1Le Désert de Sechura, vaste étendue sableuse située sur la côte nord-péruvienne (lat. 6°S-7°S), fait l’objet depuis 2012 d’études géomorphologiques et paléoenvironnementales autour de sites archéologiques fouillés depuis 2012 (Goepfert et al., 2016). L’objectif archéologique est de mieux comprendre la dynamique des occupations littorales préhispaniques en fouillant des sites partiellement connus depuis les années 1970 (Milla Villena, 1989 ; Cárdenas et al., 1991, 1993). C’est la fouille d’un de ces nouveaux sites, Bayovar-01, qui est à l’origine d’une démarche géoarchéologique interdisciplinaire avec la mise en place d’études paléogéographiques ayant pour objectif de mieux comprendre les contextes environnementaux contemporains des occupations.
2Aujourd’hui, la région est très faiblement peuplée voire inhabitée dans la plupart des secteurs étudiés. Le littoral aride présente une sensibilité et une relative instabilité environnementale dues à ENSO (El Niño Southern Oscillation) et à ses variations à l’image du phénomène « El Niño costero » dont le dernier remonte à 2017. Si la région est occupée depuis au moins 5000 ans (Cárdenas et al., 1991), les études menées par le Programme Archéologique Désert de Sechura concernent principalement des sites plus récents datant du 1er et de la première moitié du 2e millénaire apr. J.-C. La compréhension des fonctions associées aux sites en lien avec les activités des populations et leur rapport aux ressources est grandement éclairée par le recours aux archives environnementales à proximité. En effet, la situation actuelle des sites archéologiques étudiés, tel Bayovar-01 (Figure 1), témoigne d’importants changements environnementaux : de la modification des paysages, des variations des ressources naturelles (espèces et biomasses) à l’adaptation des activités humaines à ces évolutions (Goepfert et al., 2016 ; Christol et al., 2016 et 2017 ; Villa et al., sous presse).
3Une des contraintes rencontrées dans le Désert de Sechura, tient aux grandes dimensions de certains systèmes environnementaux, notamment d’anciennes vastes lagunes (Christol et al., 2017). Celles-ci nécessitent de s’éloigner des sites archéologiques afin d’avoir une compréhension du système la plus globale possible. Un des enjeux de cette recherche est de réussir à croiser des données issues d’archives environnementales trouvées dans des contextes géographiques relativement distants et potentiellement différents, aspects renforcés par l’étude de plusieurs sites archéologiques (ici Bayovar-01 et Huaca Grande) au fur-et-à-mesure de la progression des fouilles dans la région. Il s’agit de travailler à plusieurs niveaux d’échelles spatiales : locale ou micro-locale (via l’analyse micro-morphologique) c’est-à-dire sur le site lui-même et à sa proximité (approche micro-stratigraphique, géomorphologique et paléoenvironnementale) ; infra-régionale pour prendre en compte le fonctionnement du système environnemental indépendamment de la présence et de la dimension des sites archéologiques (approche géomorphologique et paléoenvironnementale), et régionale par l’étude croisée de plusieurs sites archéologiques et de leurs archives environnementales associées.
4Cet article, tout en apportant de nouveaux résultats, fait le lien entre des données publiées ou en cours de publication sur les différents sites et secteurs étudiés. Il se veut également être une réflexion sur l’approche géoarchéologique menée depuis sept ans dans une région aux contraintes scientifiques multiples (accès, variabilité hydro-climatique, dimension des systèmes étudiés, sites en cours de fouille, etc.). Aussi, c’est l’occasion de proposer un retour d’expérience scientifique sur un littoral méconnu et dont l’histoire environnementale n’a été que très peu étudiée (Collin-Delavaud, 1969 ; Guevara et al., 1991). Nous proposons d’évoquer et de rappeler, dans un premier temps, l’intérêt et les apports de l’étude géoarchéologique intra-site et hors-site, bien développée en géoarchéologie (Arnaud-Fassetta et Carcaud, 2014), en faisant référence aux résultats obtenus pour Bayovar-01 et aux résultats préliminaires de la Huaca Grande. Dans un deuxième temps, sera présentée la nécessité d’une approche globale pour un système lagunaire très vaste comme celui de Las Salinas qui dépasse l’approche hors-site stricto sensu. Enfin, nous évoquerons de façon préliminaire le recours à une approche multi-sites et régionale qui n’est pas sans présenter quelques contrastes sur une portion du littoral relativement étendue mais surtout variée d’un point de vue géomorphologique et diversifiée du point de vue des occupations passées.
