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Écrire l’histoire des sciences de l’éducation : retour critique sur une démarche socio-historique

Françoise F. Laot et Rebecca Rogers
p. 53-70

Résumés

Cet article propose un retour d’expérience sur la direction d’un projet de recherche en tension entre deux pôles : analyser l’histoire d’un champ de recherche et celle d’une discipline universitaire. En tant qu’organisatrices d’un séminaire interuniversitaire, puis éditrices d’un volume issu de nos échanges, paru à l’automne 2015, nous revenons sur la fabrique de notre ouvrage collectif ainsi que sur sa réception, notamment à travers les recensions qui ont été publiées dans des revues françaises et étrangères. Enfin, nous nous inspirons de lectures portant sur d’autres pays et d’autres disciplines pour dessiner quelques pistes qui prolongent celles que nous avons lancées dans une perspective socio-historique.

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Texte intégral

1Les anniversaires fournissent une puissante incitation à se pencher sur le parcours des personnes, des associations, des institutions ou événements qui ont marqué les pages de l’histoire. Les champs de recherche et les disciplines scientifiques n’échappent pas à cette volonté commémorative, donnant l’occasion de se réunir en colloque pour faire le point sur le chemin parcouru, de lancer des enquêtes sur les zones d’ombre d’un passé souvent pensé de manière linéaire. Les sciences de l’éducation, parmi les dernières venues dans la constellation des disciplines universitaires en France, réclament peut-être plus que d’autres ce type d’attention tant l’enjeu de leur disciplinarisation reste encore aujourd’hui source d’interrogation et de débats1. Ce fut déjà le cas lors des journées d’études organisées à Caen en octobre 1988 pour marquer les 21 ans de l’ouverture, en octobre 1967, des premiers cycles d’études en sciences de l’éducation. Les actes édités par Louis Marmoz, Sciences de l’éducation, sciences majeures, pro­clament ainsi la «  majorité  » d’un champ et proposent une série de textes en cinq grands chapitres : fondations, rencontres et sources disciplinaires, institutionnalisation, champs et domaines, ouvertures (Marmoz, 1991). Depuis ce premier ouvrage commémoratif qui rassemblait bon nombre des premiers protagonistes, d’autres ont vu le jour pour célébrer d’autres anniversaires : les 25 ans (Jeannel, Clanché et Debarbieux, 1994) ; les 30 ans à Paris (Froment, Caillot et Roger, 2000) et plus récemment les 40 ans (Vergnioux, 2009)2. Dans cette lignée, les 50 ans des sciences de l’éducation ont fait l’objet de deux colloques importants. Le premier à Toulouse, en septembre 2017, s’intitulait «  Mêlées et démêlés, 50 ans de recherches en sciences de l’éducation  »3. Le second colloque, organisé un mois plus tard (du 18 au 20 octobre 2017) par l’Association des enseignants et chercheurs en sciences de l’éducation (AECSE), «  Enjeux, débats et perspectives : 50 ans de sciences de l’éducation  » se tenait de nouveau à Caen. Si l’appel à communications soulignait le souhait d’apprécier «  le chemin parcouru  », incitant ainsi des approches historiennes, le cœur de l’appel était centré sur les questions épistémologiques liées à l’identité de la discipline.

  • 4 Dans ce numéro des sciences de l’éducation – Pour L’Ère nouvelle (2017), Guy Berger et Gaston Miala (...)

2Les productions commémoratives pour le cinquantenaire ne s’arrêtent pas là, cependant, ni l’effort de comprendre le passé d’une discipline qui ne cesse de s’interroger sur son identité. Ainsi le numéro 50 des sciences de l’éducation – Pour l’Ère nouvelle coordonné par Nassira Hedjerassi et Henri Peyronie (2017), est tout entier dédié à ce thème. Intitulé «  1967-2017 : les sciences de l’éducation en France 50 ans après, regards croisés  », il entend étudier le déplacement du regard «  indigène  » sur la constitution des sciences de l’éducation depuis la journée d’étude de l’AECSE sur ce thème en 1982 (Marmoz, 1998). Comme dans l’ensemble de la production commémorative, la dimension politique et symbolique côtoie de près la dimension réflexive et épistémologique car il s’agit bien de dessiner les contours d’un champ, avec ses «  grandes figures  »4.

3Notre propos est autre. Il s’agit pour nous de questionner les procédures de mise en histoire aussi bien d’un champ de recherche que d’une discipline rebelle aux caractérisations simples. Nous prenons appui sur notre expérience d’organisatrices d’un séminaire portant sur l’histoire de la recherche en éducation et formation qui s’est tenu entre 2009 et 2012 dans les locaux de l’Université Paris-Descartes, puis d’éditrices d’un volume collectif issu de nos échanges : Les Sciences de l’éducation. Émergence d’un champ de recherche dans l’après-guerre (Laot et Rogers, 2015). Rassemblant une équipe internationale d’une vingtaine de personnes, l’enquête s’est donnée pour projet d’étudier l’essor des recherches en éducation et le lent processus de disciplinarisation des sciences de l’éducation à l’aune du contexte national et international dans les années 1945-1973. Notre ambition était de faire suite à l’étude de Jacqueline Gautherin (2002a) sur la naissance de la science de l’éducation au début de la Troisième République. La tension suggérée par le titre et le sous-titre, entre histoire d’une discipline et celle d’un champ de recherche, n’a jamais été totalement résolue. En effet, si le projet s’est greffé sur une initiative patrimoniale de l’AECSE, l’internationalisation du séminaire et le dialogue pluridisciplinaire à ouvert à des perspectives moins internalistes. Paru à l’automne 2015, le livre a toutefois suscité un intérêt modéré dans le milieu le plus concerné – les sciences de l’éducation ; il n’a pas fait l’objet d’une présentation dans le cadre des matinées de l’AECSE et les références au livre sont bien maigres dans les diverses productions commémoratives récentes. Malgré tout, des comptes rendus dans des revues­ de la discipline permettent un premier retour sur la réception de l’ouvrage. Dans la première partie de cet article, nous revenons sur la fabrique de notre ouvrage collectif ; dans la deuxième, il sera question de sa réception et des perspectives que celle-ci nous inspire dans le contexte commémoratif actuel.

Une démarche et ses effets sur la production collective

4Deux projets distincts vont petit à petit donner corps à un séminaire interuniversitaire de recherche, l’un tourné vers la conservation et la diffusion de la mémoire, l’autre, socio-historique, basé sur l’étude des sources. Un peu confusément mêlés à l’origine, ils vont peu à peu se dissocier pour laisser place à une orientation résolument historienne.

Désir de mémoire, souci d’archives

  • 5 La commission fonctionne à petit effectif avec Françoise F. Laot, Nassira Hedjerassi et Pascale­ Po (...)

