num/vol2017/24.2.0.edito/24.2.0.edito.htm#Heading42 (consulté le 11 mars 2025).

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Notes

1 https://journals.openedition.org/dms/1677 (consulté le 21/03/2025).

2  https://journals.openedition.org/dms/877,
https://journals.openedition.org/dms/2000
et https://journals.openedition.org/dms/6953
(pages consultées le 21/03/2025).

3  https://journals.openedition.org/dms/3485, https://journals.openedition.org/dms/3739, https://journals.openedition.org/dms/3745, https://journals.openedition.org/dms/3754, https://journals.openedition.org/dms/3764, https://journals.openedition.org/dms/3768, https://journals.openedition.org/dms/4080, https://journals.openedition.org/dms/4096, https://journals.openedition.org/dms/4599, https://journals.openedition.org/dms/4602. https://journals.openedition.org/dms/4608
(pages consultées le 21/03/2025).

4 Un étudiant reçoit en général un corrigé de ses épreuves d’évaluation. Une double inscription, l’une sous un nom fictif, l’autre sous sa véritable identité, lui permet d’obtenir les réponses correctes.

5 Les auteurs cités dans les articles ne sont pas repris dans la bibliographie de cet éditorial.

6  https://journals.openedition.org/dms/126 (consulté le 21/03/2025).

7  https://journals.openedition.org/dms/2111 (consulté le 21/03/2025).

8  https://journals.openedition.org/dms/9749 (consulté le 21/03/2025).

9  https://shs.cairn.info/article/DIS_044_0469 (consulté le 21/03/2025).

10 Hybridation des dispositifs et pratiques de formation dans l’enseignement supérieur (HyPES), projet co-financé par l’ANR et le FNR : https://hypes.hypotheses.org/ (consulté le 21/03/2025).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Daniel Peraya, Éric Bruillard et Pierre Mœglin, « Éditorial »Distances et médiations des savoirs [En ligne], 49 | 2025, mis en ligne le 27 mars 2025, consulté le 12 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/dms/10945 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13jzv

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Auteurs

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