1Le texte de Daniel Peraya et de Didier Paquelin (2023) soumet au débat six séries de questions qui, compte tenu de leur empan respectif, nécessitent plusieurs programmes de recherche afin d’obtenir des réponses à la fois tangibles et éprouvées. Nous sommes évidemment d’accord sur le fait qu’il est impossible, pour tout un chacun, de mettre en débat les recherches internationales qui ont apporté des réponses à ces six séries de questions. Encore faudrait-il repérer préalablement les résultats ainsi produits, puis les soumettre à la critique ou encore à la controverse scientifique. D’ailleurs, une telle perspective constitue en soi un programme de recherche à la fois spécifique et conséquent.
2Un fait est certain : la présence n’est pas uniquement un terme de sens commun qui se réfère soit à la situation de se trouver physiquement en un lieu déterminé, soit à celle d’être présent auprès de quelqu’un, de lui tenir compagnie ou de l’aider en cas de difficultés. De plus, elle n’est pas à opposer automatiquement à l’absence (physique ou d’esprit). Par ailleurs, elle peut revêtir plusieurs formes : institutionnelle, éducative, sociale, interpersonnelle, psychologique lors d’une immersion dans un environnement virtuel, etc. Il est donc juste de la penser au pluriel plutôt qu’au singulier. Dans tous les cas, la présence est bien plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord.
3Chacune des formes qu’elle revêt constitue un domaine de recherche spécifique. L’enjeu scientifique est alors de lui apporter une intelligibilité ou, en d’autres termes, de la doter d’un cadre théorique d’analyse et d’interprétation. Les quelques pistes théoriques repérées puis formalisées par Bernard Blandin (2023) dans sa contribution au débat proposé ici participent à cette mise en intelligibilité. En l’occurrence, tout chercheur spécialiste de la « présence » peut aider à identifier et à comprendre ce qui se joue dans ce phénomène complexe, en particulier en référence à la forme étudiée et au regard des travaux produits sur cette forme spécifique de présence. C’est bien cette invitation qui m’est faite par Daniel Peraya et Didier Paquelin (2023).
- 1 Le terme « e-Formation » est utilisé ici comme un terme générique : il désigne un ensemble d’enviro (...)
4Depuis le début des années 2010, j’ai conduit et dirigé des recherches qui apportent des réponses à plusieurs des questions posées par mes deux collègues, principalement au regard d’un phénomène ciblé : celui de la « présence à distance » en e-Formation1 et, en particulier, d’une forme spécifique : celle qualifiée de « sociale ». L’ouvrage intitulé « la présence à distance en e-Formation : enjeux et repères pour la recherche et l’ingénierie » (Jézégou, 2022) constitue un jalon majeur de valorisation et de diffusion de ces travaux. Ils se poursuivent à ce jour, tout en étant relayés par d’autres chercheurs.
5Au regard des six séries de questions mises au débat, je propose de les agréger en quatre grandes questions fédératrices. Les voici : quelles sont les propriétés majeures de la « présence à distance » ? En e-Formation, quels sont à ce jour les principaux modèles théoriques de la présence sociale et en quoi diffèrent-ils les uns des autres ? Que recouvre le modèle de la présence sociale en e-Formation ? Quel est le principal défi lancé par ces travaux pour l’ingénierie des dispositifs de e-Formation ?
6Cinq énoncés issus d’un travail de problématisation de « la présence à distance » intègrent et formalisent ses propriétés essentielles (Jézégou, 2022) : (1) la présence est le « tiers-inclus » du couple dialogique « distance-proximité » ; (2) elle permet de réduire la distance qui sépare et de générer une proximité entre les interlocuteurs ; (3) elle s’exprime dans un tiers-lieu socio-numérique de communication ; (4) elle implique deux conditions majeures : l’agentivité des personnes en relation et l’affordance des artéfacts socio-numériques de communication ; (5) elle est réelle et non virtuelle, à la fois vécue et ressentie.