5L’Association des enseignants et chercheurs en sciences de l’éducation (AECSE) est à l’origine d’une première initiative lorsque Brigitte Albéro, à la fin de son mandat de coprésidente, confie, en janvier 2008, à F. Laot la mission de créer, au sein du conseil d’administration de l’association, une «  commission archives  », dont la vocation serait de collecter les dossiers personnels des anciens adhérents. Il s’agit de reconstituer la mémoire de l’association, de recueillir des témoignages d’anciens membres et de trouver une solution pour la conservation et l’accessibilité des archives récupérées. En effet, à cette époque, l’AECSE n’a aucune trace de son origine, pas même une copie de ses premiers statuts, la transmission des dossiers de président à président s’étant interrompue sans que personne ne sache à quel moment s’est effectué le décrochage. Au-delà de la constitution d’une mémoire, l’idée de B. Albéro était bien d’inciter à faire l’histoire de l’association et, pourquoi pas, à travers elle, celle de la discipline des sciences de l’éducation. Ce projet est soutenu par la coprésidence suivante, Patricia Remoussenard et Richard Wittorski. La commission archives5 a donc entrepris, durant six ans, son travail de collecte. L’association se trouve à un tournant de son histoire. Par un effet générationnel, ses fondateurs disparaissent les uns après les autres. Des «  hommages  » leur sont rendus. L’enjeu mémoriel, le souci de la commémoration, l’emporte donc. La commission archives considère son travail achevé au moment où le fonds de l’AECSE entre aux Archives nationales à Pierrefitte et s’auto-dissout en janvier 2014.

6Un deuxième «  gisement de sources  » refait surface en parallèle de manière totalement imprévue, à l’occasion d’un déménagement pour travaux dans les locaux de notre laboratoire, le Centre de recherche sur les liens sociaux (Cerlis) : d’imposants cartons sont placés dans le couloir devant chaque bureau afin de recueillir tout ce qui doit partir à la poubelle. Que peut-on sauver d’un désastre annoncé ? Le déménagement fait ressurgir la collection complète du Bulletin du Laboratoire de pédagogie qui témoigne de la structuration progressive d’une recherche précédant l’ouverture d’un cursus de sciences de l’éducation à l’Université­ de Paris en 1967.

7Les étagères du petit bureau du Cerlis, dont nous partageons alors les 8 m2 avec deux autres collègues, s’encombrent dans un joyeux désordre, de documents de toutes sortes, en provenance d’adhérents de l’AECSE de tous les coins de France, le tout chapeauté, juste au-dessous du plafond, par les Bulletins du Laboratoire de pédagogie, incluant la fameuse compilation des thèses traitant d’éducation élaborée par Jeanne Contou. Un tel environnement ne peut que pousser à l’action.

Constitution d’un groupe interuniversitaire de recherche

8En avril 2008 nous soumettons au Cerlis un projet de recherche intitulé «  Histoire des sciences de l’éducation : la genèse d’une discipline universitaire dans les années 1960  ». L’accent est mis sur la période qui précède la création de la discipline. Il s’agit pour nous de démêler les enjeux qui ont poussé à cette création en 1967, de la considérer comme un aboutissement plutôt que comme un point de départ.

9Un appel très largement diffusé permet la tenue d’un premier séminaire en septembre 2009 à la suite duquel se constitue un groupe interuniversitaire dont le nom variera au fil du temps. Il réunit des membres de cinq laboratoires différents, de la commission archives de l’AECSE et d’autres institutions tel le Service histoire de l’éducation de l’Institut national de recherche pédagogique (INRP). La dimension en est d’emblée internationale, avec la participation de membres de l’Équipe de recherche en Histoire des sciences de l’éducation (Erhise) de Genève, dont Rita Hofstetter. Début 2010, le projet de recherche se décline à partir de plusieurs axes possibles :

  • approche biographique ;

  • approche terminologique (pour travailler en amont de 1967) ;

  • approche comparative ;

  • constitution de réseaux (lieux ; colloques, associations ; institutions).

10La diversité des angles et des méthodes est volontairement recherchée, mais deux positionnements sont fortement affirmés : il s’agit, d’une part, de donner la primauté aux collectifs, aux réseaux et aux supports des discussions plutôt qu’aux personnalités des fondateurs et, d’autre part, d’inscrire résolument la recherche dans un contexte international, en recherchant autant que possible des collègues s’intéressant au même thème en Europe.

Frustrations archivistiques, rencontres diverses et glissements du projet

  • 6 Nous découvrons au cours d’un entretien du 22 avril 2013 avec Geneviève Jacquinot, que ces trois de (...)

11Les «  archives des présidents  » de l’AECSE sont retrouvées en 2011 et nous pouvons enfin prendre connaissance des comptes rendus des premières réunions. On y apprend que la déclaration officielle de l’association date fi­na­lement de 1972 et non de 1970, rendant manifeste que les 40 ans de l’AECSE ont été fêtés avec deux ans d’avance. Les comptes rendus de ces réunions sont parfois très sibyllins. On y découvre surtout des noms et des lieux. Les noms des membres des conseils, jusqu’aux années 1980, sont ceux d’hommes à de très rares exceptions près. Geneviève Jacquinot fut la trésorière et la seule femme du premier conseil d’administration. Parmi les premiers adhérents, les femmes sont ultra-minoritaires. Outre Viviane Isambert-Jamati qui participe à plusieurs réunions, on peut trouver le nom de trois autres femmes, Josette Poinssac, Annie Bireaud et Monique Linard6. Elles n’occupent cependant pas le devant de la scène. Ces archives nous renseignent sur la présence active de quelques figures omniprésentes, Michel Debeauvais, premier président, Antoine Léon, Jean-Claude Filloux, Gaston Mialaret, Guy Berger…, et sur quelques initiatives particulières : des courriers au ministère sur les débouchés des formations, des journées d’étude thématiques.

12Les réunions de l’AECSE se déroulent souvent rue Serpente (Université de Paris, puis après 1970, de Paris 5), mais aussi parfois au Centre international d’études pédagogiques de Sèvres. Nous recueillons également des informations sur l’organisation de la première grande manifestation internationale dans laquelle s’implique l’association : le VIe Congrès de l’Association internationale des sciences de l’éducation (AISE) à Paris du 3 au 7 septembre 1973, consacré à «  L’apport des sciences fondamentales aux sciences de l’éducation  ». En revanche, les archives des premières réunions ne nous disent rien des débats épistémologiques qui semblent secouer les collectifs de nos collègues britanniques ou qui foisonnent au sein de l’AECSE des années 1980-1990. Impossible dès lors de savoir si ces débats étaient ou non déjà présents ou bien s’ils se sont invités par la suite. Autre frustration : très peu de traces de deux rendez-vous manqués des sciences de l’éducation, l’un avec la formation des enseignants, l’autre avec le CNRS. Il est probable que ces lacunes archivistiques aient éloigné notre groupe de certains développements possibles et contribué à orienter notre recherche collective vers un amont repoussé plus haut dans le temps.

