1La question de la complexité traverse aujourd’hui le paysage éducatif français. D’un côté, les professionnels de l’éducation sont de plus en plus confrontés à de situations complexes (prévention du décrochage scolaire, école inclusive, éducations à, gestion des inégalités). De l’autre, les transformations de la professionnalité enseignante redessinent la relation de l’école avec son territoire (ville, département, région) ; relations souvent complexes. La prise en compte de la complexité de la fabrique territoriale de l’éducation consiste en un domaine émergeant dans la recherche en éducation, recherche qui a beaucoup à gagner par des approches pluri- et interdisciplinaires. La nécessité de la dimension pluridisciplinaire dans l’étude des évolutions de la professionnalité enseignante est clairement saisie par les directeurs de cet ouvrage collectif, Thierry Philippot, maître de conférences en sciences de l’éducation et de la formation (SEF) à l’université de Reims Champagne-Ardenne, et Jean-François Thémines, professeur en géographie à l’université de Caen-Normandie. Ces derniers placent au cœur de leur projet éditorial les rapports complexes entre nouvelles prescriptions et élaboration des professionnalités enseignantes tout en proposant un dialogue entre la géographie et les SEF.

3Les contributeurs de l’ouvrage partent du constat que l’espace est un analyseur de changements professionnels en éducation (Marcel et Piot, 2005). Ils réussissent à inscrire pleinement leur ouvrage dans un contexte de changement (qu’il soit imposé ou planifié) : des réformes qui redéfinissent le cadre d’action des enseignants et des autres professionnels de l’éducation, les nouveaux espaces de travail à inventer avec la mise en place des éducations à, les dispositifs de co-enseignement et les nouveaux partenariats entre les acteurs en dehors des murs de l’école, la transformation des salles de classe en espaces ouverts. Pour ce qui concerne sa structure, l’ouvrage est composé des neuf chapitres excluant l’introduction et la conclusion générale. Structuré en deux parties, il débute par une introduction posant les objectifs, la démarche, la justification des choix éditoriaux et le plan.

4Ainsi, la première partie, comportant quatre chapitres, présente des pistes pour analyser les géographies – au pluriel – du travail enseignant, tandis que la deuxième, composée des cinq chapitres, explore les frontières de l’espace professionnel des enseignants qui se trouvent de plus en plus élargis.

5La partie « Géographies du travail enseignant » commence par la contribution de Thierry Piot qui explore les nouveaux territoires pour l’« agir professionnel » des enseignants à travers un dispositif de prévention du décrochage scolaire. La notion de l’espace est utilisée dans un sens métaphorique. Les enseignants du secondaire qui, auparavant, exerçaient au sein d’un territoire centré sur la classe et sur leur discipline d’expertise, se voient élargir leur « agir professionnel » à un territoire extra-disciplinaire partagé, processus qui renvoie à la reterritorialisation.

6Le deuxième chapitre, signé par Anne Glaudel, questionne les frontières entre différents espaces du travail de l’enseignant (espace de l’exercice professionnel singulier, espaces institutionnels de formation, espaces de travail collectif) et entre les espaces de vie professionnelle et personnelle où se construit son engagement subjectif. Ayant comme cadre de référence la didactique de la géographie à l’école primaire, l’auteure montre que le discours des enseignants met la classe en relation avec d’autres espaces de vie et d’apprentissage des élèves et avec d’autres espaces de travail dans et hors de la classe. Alors que Thierry Piot emprunte la didactique professionnelle pour analyser le travail enseignant, Anne Glaudel s’appuie sur l’ergonomie de l’activité enseignante afin d’appréhender la « professionnalité réelle » de l’enseignant à partir de discours produits en situation didactique.

7Le chapitre de Thierry Philippot qui suit propose une nomenclature pour l’analyse du travail enseignant à partir du concept d’habiter, avec ses dimensions ontologique, pratique, individuelle et sociale. Partant de l’hypothèse qu’ouvrir la classe à d’autres acteurs, tout en abolissant ses frontières et celles de l’école, touche à ce qui fait l’être enseignant, l’auteur étudie l’émergence d’un nouvel habiter au sein des dispositifs des unités localisées pour l’inclusion scolaire (ULIS). Lui aussi s’inspire de l’analyse de l’activité ; il la croise avec la géographie afin de mettre au cœur de cette première la dimension spatiale souvent sous˗estimée.

8Le dernier chapitre de cette première partie, écrit par Jean-François Marcel, propose le modèle du « territoire du partenariat éducatif » pour étudier les rapports qu’entretiennent entre eux les différents acteurs de l’éducation (enseignants, intervenants extérieurs de l’école, parents, centres de loisirs associés à l’école, associations culturelles ou sportives, etc.). L’auteur s’appuie sur une théorisation des pratiques professionnelles et de l’acteur collectif pour stabiliser sa modélisation systémique du partenariat au sein d’un « territoire éducatif partagé » par les éducateurs et les éduqués. Le modèle proposé trouve sa raison d’être dans l’accompagnement d’un changement prescrit par les politiques publiques à l’échelle locale.

