- 1 Analyse de cycle de vie
1Puisque l’architecture constitue une interaction et une interface entre l’humain et son milieu, son observation doit pouvoir nous renseigner sur les rapports qu’une société entretient avec les ressources et les écosystèmes de son territoire. La préoccupation environnementale en architecture s’est renforcée depuis une vingtaine d’années et contribue à un renouveau de son expression (Mira, 2015), mais est-il pour autant question de véritables dynamiques environnementales ? Le récent dossier thématique Penser l’architecture par la ressource des CRAUP (Cahiers de la recherche architecturale, urbaine et paysagère) confirme bien la volonté d’un certain nombre d’architectes internationaux de tisser de nouveaux « liens de l’architecture avec son milieu » (Fiévé et Guillot, 2021), mais la succession d’énoncés théoriques et d’études de cas décrivant davantage des postures et discours que des productions, peinent à montrer l’existence d’une tendance et à la caractériser le cas échéant. L’efficacité écologique des réalisations - au sens de l’ACV1, par exemple - n’est jamais évoquée. Au regard de ces approches essentiellement monographiques et toujours laudatives, le présent travail cherche à objectiver l’observation d’un corpus de réalisations architecturales contemporaines mettant en œuvre le roseau pour la confronter au potentiel écologique et expressif de cette ressource, avec deux objectifs.
- 2 Par analogie avec la parole performative qui a le pouvoir de réaliser ce qu'elle énonce. Par exempl (...)
2Le premier est d’évaluer l’émergence d’un langage de l’architecture contemporaine de roseau, plus ou moins riche et structuré, susceptible d’exprimer une variété de contenus, parmi lesquels une exhortation à un rapport harmonieux entre l’humain et son milieu. Le deuxième est d’ouvrir la possibilité d’évaluer la cohérence entre l’expression, l’intention et la performance écologique des différentes typologies mises au jour et le caractère performatif de leurs expressions2. Dans une première partie, nous évaluons la possibilité théorique de constitution de ce langage de l’architecture contemporaine en roseau, à partir de l’héritage d’un côté puis des qualités de cette matière pour une architecture expressive, écologique, constitutive de l’interaction humain/milieu. En miroir de ces éléments théoriques, nous présentons ensuite les observations réalisées sur un corpus de 90 réalisations récentes. Cette analyse vise à caractériser la production architecturale contemporaine qui utilise le roseau, décrire ce que cela induit en termes de formes, d’espaces, et identifier l’importance de sa contribution à l’expression architecturale, ce que nous synthétisons à la fin de cet article.
- 3 La ressource employée pour la couverture de chaume variait en fonction des territoires. Les toiture (...)
- 4 Celle-ci a massifié la fabrication industrielle des tuiles de toiture, rendues très économiques.
3Traditionnellement mis en œuvre très près de son lieu de production, le roseau dans la construction contribuait à la constitution d’une culture locale, ancrait l’architecture dans un rapport humain/milieu où la roselière tenait une place essentielle3. Le critère de sélection du chaume pour couvrir sa maison était principalement celui de la proximité. Herbe envahissante ou coproduit d’une agriculture majoritairement céréalière, la ressource était disponible, mais de qualité variable. On avait peu le choix, il fallait faire avec. Dans un contexte où la personne qui habite était elle-même artisane du chaume et productrice de la matière première, la toiture végétale était la solution la plus économique et donc la plus répandue, avant la révolution industrielle4.
4« On apprenait à couvrir comme à labourer » (Lebouteux et Guilbaud, 2001, p. 17), l’habitant fabricant transmet son savoir aux jeunes générations lors des chantiers, événements d’entraide, conviant famille et voisins. Dans l’hypothèse d’un savoir-faire spécifique d’une zone géographique et de ses ressources, la technique enseignée et son incidence sur l’expression ne seraient alors pas réplicables et observables au-delà de plusieurs centaines de kilomètres. Les formes très typées générées par ce matériau résultent du lieu d’implantation, du travail de l’artisan charpentier, du geste parfois artistique de l’artisan du chaume et des nécessités techniques pour une meilleure longévité de la couverture.
5En plaquant la distinction théorisée par Claude Lévi-Strauss (1985) entre le « bricoleur » et le « savant » aux différences entre les rapports traditionnels et modernes à la ressource en architecture, nous pourrions sans doute rendre compte des différences de postures entre un artisan constructeur - qui puise dans un univers clos d’outils, de ressources, de savoirs - et un architecte censé dépasser ces contingences par la force de ses concepts. Cette théorie expliquerait alors comment la forme traditionnelle exprime (sans véritable langage) un arrangement avec la nature, l’intégration et la transcendance de l’imperfection. Le bricolage « “parle”, non seulement avec les choses […], mais aussi au moyen des choses : racontant, par les choix qu’il opère entre des possibles limités, le caractère et la vie de son auteur. Sans jamais remplir son projet, le bricoleur y met toujours quelque chose de soi » (Lévi-Strauss, 1985).
6D’un autre côté, que signifie pour un habitant d’avoir sa couverture en chaume ? S’il a aujourd’hui le choix, pourquoi choisirait-il ce matériau qui, tout en possédant des caractéristiques intrinsèques marquées, s’est vu coller différentes étiquettes tout au long de sa longue histoire ? On peut penser que le rapport traditionnel - de la personne qui construit comme celle qui habite - à cette ressource est susceptible d’influencer son statut actuel de matière à projet. Dans l’hypothèse où ce rapport est exprimé par l’architecture, intéressons-nous dans un premier temps à ses formes.