- 2 Ces cinq propriétés sont largement argumentées dans Jézégou (2022).
7Ces cinq propriétés ou caractéristiques majeures s’appliquent aussi bien à la e-Formation qu’au télétravail ou à toute autre situation relationnelle non « présentielle » via l’usage des technologies numériques de l’information et de la communication (TNIC). Elles sont également valables pour la présence sociale en e-Formation puisqu’elle constitue une forme spécifique de « présence à distance ». Dans ce qui suit, j’en réalise une synthèse rapide2 en sélectionnant ce qui me semble porteur à la fois aux plans heuristique et conceptuel.
- 3 Par exemple : il est parfois préférable d’être distant et à un autre moment proche de l’autre ou de (...)
8Rappelons tout d’abord ce qui est (presque) une évidence aujourd’hui : les TNIC offrent de multiples possibilités pour compenser la distance (Blandin, 1999) et supprimer l’absence (Jacquinot, 1993). Selon l’usage qui en est fait, elles permettent de gommer la distance qui sépare et de faire apparaître une proximité (Jézégou, 2019 ; Paquelin, 2011 ; Peraya, 2014). Encore faut-il considérer qu’il existe de multiples formes de distance (géographique, sociale, culturelle, linguistique, cognitive ou encore transactionnelle) et, par isomorphisme, autant de types de proximité. De plus, afin de rompre avec la conception fréquente et quelque peu naïve qui associe systématiquement la présence au présentiel, il suffit de se référer au vécu personnel de tout à chacun : des distances avec nos interlocuteurs peuvent se manifester malgré une proximité physique, tout comme nous pouvons ressentir et vivre de façon tangible la présence de l’autre (ou des autres) malgré son (leur) éloignement géographique, via l’usage d’artéfacts socio-numériques de communication. Afin de pousser plus loin le raisonnement, j’invite à considérer les notions de « distance » et de « proximité » comme dialogiques (Jézégou, 2019), au sens donné par Morin (1990). Ce qui permet de les penser autrement qu’au prisme de leur seule opposition fonctionnelle qui, quant à elle, est conforme au raisonnement de la logique classique. Certes, les deux notions sont antagonistes dans la mesure où elles portent des significations contraires, mais elles sont aussi complémentaires : « sans distance, pas de proximité » ; « sans proximité, pas de distance ». Elles sont également concurrentes : selon la situation et à un moment donné, l’une peut prendre le pas sur l’autre, car considérée comme la meilleure option dans la relation établie entre les interlocuteurs3. À la fois antagonistes, complémentaires et concurrentes, les deux notions sont donc dialogiques puisqu’elles en comportent ensemble les trois attributs majeurs.
- 4 Ce principe est celui du « tiers-exclus ». Selon la logique classique, il s’applique au couple « cl (...)
9Par ailleurs, toujours selon la logique classique, deux notions a priori contraires s’excluent d’emblée l’une de l’autre4 (alias « distance » versus « proximité »). Elle les scinde d’emblée par un soit ou un soit exclusif, en l’occurrence ici : des personnes sont soit distantes ou soit proches. La perspective à laquelle j’invite également est toute autre puisqu’elle applique l’axiome de « tiers-inclus ». Cet axiome constitue l’un des fondements majeurs de la logique des contraires de Lupasco (1951) et il est inséparable du principe dialogique (Morin, 1990). Le tiers-inclus permet de relier, sans les fusionner, deux notions qui a priori s’excluent selon la logique classique. En considérant la présence comme le tiers-inclus du couple dialogique « distance-proximité », elle devient alors une entité distinctive, à la fois réconciliatrice et unificatrice des deux notions. Sa position de « tiers-inclus » se concrétise en particulier dans l’énoncé suivant : en e-Formation, la présence permet de réduire à distance et de générer une proximité. Par conséquent, la présence devient une troisième voie qui, en adoptant un autre axiome posé par Lupasco, s’exprime à un autre niveau de réalité.