5La région étudiée présente un certain nombre de spécificités géographiques et physiques. Bien que localisée à des latitudes tropicales, la température de l’eau de mer reste anormalement froide jusqu’à la pointe nord du massif d’Illescas (Figure 1). Il s’agit là de l’extrémité nord du courant de Humboldt et de l’Upwelling Péruvien, un des principaux réservoirs de biodiversité dans le monde. Ce courant froid couplé à un effet de foehn important affectant le versant occidental de la Cordillère des Andes, explique l’aridité actuelle du climat. La formation du désert de Sechura ne peut se comprendre que sur le temps long du Quaternaire même si ce sont des dynamiques proches des conditions actuelles qui ont entrainé l’accumulation progressive de ces grandes quantités de sables disposés en ergs (Planche 1-A et B). En effet, la dérive littorale continue de faire transiter les sables depuis les embouchures des fleuves côtiers du sud avant qu’ils ne soient éolisés ensuite par la brise de mer et l’alizé. Cette configuration habituelle sur ce littoral où dominent les processus éoliens, entre déflation et accumulation, contraste avec la situation d’ENSO qui provoque à la fois un réchauffement des températures de surface de l’océan et également des précipitations abondantes sur le continent, réactivant les réseaux hydrographiques depuis les hauts reliefs de la Cordillère occidentale vers son piémont. Lors du dernier phénomène d’El Niño dit « costero » (qui n’est pas la manifestation directe d’une situation à ENSO dans le Pacifique Ouest mais un phénomène océano-climatique plus local) en 2017 ou lors du phénomène ENSO majeur de 1998, les paysages se couvrent de végétation (par exemple Exodeconus sp.) et des lacs temporaires se forment au fond des dépressions côtières (Novoa Goicochea, 1998) comme on le distingue sur les images satellites de la figure 2. Cette dernière montre l’évolution des paysages autour du site de Bayovar 01 entre une situation « normale » et une situation lors d’un El Niño. Ces éléments témoignent d’une réactivité importante des milieux étudiés et expriment leur sensibilité forte au changement d’ordre environnemental. Il est alors pertinent d’envisager des évolutions analogues de ces milieux littoraux lors des périodes passées et de considérer ces faits comme un élément important du contexte paléoenvironnemental.
Figure 1. Présentation du Désert de Sechura et localisation des secteurs étudiés. Dessiné à partir d’une compilation de données provenant d’ASTER GDEM (2011), IGN (1966–2005), INGEMMET (1980–1999) et LANDSAT (2001).
Planche 1. Paysages du Désert de Sechura. A. Erg de barkhanes mobiles avec petites nebkas fixées par la végétation xéromorphe. B. Massif dunaire de Los Perritos, parmi les plus importants d’Amérique du Sud. C. Morphologies de la partie aval de la Quebrada Los Chorillos (année normale) qui se termine dans la partie nord de las Salinas. En arrière-plan, le massif d’Illescas. D. Vue de la partie nord de la dépression de Las Salinas depuis l’ouest. En arrière-plan à droite la terrasse pléistocène et l’emplacement du site Bayovar-01, et, à gauche, le massif d’Illescas.
6Ces dépressions littorales sont connectées à l’intérieur du désert via les dépressions intérieures de Namuc et Zapallal jusqu’aux lacs Ramon et Ñapique développés entre des terrasses marines pléistocènes et le piémont andin (Figure 1). Les connexions hydrographiques entre ces éléments se font difficilement au gré de seuils qui soulignent l’aspect compartimenté des reliefs du désert. Le massif d’Illescas forme la deuxième unité morphostructurale et correspond à un massif ancien, culminant à 460 m, composé de roches métamorphiques dans sa partie centrale et méridionale et de granites dans sa partie plus septentrionale. Cette dernière a vu se développer de vastes surfaces d’abrasion marine entaillées parfois assez profondément par un réseau hydrographique apparaissant disproportionné au regard du climat aride notamment dans ses larges basses vallées fluviales (Planche 1-C). A l’est du massif des Illescas, la baie de Sechura complète le tableau de ce littoral désertique avec des aménagements et une urbanisation importante qui contrastent avec les autres secteurs décrits quasi inhabités. Au sud du port de Parachique, l’estuaire de Virrila (Figure 1) connecte la baie et l’Océan Pacifique avec le chapelet de dépressions intérieures du désert. On notera qu’il n’existe pas de telle ouverture le long du littoral de Las Salinas.