7Une classification des différentes caractéristiques régionales des couvertures de chaume en France a été tentée par l’Encyclopédie des Métiers de l’Association Ouvrière des Compagnons du Devoir (Compagnons passants couvreurs du Devoir, 1989), puis interprétée en 2001 par Pierre Lebouteux et Jean-Charles Guilbaud, dans une étude de recensement des couvertures traditionnelles françaises. « On constate, à la lecture de cet ouvrage [Encyclopédie des Métiers de l’Association Ouvrière des Compagnons du Devoir], combien il est difficile de définir des régions » (Lebouteux et Guilbaud, 2001, p. 16). Les spécificités du chaume sont aujourd’hui compliquées à déterminer, faussées par la baisse du nombre des chaumières et un travail des artisans plus uniforme (ou standardisé), ne respectant pas nécessairement les détails propres à la région ni à la provenance du matériau de couverture. Selon l’ouvrage, Thatches and Thatching : A Handbook for Owners, Thatchers and Conservators, la matière (jonc, blé, seigle, bruyère, genêt, ros, typha, roseau, etc) associée à une technique d’accroche définissent le « style », comme guide de bonne pratique d’une région (Sanders et Angold, 2012, p. 57). Ces styles se sont peu à peu uniformisés avec la perte des multiples ressources au profit du roseau, la mobilité géographique des artisans, les normes techniques et d’implantation urbaine. Dans tous les cas, la forme de la toiture ne serait pas un but en soi, un espace de totale liberté, mais bien davantage le résultat de contingences techniques.
8Quoi qu’il en soit, la couverture végétale impose une inclinaison minimum de 45° du pan de toiture permettant un écoulement des eaux pluviales optimal. Cet angle de toiture important a pour corollaire une épaisseur de bâtiment limitée pour que la hauteur du toit et le « volume perdu » reste raisonnable. Ceci invite à adopter un plan longitudinal. Chaque botte de roseau est protégée par celles qui la recouvrent, il est ainsi nécessaire de couvrir les derniers rangs qui se rejoignent au faîtage. Les matériaux les plus utilisés pour cela sont la tuile, le mortier de chaux et de terre avec l’ajout éventuel de plantes racinaires, ou bien le roseau ou le miscanthus lui-même tissé avec une technique particulière dite à l’anglaise. Une attention particulière doit être portée aux éléments de faîtage et aux reprises de chaume pour les ouvertures car, mal réalisées, ces zones peuvent porter de lourds préjudices à la pérennité de la couverture. De fait, le patrimoine traditionnel n’a que très peu d’ouvertures en toiture, ou bien de petits outeaux permettant de ventiler les combles.
9Cependant, dans les formes iconiques de chaumières régionales, les lucarnes façonnent l’expression d’une chaumière et sa particularité. La chaumière bretonne, par exemple, est reconnaissable par l’ondulation de son égout (fig. 1). En découvrant une partie plus importante de façade, elle dégage assez d’espace pour une ouverture à l’étage. Par ailleurs, le chaume s’adapte parfaitement aux courbes en plan également, comme l’abside de la chaumière camarguaise. Autre artifice, la visière de casquette normande en demi-croupe, réalisation du charpentier, offre la possibilité d’ouvrir en pignon.
Figure 1 : Chaumière bretonne, Mont-Dol (région Bretagne), 2019, crédit Carole Lemans.
10D’une certaine façon, la proximité relative des différentes formes traditionnelles peut être lue comme une conséquence du rapport entre l’humain et son milieu : d’un côté le roseau est un média d’expression, susceptible de porter une identité régionale, le talent de l’artisan, diverses formes d’ornementation ; d’un autre côté elle ne se plie pas à une forme conçue indépendamment, elle la détermine en grande partie dans une logique d’économie, de moindre effort, d’efficacité, de sobriété.
11Quand, dans une culture de l’abondance, l’architecte a non seulement le choix, mais un choix quasi illimité, quel rapport peut-il entretenir avec un matériau dont la raison était avant tout contingente et territoriale ? Si l’on en termine avec le modernisme, le post-modernisme, le déconstructivisme et surtout avec la main trop visible des grands groupes de construction, comment se concrétise aujourd’hui le regain d’intérêt pour les matériaux « premiers », « écologiques », alors que la rentabilité économique est toujours la première des règles, que l’innovation n’est plus au service du progrès, et que l’image (ou le récit) l’emporte sur la présence ? Quand le roseau d’une maison néerlandaise vient de Chine, quelle place accorder à sa « logique propre » ?
12Si la différence essentielle du rapport de l’architecte à la matière entre les situations vernaculaires et contemporaines tient à la liberté de choix, nous devons pour comprendre son usage actuel établir un inventaire théorique de ses qualités propres et du potentiel d’expression que celles-ci portent, au-delà des connotations patrimoniales. Il s’agira d’évaluer différentes hypothèses, d’ébaucher des catégories : le chaume visible est plus ou moins mis en scène ; il peut s’adresser à la sensualité et/ou se référer à des valeurs (la tradition, l’écologie, l’artisanat), il peut être le témoin d’une démarche écologique et sociale, ou en être simplement le signe.
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13La mise en place d’une industrie agroalimentaire fondée sur la moissonneuse-batteuse et la recherche d’une céréale plus rentable avec une tige plus petite, a anéanti la ressource de chaume en tant que coproduit alimentaire5,6. En France, la ressource pour le chaume provient aujourd’hui majoritairement des roselières, lieux de prolifération du roseau commun (Phragmites australis). Elles sont principalement présentes sur les terres des parcs naturels régionaux où elles sont entretenues pour leur capacité à accueillir la nidification des oiseaux migrateurs (Aulert et al., 2008). La forte capacité d’expansion peut faire du roseau un envahisseur nuisible et il est ainsi nécessaire de le couper régulièrement, idéalement chaque année, pour ne pas qu’il étouffe les sols. La coupe destinée à la couverture en chaume se fait en hiver après les premiers gels, pour se débarrasser des feuilles. La récolte est délicate, souvent les pieds dans l’eau, les machines sont artisanales (fig. 2) et peu adaptées (dameuse à neige modifiée et tracteurs avec roues cages)7. Pour ces raisons notamment, les structures de filière restent embryonnaires en France où le schéma de la chaîne récoltant - revendeur - artisan n’est pas toujours identifiable ni dans la même zone géographique.
Figure 2 : Machine de coupe de la famille Bellamy, réserve naturelle de l’Estuaire de la Seine (Région Normandie), 2020, crédit Carole Lemans.