10En e-Formation, la présence s’exprime dans un espace socio-numérique de communication. J’ai pointé le fait que cet espace possède les quatre principales caractéristiques d’un tiers-lieu (Jézégou, 2022) telles qu’explicitées par Oldenburg (1989). Tout d’abord, il s’agit d’un lieu autre que celui défini par la localisation physique respective des interlocuteurs. De plus, il occupe une position de neutralité, car il est différent du lieu professionnel ou du domicile des uns et des autres. Ensuite, il constitue un lieu clairement identifiable et délimité ; il ne s’agit pas d’un assemblage de configurations spatiales et temporelles aux frontières poreuses : il possède sa propre territorialité. Enfin, ce tiers-lieu est à la fois coproduit et commun. En effet, il se construit et se développe sur la base d’un dialogue, d’une concertation et d’actions collectives, cela grâce aux possibilités croissantes de communication, de collaboration, de diffusion et de partage de contenus offertes par les TNIC. Par conséquent, il est coproduit sous l’effet du travail interactif des participants (du formateur avec les apprenants, entre les apprenants) constitué en réseau humain dématérialisé. Ainsi, ce tiers-lieu que l’on peut qualifier de « socio-numérique » de communication constitue un espace commun. Il est fait de sociabilité, de rencontres, d’échanges, de coopérations ou encore de collaborations multiples et plus largement, de relations sociales médiatisées. Il est à la fois vécu en tant que lieu de pratiques et d’inter-relations sociales, cognitivement représenté et sensiblement perçu tant au plan individuel que collectif.
- 5 En l’occurrence les apprenants, les apprenants et les formateurs.
11La co-production d’un tiers-lieu socio-numérique de communication implique, de mon point de vue, une condition et non des moindres : l’agentivité des personnes en relation5 (Jézégou, 2022). Autrement dit, pour résumer, sans une intentionnalité et des stratégies proactives de leur part, un tiers-lieu ne peut pas exister en tant qu’espace social. De même, sans cette agentivité, une présence au sein de ce tiers lieu socio-numérique de communication ne peut pas davantage se créer et se développer. Cela pour deux raisons somme toute assez évidentes : tout d’abord, elles doivent avoir envie de réaliser ensemble une activité, d’utiliser les artéfacts socio-numériques de communication, de déployer des efforts pour persévérer dans leurs relations et dans la conduite de cette activité, etc. Parallèlement, elles doivent mettre en œuvre des stratégies suffisamment efficaces pour non seulement organiser et conduire ensemble l’activité (faire ensemble), mais aussi pour développer un climat socio-affectif et motivationnel favorable au travail en binôme ou en groupe (être ensemble). Ces deux aspects relèvent de l’agentivité (Bandura, 2006), ou en d’autres termes et au sens large, à la fois de la motivation et de la capacité à agir de façon intentionnelle. Cela vaut au plan individuel comme au plan collectif. En e-Formation, le formateur (ou l’enseignant, le tuteur, etc.) peut jouer un rôle important en soutenant l’agentivité des apprenants. Il doit lui-même faire preuve d’agentivité, c’est-à-dire avoir envie d’être présent auprès des apprenants, tout en développant des stratégies efficaces en ce sens.