Figure 2. Les effets d’El Niño sur les paysages côtiers du Désert de Sechura. A. La mise en eau de la dépression de Las Salinas lors du El Niño costero de janvier 2017. B. Anomalie des températures de surface de l’Océan Pacifique au nord du Pérou en mars 2017. C. Le site de Bayovar 01 lors d’une année normale (en haut) et après le El Niño costero de 2017 (en bas). On notera sur la deuxième photo : i) la mise en eau de Las Salinas avec un rivage à quelques dizaines de mètres d’une des structures principales (entouré en tireté) du site archéologique et ii) le développement de la végétation (xérophytes, éphémères et succulentes) au sol.
7Les sites archéologiques et les secteurs plus largement étudiés sont localisés dans la dépression de Las Salinas et sur la côte nord du massif d’Illescas (Figure 1). Il s’agit donc de contextes différents en matière de système environnemental (dimension, connexion avec le bassin versant ou avec l’océan etc.) et du point de vue géomorphologique en termes de dynamique littorale et d’évolution du trait de côte. Les conditions climatiques sont en revanche sensiblement les mêmes qu’elles soient liées aux variations pluri-séculaires du climat moyen ou à la variabilité pluri-annuelle d’ENSO/El Niño costero.
8Le site de Bayovar-01 fouillé entre 2011 et 2014 a été occupé entre 469 apr. J.-C. et 766 apr. J.-C. (Goepfert et al., 2016). Cette période correspond à la transition culturelle entre l’Intermédiaire Ancien (200 av. J.-C. – 600 apr. J.-C.) et l’Horizon Moyen (600-1000 apr. J.-C.). Situé actuellement à 6 km de la plage, le site domine d’une dizaine de mètres depuis la terrasse marine pléistocène la partie nord de la dépression littorale Las Salinas (Las Salinas Noroeste, localisation figure 1). Celle-ci est calée entre le rebord de cette terrasse et le cordon dunaire (Christol et al., 2017). Ce site qui s’est révélé être d’occupation temporaire ou saisonnière, présente clairement une fonction de pêcherie et de préparation du poisson comme l’atteste une vaste zone d’activité où se sont accumulés des milliers de restes de poissons dans plusieurs grands foyers (charbons, graines, fèces de camélidés). Les restes d’ichtyofaune dont une très grande quantité d’otolithes ont montré que des espèces pêchées (Micropogonias altipinnis, Albula sp.), d’origine « tropicales », évoluaient dans des écosystèmes aux eaux chaudes peu profondes bien différentes de celles bordant le littoral de cette zone (Goepfert et al., 2016). Ces éléments suggèrent des environnements contemporains de l’occupation du site fort différents des environnements arides et sableux d’aujourd’hui. Les éléments paysagers actuels comparés aux résultats de la fouille témoignent de changements environnementaux majeurs entre la fin du 1er millénaire apr. J.-C. et aujourd’hui.
