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Thème 3 - La gestion des étangs et des milieux aquatiques au sein des territoires

Les interrelations humains-étangs dans les Parcs Naturels Régionaux (PNR) du Périgord-Limousin et de Millevaches (France), de la gestion à l’habiter

Interrelations ponds-humans in the two Regional Nature Reserves of Limousin (France), from a management perspective to dwelling
Adèle Beaufils
p. 167-176

Résumés

Les contraintes environnementales ainsi que les réglementations sur l’eau et l’environnement rebattent les cartes des choix de gestion des paysages de l’eau. Dans ce contexte, le devenir et la gestion des étangs en Limousin se retrouvent au coeur de tensions. Tandis que d’un côté, le « bon état écologique » des cours d’eau et les « zones humides » sont mis en avant, de l’autre l’étang reste difficile à définir et a du mal à trouver sa place dans les nouvelles gestions préconisées par les gestionnaires de l’eau. Face à ces différents constats, la thèse se focalise davantage sur les manières d’habiter et les relations entre l’étang et les différents acteurs y intervenant que sur des questions de sciences dites objectives. En effet, l’objectif de ce travail est de faire un pas de côté et de mettre en lumière les expériences vécues des étangs. Pour ce faire, la méthodologie développée tente de saisir l’origine de telles controverses grâce à des échanges avec les différents acteurs intervenant autour des étangs au sein des PNR du Limousin. C’est un moyen d’explorer leurs façons de s’engager avec leur environnement que constitue les étangs dans notre cas. Cet article explique l’élaboration de cette méthodologie s’appuyant sur des notions de paysage phénoménologique et de l’habiter au regard de l’existence des controverses actuelles portant sur les étangs.

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Texte intégral

1La gestion des étangs est au cœur de débats notamment sur les enjeux écologiques – continuité écologique des cours d’eau et ressource en eau. Depuis les années 2000 avec « la mise en place d’un nouveau paradigme d’aménagement des cours d’eau » (Germaine et Barraud, 2013, p. 374) qui s’appuie sur la science écologique, les cours d’eau se retrouvent tiraillés entre deux visions qui peuvent être qualifiées de diamétralement opposées. Certains prônent une rivière libérée et « sauvage » tandis que d’autres revendiquent les aménagements des rivières comme un héritage culturel et paysager (Germaine et Barraud, 2013). Cependant, l’objet étang, même s’il est issu d’un aménagement, peut s’inscrire dans la catégorie des « zones humides » telle que définie par la Convention de Ramsar et ce, à la différence des seuils ou barrages. Il constitue alors pour d’autres gestionnaires de la nature un milieu riche en biodiversité. Il en résulte que les différents gestionnaires de l’environnement n’ont pas de points de vue uniforme concernant la gestion de ces espaces ; certains souhaitent qu’ils soient « effacés », en d’autres mots qu’ils soient vidés afin de laisser place au cours d’eau et à ses « zones humides » ; alors que d’autres opteraient davantage pour une sauvegarde allant parfois jusqu’à la patrimonialisation des territoires d’étang pour des raisons écologiques comme culturelles. La distinction entre ces deux manière de penser la gestion (et le devenir) des étangs paraît difficile car l’étang est bien un hybride (Latour, 1991) – ni totalement naturel, ni totalement culturel. D’ailleurs, cette difficulté à définir une gestion commune des étangs s’explique en partie par une réglementation sur l’eau dans laquelle les étangs n’apparaissent pas clairement définis telle que la DCE (Directive-Cadre sur l’Eau) (Bartout, 2015). Ainsi, l’étang est tantôt considéré comme obstacle à la continuité écologique et sédimentaire – au même titre que les seuils – tantôt comme milieu aquatique d’une grande valeur écologique support de biodiversité.

2La valeur écologique de l’étang est d’autant plus complexe à définir que les étangs du Limousin n’ont pas tous été construits à la même période. Ils correspondent donc chacun au modèle de société durant lequel ils ont été créés. Il ressort des premiers entretiens NaNA avec les gestionnaires de l’eau des PNR que les étangs anciens semblent trouver leur place dans une valorisation écologique, tandis que les étangs créés lors de la dernière vague de prolifération (1960-1980) sont au cœur des tensions. Pour évaluer la pertinence écologique des étangs, les gestionnaires de l’eau des PNR se réfèrent à la carte de Cassini : si l’étang est présent sur cette carte cela justifie sa sauvegarde ou son intérêt. Dans le cas contraire, l’effacement de l’étang est fortement conseillé car sa valeur patrimoniale n’est pas encore reconnue ou leur morphologie ne serait pas propice à l’installation de la flore, donc d’une biodiversité suffisamment intéressante.