  • 7 En sus des deux coordinatrices, ont participé à au moins une réunion du groupe : Sébastien-Akira Al (...)
  • 8 Signalons également les travaux sur les disciplines scolaires dans le cadre d’un projet de l’Agence (...)

13Notre séminaire se veut ouvert et déroule ses sessions à partir d’invitations à commu­ni­quer des membres du groupe7 et de quelques extérieurs venant exposer des analyses complémentaires, soit hors période, soit sur des sujets connexes. Il se nourrit aussi de l’implication de ses membres dans d’autres recherches ou événements scientifiques qui surviennent en parallèle (Gutierrez, Besse et Prost, 2012 ; Prost, 2014)8. Très vite, des opportunités se font jour qui permettent à certains membres du groupe de communiquer sur leurs premiers résultats. Trois moments forts marqueront le développement de la recherche collective et contribueront à en infléchir le cours.

  • 9 ISCHE 34 Internationalisation dans le champ éducatif (18e-20e siècle), 27-30 juin 2012, Genève.

14En 2010, un premier symposium à Genève dans le cadre de l’Actualité de la recherche en éducation et formation (AREF), coordonné par Rita Hofstetter «  Acteurs individuels et collectifs de la fabrique des savoirs en sciences de l’éducation  », nous oblige à produire très vite un programme pertinent s’inspirant de travaux menés en Suisse (Hofstetter et Schneuwley, 2007). En 2011, les membres lyonnais du groupe organisent la journée d’étude «  Histoire des sciences de l’éducation (1945-1970)  ». Il en ressort une stabilisation de la période, un intérêt pour les situations locales et la volonté d’en savoir davantage sur ce qui se passe en dehors de la France. En 2012, enfin, le symposium «  Savoir savant, savoir militant : la circulation des idées sur l’éducation (1920-1980)  », coordonné par Rebecca Rogers dans le cadre de l’International Standing Conference for the History of Education (ISCHE)9, contribue à renforcer encore ces orientations en mettant l’accent sur les modes d’internationalisation. Le centre d’intérêt se renforce sur les échanges internationaux, notamment les congrès, les revues, les réseaux et associations.

15C’est également en 2012 que la perspective de produire un ouvrage collectif se précise et avec elle la reformulation du projet, de l’histoire des sciences de l’éducation à une histoire plus large. Le 27 septembre 2012, l’une de nous écrit :

«  Je ne suis pas sûre que nous soyons tous sur la même longueur d’onde en ce qui concerne l’objet précis du séminaire qui a bougé – et c’est normal – au fil des mois… Pour ma part, je suis pour une reformulation (comme nous l’avons déjà toute les deux proposé) en : Histoire de la recherche en éducation et formation en France et en Europe dans l’après-Seconde Guerre mondiale  ».

  • 10 Entériné par l’arrêté du 18 décembre 2018 fixant la liste des groupes et des sections paru au JO du (...)
  • 11 Lors de la présentation de l’ouvrage à sa publication à la Bibliothèque de Paris-Descartes, Lucie T (...)

16Notons que nous avons alors devancé le changement du nom de la discipline des sciences de l’éducation avec l’ajout du mot «  formation  »10 pour insister sur une acception large de l’éducation concernant tous les publics. Cette proposition est actée tandis qu’un premier plan du livre est collectivement élaboré. Un compte rendu de nos discussions d’octobre 2013 précise, dans les conseils de rédaction envoyés aux auteur·e·s, de «  bien analyser le vocabulaire utilisé dans leurs sources : la signification des termes “recherches en éducation11”, “sciences de l’éducation” en particulier  ». Il s’agit de «  bien faire attention à ne pas présenter la création des départements de sciences de l’éducation comme une finalité inéluctable des processus que nous étudions. [L’ouvrage] ne doit pas être conçu comme un livre sur l’émergence des sciences de l’éducation mais sur les transformations dans la recherche en éducation qui ont créé les conditions de leur création, destin non pas inscrit à l’avance  ». Cette insistance montre bien les tensions qui subsistaient encore quelques mois avant la publication, entre deux projets parfois difficilement conciliables.

Antécédents et gestation de la discipline : les choix opérés dans l’ouvrage collectif

17L’ouvrage collectif final comprend quatre parties déclinées ainsi :

  • Environnement international
    Cette partie comprend quatre contributions portant sur l’Allemagne de l’Ouest (notamment dans ses rapports avec les États-Unis et les organisations internationales), la Grande-Bretagne, la Suisse et la Belgique.

  • Politiques scientifiques et ancrages institutionnels
    Quatre contributions portent sur l’Institut pédagogique national (1950-1973), les recherches en éducation dans les colloques de l’Association d’étude pour l’expansion de la recherche scientifique, l’École pratique de psychologie et de pédagogie de Lyon (1947-1967), les laboratoires et bulletins au miroir de la recherche en éducation à la Sorbonne (1947-1971) et deux focus sur le Comité consultatif des universités et sur le Centre international d’études pédagogiques.

  • Champs de recherche
    Trois contributions portent sur les premières recherches en sociologie de l’éducation (1960-1973), sur la formation d’adultes et ses liens avec les recherches en éducation (années 1950-1973), sur la psychopédagogie

  • Dispositifs, publication et réseaux
    Les associations et congrès internationaux, les revues sur l’éducation (1954-années 1970), les ouvrages princeps (1957-1976), les premiers pas de l’AECSE (1968-1973) et deux focus sur Jean Hassenforder et la communication documentaire (1958-1974) et sur les premiers étudiants de sciences de l’éducation.

18Les recherches présentées dans l’ouvrage commencent au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, tournant jugé pertinent étant donné l’objet de notre recherche. Il n’en reste pas moins que ce choix laisse béant l’écart entre la fin de la période d’étude de Jacqueline Gautherin et le début de la nôtre. Tout l’entre-deux-guerres se trouve délaissé. C’est-à-dire des années au cours desquelles fleurissent nombre de mouvements éducatifs visant des jeunes et des adultes, où se consolide en particulier l’éducation nouvelle ainsi qu’une première approche scientifique, essentiellement psychologique, de l’orientation et de la sélection à l’entrée en formation professionnelle par exemple.

  • 12 Avec la fin de l’Institut national pour la formation des adultes et du Complexe de Nancy.
  • 13 Avec la création de nouvelles institutions (facultés, départements…) ou la transformation d’institu (...)