9La seconde partie de l’ouvrage, intitulée « Nouvelles frontières professionnelles à l’école et en dehors de l’école », quant à elle, démarre avec trois chapitres mettant en scène le contexte de la réforme dite « des rythmes scolaires » (loi pour la refondation de l’école de la République, 2013). Le premier, écrit par Jean-François Thémines, s’attache à identifier les changements apportés par la réforme au travail des professeurs des écoles en mobilisant une approche géographique, notamment en prenant l’espace comme analyseur. L’originalité de la recherche présentée réside dans la méthode de recueil des données : enquête visuelle renouvelée avec appui sur des photographies commentées. Le deuxième chapitre, de Karine Bonnaud, consiste en la présentation d’une étude d’impact de cette même réforme sur un territoire délimité dans un contexte rural et périurbain d’une intercommunalité. L’étude montre à la fois l’existence des frontières dans le territoire étudié et des freins du côté de l’institution scolaire dans la création d’un territoire éducatif partagé. Le chapitre de Cédric-Aït Ali et de Ludivine Germa rapporte le point de vue des enfants sur cette réforme en mobilisant un jeu de société pour recueillir leurs représentations sur les nouveaux territoires produits depuis 2013.

10Le chapitre qui suit, signé par Éric Saillot, s’appuie sur le dispositif « plus de maîtres que de classes » afin d’identifier des enjeux de territoires induits par les professionnalités émergeant avec l’ouverture de l’espace classe et la mise en œuvre du co-enseignement. Pour l’auteur, s’attacher à la dimension spatiale permet de se donner les moyens de comprendre les différences observées d’une école à l’autre dans la mise en place d’une même prescription et d’en saisir les effets différenciés sur la professionnalité enseignante. Enfin, le chapitre coécrit par Carine Simar, Corinne Mérini et Marie-Renée Guével interroge, lui aussi, les évolutions des professionnalités enseignantes mais, cette fois-ci, en étudiant le travail en situation d’intermétiers à travers le cas d’un dispositif de promotion de la santé. On explore ici la dimension spatiale du travail en situation d’intermétiers, résultat des interactions à l’extérieur des espaces ordinaires de l’exercice du métier de chaque acteur. Dans la discussion conclusive, Thémines et Le Guern dressent le bilan de cette entreprise et se penchent sur des propositions pour la formation professionnelle.

11L’ensemble des travaux de cet ouvrage concernent aussi bien l’enseignement primaire que l’enseignement secondaire. Son originalité réside dans l’ambition de livrer une première approche géographique du travail enseignant ; peu de travaux de recherche ont pris en compte sa dimension spatiale. Deuxième force de l’ouvrage : la pluridisciplinarité, choix assumé des coordinateurs qui ont regroupé divers univers disciplinaires académiques de référence : les sciences de l’éducation et la géographie (au premier plan), la psychosociologie ou la linguistique (au second plan). Les géographies présentées par les auteurs prennent tout leur sens grâce à l’interaction des disciplines. Une ouverture à double sens s’opère dans cet ouvrage : vers l’analyse du travail pour la géographie et vers l’espace et le territoire pour les SEF.

12C’est un éclairage original qui est porté par cet ouvrage quant à l’exploration de certaines des frontières actuelles de la dimension spatiale du travail enseignant. Les recherches présentées, prenant en compte les évolutions tant des cadres prescriptifs (réformes, dispositifs, référentiels) que des pratiques, participent à la remise en cause de la « représentation cellulaire classique de l’espace de travail des enseignants ». Le livre convainc par la mise en évidence de l’intérêt mobilisateur d’une approche pluridisciplinaire à l’interface de la géographie et des SEF, se centralisant sur les notions de « lieu » et de « frontière », pour analyser les changements dans le travail enseignant.

13L’intérêt de cet ouvrage ne consiste pas uniquement de proposer un renouvellement de la recherche sur le travail et les professionnalités enseignantes, mais aussi de la formation des professionnels de l’éducation. Les auteurs de la conclusion reconnaissent la nécessité d’intégrer dans la formation professionnelle la notion de l’espace dans l’objectif de rendre les étudiants et les stagiaires sensibles à la spatialité des situations de classe et à l’importance de l’espace dans la compréhension de ce qu’est réellement le travail enseignant. Ils avancent ainsi des propositions méthodologiques concrètes autour de l’habiter « polytopique » en formation, basées sur la photographie, pistes inspirantes à la fois pour les chercheurs et les formateurs. Une remarque cependant : on peut regretter l’absence d’ouverture internationale sur le sujet.