9Un tel contexte a naturellement orienté les recherches vers la mobilisation d’archives morpho-sédimentaires pouvant recueillir des enregistrements de milieux contemporains compatibles avec l’activité du site et favorisant la pratique de la pêche. Si la fouille a fourni de nombreux restes archéozoologiques de première importance pour la reconstitution des paléoenvironnements, une approche intra-site (e.g. micromorphologie) n’a pas été privilégiée étant donné la stratigraphie peu profonde liée à la nature de l’occupation. L’approche hors-site développée ici a consisté en l’étude du remplissage sédimentaire de l’unité géomorphologique située à proximité de Bayovar-01 : la dépression littorale Las Salinas Noroeste (Figure 1). Un profil topographique a été dressé le long d’un transect de plus de 5 km ; 18 sondages ont été effectués et les états de surface inventoriés. Les résultats publiés précédemment (Christol et al., 2016, 2017) suggèrent un remplissage sédimentaire en plusieurs phases entre le 3e et le 8e siècle apr. J.-C. associées à des mises en eau de la dépression. Sur environ 1,7 m de profondeur, soit un taux de sédimentation maximum relativement conséquent pour une zone « aride » (34 cm/siècle), trois phases de lagunes ont été mises en évidence grâce aux faciès sédimentaires des dépôts qui témoignent globalement d’une fermeture progressive du système de Las Salinas Noroeste au cours du 1er millénaire. On retrouve une première phase associée à une sédimentation « d’influence marine », une seconde d’influence plus continentale et pro-deltaïque, et une troisième plus marécageuse et vaseuse. Des moments d’assèchement ont été enregistrés révélant une certaine instabilité des conditions environnementales. Ces lagunes s’inscrivent dans une fenêtre temporelle plus ou moins restreinte mais cohérente avec les dates d’occupation de Bayovar-01. La fin du remplissage de Las Salinas Noroeste exprime une aridification du milieu impliquant un assèchement des lagunes à la fin du 1er millénaire apr. J.-C. Cette période plus aride a été enregistrée dans les séquences marines régionales (Rein et al., 2005 ; Rein, 2007). Par ailleurs, le comblement progressif des lagunes par apports détritiques du bassin versant les a vraisemblablement rendues d’autant plus vulnérables à l’évaporation a fortiori en contexte d’aridification. A contrario, la mise en place et le maintien de ces lagunes avec des bilans hydriques nécessairement positifs (apports du bassin versant contrebalançant une évaporation éventuellement diminuée) a été rendu possible par un contexte climatique régional plus humide (influence de la mousson sud-américaine, Rein, 2007) et l’occurrence d’au moins 4 ENSO majeurs sur la période (Rein et al., 2004 ; Rein, 2007 ; Christol, 2017).
10Le site de la Huaca Grande est un imposant monticule de 176 m de long pour 73 m de large fouillé depuis 2015 et situé dans la baie de Nunura à 300 m de la plage actuelle (Figure 1). Le site présente des occupations pérennes sur 1000 ans (423-1448 apr. J.-C.) et une stratigraphie complexe de 2,6 m d’épaisseur avec de nombreux niveaux de sols anthropiques (Villa et al., sous presse). L’étude en cours de cette stratigraphie par micromorphologie permettra de reconstituer une première histoire culturelle et environnementale de ce site littoral avec des phases d’utilisation de ressources naturelles très diversifiées (mollusques, poissons, mammifères marins, oiseaux, bois, graines) et variables dans le temps. Les premières investigations de terrain suggèrent que le couplage de cette approche intra-site avec une approche hors-site devrait permettre de reconstituer les fluctuations environnementales au plus près du site (sondages effectués à 500 m du monticule). Les analyses en cours portent sur l’analyse et la datation de dépôts retrouvés entre la plage et le substrat tertiaire qui semblent témoigner de sédimentation à faible énergie (pour des résultats préliminaires : Villa et al., sous presse). Ces formations ont participé au colmatage du fond de la baie depuis la fin de la transgression holocène (6500 BP, Wells et Noller, 1999) témoignant d’une avancée du continent sur l’océan en contexte de stabilisation relative du niveau marin. Cette dynamique s’observe à d’autres endroits du littoral nord-péruvien (notamment au nord de la ville de Sechura) avec la succession de cordons de plage fossiles datant de l’Holocène récent associés à des remplissages de plaine côtière (Ortlieb et al., 1995). Il existe donc un réel potentiel à la reconstitution des paysages et des milieux contemporains de ces occupations préhispaniques. Cependant, les résultats préliminaires obtenus tendent à minimiser les interactions entre ces populations locales et leurs environnements littoraux continentaux comme des lagunes. En effet, contrairement à Bayovar-01, la ressource halieutique est principalement marine et fait l’objet d’une pêche pour la consommation et non pas d’une production. Cela peut s’expliquer par la proximité de la plage, potentiellement plus proche encore il y a 1000 ou 1500 ans et par la petite taille du système environnemental littoral ne permettant pas la mise en place d’écosystèmes propices à une production biotique suffisante pour subvenir aux besoins de populations installées et potentiellement importante (cf. 3e partie).