19Notre période s’étend jusqu’aux années 1970, ce qui, comme l’a fait justement remarquer l’un des auteurs d’une recension, donne à «  l’après-guerre  » du titre une longévité un peu excessive. Un couperet de fin n’a pas été imposé aux auteur e s qui, selon les contributions, arrêtent leur analyse soit un peu avant, soit un peu après 1973, date que nous avons symboliquement retenue, dans l’introduction, comme borne terminale. Ce choix a sans doute été insuffisamment expliqué. A posteriori, il est possible de l’analyser au regard du glissement opéré des sciences de l’éducation à la recherche en éducation et formation. La création (officielle : 1970 ou officieuse : 1972) de l’AECSE aurait éventuellement pu aussi convenir mais tout cela ne cadrait pas avec notre approche internationale. L’idée directrice, soulignée dans notre introduction, est de situer le développement des recherches en éducation et formation en France dans le cadre d’un mouvement plus général et international du développement des sciences humaines et sociales. Cela justifie le choix de cette date de 1973. En effet, le VIe Congrès de l’AISE organisé à Paris cette année-là marque l’entrée officielle des recherches françaises en sciences de l’éducation sur la scène internationale. S’il est vrai que la portée de cet événement pourrait facilement être relativisée, il n’en reste pas moins que le début des années 1970 représente un tournant, en France mais aussi dans les pays étudiés, dans un développement de recherches en éducation qui tend alors à se conformer aux exigences universitaires, à s’installer dans une stabilité qui fait suite aux bouillonnements des premiers âges, voire à ralentir (notamment les recherches sur la formation d’adultes12), à se trouver moins bien financées (Grande-Bretagne), tout en continuant, paradoxalement, à s’institutionnaliser13. Ces années correspondent aussi, bien entendu, au ralentissement mondial de l’économie qui a des incidences directes sur les priorités de recherche.

  • 14 Unesco, Bureau international de l’éducation, Comité consultatif des universités, Centre de document (...)
  • 15 Les premiers publics étudiants, la Revue française de pédagogie, l’éducation nouvelle, permanente, (...)

20Pour contrebalancer les lacunes inévitables du travail de notre groupe, nous avons un temps pensé inclure dans les différentes parties de l’ouvrage des focus, comme autant de textes courts visant à éclairer tel ou tel aspect qui nous semblait insuffisamment traité. En particulier, puisque nous nous étions éloignées de l’approche biographique annoncée à l’origine, nous envisagions quelques focus sur des figures marquantes de notre période, d’autres sur quelques institutions14, d’autres encore sur des thèmes ou des objets particuliers15. Au final, il ne reste dans l’ouvrage que quatre focus faute d’accord sur le principe de sélection (quels «  grands  » hommes ? Quelle place aux «  petites mains  » féminines ?), faute de documents suffisants, faute de temps… Ils semblent pourtant avoir été appréciés, notamment celui sur les premiers étudiants de sciences de l’éducation. L’idée de brefs éclairages sur des thématiques variées pourrait être reprise dans le cadre d’un prolongement de cette recherche.

Lectures et relectures sous l’œil des spécialistes

21Comment appréhender la réception d’une œuvre dans notre paysage éditorial contemporain ? Une telle interrogation figure dans notre livre (Savoye, 2015) et mérite d’être reprise ici. S’il est désormais possible de procéder par un comptage de citations en ligne ou à une étude de ventes de volumes, cette approche purement quantitative nous semble trop peu parlante vis-à-vis des enjeux actuels de la recherche. Nous avons donc choisi de mener notre enquête à travers une lecture fine des recensions de notre ouvrage collectif qui rendent évidemment compte de son contenu mais aussi de son positionnement dans le champ des recherches en éducation. Ce petit corpus de «  résultats  » ouvre alors une fenêtre sur les attentes des recenseur·e·s, l’occasion de saisir à quel point le croisement d’une réflexion sur l’histoire de la recherche en éducation et celle sur l’histoire de la discipline a rencontré des attentes différentes d’un lectorat lui-même hétérogène.

Treize recensions

  • 16 Autre mesure que nous aurions pu développer : la présence du livre dans des catalogues universitair (...)

22Le tableau ci-après résume cette récolte plutôt honorable pour un volume collectif dans le paysage éditorial scientifique contemporain16.

Tableau 1 : Liste des recensions de l’ouvrage Les sciences de l’éducation (2015)

  • 17 Cette date, qui précède la publication de l’ouvrage, témoigne du retard pris par la revue Histoire (...)

Revue, numéro

Année

Auteur. e

1

Histoire de l’éducation, 142

2014

Antoine Prost17

2

Recherche et formation, 79/2

2015

Anne-Marie Chartier

3

Revue française de pédagogie, 192

2015

Jean-François Condette

4

H-France Review, 16, 183

2016

Léon Sachs

5

Les Études sociales, 163/1

2016

Bruno Poucet

6

Savoirs, 40

2016

Véronique Leclercq

7

Sciences de l’éducation pour l’Ère nouvelle, 49/1

2016

Pierre Kahn

8

Vingtième siècle, 130/2

2016

Antoine Prost

9

History of Education Researcher [GB]

2016

Marie Gaussel

10

Historical Studies in Education/Revue d’histoire de l’éducation, 28 [Canada]

2016

Normand Baillargeon

11

Recherches et éducation, 28

2017

Xavier Riondet

12

Revue suisse des sciences de l’éducation, 39/1

2017

Sylviane Tinembart

13

Historische Bildungsforschung online, 06/02/2017 [Suisse alémanique]

2017

Christina Rothen

  • 18 Elle s’est toutefois intéressée à l’histoire des thèses en formation au sein des sciences de l’éduc (...)

23À la vue de cette liste, une première satisfaction se fait jour : sur les 13 recensions, cinq ont été publiées dans des revues non françaises. La plupart ont été rédigées en français, mais deux l’ont été en anglais et une en allemand. Les rédacteurs de celles publiées dans les revues françaises sont, à l’exception de Véronique Leclercq18, des historien·ne·s de l’éducation qui ont accepté la tâche de rendre compte du volume, à commencer par son doyen, Antoine Prost, la nouvelle génération étant également représentée par Xavier Riondet. Les profils des auteur·e·s des recensions publiées dans les revues d’autres pays sont plus variés. Léon Sachs est enseignant dans un département d’études françaises et francophones aux États-Unis, auteur d’un ouvrage en 2014 intitulé The Pedagogical Imagination. The Republican Legacy in 21st Century French Literature in Film. Il est de loin l’auteur le plus critique. Il juge l’ouvrage certes utile pour comprendre­ la montée des sciences de l’éducation dans la période étudiée mais d’un intérêt fort limité en dehors d’un cercle réduit de spécialistes dont il ne fait manifestement pas partie. Trois autres auteur·e·s appartiennent au vaste milieu des recherches en éducation : Marie Gaussel est chargée d’études et de recherche au sein du service «  Veille et analyses  » de l’Institut français de l’éducation (ifé), Normand Baillargeon, professeur à l’Université du Québec à Montréal, est philosophe de l’éducation, Sylviane Tinembart est historienne, professeure à la Haute école pédagogique du canton de Vaud en Suisse. Christina Rothen, quant à elle, est en poste à l’Institut d’herméneutique et de philosophie des religions de l’Université de Zurich.