14Aujourd’hui les chaumières françaises sont loin d’être toutes couvertes du roseau de la roselière proche, car la production locale est devenue minime, presque inexistante. Pourtant, ce patrimoine reste généralement perçu comme dépendant des roselières. Il est paradoxal de constater qu’en Camargue, principal fournisseur français de roseau, le patrimoine de chaume est éteint comme dans d’autres régions de France (Pyrénées, Auvergne, Limousin, Cotentin, etc.) alors que la Normandie et la Bretagne continuent à entretenir cet héritage.
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- 10 Entretien le 28/10/20 avec un couvreur chaumier français, souhaitant rester anonyme.
15Une partie de la ressource mise en œuvre en France est aujourd’hui importée des pays de l’Est (Pologne et Hongrie principalement) ou de l’extrême Est depuis la Chine (fournisseur du réseau hollandais8). Ceci s’explique par l’incapacité des filières françaises à fournir en grande quantité et par les dégâts fongiques observables sur de nombreuses toitures couvertes de chaume français dès les cinq premières années après chantier. La ressource étrangère peut être l’exigence de la clientèle, qui se méfie du roseau camarguais dont la réputation de mauvaise qualité fait débat, certains l’expliquent par l’eau saumâtre dans laquelle il pousse9. Par ailleurs, l’importation du roseau en provenance des pays européens de l’est est accompagnée par une importation de main-d’œuvre, aux prix défiant toute concurrence10.
16Il n’existe pas aujourd’hui de FDES (Fiche de déclaration environnementale et sanitaire) pour la couverture de chaume ni pour le bardage de roseau. Nous ne sommes donc pas en mesure d’évaluer l’ensemble des impacts sur l’environnement aux différentes étapes de son cycle de vie. Cependant le roseau possède les principales qualités attendues d’un matériau biosourcé. De plus, il se développe hors parcelle agricole sans être planté, sans engrais ni pesticides, et participe à la préservation de la biodiversité et à la dépollution des sols et des eaux qui traversent son milieu. Avec une pousse et une récolte sur une année, il constitue un fort potentiel d’absorption et de stockage du carbone que le faible niveau de mécanisation de sa récolte ne réduit que très faiblement. Pour peu qu’il soit utilisé près du lieu de récolte, et qu’il ne soit pas brûlé en fin de vie sans valorisation, son bilan carbone est largement positif. C’est enfin une ressource renouvelable. Compte tenu de ces qualités, la nécessité de refaire la couverture tous les 40 ans pourrait être considérée comme une contribution positive à l’entretien des roselières et à l’économie locale.
17Malgré tout, nous utilisons le terme de « potentiel écologique » du roseau en architecture parce que les conditions sont difficiles à réunir pour que celui-ci soit effectivement mobilisé : limiter les trajets (roselière, coupeur, artisan, chantier), utiliser des véhicules non polluants, valoriser les déchets de chantier (accroches de plastique et de métal) et le roseau en fin de vie (issu de la déconstruction, du tri pour la formation des bottes et du chantier) ainsi qu’utiliser le moins possible de traitements (ignifuge, fongique, anti-mousse, et plus récemment autoclave).
18Comme pour l’alimentation bio, le roseau est autant perçu comme matériau sain que comme matériau écologique. La filière du chaume répond également à des enjeux sociaux de développement des filières locales et le soutien à l’artisanat spécialisé. Ainsi semble naître le paradoxe d’un retour à des matériaux d’architecture dits d’environnement immédiat et local, inspirés du passé alors que nos exigences de confort ont nettement évolué et rejettent les conditions de vie des générations précédentes (Serres, 2017)11. Or les qualités techniques d’une couverture en chaume sont plutôt bien adaptées à ces nouveaux besoins : étanchéité à l’eau, mais perméabilité à l’air, bonne capacité de régulation hygrométrique et isolation thermique. Ces différentes fonctions sont réalisées avec un seul composant, la tige de roseau. Le roseau est également employé sous forme de canisse, utilisée comme support d’enduit ou comme système d’ombre et de ventilation12 dans les pays tropicaux. Il existe en France des exemples d’utilisation de panneaux de roseaux compressés comme revêtement pour une façade fermée et isolée13. La préfabrication possible de ces panneaux est un bon argument pour une façade réalisée rapidement et à moindre coût.
19Le coût important de la main-d’œuvre, conséquence d’un métier en perdition et d’une demande supérieure à l’offre, est évidemment un handicap. D’un autre côté, la matière première, qui ne nécessite quasi aucune transformation, reste encore très économique. L’entretien régulier que demande ce type de couverture pèse également dans la balance. Bien qu’étant l’objet d’une garantie, le principe même fait hésiter.
20Sur le plan de la sécurité incendie, le chaume n’a pas une bonne réputation, sans pour autant que son comportement au feu n’ait été rigoureusement caractérisé. Mais la vulnérabilité qui semble évidente dans la pose traditionnelle pourrait sans doute être mitigée par des dispositifs réduisant la disponibilité de l’air nécessaire à la combustion. Par ailleurs, comparé à un bardage en produits polymères (comme le polystyrène, le PVC ou les résines phénoliques) la moindre toxicité des fumées dégagées mériterait également une confirmation expérimentale.
21Pour obtenir la validation d’une pratique constructive et la sortir de la marginalité, deux stratégies sont possibles : une approche « produit » ou « matériau ». Les ATEx, DTU ou Avis Techniques garantissent un produit sous la responsabilité de son fabricant. Le chaume utilisé en toiture ne possède aujourd’hui pas d’avis technique. S’il fallait suivre cette voie, il faudrait renoncer à valoriser les caractéristiques thermiques du chaume, puisqu’un produit ne peut porter deux dénominations, qui seraient pour le chaume, « couverture » et « isolation » (Richard, 2012-2013).
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- 15 À l’initiative du PNR de Brière, la rédaction des Règles Professionnelles pour la couverture de cha (...)
22Par ailleurs, compte tenu de la variabilité de la ressource, la sélection d’un bon roseau destiné au chaume de couverture implique une expertise portant sur la qualité de l’eau, la hauteur de coupe, les conditions de stockage, l’homogénéité d’une botte, etc. Avec une approche matériaux, c’est la validation du savoir-faire qui constitue la garantie. C’est vers cette démarche moins industrialisée, plus orientée vers l’artisan, que s’orientent la filière paille et la filière terre, avec comme première étape les guides de bonnes pratiques (AsTerre et al., 2018), suivie de règles professionnelles (RFCP et al., 2018). Dans ce cadre assurantiel et juridique, l’artisan porte la responsabilité du choix de la matière première et de sa bonne réalisation. Il existe aujourd’hui des « Recommandations techniques pour la construction de toitures en chaume » (ANCC et CAPEB, 2012)14. Des règles professionnelles, qui ont vocation à être validées par la commission de prévention produit, sont en cours de rédaction15.