12À cette condition essentielle pour créer une présence au sein d’un tiers-lieu socio-numérique de communication, j’en ajoute une seconde : celle de l’affordance des artéfacts de mise en relation et de communication interpersonnelle ou groupale, de partage de documents ou encore de collaboration/coopération (Jézégou, 2022). En tant qu’artéfacts, ils n’ont pas de rôle particulier à jouer : tout dépend de l’usage qui en est fait. Il est évident que pour qu’une présence puisse se créer, ces artéfacts doivent être activés (et donc utilisés) par les interlocuteurs potentiels (apprenants, formateurs, enseignants, tuteurs, etc.). Pour aller ici et à nouveau à l’essentiel, il doit alors être perçu comme facile à utiliser et utile pour les actions que l’utilisateur potentiel souhaite réaliser (Davis, 1989). Mais ce n’est pas suffisant : l’apparence physique (design, interface) et les propriétés (ergonomie, navigation, interactivité, etc.) de l’artéfact entrent également en jeu. En effet, ils suggèrent des possibilités d’action (communiquer, collaborer/coopérer, stocker, etc.). Selon les cas, l’utilisateur potentiel perçoit – ou non, tout ou partie – ces possibilités d’action (Gaver, 1996, Ohlmann, 2006 ; Simonian, 2019). Lorsqu’il perçoit ces possibilités alors il y a de fortes chances qu’il utilise l’artéfact en question. Tous ces aspects s’appliquent au plan individuel (un apprenant unique), mais aussi au plan collectif (un binôme ou un groupe d’apprenants). J’ajouterai un autre aspect : pour que l’artéfact soit activé, il faut que les uns et les autres soient capables de l’utiliser. Ce qui soulève ici bien d’autres questions que je ne développerai pas dans ce texte. Toutefois, cet aspect mérite d’être mentionné tant il est également essentiel.
13Pour terminer, et toujours en réponse à la première question, je souligne que la présence à distance est la fois subjective et objective, réelle et non virtuelle (Jézégou, 2019, 2022). En effet, une personne peut ressentir de façon métaphorique la présence de ses interlocuteurs (du formateur et de ses pairs), cela malgré leur séparation physique. Elle la ressent grâce aux interactions qu’elle entretient avec les autres dans un tiers-lieu socio-numérique de communication. De même, la qualité et la multiplicité des interactions sociales médiatisées entre plusieurs personnes éloignées géographiquement peuvent aussi induire un sentiment partagé et collectif de présence et, par là même, concrétiser une proximité ressentie. Le plan objectif de la présence est, quant à lui, différent de la dimension subjective. Ainsi, la présence objective se construit par et dans l’action au sein du tiers-lieu socio-numérique. Par conséquent, elle est observable, tangible et mise en acte dans les faits. Ces deux facettes de la présence co-existent et se complètent, tout en se référant à deux univers différents : d’une part, un univers intérieur empreint de ressentis et d’imaginaire (« être là », « être là ensemble ») ; d’autre part, un univers concret inhérent à l’action (« faire là », « faire là ensemble »).
14Par ailleurs, la présence est souvent qualifiée de « virtuelle », car elle s’exprime et se développe dans espace également dit « virtuel ». Or nombre de chercheurs dont Löw (2015), Vial (2014, 2016) ou encore Vitali-Rosati (2012) soulignent qu’un environnement soutenu par des TNIC n’est pas virtuel, mais réel. En effet, il constitue avant toute autre considération non seulement un lieu matérialisé techniquement, mais aussi et surtout un lieu médiatisé d’activités humaines (individuelles et collectives) et d’interactions sociales constitutives d’un commun. En e-Formation, le tiers-lieu socio-numérique de communication est constitué d’artéfacts et de services technologiques tangibles qui assurent ensemble sa dématérialisation. Par conséquent, ce tiers-lieu socio-numérique est bien réel, de même que la présence qui s’exprime en leur sein.
- 6 Leur description a été formalisée dans mon ouvrage publié en 2022, tout en développant non seulemen (...)
15En e-Formation, la présence sociale renvoie à une situation spécifique : celle d’un groupe d’apprenants réalisant une activité collective en distanciel, via l’usage d’artéfacts socio-numériques de communication. À ce jour, trois principaux modèles théoriques ont apporté de l’intelligibilité à la présence sociale6. Ils ont en commun deux postulats de départ :
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La présence sociale résulte d’une dynamique relationnelle médiatisée entre les apprenants, entre ces derniers et le formateur (ou l’enseignant, le tuteur, le superviseur) lors de la situation spécifique pointée précédemment.