24Nous espérions intéresser des revues d’autres disciplines. Or force est de constater que nous y sommes très peu parvenues. Seule la revue d’histoire Vingtième siècle a proposé une recension de notre ouvrage, mais non la Revue d’histoire des sciences humaines ni la revue internationale d’histoire de l’éducation Paedagogica historica. Des revues de sociologie ou de sciences politiques ont mentionné la publication, mais sans aller au-delà. Finalement, les frontières, qu’elles soient disciplinaires ou linguistiques, n’ont été franchies que très partiellement.

Le verdict des recensions

25Venons-en à présent au contenu même de ces recensions. Hormis les commentaires sur la construction de l’ouvrage et une présentation succincte de chacune des contributions, exercice attendu lorsqu’il s’agit de rendre compte d’une production collective, nous avons retenu de ces lectures quelques points saillants de la démarche qui ont été soulignés soit comme positifs, soit comme éventuellement problématiques ou lacunaires.

26Tout d’abord, nous avons eu la satisfaction de lire que notre ouvrage répondait à une attente : «  Il n’existait pas d’ouvrage synthétique permettant de comprendre comment les sciences de l’éducation ont été recréées en 1967 en France, alors que Jacqueline Gautherin nous a livré une très belle synthèse pour la période antérieure  » (Poucet) ; «  Les sciences de l’éducation n’ont guère été l’objet d’une investigation historique d’ampleur. C’est ce manque que vient avec bonheur combler l’ouvrage […] il montre que le trou creusé entre cette date et la “renaissance” universitaire “des sciences de l’éducation” en 1967 n’est pas historique mais historiographique  » (Kahn) ; «  Rares sont les recherches évoquant l’histoire des sciences de l’éducation à partir d’archives  » (Riondet) ; «  Les textes rassemblés explorent une période mal connue de l’histoire des sciences de l’éducation […] fourmillent d’informations inédites  » (Leclercq) ; «  même si l’ouvrage traite abondamment de l’évolution des sciences de l’éducation en France, il peut être considéré comme une étude de cas représentative de l’évolution de la recherche en éducation, de l’éclosion de la dimension scientifique des savoirs éducatifs et de l’émergence des facultés universitaires  » (Tinembart) ; «  Ce volume exhume un territoire oublié de notre histoire intellectuelle et éducative, une Atlantide enfouie dans l’indifférence  » (Prost).

27Le fait que le livre soit issu des travaux d’un séminaire installé dans la durée est souligné dans de nombreuses recensions : il semble que le travail de longue haleine soit perceptible et qu’il en résulte une unité tangible malgré la diversité des approches.

28La dimension internationale est unanimement soulignée, dans le sens où elle permet la comparaison. Elle montre «  à la fois des convergences et des particularités  » (Baillargeon), met en valeur le fait que «  l’affirmation des sciences de l’éducation n’est en rien une spécificité française mais un mouvement plus global qui, dans ces années 1945-1975, gagne les pays industrialisés  » (Condette) et, surtout, elle met en évidence le retard français (Prost, Chartier, Condette, Sachs) dans le développement scientifique ou l’universitarisation de l’éducation. La formation des enseignants, qui s’est poursuivie en dehors des sciences de l’éducation, au contraire des autres pays, constitue sans doute la seule vraie «  spécificité française  ».

29Ce concert de louanges s’accompagne toutefois d’un certain nombre de «  regrets  », comme l’absence d’analyse de l’influence des organisations internationales sur la recherche en éducation (Rothen). D’autres recenseurs notent l’absence de chapitres sur l’histoire ou la philosophie de l’éducation (Poucet, Riondet), de la psychologie de l’éducation (Riondet). D’autres pointent des lacunes dans les relations internationales, comme les liens avec le Canada qui restent à explorer (Poucet, Baillargeon). Certains auraient aimé une approche plus politique et institutionnelle (Kahn) qui donne davantage place aux lobbyings et débats ministériels ayant présidé à l’instauration de la discipline (Condette, Poucet), aux premières années de son institutionnalisation et aux débats qui l’ont accompagnée (Riondet), à la création des chaires universitaires (Kahn).

30Mais surtout, l’ouvrage soulève des «  énigmes  » (Chartier). Pour Antoine Prost : «  [Il] montre bien comment les sciences de l’éducation ont émergé, mais il ne dit pas pourquoi à ce moment-là, et pas plus tôt ou plus tard. Il n’explique pas le retard français, qu’il relativise partiellement. Comment expliquer cette paradoxale exception qui fait de la France le seul pays au monde où l’on ait si longtemps pensé (et beaucoup l’affirment encore) qu’il faut avant tout “vacciner” la formation des maîtres contre les sciences de l’éducation ?  ». Selon Anne-Marie Chartier, «  Les pièces réunies, loin de couvrir le champ, pointent les héritages, les obstacles et les malentendus qui vont configurer les sciences de l’éducation  ». D’où des questions restées en suspens : que signifie en termes d’enjeux et de violence symbolique vis-à-vis de certains acteurs l’instauration d’une frontière entre science et non-science ? (Riondet). Pourquoi l’éducation aurait-elle besoin d’une discipline spécifique ? (Chartier). Elles ouvrent à autant de pistes à approfondir, comme les rapports de force politiques, la part jouée par les non scientifiques, les savoirs ensevelis par cette création (Riondet), les liens avec la formation des maîtres (Poucet), la création des Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) (Prost, Chartier, Riondet) et incitent, bien entendu, la poursuite de la recherche pour la période de l’entre-deux-guerres et au-delà du milieu des années 1970.

Le chantier reste ouvert : perspectives possibles

31Comme l’écrit Bruno Poucet dans sa recension : «  Le chantier est ouvert et l’histoire des sciences de l’éducation est bien partie pour rattraper le retard pris sur celles de la psychologie ou de la sociologie  ». À partir des retours qui ont été faits et des lectures portant sur d’autres pays et d’autres disciplines, nous proposons ici quelques pistes qui prolongent celles que nous avons lancées, dans une perspective toujours socio-historique.