23L’image du chaume semblait définitivement figée dans son holonyme, la chaumière, terme qui ne fait paradoxalement plus guère référence au matériau qui lui a donné naissance, tant ce dernier fut pour un temps oublié, voire dénigré. Nous pouvons maintenant tenter de cerner le potentiel d’expression du chaume aujourd’hui, à partir des différentes couches de la perception auxquelles ses qualités sensorielles (formes, couleurs, texture) peuvent donner une épaisseur. Il ne s’agit pas de contribuer à une théorie sur la perception en architecture, mais de caractériser ce que le chaume peut exprimer. Nous utilisons pour cela des catégories de modalités d'expression en nous inspirant librement de la théorie de N. Goodman (1988), tout en laissant de côté certaines manières que les édifices ont de signifier ou de se manifester, qui ne nous semblent pas pertinentes pour une focalisation sur le matériau.
24Si l’on cherche dans un premier temps à limiter les composantes de la perception à ce qui est le plus directement ressenti à travers les caractéristiques sensorielles du matériau, nous écartons momentanément - certes de manière artificielle et erronée - les associations socialement construites.
25Le chaume peut susciter certainement un sentiment de nature par l’association de la courbe, de la couleur naturelle et du grain, même si l’on ne voit pas la plante en tant que telle. Du chaume visible en intérieur qui participerait d’une enveloppe isolante et respirante contribuerait par ailleurs à la création de l’ambiance hygrothermique, confort ressenti qui devient expression quand l’occupant en devient conscient.
26Alors que le chaume pèse jusqu’à moitié moins qu’une couverture en tuile, l’épaisseur (quand elle est rendue visible sur l’égout ou la rive) ne produit pas une impression de légèreté. En toiture, c’est une masse qui peut singulièrement contraster avec les poteaux bois d’un simple préau ou la façade en verre d’une maison moderne.
27La douceur imaginée au toucher peut apaiser ou éveiller une sensualité qui peut engager mentalement la main (ou toute autre partie du corps) et se décliner en voluptueuses caresses ou stimulants picotements.
28Les caractères sensoriels associés à la fonction de toiture ou d’enveloppe concourent à créer les métaphores d’un chapeau, d’un manteau ou de la fourrure animale qui protègent de la pluie tout en tenant chaud. Quand il recouvre également les parties verticales, l’image du nid vient assez naturellement, mais peut être concurrencée par celle d’une botte de foin ou de « cloche » de chaume en l’absence d’ouverture.
29Avec sa surface « brute de finitions », le chaume peut être perçu comme rustique et simple, mais « honnête » comme dirait sans doute Adolph Loos (1994), ou propice à exprimer une « vérité constructive ».
30L’enrichissement des métaphores du manteau ou de la fourrure par un ressenti de poids expriment très clairement les qualités de la fonction, qu’on lui attribue par ailleurs du fait de sa place dans l’édifice. C’est un exemple de couverture. En revanche, la technique de fixation n’est pas exemplifiée. Au contraire, elle est cachée et cela intrigue, voire fascine : « comment ça tient ? », se dit le spectateur. Cette part de mystère instaure une certaine distance, incite à percevoir la couverture comme un ensemble abstrait.
31Si l’architecture s’érige parfois comme porte-drapeau des convictions d’une époque et d’une société, le chaume aujourd’hui porte des valeurs d’exemplarité. Il peut, bien entendu, se présenter comme un archétype régional - ou l’un de ses descendants - et participer d’une identité géographique. Mais au-delà, l’amour propre du couvreur, la posture créative ou d’innovation de l’architecte, l’engagement écologique de la maîtrise d’ouvrage s’expriment dans le chaume qui devient exemple de savoir-faire, de formes inattendues, de respect de l’environnement (sain, naturel, artisanal, local, sobre).
- 16 Le quartier de Naarderbos ou encore Laren à 20 et 30 km d’Amsterdam.
32Le chaume est généralement connoté « rural » avec une identité régionaliste caractéristique de certains territoires. La toiture de chaume est un marqueur de faible densité urbaine, ayant été bannie de nos centres-villes dès le XIIe siècle (Lebouteux et Guilbaud, 2001, p. 14), : elle signale le passage de la ville à la campagne et s’implante discrètement dans le paysage. Avec la révolution industrielle, une nouvelle bourgeoisie de capitaines d’industrie est séduite par le pittoresque de la couverture de chaume. Autour des années 1920, une bourgeoisie résolument optimiste est séduite par la manière dont le nouveau style Art déco se saisit du toit de chaume (Sanders et Angold, 2012, p. 13). Aujourd’hui encore aux Pays-Bas, la toiture de chaume dans son écriture traditionnelle s’adresse aux classes aisées, comme image réconfortante de la maison de repos bien méritée. De récents quartiers faussement traditionnels émergent ainsi en campagne d’Amsterdam16.
33La chaumière, autrefois la couverture la plus économique du marché, et qui souffrait d’une image de pauvreté et de ruralité, est à présent signe d’un patrimoine pittoresque, rouage d’un tourisme prospère. Le touriste s’émerveille devant un authentique toit de chaume, reçu comme un anachronisme invraisemblable. Bien entretenue, elle transporte dans un conte de fées, là où habitent les gentils fermiers entourés de gentils animaux. Pour autant, s’il s’agit d’y habiter, la crainte héritée de l’incendie, d’une étanchéité approximative, semble toujours présente et incompatible avec la culture de l’inaltérable.
- 17 Adjectifs pour une partie issus d’entretiens et mis en exergue pour présenter l'« esprit de la chau (...)