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La présence sociale est considérée comme un levier majeur des apprentissages en groupe et en distanciel. Elle favorise « le faire et le être ensemble pour apprendre avec et par autres » (Jézégou, 2022), ce malgré l’éloignement géographique.
16Le plus connu des trois, mais aussi le plus ancien, est le modèle de community of inqyiry in e-learning élaboré au début des années 2000 par Garrison et ses collègues anglophones canadiens (Garrison, Anderson et Archer, 2000 ; Garrison et Anderson, 2003). La majorité des travaux contemporains sur la présence sociale gravite autour de ce modèle. Au plan épistémo-théorique, il prend appui sur la notion de community of inquiry (alias communauté d’enquête) issue du courant philosophique du pragmatisme initié par Dewey (1938). En même temps, il mobilise les apports du courant historico-culturel du développement cognitif (Vygotsky, 1934) ainsi que ceux de la théorie de l’enquête chère à Dewey. Les concepts majeurs qui étayent ce modèle sont : la communauté, la pratique d’enquête, le dialogue, la pensée réflexive et la collaboration constructive. Garrison a livré plusieurs modélisations successives du modèle de COI. Toutes visaient à mettre en perspective trois formes particulières de présence : cognitive, sociale et éducative. La présence qui nous intéresse ici est définie de la manière suivante : « la présence sociale renvoie à la capacité des participants à s’identifier à un groupe, à communiquer volontairement et ouvertement dans un environnement de confiance et sécurisant, à développer progressivement des relations personnelles et affectives en projetant leurs propres personnalités » (Garrison, 2016, p. 352 [traduction libre]). Comme le précise l’auteur (2016, 2017), la présence sociale ainsi définie allie à la fois les aspects socio-émotionnels et affectifs, des facteurs d’ouverture à l’autre dans la communication, tout en étant reliés à l’idée d’authenticité dans le rapport à soi et à autrui au sein du groupe. La présence sociale serait ainsi indispensable au bon déroulement de la pratique d’enquête et à l’émergence d’une community of inquiry in e-learning, tout en favorisant les apprentissages. Depuis sa première publication (Garrison, Anderson et Archer, 2000), le modèle de COI in e-learning a fait l'objet de plusieurs critiques au cours du temps, principalement au regard de deux aspects centraux. Le premier tient à la solidité conceptuelle jugée toute relative du modèle et, par ricochet, celle de la présence sociale (Biocca, Harms et Burgoon, 2006 ; Jézégou, 2010 ; Morgan, 2011 ; Rourke et Kanuka, 2009 ; Xin, 2012). La seconde critique majeure est exprimée par Kreijins et al. (2014), Lowenthal et Snelson (2017) ou encore par Patel (2015). Elle porte sur l’hégémonie qu’exerce ce modèle sur la communauté scientifique du domaine. Elle serait si prégnante que, dès lors, elle occulterait toute autre forme sérieuse et tangible d’intelligibilité apportée au phénomène de la présence en e-learning. Ainsi, les autres essais de conceptualisation et de modélisation recevraient moins d’attention. Les chercheurs se sentiraient alors obligés d’affilier leurs travaux au modèle de COI pour espérer pouvoir être publiés. Malgré tout, en dépit de ces deux grandes critiques, on peut affirmer sans trop de risque que les travaux de Garrison et de ses collègues ont fortement contribué à la reconnaissance, au plan international, de la présence en e-Formation en tant que domaine spécifique et institué de recherche.