L’ambition transnationale : une évidence et un défi

32Comment, dans un monde «  globalisé  », faire aujourd’hui l’impasse de la dimension internationale ? C’était bien le constat qui avait déterminé une première partie du volume centré sur «  l’environnement international  » et par un effort de penser les circulations transnationales par le biais de colloques, de personnes ou d’institutions «  passeurs  ». En cela nous suivions les pas d’autres historien·ne·s des sciences humaines et sociales. Le national, le local, l’institutionnel situé ne peuvent plus être étudiés comme des univers plus ou moins autosuffisants sans convoquer le contexte transnational, «  les relations d’échange, de rivalité et de dominations dans lequel ces traditions s’inscrivent  » (Heilbron, Jeanpierre et Guilhot, 2009, p. 123). La proposition programmatique d’Heilbron et al. se base sur trois mécanismes distincts qu’il convient d’analyser : le fonctionnement des institutions et réseaux scientifiques internationaux, la mobilité transnationale des universitaires – dans laquelle ils incluent les migrations subies, notamment dans l’entre-deux-guerres –, et les politiques d’échanges transnationaux poursuivies par les institutions non universitaires, dans lesquelles jouent en particulier les compétitions entre puissances nationales. Reconnaissons d’emblée que notre volume n’a fait qu’esquisser certains aspects d’une histoire transnationale qui reste largement à poursuivre. Quant au décentrage proposé par les études des pays proches, celui-ci mérite certainement des prolongements dans le cadre de projets collectifs d’envergure.

33Il existe cependant d’autres manières d’aborder l’international pour faire une histoire de la recherche en éducation. L’étude de structures ou d’initiatives d’emblée internationales fournit un terrain d’enquête qui connaît actuellement des développements stimulants. Pensons, par exemple, aux recherches menées sur le Bureau international de l’éducation par l’Erhise à Genève ou aux recherches menées par Damiano Matasci sur l’Unesco19. Les résultats de ces recherches, tout comme l’étude d’Anne Rohstock au sujet de l’Allemagne dans notre volume, remettent en question les récits nationaux. En France, l’analyse socio-historique du soutien logistique et financier des organismes internationaux ou des fondations américaines aux initiatives éducatives de l’après-guerre n’en est qu’à ses débuts. Dans cette veine, le projet ANR Global Youth qui s’intéresse aux trajectoires des 200 000 résidents de la Cité internationale universitaire de Paris ouvre de nouvelles perspectives pour envisager le rôle de la mobilité internationale chez les futurs acteurs du monde éducatif20.

  • 21 Mais qui peuvent porter sur diverses situations nationales comme ceux de Marc Depaepe sur la Belgiq (...)

34Une autre approche de l’international se nourrit de recherches faites sur des aires géographiques distinctes pour penser de manière plus «  globale  » les phénomènes. C’est ce que propose Claudio Suasnábar (2013), professeur à l’université à Buenos Aires, dans son analyse de l’institutionnalisation de l’éducation comme discipline universitaire. Partant du constat que l’émergence et le développement des sciences de l’éducation fait l’objet de recherches en Europe et aux États-Unis, il entreprend d’explorer ce qui se passe sur ce plan en Amérique Latine. Son enquête bibliographique montre que le sujet a connu un développement au cours des dernières années, important au Mexique, au Brésil et en Argentine, et, dans une moindre mesure, en Colombie et au Chili. Il remarque, néanmoins, que la majorité des travaux produits ne dialoguent pas avec la production internationale. Il entreprend alors une revue de la littérature afin d’éclairer les situations de cette région du monde à l’aide de grilles de lecture tirées des recherches européennes. Il est intéressant de constater qu’aux côtés de références anglophones21 et lusophones (notamment d’António Nóvoa), les travaux francophones sont particulièrement bien représentés et exploités dans l’analyse, en particulier ceux de Gautherin (2002b), Hofstetter et Schneuwly (2002), mais la plupart toutefois à partir de publications en… anglais. Cet exemple montre au passage l’importance de la traduction qui devrait être plus systématiquement mise en œuvre dans nos institutions universitaires, afin que la circulation des idées gagne toutes les parties du monde…

Approche socio-historique et déconstructions disciplinaires

35Paradoxalement, les études de cas étrangers au début de notre volume incitent peut-être plus à (re)penser la dimension disciplinaire de notre projet que la dimension internationale. En effet, les origines des sciences de l’éducation selon les pays font découvrir des rapports aux disciplines – psychologie, sociologie, philosophie, histoire – bien distincts. Dans ce qui suit, nous proposons quelques réflexions stimulées par des recherches socio-historiques interrogeant la place des disciplines dans des champs de savoirs composites. C’est une manière de répondre à certaines critiques des recensions portant sur la faiblesse de l’analyse des différentes disciplines qui ont constitué les sciences de l’éducation en France.

36Deux disciplines proches des sciences de l’éducation, en raison notamment de leur construction autour d’un objet, se penchent sur leur histoire. Un numéro spécial de la revue Hermès (2007) porte un regard intéressant sur les «  Racines oubliées des sciences de la communication  » dans lequel l’approche internationale et une étude des théorisations bien antérieures à leur création sont proposées. Il s’agit de rechercher leur genèse loin dans le temps, en contournant éventuellement la question des disciplines, afin de se démarquer d’une «  histoire standard  » du champ d’étude le reliant inévitablement aux travaux sur la propagande et à la Seconde Guerre mondiale. Une place centrale est donnée à l’usage de la communication et des savoirs qui y sont liés à travers les temps et dans différents domaines de pratiques. Récemment, un nouveau numéro consacré cette fois aux «  30 ans d’indiscipline  » de la revue a été publié (2018).

37L’histoire de la science politique fait, quant à elle, l’objet d’un numéro spécial de la Revue française de science politique (2017). L’approche socio-historique, revendiquée par Antonin Cohen qui ouvre le dossier, consiste à considérer la discipline comme un ensemble de relations avec des rites de passage, des rapports de force, des règles du jeu, des comportements collectifs, notamment politiques, qui la distinguent des autres disciplines. Mais là encore, dans ce numéro, les autres disciplines occupent une place discrète, on y étudie plutôt les conditions (dont l’aide financière des fondations américaines), les acteurs institutionnels et les stratégies politiques qui ont facilité l’émergence de la science politique.