11Ainsi l’échelle micro-locale ou locale, avec une approche permettant une étude fine des sédiments anthropiques et naturels, fournit des données indispensables quant à la compréhension des interrelations entre les activités humaines et les ressources disponibles, les phases d’occupation/d’abandon et le contexte environnemental (géomorphologique et climatique).
12La première approche développée constitue une étape indispensable à l’étude des dynamiques socio-environnementales dans la région étudiée. Cette démarche géoarchéologique présente pour autant quelques limites dans le contexte de la bordure littorale du Désert de Sechura. En effet, les grandes dimensions du système Las Salinas et l’absence de sites archéologiques dans les secteurs plus centraux et méridionaux de cette dépression rendent difficile l’approche géoarchéologique mobilisée à Nunura ou à Las Salinas Noroeste. Ainsi, il devient difficile de relier spatialement et chronologiquement des dynamiques d’occupation aux dynamiques paysagères reconstituées. Néanmoins, étant donné les topographies concernées et les très faibles dénivelés, le système peut être appréhendé à une échelle infra-régionale en combinant les résultats obtenus (sédimentaires, chronologie etc.) pour les différents secteurs étudiés. Les données de la partie centrale viennent ainsi compléter le modèle défini pour la partie septentrionale (Christol et al., 2017) malgré un contexte géomorphologique différent (ouverture du système vers le continent et les dépressions intérieures, présence de plusieurs cordons littoraux fossiles… Figure 2).
Figure 3. Croquis géomorphologique de Las Salinas Central avec la localisation des sondages étudiés et évoqués dans le texte. Dessiné à partir de données Google Earth (2019) et relevés de terrain.
13Concernant les données de la partie centrale de la dépression, des recherches ont été menées sur une portion à la fois beaucoup plus importante et vers des secteurs clé de l’organisation du système localisés plus au sud (Figure 1 et 3). L’étude des images satellites couplée aux observations de terrain ont permis de mieux appréhender cette unité géomorphologique et de cibler des secteurs particulièrement intéressants du point de vue de son fonctionnement hydro-sédimentaire tant actuel que passé. En effet, comme le montre la figure 3, des formes et des paléo-formes sont identifiables et sont interprétées d’abord comme des éléments subactuels liés aux inondations d’El Niño. Il s‘agit principalement de formes de chenaux d’écoulement qui s’organisent à partir du secteur du « passage » entre la dépression littorale à proprement parler et les dépressions intérieures (flèches noires, figure 3). Ces tracés laissent aussi entrevoir, par analogie, un fonctionnement géomorphologique plus ancien à l’endroit du débouché des écoulements du bassin versant lorsque le cordon littoral dunaire récent n’était pas encore en place. Il pourrait s’agir alors d’une étape intermédiaire dans l’évolution du littoral que l’on peut associer à d’autres formes, cette fois-ci de véritables paléo-formes héritées d’anciens cordons formant une flèche littorale (1 sur la figure 3). L’étude de terrain révèle une variation topographique relative de quelques mètres entre le « passage » situé à l’ouest et les dépôts sableux de ces anciens cordons. Entre ces derniers et le trait de côte actuel on trouve des linéaments assez caractéristiques, parallèles au rivage, qui témoignent d’une progression des dynamiques continentales vers l’océan. Enfin, la lecture des formes héritées révèle une position intermédiaire (2), entre deux traits de côte, associée à des structures de cordons littoraux ayant formé également une flèche. Dans les deux configurations 1 et 2, le littoral devait alors être beaucoup plus ouvert qu’au 1er millénaire apr. J.-C. ce qui est cohérent avec l’existence d’un système semi-fermé ou fermé mis en évidence à Las Salinas Noroeste.
14Bien que les contraintes d’accès soient fortes (passages d’ergs, risque d’enlisement dans les vases en subsurface, distances importantes etc.), des sondages ont pu être effectués dans le secteur de Las Salinas Central (Figure 1) afin de compléter et valider l’étude par image satellite et observations de terrain. La figure 3 montre qu’en tout 9 sondages ont été réalisés à différentes localisations : dans la partie centrale entre la terrasse marine et le cordon dunaire (P22, P21 et 29), dans le passage où la dépression se connecte avec les dépressions intérieures (P3, P23 et P26) et entre ce secteur et le cordon dunaire (P24 et P25). On notera que le sondage P25, le plus éloigné du transect nord est à 31 km à vol d’oiseau. D’un point de vue topographique, les sommets de la plupart des sondages se trouvent à des altitudes légèrement inférieures à ceux du transect nord notamment dans le secteur correspondant au « passage ».