34Plus largement, du fait de son histoire et/ou de ses caractéristiques propres, le chaume peut être connoté de « fragile », « sécurisant », « simple », « rationnel », « pauvre », « rural », « rustique », « exotique », « contemporain », « vivant », « chaleureux », « naturel »17. Ces connotations s’inscrivent pour la plupart dans l’opposition entre d’un côté les matériaux industriels, faisant l’objet de nombreuses transformations auxquelles on fait confiance pour garantir une performance, une durée de vie, un aspect visuel sans surprise et inaltérable, et de l’autre côté les matériaux « naturels », imparfaits, de qualité variable, et dont la mise en œuvre porte la « patte » de l’artisan. L’imperfection devient symbole de vie et d’humanité, à l’inverse d’un matériau usiné, inhumain, et issu d’un système économique hors de contrôle.
35La variation de couleur est certainement celle qui exprime le plus l’effet du temps, éventuellement perçu comme un vieillissement, altérant de façon disgracieuse l’image initiale du bâtiment, et qui témoignerait de la précarité de son occupant. La maison semble malade.
36Exprimée en tant que telle, cette opposition constitue vraisemblablement un registre privilégié pour les architectes qui s’intéressent aujourd’hui aux écomatériaux. Il s’agit alors d’exposer le chaume dans des situations et sur des formes non traditionnelles, et en rapport avec des matériaux « industriels ». C’est précisément le contraste, l’inattendu qui est alors recherché.
37Les parties précédentes ont proposé une ébauche de cadre théorique pour évaluer le potentiel d’expression architecturale du chaume, en partant d’un côté des formes traditionnelles, c’est-à-dire générées par un rapport à la ressource que nous avons qualifiée de « non choisi » et de l’autre, des phénomènes perceptifs associés au chaume, déterminés par ses propriétés physiques, son histoire et le contexte actuel. Parallèlement et de façon indépendante, nous cherchons ici à caractériser les formes des édifices contemporains utilisant cette ressource. Il s’agit de se donner les termes d’une confrontation avec les hypothèses précédentes et d’élaborer des typologies pour mieux comprendre les conditions de la cohérence entre l’expression, l’intention et la performance écologique.
38Le corpus étudié (fig. 3) est constitué de 90 édifices réalisés entre 1979 et 2020, dont 4 seulement sont antérieurs à l’année 2000. Pour garantir une certaine cohérence, ce sont tous des édifices fermés, conçus par un architecte, et localisés dans une zone de climat océanique. Bien qu’il soit possible de trouver des maisons neuves couvertes en chaume de façon strictement traditionnelle, nous n’avons pas inclus ces quelques cas dans le corpus. En revanche ce corpus est augmenté - à titre de référence - de trois archétypes de maisons avec une couverture traditionnelle en chaume, respectivement de Camargue, Bretagne et Normandie.
39Les sources des données sont majoritairement issues d’internet, qu’il s’agisse des sites d’agences d’architecture, de magazines en ligne, d’images google street view et de sa communauté, de Facebook ou d’Instagram. À titre plus exceptionnel, l’opportunité de voyages d’études a permis d’obtenir certaines données manquantes. Enfin la presse spécialisée (comme le Moniteur, ÉcologiK, A+U, AMC ou encore Détail) apporte certaines informations complémentaires comme la maîtrise d’ouvrage, la date, la superficie ou le lieu.
40Chaque spécimen est décrit par un ensemble de 83 descripteurs, dont les trois quarts portent sur la forme au sens large (forme du plan et de l’élévation, nombre d’étages, présence du chaume, géométrie du toit, des ouvertures, matériaux par localisation). Leur choix est guidé par des hypothèses de corrélations fondées sur l’étude théorique, notamment concernant les conséquences de l’utilisation du roseau en paroi verticale, innovation majeure du chaume contemporain.
Figure 3 : Tableau des spécimens.
- 18 Architype, The Entreprise Center, Norwich (Angleterre), 2015.
- 19 Kengo Kuma, Takayanagi Community Center, Niigata (Japan), 2010 ; Forma6, Damier de chaume, Nantes ( (...)
41Depuis une vingtaine d’années, les Pays-Bas ont ouvert la voie au chaume posé à la verticale. Le ruissellement y est plus rapide qu’en toiture, ce qui lui confère davantage de longévité. La technique de fixation est alors souvent optimisée, parfois jusqu’à la préfabrication18 ou par de nouvelles techniques de tissage s’apparentant plus à la canisse19. Cette présence en façade peut être ponctuelle ou omniprésente sur toutes les faces du bâtiment, en contraste avec la seule autre matérialité, celle transparente des ouvertures.
42Cela représente 57 % de l’ensemble du corpus et 66,7 % des spécimens localisés aux Pays-Bas. À titre d’exemple, la maison living on the edge d’Arjen Reas (2010) (fig. 4) fait l’objet de plusieurs publications. Largement référencée par les moteurs de recherche, ce bâtiment s’érige comme une des références majeures de l’« architecture contemporaine de chaume ».
- 20 Guinée Potin, Centre Beautour, La Roche-sur-Yon (85), 2014.
- 21 Dorte Mandrup, Wadden Sea Centre, Ribe (Danemark), 2017.
- 22 MONK, Boerderij op de dam laren, Laren (Pays-Bas), maison individuelle, 2004.
43Lorsque le bardage de chaume est en continuité d’un pan de toiture, l’angle peut se traiter de différentes manières. Dans une démarche expérimentale, les architectes Guinée et Potin20 (fig. 5), conseillés par le couvreur chaumier Patrick Le Goff, ont proposé un détail de coupe dit en « goutte d’eau », pour diminuer le ruissellement sur la façade. Plus couramment, en Allemagne ou aux Pays-Bas, la jonction se fait par un angle net (on trouve même des angles obtus, par l’agence danoise Dorte Mandrup21). Parfois le bardage et la toiture ne font qu’un et c’est par deux courbes qui se joignent au faîtage que se dessine la coupe du bâtiment22.
- 23 Goichi Oiwa, Bodhi Temple House et Cafe Nenrin, Shiga (Japan), 147 m², 2014.
44Seul un petit nombre d’édifices (4,2 %) avec du chaume en façade et un toit incliné se couvrent avec un autre matériau. Les seuls exemples que nous ayons trouvés se situent au Japon23, où le chaume peut s’utiliser comme n’importe quel autre matériau de façade, avec ou sans chaume sur un toit incliné ou non.