38L’interdisciplinarité enfin, qui a été longtemps centrale et souvent conflictuelle dans les débats entre chercheurs de sciences de l’éducation, a dernièrement fait l’objet de plusieurs publications (Hermès, 2013 ; Heilbron et Gingras, 2016 ; Boelaert, Mariot, Ollion, et Pagis, 2015). Répondant à des considérations pédagogiques avant que scientifique (Pasquier et Schreiber, 2007 ; Dormoy-Rajramanan, 2017), sa forme et son sens se sont modifiés à travers différentes vagues de discours passés au crible de l’analyse socio-historique. Celle-ci met également en valeur les enjeux politiques, gestionnaires autant que scientifiques, auxquels elle a été censée répondre à différents moments de l’histoire des universités, ainsi que les rapports de forces entre disciplines qu’elle permet de renseigner. Le débat lancé il y a une dizaine d’années sur indiscipline/interdiscipline (Pasquier et Schreiber, 2007) ouvre d’autres perspectives dont notre collectif n’a sans doute pas pris la mesure.

39Pourtant, nos collègues britanniques se sont beaucoup intéressés à ces questions, même si le chapitre sur la Grande-Bretagne n’en rend que partiellement compte. En effet, de nombreux travaux s’intéressent aux disciplines de l’éducation et posent la question de savoir si «  Éducation  » au sens de département universitaire est une discipline, un champ d’expertise ou un champ appliqué «  multidisciplinaire  » comme le propose Gary McColloch (Furlong et Lawn, 2011 ; McCulloch, 2017 ; McCulloch et Cowan, 2017). Derrière l’interrogation sur le sens des mots – discipline/champ, pluri-/multi-/inter-disciplinaire – il y a une réflexion aussi bien épistémologique que socio-historique sur la nature contemporaine des sciences de l’éducation et sur la place des disciplines académiques dans leur constitution. Approfondir ce thème que nous n’avons qu’esquissé donnerait matière à renouveler le regard, tout en mettant à distance quelques vieilles querelles internes aux sciences de l’éducation qu’il s’agirait à présent de déconstruire.

40Beaucoup de ces travaux ont été publiés un peu avant et après la publication de notre livre. Le moment paraît donc propice aux recherches sur la genèse et le développement des disciplines à l’instar de celles menées en Grande-Bretagne ou sur des domaines spécialisés comme l’histoire, la philosophie ou la sociologie de l’éducation. Signalons à cet égard un article récent portant sur le développement de la sociologie de l’éducation dans les universités québécoises (Doray, Groleau et Lessard, 2017). Il y apparaît que celle-ci se trouve marginalisée tant au sein des départements de sociologie que dans ceux de sciences de l’éducation. L’article propose une analyse fine du milieu des sociologues de l’éducation, à partir des variations de leurs effectifs dans les différentes universités et facultés d’éducation, mais aussi de leur spécialisation dans des thèmes et/ou fonctions particulières (notamment évaluatives dans des travaux portant sur les effectifs étudiants) et des conditions externes de leur implication (existence de relais, nouvelles politiques éducatives, nouvelles problématiques sociales, comme le décrochage…). En France, les approches socio-historiques de tels domaines existent articulant enjeux disciplinaires et fonctionnements institutionnels – pour l’histoire : Caspard et Rogers (2012) ; pour la philosophie : Kahn (2006) – mais sont rarement pensé comme une contribution à l’histoire des sciences de l’éducation.

41Au terme de ce retour sur une expérience collective de recherche, nous n’avons pas de déclaration solennelle à prononcer. Comme tout travail de recherche, le nôtre est marqué par ses conditions de production, les dispositions et la curiosité de ces participant·e·s et par le contexte intellectuel du moment. Quelque dix années après l’écriture du projet initial, nous sommes conscientes des chemins non empruntés, des pistes encore à creuser et des défis qui n’ont été que très partiellement relevés. Si l’on revient au contexte actuel des célébrations d’un cinquantenaire, osons toutefois une remarque et une proposition. Les interrogations actuelles sur le bilan des cinquante ans font ressortir une «  discipline  » qui paraît bien fragmentée malgré des formes d’institutionnalisation indéniables (associations, revues, publications) et toujours en quête d’une identité. La spécialisation et la multiplication de domaines spécialisés en sont emblématiques. Certes, les sciences de l’éducation sont maintenant bien installées, mais cette «  maturité  » n’a pas effacé les failles d’une absence de consensus originel sur leur statut épistémologique.

42Les travaux menés dans différents pays sur l’histoire des recherches en éducation (et formation, mais ce point serait à approfondir !) et de leur institutionnalisation en disciplines laissent entrevoir une diversité d’approches, les unes surtout centrées sur l’histoire des disciplines constitutives, comme en Grande-Bretagne, d’autres plus focalisées sur les processus de disciplinarisation, comme en Suisse. Notre proposition serait alors de prendre le pari d’une histoire résolument externe. En s’intéressant aux recherches menées sur d’autres pays non encore étudiés, mais aussi sur d’autres champs d’études ainsi qu’aux résultats d’approches globales ou transnationales, peut-être serait-il possible de trouver de nouvelles perspectives qui dépassent le dilemme centration sur les disciplines/et focalisation sur la discipline. Ainsi pourrait-on peut-être mieux comprendre comment des territoires de savoirs se transforment et deviennent des enjeux non seulement de mémoire mais aussi de pouvoir.

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Bibliographie

Boelaert, J., Mariot, N., Ollion, É. et Pagis, J. (2015). Les aléas de l’interdisciplinarité, Genèses et l’espace des sciences sociales françaises (1990-2014). Genèses, 100-101 (3), 20-49.

Caspard, P. et Rogers, R. (2012). The history of education in France: A laboriously useless science, p. 73-86. Dans J. E. Larsen (dir.) Knowledge, Politics and the History of Education, Münster: LIT Verlag.

Doray, P., Groleau A. et Lessard C. (2017). Le paradoxe de la sociologie de l’éducation au Québec. Éducation et sociétés, 40 (2), 145-166.

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Prost, A. (dir.). (2014). La formation des maîtres de 1940 à 2010. Rennes : Presses universitaires de Rennes.

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Notes

1 Nous écrivons au moment où la section 70 (sciences de l’éducation) du Conseil national des universités (CNU) vient de prendre la décision de renommer la section : sciences de l’éducation et de la formation, signe d’interrogations toujours vives. Voir Perez-Roux et Étienne (2018).

2 Notons également pour les anniversaires de plus de 50 ans : les 70 ans à Lyon (Robert, Mole et Poizat, 2015).

3 https://blogs.univ-tlse2.fr/15grandesfigures-scedu/

4 Dans ce numéro des sciences de l’éducation – Pour L’Ère nouvelle (2017), Guy Berger et Gaston Mialaret sont à l’honneur.

5 La commission fonctionne à petit effectif avec Françoise F. Laot, Nassira Hedjerassi et Pascale­ Ponté (deux autres personnes, Brigitte Mas et Marie-Clotilde Pirot, n’ayant participé qu’à quelques réunions).