Figure 4. Les séquences stratigraphiques des sondages P20 et P22 situés respectivement à 23 et 17 km du transect de Las Salinas Noroeste auquel appartient le sondage P9 (simplifié ici) du transect, ajouté ici pour comparaison des faciès et de la chronostratigraphie.
15Les séquences simplifiées permettent d’appréhender la diversité des faciès sédimentaires dans l’ensemble de la dépression. Cet aspect rend les connexions stratigraphiques difficiles, comme c’était déjà le cas sur le transect nord, mais la présence de niveaux à coquilles en position de vie dans au moins deux sondages permet de mettre en relation les deux « sous-systèmes ». En effet, les sondages P20 et P22 fournissent respectivement un et deux niveaux à mollusques qui ont pu être datés. Les deux séquences épaisses de 82 et 94 cm (Figure 4) montrent des enregistrements sableux prenant une couleur bleutée à leur base. Les taux de sédimentation sont à peu près équivalents à ceux observés dans la partie centrale du transect nord (comparaison avec le sondage P9) et les âges sont comparables. Il y a donc une certaine cohérence entre les dépôts de la partie centrale et de la partie nord.
16Les résultats obtenus dans la partie centrale de la dépression de Las Salinas confirment la mise en eau de l’ensemble du système. La chronostratigraphie des sondages P20 et P22 suggère en effet que ces lagunes se sont développées dans une période allant au moins du 3e au 7e siècle apr. J.-C. Cette phase lagunaire importante semble être responsable de la présence des mollusques fossiles visibles en surface aujourd’hui (Tagelus dombeii notamment) qui ont été datés à proximité du sondage P22 à 540-685 cal. AD (tableau 1). Cela signifie par ailleurs que ce dépôt à coquilles n’est que partiellement remanié lors de l’apparition des lacs d’El Niño récents. Excepté à l’endroit des chenaux d’écoulement principaux qui sont régulièrement réactivés, les paysages ne sont que très peu modifiés par la mise en eau de ces lacs en termes d’érosion ou de sédimentation. Ces éléments confirment pour les périodes les plus récentes la très faible sédimentation dans ces secteurs de la dépression, marqués par le processus de déflation éolienne avec des vents qui soufflent depuis l’Océan et le sud-est avec localement la formation de dunes (barkhanes et nebkas).
17En revanche, les résultats obtenus montrent qu’il en a été tout autrement par le passé. Les dynamiques littorales ont entrainé à la fois la formation de cordons sableux terminant en flèche et progressant vers l’océan dans un contexte de stabilisation eustatique et le remplissage des secteurs protégés par une sédimentation sableuse plus ou moins fine et limono-argileuse (Christol et al., 2017). L’étude des paléo-formes dans la partie centrale de la dépression montre que ce littoral a connu une réelle mobilité depuis 6500 BP. La datation d’un paléo-cordon de la fin du 5e millénaire av. J.-C. sur le transect nord (sondage 13, tableau 1) tend à proposer deux scenarii :
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cette construction du trait de côte s’est faite par étapes depuis le sud et le débouché du Rio Leche le long de la dérive littorale. Ce scenario de fermeture et de régularisation du littoral implique une évolution plutôt très rapide, en moins d’un millénaire.
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l’édification des cordons sableux s’est faite principalement par le sud, source d’apports détritiques d’origine fluviale importante, mais également par le nord et des apports des cours d’eau des Illescas. Ces contributions moins conséquentes, auraient été suffisantes pour construire un cordon dès la stabilisation relative du niveau marin. Dans ce scénario, la fermeture totale de l’ensemble du système intervenant à la fin du 8e siècle apr. J.-C. comme montré dans des études précédentes, se serait faite sur plusieurs siècles. La partie centrale de la dépression aurait pu être une des dernières à être fermée par la jonction des cordons sud et nord. La mise en place des lagunes ouvertes sur l’océan attestée dès le 3e siècle apr. J.-C., probablement avant, montre que ce littoral a connu au tournant de notre ère une période d’ouverture relative : l’existence d’un passage entre les deux cordons est supposée à l’extrémité du cordon de l’étape 2 (figure. 3).