17Depuis 2015, un autre modèle a été proposé par Whiteside (2015, 2017) : il s’agit du social presence model (SPM) in e-learning. Prudemment, l’auteur précise que son modèle ne dévie pas foncièrement de celui élaboré par Garrison. Toutefois, il n’appréhende pas la présence sociale de la même manière. A contrario du modèle de COI, le social presence model la considère comme une méta-présence bien plus vaste qu’une entité individuelle juxtaposée à une présence cognitive et éducative. La singularité de ce modèle tient au fait qu’il considère la présence sociale comme une littératie. Elle est alors appréhendée sous l’angle de la confiance en soi et de l’aptitude à interagir à l’aide du langage verbal, mais aussi à décrypter, sélectionner, comprendre l’information orale et écrite et à la transmettre aux autres. Le SPM in e-learning attribue à la présence sociale cinq dimensions : l’association affective, la cohésion communautaire, l’implication du formateur, l’intensité de l’interaction, les connaissances et expérience. Au plan théorique, ce modèle est fondamentalement ancré dans le courant socio-culturel du développement cognitif et soutenu par le méta-concept de zone proximale de développement. À ce jour, le SPM in e-learning est encore confidentiel, peu connu dans les régions francophones.
- 7 Il s’agit alors de groupes dits « restreints » constitués de 3 à 20 apprenants.
18Au tournant des années 2010, je me suis également lancée dans ce vaste chantier – à la fois complexe, délicat et laborieux – de conceptualisation et de modélisation théorique de la présence sociale. Le modèle qui en résulte est intitulé « modèle de la présence sociale en e-Formation » (Jézégou, 2022). Davantage que les deux précédents d’origine anglophone, il situe la présence sociale dans le registre d’une dynamique relationnelle, à la fois groupale7 et médiatisée. Il a un commun avec le SDM Model d’aborder la présence sociale comme une méta-présence. De plus, il lui attribue les propriétés soulignées précédemment, car elle constitue une forme spécifique de « présence à distance ». Les fondements épistémologiques et théoriques de ce troisième modèle sont différents de ceux produits par Garrison et par Whiteside.
19Dans ce modèle, présence sociale est considérée comme un construit issu de la mise en synergie de certaines formes d’interactions sociales entre les apprenants, entre ces derniers et le formateur lorsqu’ils réalisent une activité groupale8 en distanciel. Ces formes spécifiques d’interactions définissent le contour ainsi que le contenu des trois dimensions de la présence sociale : c’est-à-dire des présences socio-cognitive, socio-afffective et pédagogique.
20Tout comme les COI et SDM Models in e-learning, il trouve ses racines dans le socio-constructivisme du développement cognitif, mais il ne se réfère pas au courant historico-culturel de Vygotsky (1934). En effet, il est ancré dans la théorie du conflit socio-cognitif (Darnon, Butera et Mugny, 2008 ; Perret-Clermont et Nicolet, 2002). Il trouve également ses racines dans la perspective transactionnelle de l’action issue du courant philosophique du pragmatisme (Dewey et Bentley, 1949) ainsi que dans la théorie psychosociale de la dynamique des groupes restreints (Festinger, 1954 ; Lewin, 1948 ; Maisonneuve, 1968). Son architecture est étayée par plusieurs concepts clés : la pratique d’enquête, le conflit socio-cognitif, les interactions sociales, les transactions communicationnelles, la collaboration contradictoire, le climat socio-affectif, le tutorat de groupe et la communauté d’apprentissage en ligne. Il intègre également les concepts d’agentivité, d’affordance socio-numérique ou encore de tiers-lieu.
21Pour aller à nouveau à l’essentiel, je propose ci-après une définition synthétique (et donc simplifiée) de chacune de ces trois dimensions de la présence sociale en e-Formation.
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La présence socio-cognitive en e‑Formation résulte de transactions communicationnelles médiatisées entre les apprenants lors d’une activité groupale en distanciel. Les transactions communicationnelles sont des interactions sociales d’expression et de confrontations de points de vue, d’ajustements mutuels, de négociations et de délibérations.
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La présence socio-affective en e‑Formation résulte des interactions sociales médiatisées qui permettent de générer un climat socio-affectif favorable aux transactions communicationnelles entre les apprenants lors d’une activité groupale en distanciel. Ces interactions sociales sont porteuses de cohésion, de symétrie de la relation et d’aménité.