6 Nous découvrons au cours d’un entretien du 22 avril 2013 avec Geneviève Jacquinot, que ces trois dernières femmes, tout comme G. Jacquinot, ont travaillé sur l’audiovisuel.

7 En sus des deux coordinatrices, ont participé à au moins une réunion du groupe : Sébastien-Akira Alix, Annette Bon, Dominique Bret, Jean-Michel Chapoulie, Gary McCulloch­, Daniel Denis, Catherine Dorison, Renaud d’Enfert, Christiane Etévé, Jacqueline Gautherin, Emmanuelle Guey, Laurent Gutierrez, Nassira Hedjerassi, Rita Hofstetter, Pierre Kahn, Frédéric Mole, Dominique Ottavi, Emmanuelle Picard, Pascale Ponté, Patricia Remoussenard, André Robert, Elsa Roland, Xavier Riondet, Anne Rohstock, Antoine Savoye, Jean-Yves Séguy, Bernard Schneuwly.

8 Signalons également les travaux sur les disciplines scolaires dans le cadre d’un projet de l’Agence nationale de la recherche « Réformer les disciplines scolaires : acteurs, contenus, enjeux, dynamiques (années 1950-années 1980) Rediscol » https://anr.fr/Projet-ANR-06-APPR-0013.

9 ISCHE 34 Internationalisation dans le champ éducatif (18e-20e siècle), 27-30 juin 2012, Genève.

10 Entériné par l’arrêté du 18 décembre 2018 fixant la liste des groupes et des sections paru au JO du 19 décembre 2018.

11 Lors de la présentation de l’ouvrage à sa publication à la Bibliothèque de Paris-Descartes, Lucie Tanguy, qui avait accepté d’en faire une présentation critique, nous a fait remarquer l’usage malheureux de ce « en » dans l’expression « recherche en éducation », la formulation ayant fait l’objet de débats pour toutes les recherches pluridisciplinaires portant sur des objets. D’accord avec elle sur le fond, nous avons cependant opté pour la facilité. Il s’agit ici d’un raccourci de langage pour désigner « recherche ayant pour objet l’éducation » qu’il s’agissait de distinguer des recherches en sciences de l’éducation, puisque la discipline n’existait pas encore.

12 Avec la fin de l’Institut national pour la formation des adultes et du Complexe de Nancy.

13 Avec la création de nouvelles institutions (facultés, départements…) ou la transformation d’institutions déjà existantes (INRDP-INRP, Faculté de psychologie et de sciences de l’éducation en Suisse, la réorganisation de l’université française).

14 Unesco, Bureau international de l’éducation, Comité consultatif des universités, Centre de documentation de l’INRP, Association pour l’expansion de la recherche scientifique…

15 Les premiers publics étudiants, la Revue française de pédagogie, l’éducation nouvelle, permanente, la recherche en éducation aux États-Unis.

16 Autre mesure que nous aurions pu développer : la présence du livre dans des catalogues universitaires. World Cat révèle une bonne couverture de la France avec la présence du volume dans 82 catalogues universitaires. Il se trouve aussi dans six universités suisses, cinq canadiennes, trois états-uniennes, deux allemandes, deux marocaines, une belge (vérification du 29 juillet 2019).

17 Cette date, qui précède la publication de l’ouvrage, témoigne du retard pris par la revue Histoire de l’éducation. Notons aussi que le compte rendu d’Antoine Prost dans Vingtième­siècle, destiné à un lectorat historien généraliste, est très similaire à celui dans Histoire de l’éducation.

18 Elle s’est toutefois intéressée à l’histoire des thèses en formation au sein des sciences de l’éducation et a contribué à la journée d’étude sur l’histoire des sciences de l’éducation dans le département du Nord (12 juin 2013).

19 Par exemple, la recherche financée par l’Ambizione du Fonds national suisse : « De la régulation au “développement”. Modernisation, accès au savoir et politiques éducatives dans l’âge global (1929-1961) ».

20 http://www.agence-nationale-recherche.fr/projet-anr/?tx_lwmsuivibilan_pi2%5BCODE%5D=ANR-17-CE28-0005

21 Mais qui peuvent porter sur diverses situations nationales comme ceux de Marc Depaepe sur la Belgique flamande ou ceux de Marco Ceccini sur les congrès internationaux : Research on Scientific Foundations and Disciplinary Boundaries of the Sciences of Education within International Congresses (1908-1937) communication au Congrès de l’European Society for the History of Human Sciences, 20th conference, disponible en ligne http://www.unige.ch/fapse/SSE/erhise/ESHHS2001_2.html

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Pour citer cet article

Référence papier

Françoise F. Laot et Rebecca Rogers, « Écrire l’histoire des sciences de l’éducation : retour critique sur une démarche socio-historique »Les dossiers des sciences de l’éducation, 42 | 2019, 53-70.

Référence électronique

Françoise F. Laot et Rebecca Rogers, « Écrire l’histoire des sciences de l’éducation : retour critique sur une démarche socio-historique »Les dossiers des sciences de l’éducation [En ligne], 42 | 2019, mis en ligne le 01 septembre 2021, consulté le 13 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/dse/3950 ; DOI : https://doi.org/10.4000/dse.3950

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Auteurs

Françoise F. Laot

Centre d’études et de recherches sur les emplois et les professionnalisations (Cérep)
Université de Reims Champagne-Ardenne, France
Françoise F. Laot, socio-historienne, est professeure à l’Université de Reims Champagne-Ardenne, membre du Centre d’études et de recherches sur les emplois et les professionnalisations (Cérep) qu’elle a dirigé entre 2013 et 2018 et associée au Centre de recherche sur les liens sociaux (Cerlis). Ses recherches portent sur l’histoire de l’éducation et de la formation des adultes, hommes et femmes, notamment à partir d’archives visuelles. Elle est présidente de l’association Groupe d’étude – Histoire de la formation des adultes (Gehfa) et co-animatrice d’un réseau européen History of Adult Education and Training in Europe.
francoise.laot[at]univ-reims.fr

Rebecca Rogers

Centre de recherche sur les liens sociaux (Cerlis)
Université de Paris, France
Rebecca Rogers est professeure en histoire de l’éducation à l’Université de Paris, membre du Centre de recherche sur les liens sociaux (Cerlis). Présidente de la International Standing Conference for the History of Education de 2015-2018, elle est impliquée dans les comités de rédaction de nombreuses revues d’histoire de l’éducation, dont Histoire de l’éducation et Paedagogica Historica. Elle est, depuis 2019, co-directrice de la revue Clio. Femmes, Genre, Histoire.
rebecca.rogers[at]parisdescartes.fr

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