- 1 Des incertitudes demeurent sur des aspects biogéographiques. L’étude des enregistrements de Las Sal (...)
18Ces éléments de discussion révèlent tout à la fois la complexité d’un tel système et les difficultés inhérentes à son étude paléogéographique. Cependant, grâce à ces nouveaux résultats, nous disposons désormais d’informations suffisantes pour comprendre i) à quel type de milieu et de paysages1 étaient confrontées les populations exploitant la ressource en poisson de la lagune de Las Salinas et ii) quelle a été l’histoire géomorphologique de cette vaste portion du littoral depuis la fin de la transgression marine et plus particulièrement depuis le tournant de notre ère.
Tableau 1. Les datations radiocarbones (inédites) 14C-AMS de Las Salinas utilisées dans cette étude. Tous les âges ont été obtenus à partir de coquilles et ont été calibrés à l’aide du programme Calib 7.0.0 (Stuiver and Reimer, 1993). Nous avons utilisé la courbe de calibration Marine 13 (Reimer et al., 2013) et un ΔR local de -12±36 ans (Christol et al., 2017).
19La compréhension du système de Las Salinas est un élément clé pour aborder les dynamiques et les changements à petite échelle et pour confirmer les scenarii et modèles d’interactions socio-environnementaux proposés à grande échelle. L’étude des deux sites archéologiques souligne tout d’abord le rôle déterminant de la fonction et des pratiques qui lui sont associées. Celles-ci sont également en relation étroite avec l’évolution des paysages et des milieux qui participent de la mise en place des relations entre les populations et la ressource naturelle. Les éléments exposés montrent par ailleurs que, dans le désert de Sechura, les ressources naturelles notamment halieutiques ont connu de fortes variations au cours de l’Holocène récent. Les économies de subsistance préhispaniques sur ce littoral témoignent alors de l’adaptation des sociétés aux conditions environnementales qui se caractérise par une certaine réactivité aux changements liés à des forçages géomorphologiques et/ou climatiques. Ces considérations générales et régionales sur les réponses apportées par les populations laissent néanmoins apparaître, en l’état actuel de nos connaissances, au moins deux modalités distinctes dans la relation aux ressources naturelles concernant leur gestion et exploitation.
- 2 Les espèces d’eaux chaudes ayant trouvé refuge dans la lagune lors d’un ENSO majeur et y trouvant d (...)
20D’un côté on retrouve un modèle qualifié « d’opportuniste » par les archéologues du point de vue de l’économie de subsistance qui y était pratiquée (Goepfert et al., 2016). Le site de Bayovar-01 est clairement identifié comme une occupation temporaire, probablement saisonnière et très spécialisée soulignant cette utilisation d’une ressource principale répondant à un besoin spécifique et n’étant pas ou difficilement disponible autrement et ailleurs2. Cet opportunisme peut donc être perçu sur un temps relativement long, deux ou trois siècles, qui est celui de la disponibilité de la ressource en poisson, et un temps plus court, quelques mois, qui serait celui de l’accès et de la production en réponse aux besoins selon l’organisation des populations alentours. En effet, Bayovar-01 n’est pas un site d’habitat et, bien que la quantité de poissons préparés y soit très abondante (Goepfert et al., 2016), celle-ci devait être destinée à nourrir d’autres occupations situées vers les Illescas par exemple et/ou à être échangée avec des populations de la vallée de Piura ou d’autres régions.