Figure 4 : Living on the edge, d’Arjen Reas, Zoetermeer (Pays-Bas), 2020, crédit Carole Lemans.
Figure 5 : Centre de découverte, Guinée Potin, La Roche-sur-Yon (Région des Pays de la Loire), 2020, crédit Carole Lemans.
45En dehors des types d’ouverture classiques, on relève 28 % de spécimens qui intègrent une tabatière (ouverture de type Vélux), parfois montée sur deux châssis afin de placer une ouverture sur l’angle en coupe. La reprise du chaume en partie basse d’une telle ouverture est appelée une « moustache » (fig. 6). L’artisan signe sa réalisation par ce détail qui permet à un œil de connaisseur (local), d’identifier l’auteur d’une couverture.
46Par ailleurs, notamment en Allemagne et aux Pays-Bas, l’ouverture peut être traitée comme phénomène extérieur au chaume, lequel contourne alors la baie en restant lisse et continu (fig. 7). C’est ainsi que 27 % des spécimens présentent des lucarnes pendantes, sur l’exemple de la chaumière bretonne, mais sans la complexité de la vague d’égout. Traitées avec une autre matérialité et une forme souvent orthogonale, elles donnent l’image d’une boîte rectangulaire s’encastrant dans une toiture de chaume.
Figure 7 : Hybridation et ondulation de l’égout, Blaricummermeent (Pays-Bas), 2020, crédit Carole Lemans.
47L’expression d’une architecture en chaume avec un toit en pente est fortement influencée par le dessin de son pignon. Qu’il soit en chaume ou non, le pignon est souvent outil de rupture avec la tradition. Dans le cas d’une continuité de chaume entre toit et façade, des rives de toitures avec un léger débord peuvent être utilisées pour accentuer l’idée d’un pli (fig. 8). Réinterprétation de la chaumière, cette image du manteau et de son épaisseur, soulignée par l’ombre portée, est courante aux Pays-Bas ou en Allemagne24.
48La figure du cadre, qui contient le chaume, est une alternative qui rappelle les rives maçonnées de Camargue (fig. 9), ces bandes de chaux blanches qui forment l’arête du plan de toiture sur une dizaine de centimètres.
Figure 9 : Chaumière camarguaise (France), 2012, crédit © Deuxtroy25 CC BY-SA 3.0.
49Le faîtage vitré fait son apparition en 2001 avec la première Poolhouse des architectes anglais Ushida et Findlay. Cette solution d’éclairage zénithal se retrouve ensuite dans un petit nombre de projets une dizaine d’années plus tard (2,2 % de notre corpus). Pour contraster avec les traditionnels iris plantés ou tuiles, bon nombre d’architectes (40 %) utilisent plutôt le métal (très rarement l’acier corten).
50La protection du chaume sous une ouverture en façade tente de se fondre avec la texture et la couleur du roseau. Très souvent, le métal est utilisé ici aussi en continuité du châssis de fenêtre. Plus rarement, il s’agit d’un ouvrage maçonné, au même titre que pour le faîtage.
51Quant à lui, le projet hollandais Tij Observatory inauguré en 2019, est unique, avec une technique inspirée de l’architecture vernaculaire de baluchons en mailles remplis de bruyère pour protéger la reprise de chaume (fig. 10).
52Quand le toit est plat (18 % des spécimens), il reste perceptible par la matérialisation de la corniche ou de son acrotère, qui symbolise l’idée de toiture et marque la fin de la façade. Ceci est d’autant plus vrai avec le chaume en bardage vertical puisque, comme le faîtage, il doit être impérativement protégé en tête (fig. 11).
Figure 10 : Tij Observatory, de RAU architects et RO&AD Architecten, Stellendam (Pays-Bas), 2020, crédit Carole Lemans
Figure 11 : Informatiecentrum Grevelingen, Ouddorp (Pays-Bas), 2020, crédit Carole Lemans.
53Ce qui apparaît comme l’innovation la plus marquante de ce regain d’intérêt pour le chaume, son utilisation en bardage sur des parois verticales, pose de façon renouvelée la question de la continuité, de l’arrêt, de l’angle. On peut alors construire des catégories de cette production dont les discriminants seraient différentes combinaisons du chaume en toiture et en façade, générant différents traitements des angles entre plans de chaume en coupe et en plan. La classification résultante est composée de cinq catégories (fig. 12) :
54« Toit » : Chaume uniquement présent sur la toiture qui est à deux pans inclinés.
55« Panneau » : Pans verticaux en chaume occasionnel(s) sans angle en plan en chaume.
56« Boite » : Pans verticaux en chaume, présents sur toutes les façades (angle de chaume en plan).
57« Pliage » : Continuité du pan de toiture incliné avec le plan vertical de la façade. Le pignon étant matérialisé par un autre matériau que le chaume.
58« Cloche de chaume » : Continuité de tous les pans de toiture en façade, avec le pignon.
Figure 12 : Classification par le traitement de l’angle et pictogrammes correspondants.
- 26 Un dendrogramme représente une classification en groupes et sous-groupes. La classification ascenda (...)
59D’un autre côté, l’identification plus rigoureuse des proximités et la recherche des caractères qui les déterminent permettent de faire émerger des cohérences inattendues, auxquelles confronter cette première intuition. Nous présentons ici le dendrogramme (fig. 13) obtenu par une classification ascendante hiérarchique avec une métrique Manhattan et une méthode agglomérative utilisant le lien complet (ou plus grande distance), appliqué à notre corpus de 90 édifices, décrits par 83 descripteurs de type binaire26. Du plus haut niveau de partition au plus bas, nous utiliserons respectivement les termes de classe, famille, genre, variété. Une première partition est obtenue qui sépare le corpus en deux classes, que nous baptisons « radicaux » et « nuancés ».
Figure 13 : Dendrogramme issu de la classification ascendante hiérarchique.