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La présence pédagogique en e‑Formation résulte des interactions sociales médiatisées que le formateur entretient avec les apprenants d’un groupe lors d’une activité groupale en distanciel. Elles se manifestent lors de ses propres activités de coordination, d’animation et de modération auprès des apprenants du groupe.
22Ces trois présences s’expriment dans un tiers-lieu socio-numérique de communication. Elles contribuent, indépendamment et ensemble, au développement d’une communauté en ligne, tout en favorisant les apprentissages à la fois au plan individuel et collectif.
- 9 Par Jézégou, Déro et Zhao. Chercheurs au laboratoire CIREL, Université de Lille, France.
23Chacune de ces dimensions de la présence sociale dispose d’une grille d’analyse composée de plusieurs sous-dimensions et d’indicateurs associés (Jézégou, 2022). La méta-grille qui en résulte est un instrument utile à la fois pour la recherche, pour l’ingénierie et d’audit de dispositifs de e-Formation. Au moment de la rédaction de cet article, une échelle de mesure des présences socio-cognitive et socio-affective est en construction9. Elle sera suivie par l’élaboration de l’échelle de mesure de la présence pédagogique. Ces échelles sont édifiées à partir du modèle et, en l’occurrence, de ses énoncés, tout en prenant appui sur les trois grilles d’analyse mentionnées plus haut. De plus, toujours au plan scientifique, plusieurs recherches empiriques ont mobilisé les apports de ce modèle (Androwkha et Jézégou, 2019 ; Androwkha, 2020, 2022 ; Bebbouchi et Jézégou, 2022 ; Maury-Zing, 2023).
24Depuis les années 2010, nombre d’opérateurs éducatifs redoublent d’efforts pour concevoir et mettre en oeuvre des dispositifs de e-Formation. Au fil du temps, ils ont souvent négligé ce que Jérôme Eneau (2005) nomme « la part d’autrui dans la formation de soi » et qui fait notamment écho à l’expression célèbre de Philippe Carré (2016) : « on apprend toujours seul, mais jamais sans les autres ». En effet, la tendance est d’avoir trop misé sur une ingénierie pédagogique multimédia dédiée à la conception de ressources numériques, à l’intégration et à l’adaptation de plateformes, tout en portant une attention à la fonction tutorale à distance. Autrement dit, ils ont peut-être trop négligé « le faire et le être ensemble ». Car si on apprend toujours seul, mais jamais sans les autres, on apprend aussi « avec et par les autres ». Par conséquent, « le faire et le être ensemble pour apprendre avec et par les autres » (Jézégou, 2022), ce malgré l’éloignement géographique, traduit assez bien le défi lancé par la présence sociale aux opérateurs de la e‑Formation. Pour le relever, il importe de pratiquer une ingénierie centrée sur une dynamique relationnelle, collective et médiatisée entre les apprenants, entre ces derniers et le formateur. Cette ingénierie peut être innovante (et donc nouvelle) pour certains acteurs éducatifs, mais pas pour d’autres.
25En substance, les trois modèles théoriques présentés plus haut constituent des ressources pour développer une telle ingénierie. Toutefois, la mobilisation efficace et efficiente de ces ressources implique, de la part des praticiens de la e-Formation, une appropriation individuelle et collective du concept de présence sociale et, par conséquent, des modèles théoriques associés, qu’ils soient actuels ou à venir. Préalablement, ils doivent mettre de côté le sens commun associé à la présence (alias présentiel), tout en identifiant le fait qu’une « présence à distance » est possible dès lors qu’elle est appréhendée comme la résultante d’une dynamique relationnelle médiatisée, qu’elle soit collective (donc sociale) ou inter-personnelle.
26Les chercheurs spécialistes du domaine ont alors un rôle majeur à jouer pour aider à comprendre ce que recouvre la présence à distance en e-Formation ainsi que pour assurer la visibilité les résultats des travaux produits sur ce phénomène. C’est en particulier au regard de cette double perspective que s’inscrit ma contribution au débat proposé et destiné aux lecteurs de la revue « Distances et médiations des savoirs ».
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