• 1 Historical Ontology, Harvard Univ. Pres, 2004.
• 2 Ibid, p.18.

4La première interroge les circonstances de l’essor contemporain de modalités plus dialogiques du droit dans les systèmes occidentaux. Crise du modèle intersubjectif du procès, privatisation de la justice, coût des modes informels tel l’arbitrage, défiance à l’égard du gouvernement des juges, abus de la pratique du plaider-coupable, ou même plus récemment, crainte de l’emprise de l’intelligence artificielle…Parmi les multiples facteurs possibles, le registre épistémologique mérite d’être interrogé. Car la justice restaurative met l’état de victime, entendue comme une catégorie d’ontologie juridique, au centre de la scène judiciaire. Cette mutation nous paraît-elle aujourd’hui aller de soi ? L’oeuvre de Ian Hacking sur la « fabrique des personnes » (making up people) nous rappelle que la catégorie (et donc la centralité juridique) de victime, en particulier dans des situations post-conflictuels, n’a émergé dans notre conscience collective que dans un contexte bien particulier de production des savoirs1. Loin du droit, ceux-ci se situaient avant tout du côté de la médecine, où la traumatologie s’est affirmée comme une science à part entière avant d’atteindre d’autres disciplines2. Cette coproduction a affecté le paradigme juridique à travers lequel les conflits entre individus et groupes sont appréhendés ; l’écoute de la victime est devenue un impératif aussi contraignant que les droits - plus anciens - de la défense. L’extension progressive des exigences du procès équitable (incarnées par exemple dans le modeste texte de l’article 6 CEDH), transformant en profondeur notre perception de la justice institutionnelle, de ses fonctions et de ses modalités, tient sans doute à cela.

• 3 Iris Young, Justice and the Politics of Difference, Princeton Univ. Press, 1990
• 4 Par opposition au pragmatisme (v William James, Le pragmatisme, trad E Lebru, INtrod. Henri Bergson (...)
• 5 Pierre Schlag, The Aesthetics of American Law, 115 Harv. L. Rev. 1047 (2002).

5Concomitant de ce recadrage, la nécessité se fait sentir d’entendre une pluralité de voix - une autre perspective que celle des acteurs organiques voire même de la seule accusation. Liée à son tour à l’essor de la “politique des différences” identitaires3, cette revendication d’inclusion accompagne la prise de conscience des biais infrastructurels s’exprimant dans un grand nombre de pratiques sociales, y compris juridiques, à l’égard des minorités vulnérables. La neutralité du droit devient alors un point de ralliement d’une opposition ou de résistance que l’on pourrait qualifier de “moniste”4 envers cette évolution, alors même que les paramètres de vulnérabilité visés (liés au genre, à la race, à l’orientation sexuelle, à la classe sociale, à l’âge ou à l’état de santé des personnes) figurent dans des instruments normatifs peu contestés dans la lutte contre diverses formes de discrimination directe et indirecte (exemplifiée dans le droit de l’Union européenne dont, outre de nombreuses directives, le chapitre 3 de la Charte des droits fondamentaux). Le risque du “perspectivisme”, dit-on, est de faire voler en éclats la sécurité, la prévisibilité, l’égalité et d’autres piliers de la pensée juridique classique. On voit donc que le conflit politique autour du réveil (woke) des identités collectives oubliées ou aplaties s’exprime sur le terrain de l’esthétique du droit5. Pour éviter l’état de “dissociation” redoutée, seule une forme juridique plus souple, désinhibée des contraintes liées au modèle traditionnel du procès, permettrait à cette nouvelle multiplicité de voix minoritaires de coexister au sein de sociétés fondées politiquement par ailleurs sur le principe majoritaire. Il y a là une première raison très sérieuse de poursuivre la voie alternative d’une justice qui restaure.

• 6 Joan Scott, On the Judgment of History, Columbia Univ. Press, 2020.
• 7 Hauke Brunkhorst, Critical Theory of Legal Revolutions: Evolutionary Perspectives (Critical Theory (...)

6De là, une seconde série de questions, bien plus ample, au sujet du “jugement de l’histoire”6, c’est-à-dire de la fonction que peut jouer le droit dans la réparation des préjudices collectifs passés. Ceux-ci doivent être entendus comme des dommages infligés à un groupe et ayant des conséquences structurelles et transgénérationnelles souvent invisibles (ou dont la réalité est refoulée) tant par les perpétrateurs que par les tiers voire par les victimes immédiates elles-mêmes, au moment de leur commission. Les crimes contre l’humanité (le génocide, l’apartheid, l’esclavagisme, le colonialisme, les guerres d’expansion impériale…) y trouvent facilement leur place. Une justice de réparation semble alors s’imposer pour rompre avec un passé de violence réitérée. L’évolution décrite plus haut, à travers la multiplication de lois mémorielles, d’excuses politiques ou de procès historiques, sans parler bien sûr de l’institution de la Cour pénale internationale et des juridictions internationales spéciales destinées à guérir autant qu’à réprimer, part de cette équité évidente et de la quête de justice qui ferait (r-)évoluer les sociétés humaines7.

• 8 Hervé Mazurel, L’inconscient ou l’oubli de l’histoire. Profondeurs, métamorphoses et révolutions de (...)
• 9 Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes?, La Découverte, 20 (...)

7En même temps, comme l’observe Joan Scott, le projet de rédemption de l’histoire par le droit repose très souvent sur une certaine conception - hégélienne - inconsciente du cours des choses, comme sur une présomption d’unicité de la vérité du passé. Il se peut aussi que le retour sur ce dernier dédouane le présent, ou qu’il réduise la complexité des forces, tensions et contradictions qui ont pu traverser des sociétés plus anciennes. Ce n’est pas pour autant, bien sûr, qu’il faut “oublier l’histoire”8. Mais celle-ci exige d’être contextualisée, les points aveugles collectifs éclairés, les récits alternatifs entendus. Il faudrait alors à la fois affiner encore les catégories des crimes et des préjudices de l’histoire, ou alors accepter de renoncer au schéma causal juridique traditionnel qui oblige à identifier les maux soit comme source soit comme effet d’une souffrance profonde et diffuse générée non exclusivement par des régimes politiques autoritaires mais aussi par le pouvoir des acteurs privés ou des institutions religieuses, et plus largement par une économie globale de calcul et d’absence de scrupule9... Comment aborder selon les termes du droit les phénomènes d’enfants-soldats, de flux de migrants et de leurs small boats repoussés à la mer, de viol comme arme de guerre, de pédophilie, de féminicide, d’homophobie … mais aussi, parmi bien d’autres, la faim, le manque d’eau, les maladies liées aux produits toxiques, la disparition de la biodiversité… ? C’est bien ainsi qu’il faudrait formuler la question politique, éthique et juridique de la réparation.