60Se trouvent regroupés dans cette classe tous les édifices à toit horizontal ou assimilés et tous ceux à plus de deux étages. Tous utilisent le chaume en bardage vertical, et les trois quarts présentent un angle en coupe traité en chaume. Parmi les 20 % de cette classe qui sont coiffés d’un toit à deux pentes, aucun ne montre sa rive, et tous traitent leur faîtage en acier. Les autres caractères les plus partagés sont la présence majoritaire de roseau sur la surface visible, la présence d’un angle de chaume en plan, de métal en faîtage et/ou en appui de fenêtre, des ouvertures dans le bardage chaume et le fait qu’ils soient innovants.
61Au sein de cette classe, deux familles se distinguent. La première, que l’on qualifie de « imposants », regroupe les édifices les plus hauts (jusqu’à cinq étages), dont un exemple est donné figure 14. Ils ont tous un toit horizontal ou courbe à très faible pente couvert en acier et exposent de grandes surfaces vitrées en façade. La deuxième contient tous les édifices à toits inclinés de cette classe, rassemblés sous le genre « expérimental », car ils présentent tous une innovation (technique ou morphologique). Tous isolés d’un tissu bâti et associés à l’idée de vie sauvage, leur bardage en chaume, qui couvre tous les murs, descend jusqu’au rez-de-chaussée : ce sont des « cloches de chaume ». Le deuxième genre de cette famille (les « boîtes ») est encore décomposé en deux variétés, qui se distinguent par le matériau de façade, métal et verre du côté des établissements recevant du public (fig. 15), et bois pour les maisons individuelles.
62Nous qualifions les édifices de cette première classe de radicaux, car ils semblent ignorer totalement les formes traditionnelles où seul le toit était en chaume, et écartent ainsi au maximum la connotation « pittoresque » potentiellement associée au matériau.
Figure 14 : Damier de chaume, de Forma6 (France), 2020, crédit Sylvain Germond.
Figure 15 : Bureaux flottants, de Attika (Pays-Bas), 2020, crédit Carole Lemans.
63Les édifices de cette classe sont tous à toit incliné, et la plupart n’exposent le chaume que sur moins de 50 % de leur surface.
64Cette catégorie est sans chaume en vertical, avec peu de pignons vitrés. La toiture de chaume est à deux pans. Une grande majorité des membres de cette famille a moins de deux étages et moins de verre en façade que dans les autres familles, au profit du bois et de l’enduit. Aucun ne contient de courbe en coupe. Elle se divise en deux genres, les « icônes » et ceux « d’inspiration traditionnelle », ces derniers formant quatre variétés.
65Les spécimens du genre « icône » partagent leur isolement, la présence de roseau sur plus de 50 % de leur surface visible, la présence d’un pignon et d’un étage. On y trouve la villa type d’une opération de promotion immobilière, et deux entrées de parc de loisir (une réserve naturelle et un parc à thème de conte de fées). Deux d’entre eux couvrent leur faîtage de métal et autant sont innovants.
66Les quatre variétés du genre « inspiration traditionnelle » sont baptisées respectivement « néo-vernaculaire à lucarnes » (fig. 16) (qui contient la chaumière traditionnelle normande), « néo-vernaculaire simple » (qui contient les deux chaumières de Camargue et de Bretagne), « le toit avant tout » (pour leur toit prégnant qui descend très bas), et enfin « esprit moderne » (pour la place accordée au verre, et aux volumes géométriques et anguleux).
67Il est intéressant de montrer à titre d’exemple comment la première variété (néo-vernaculaire normand) partage certains traits caractéristiques : 91 % sont des maisons individuelles, et tous sont à un étage. Tous les toits sont percés d’ouvertures (traitées de façon très variée), et leur faîtage est constitué uniquement de matériaux biosourcés (iris, roseau pour 73 % ou bois). L’enduit est largement plus présent en façade que dans les autres variétés.
68Cette famille est clairement celle qui se rapproche le plus des formes traditionnelles. Les architectes de ces édifices ne semblent pas chercher à s’en éloigner, voire ils s’en inspirent délibérément, mais ne les copient pas pour autant. Les indices d’une écriture contemporaine sont sans ostentation. Pour cela ils sont qualifiés de « sobres ».
Figure 16 : Crèche, d’Archipel Zero (France), 2020, crédit Raphaël Rattier.
69Dans la dernière famille, enfin, 90 % des spécimens sont des maisons individuelles, et aucun projet n’est à maîtrise d’ouvrage publique. Les Pays-Bas sont très largement majoritaires, et les Français y sont absents. Comme dans la famille précédente, le toit est incliné, en chaume, mais ici 90 % des édifices présentent un pignon qui met en scène la rive du toit. Les trois quarts déclinent le roseau en paroi verticale et réalisent la continuité de l’angle de chaume en coupe. Ceux qui n’ont pas de chaume en vertical ont en revanche une tranche visible en pignon, des ouvertures de type « vélux » ou une « ondulation » (qui consiste à relever l’égout du toit pour laisser émerger une fenêtre), du métal ou de la tuile en faîtière, du verre en façade, ce qu’ont peu ceux de l’autre famille. Elle est divisée en 2 genres, dont un lui-même composé de deux variétés.
70Contrairement à la grande majorité de cette famille, le premier genre ne contient que deux édifices avec le chaume en vertical, et c’est par continuité avec un toit courbe. En revanche, la rive du toit est visible en pignon pour 90 % d’entre eux, et se prolonge en débord. Le faîtage est traité en métal ou tuile. Les toitures chahutées, complexes, interrompues par de grandes ouvertures ou percées de volumes géométriques ont inspiré le terme « audacieux » pour caractériser ce genre.
71Le deuxième genre, qui présente systématiquement du chaume en vertical, comporte d’un côté la variété des « pliages sur pignon vitré » (fig. 17), et de l’autre celle des « manteaux de chaume ». Il est intéressant de noter que pour ces derniers, on constate peu d’ouvertures en toiture ou en pignon, une majorité de faîtages en roseau. 90 % d’entre eux donnent à voir le roseau sur plus de 50 % de leur surface.