21L’autre modèle de subsistance que l’on retrouve à Nunura apparaît beaucoup plus pérenne (Villa et al., 2020). L’utilisation des ressources naturelles est beaucoup plus diversifiée et les activités liées à la ressource en générale beaucoup plus variées. La Huaca Amarilla située à quelques centaines de mètres au sud de la Huaca Grande n’a pas fait l’objet d‘une étude géoarchéologique au sens strict mais permet de compléter le réseau des implantations préhispaniques dans la région (Goepfert et al., 2018). En effet, son occupation principale a été datée de la période Lambayeque (900-1300 apr. J.-C.) et sa taille autant que l’importance de ces structures en fait le site majeur de la région. Ce site imposant et riche est interprété par les archéologues comme une occupation duale comparable, dans une moindre mesure, aux autres grands sites de la côte nord où l’on trouve des édifices dotés de fonctions complémentaires, la production alimentaire et le cérémoniel (Goepfert et al., 2018). La seule présence d’un tel site témoigne pour les périodes concernées de conditions favorables d’un point de vue de l’accès aux ressources naturelles.
22A partir des cas étudiés, il est possible de percevoir alors des contrastes régionaux entre le secteur de Nunura et de Las Salinas. L’opportunisme semble la modalité d’adaptation des pêcheurs de Bayovar-01 qui poursuivent leur activité jusqu’à la fin du système lagunaire. Celle-ci est la conséquence de dynamiques infra-régionales répondant à un forçage principalement géomorphologique qui explique l’évolution du littoral comme c’est le cas dans d’autres secteurs de la côte péruvienne (DeVries et Noller, 1990). Cette évolution géomorphologique est associée à une péjoration environnementale à l’échelle régionale avec une aridification du climat (750-1250 apr. J.-C. – Rein, 2007). Ce changement dans le climat moyen ne met pas un terme pour autant à l’occupation du littoral. En effet, autant à la Huaca Amarilla qu’à la Huaca Grande, les occupations se poursuivent bien au-delà du 8e siècle apr. J.-C. jusqu’au 14e/15e apr. J.-C. (Villa et al., 2020).
23La synthèse proposée a permis de mettre en évidence les intérêts d’une approche géoarchéologique pluri-échelle dans la région étudiée. En effet, cette démarche interdisciplinaire est seule à même de rendre compte des interrelations fines entre les occupations humaines et les fluctuations environnementales grâce à un couplage de données intra-site et hors-site. Dans le désert de Sechura, l’approche paléogéographique a montré depuis plusieurs années, et elle le confirme encore aujourd’hui avec les nouveaux résultats apportés dans le secteur de la Salinas Central, qu’une connaissance de l’évolution des systèmes environnementaux sur le temps long et à petite échelle est indispensable à une meilleure compréhension des dynamiques anthropiques. Bien que l’implantation du site de Bayovar-01 soit très localisée, sa fonction et ses activités ne peuvent être comprises sans la prise en compte de l’évolution de l’ensemble de la dépression et du littoral associé depuis l’Holocène moyen et la fin de la transgression marine. Ces interactions entre dynamiques anthropiques et environnementales dans le secteur de Las Salinas apparaissent d’autant plus spécifiques qu’elles peuvent être mises en perspective à l’échelle régionale avec le secteur de Nunura aux contextes géographiques et géomorphologiques très différents. L’évolution du littoral à Nunura, dont l’étude n’est que dans sa phase préliminaire, concerne une unité géomorphologique de plus petite dimension avec des processus agissant à une échelle plus locale. Avec les mêmes méthodes d’analyse des archives environnementales que celles mobilisées dans Las Salinas, les résultats attendus pour l’étude hors-site devraient permettre de reconstituer les environnements contemporains des occupations et surtout de mettre en lumière les relations aux ressources naturelles et aux milieux côtiers proches entretenues par les habitants de la Huaca Grande et de la Huaca Amarilla.
24Ainsi nos recherches permettent de mieux cerner la complexité des dynamiques environnementales sur la côte nord-péruvienne. Le forçage géomorphologique est ici mis en avant et systématiquement couplé au forçage climatique dont les grandes variations sont connues (Rein, 2007). Nous insistons sur le climat au sens de climat moyen (longues périodes arides ou humides) et non sur les effets d’ENSO. Loin d’être négligeable, celui-ci est considéré comme un forçage secondaire se combinant aux autres ponctuellement dans le temps comme ce fut le cas à Las Salinas au 1er millénaire apr. J.-C. Dans le désert de Sechura, il semble que son action soit d’abord de participer à la disponibilité de la ressource par l’arrivée de poissons d’eaux chaudes venus du nord et le maintien en eau de vastes lagunes développées en contexte de construction du cordon sableux et de fermeture progressive du littoral.