72Si, dans cette famille, la distance avec les formes traditionnelles se creuse, l’utilisation du chaume renforce la lecture de l’édifice comme maison (ou habitat) au lieu de la brouiller comme pourrait le faire la classe des radicaux. Elle redessine le toit en pente, que celui-ci se prolonge en vertical ou qu’il se déstructure quelque peu. Nous l’avons qualifié de « recherchée » parce qu’elle semble faire un effort pour se démarquer, voire pour rejeter le modèle traditionnel.
Figure 17 : Villa Blarikom, de MIX architectuur (Pays-Bas), 2020, crédit Carole Lemans.
73La classification proposée fait ressortir la variété des combinaisons qui concourent à définir des partitions du corpus relativement cohérentes et signifiantes. Le choix d’utiliser du chaume est une affirmation architecturale en soi, mais c’est aussi l’ensemble de la forme (géométrie, association de matériaux, détails constructifs, ouvertures, etc.) qui précise le message. Mais dans quelle mesure le « message » est-il en cohérence avec la performance environnementale ? Existe-t-il des décalages entre les images (notamment de nature, d’écologie, de symbiose) et la réalité ?
- 27 Spécimens n°1, n°2, n°3, n°4, n°5, n°6, n°7, n°8, n°12, n°15, n°17, n°20, n°24, n°31, n°35, n°36 et (...)
- 28 Nous précisons "dans la construction" pour les distinguer de matériaux "de décoration". Ces dernier (...)
- 29 Spécimens n°13, n°14, n°16, n°18 et n°32.
- 30 Spécimens n°9, n°10, n°11 et n°30.
74À partir des données recueillies sur chaque édifice, de l’analyse des discours qui accompagnent leur présentation dans les médias et d’un certain nombre d’entretiens, nous avons procédé à l’évaluation de la posture écologique des architectes et maîtrises d’ouvrage selon différents critères. Le premier porte sur la profondeur et la cohérence des intentions écologiques dans les discours27. Parmi d’autres arguments plus classiques, la revendication de reprendre un héritage constructif en tant qu’optimisation rationnelle des ressources locales est considérée également comme un argument écologique. En cas d’absence de discours, nous adoptons comme deuxième critère une prédominance de matériaux écologiques (faibles impacts environnementaux, renouvelables, recyclés) dans la construction28,29. Enfin, les travaux japonais peu documentés, mais qui relèvent de l’artisanat traditionnel, sont évalués avec un bon potentiel écologique30.
75Selon ces critères, nous constatons avec netteté une absence de posture écologique dans la famille des « nuancés recherchés ». Les spécimens découlant d’une posture écologique sont eux partagés équitablement entre le sous-genre « inspiration traditionnelle » de la famille « nuancés sobres » et la classe des « radicaux », contenant les deux familles « expérimental » et « imposants ». Le sous-genre « cloches de chaume » est unanimement animé d’une intention écologique.
76On pourrait ainsi distinguer deux tendances pour l’architecture de chaume avec posture écologique. La première emploie plutôt un vocabulaire traditionnel, dont le simple toit à deux pans. Dans la moitié de ces cas, il s’agit de rénovation, de réhabilitation ou de restauration, mais on y observe également des projets dont les formes nourries des traditions sont malgré tout originales et lieux d’une expression artistique éphémère. Aux antipodes, le genre « boîte » de la famille des « imposants » dans la classe des radicaux fait partie de l’autre tendance avec posture écologique. Le chaume présent en façade verticale est bien souvent valorisé pour ses aptitudes techniques, au-delà de ses capacités expressives. Ces spécimens se distinguent comme étant les plus performants, où l’empreinte carbone neutre guide l’ensemble de la conception. Les « cloches » sont, elles, affiliées à la notion de paysages, servant des programmes muséographiques liés au territoire, avec un rapport souvent direct avec la roselière. Ce langage métaphorique animal (fourrure, nid, etc.) semble être porté pour exprimer une implantation légère et discrète.
77La tentation d’attribuer au travail de l’angle en chaume la qualité de marqueur d’une posture écologique se révèle non pertinente. Le retournement du chaume sur toutes les faces est en effet également employé en dehors de toute intention écologique. Le pliage, ou l’angle en coupe, semble être un langage particulièrement employé aux Pays-Bas par des architectes spécialisés dans la maison individuelle, où le chaume atteste plutôt de la réussite professionnelle de l’habitant et qualifie la maison comme lieu de repos mérité.
78Avec le passage d’une ressource vernaculaire « évidente » par sa proximité et son abondance à une ressource contemporaine « choisie » bien que rare et souvent éloignée, la diversité des formes s’est très largement accrue. Au sein de cette variété, les distances autrefois perceptibles entre les formes traditionnelles deviennent négligeables par rapport à celles qui séparent les formes contemporaines entre elles. Parmi les raisons de ce choix, on peut repérer dans l’analyse de ce corpus la volonté de signifier. Au sein des différents registres d’expression que la théorie pouvait prévoir, il semble que ceux de l’exemplification et de la connotation sont opérants pour lire cette production. Si la classification intuitive (par le traitement de l’angle) trouve un écho dans le résultat de la classification mathématique, c’est bien que ces caractères sont corrélés à d’autres descripteurs dans ce qui pourrait constituer un langage de l’architecture de chaume. Dans tous les cas, celui-ci peut exprimer une variété de contenus. Il semble que le chaume parvient à faire la synthèse entre la tradition et l’innovation, entre un nouvel hédonisme et des aspirations sociales et écologiques.
79Pour ce qui concerne le caractère écologique de ces architectures en chaume, on observe aussi bien des réalisations de promoteurs hollandais qui vendent à leurs richissimes clients une image de pittoresque en plaçant du roseau chinois en parement d’une cloison avec laine de verre et pare-vapeur, que des projets dont le chaume est l’origine, le moyen et l’expression d’un rapport respectueux, enthousiaste et sensuel à la ressource et au savoir-faire associé. Qui plus est, on peut identifier au sein du corpus étudié des corrélations entre certains types morphologiques et la volonté de s’inscrire dans un véritable rapport écosystémique avec le milieu. Afin de mieux comprendre le statut de la ressource dans le processus de conception, ce travail doit être poursuivi pour affiner des catégories de postures, qui pourraient combiner des intentions de différents ordres (expression, écologie) et différents niveaux de concession (provenance de la ressource et de la main-d’œuvre).