3De plus, ces derniers étangs sont liés à une société de loisirs, et nombre d’entre eux n’ont pas été entretenus par ceux qui en ont hérité et se retrouvent alors quasiment à l’abandon. Aujourd’hui, c’est le manque d’entretien, de vidange entre autres, qui entraîne de nombreux problèmes de concentration de certains polluants. Outre ces problématiques écologiques, Pascal Bartout (2012) notait qu’il n’y avait pas vraiment une société traditionnelle d’étang en Limousin telle que l’on en retrouve dans la Brenne, en Lorraine ou encore dans les Dombes, mais plutôt différentes communautés au sein desquelles l’étang pouvait avoir sa place. Néanmoins, le Limousin connaît une forme de culture d’étangs à travers la dernière vague de prolifération des années 1960-1980, reste à savoir quelle place tient actuellement cette culture au sein des choix de gestion des étangs. Le rapport parlementaire « Terres d’eau, Terres d’avenir » (Tuffnel et Bignon, 2019) repose précisément sur les enjeux liés à ces territoires d’eau marqués par des aménagements anthropiques et leur intégration dans une approche écologique de la gestion de l’eau. En effet, leur caractère artificiel les place dans une situation peu avantageuse face à une approche naturaliste qui prône un état de référence dit naturel (Dufour et Piégay, 2009). En outre, les précédentes sécheresses ont ravivé des préoccupations liées à la qualité de l’eau des cours d’eau, d’une part, et du stockage de l’eau, d’autre part. Les gestionnaires de l’eau pointent du doigt l’étang comme perturbateur du bon état écologique du cours d’eau car l’eau, en étant retenue, se réchauffe avant de s’écouler ensuite dans le cours d’eau et, parce que l’étang, dans certains cas, concentre des cyanobactéries (ou autres pollutions) qui prolifèrent davantage dans des eaux stagnantes qui se réchauffent. Pour certains agriculteurs, en revanche, l’étang représente une retenue d’eau utile en cas de sécheresse (irrigation ou abreuvoir). Enfin, pour les habitants ou touristes, l’étang est un plan d’eau au bord duquel ils peuvent trouver un peu de fraîcheur.

4L’approche choisie pour cette thèse vise donc à sortir de la vision binaire de certains gestionnaires de l’eau. Il semblait alors opportun dans ce travail d’arriver à approfondir les manières dont sont perçus et vécus les étangs. D’abord dans le but de mieux saisir les controverses qui existent aujourd’hui autour de la gestion des étangs, ensuite parce qu’elles enrichissent et diversifient les regards portés sur la gestion des étangs. Malgré la montée de certains réseaux et mouvements de protestation contre l’effacement systématique des aménagements transversaux sur les rivières (Barraud et Germaine, 2017), les perceptions et la construction des différents savoirs – locaux ou « vernaculaires » – et regards sur les étangs restent peu explorées et donc, peu compris. Alors que les PNR de Millevaches et du Périgord-Limousin, de par leur labellisation, constituent des structures qui travaillent sur les relations entre territoire et habitants, il existe, néanmoins, des tensions entre les expériences vécues, liées directement aux perceptions, et les experts de la gestion de l’eau sur la question des étangs. L’objectif n’est pas de trouver une autre gestion des étangs qui résoudrait les tensions, mais de faire un pas de côté par rapport à ces controverses afin de se placer dans le paysage. Par ce biais, on tente de questionner les éléments – perceptions et représentations – qui conditionnent les choix de modèle de gestion dans un contexte de « désincarnation » des paysages de l’eau1. Michel Corajoud (2010) parle ainsi d’une “crise de notre position par rapport au [paysage].” En effet, l’être humain dans la gestion de l’eau se retrouve soit complètement absent ou détaché des écosystèmes, ici aquatiques, soit dans une vision instrumentale et systémique notamment avec l’idée des services écosystémiques. L’approche par le paysage phénoménologique permet de sortir du paradigme désincarné des paysages de l’eau. Cette recherche des paysages vécus, des étangs est celle des diverses expériences paysagères que chacun des acteurs gestionnaires peut faire lorsqu’il est en relation avec un ou des étang(s). Ce travail tend à questionner notre rapport à la nature – ici à travers les étangs- comme environnement proche en utilisant notamment une approche paysagère et sensible. Quels sont les discours et savoirs locaux, ou « vernaculaires, d’autres acteurs gestionnaires (propriétaires, pêcheurs, chasseurs, etc.) que ceux de l’eau sur les étangs ? Et quel étang apparaît à la lumière de cette diversité des expériences paysagères ?

5Cet article a pour ambition de montrer la manière dont une approche paysagère, plus particulièrement phénoménologique, est envisagée afin de porter un nouvel éclairage sur les étangs. Après avoir fait un tour d’horizon des différentes approches des étangs, on expliquera en quoi la notion de paysage phénoménologique permet de déplacer l’angle d’approche des étangs, ainsi que la méthodologie qui l’accompagne. Les premières recherches sur les interrelations humains-étangs dans les PNR de Millevaches et du Périgord-Limousin, qui ont débuté en octobre 2019, ont permis dans un premier temps de relever les enjeux et tensions qui pouvaient exister autour des étangs et de leur gestion. On tentera tout d’abord d’appréhender l’objet étang en revenant sur ses multiples définitions. En effet, les différentes entrées académiques rendent chacune compte des multiples enjeux et de controverses concernant les étangs en fonction de l’approche choisie. Dans un second temps, nous reviendrons sur les raisons de recourir au paysage phénoménologique. Et, enfin, nous aborderons la manière de saisir ces paysages phénoménologiques sur le terrain.

Les étangs, un tour d’horizon

6Lorsque l’on se retrouve à devoir définir un étang, on fait souvent face à la difficulté suivante : qu’est-ce qui le différencie du lac ou encore de la mare ? Certains diront que c’est une question de taille, d’autres de profondeur ou d’autres encore que l’étang est artificiel tandis que la mare et le lac sont naturels. Cette difficulté à définir l’étang vient en partie de son histoire et son origine étymologique. Ensuite, cette difficulté vient également du fait que différentes approches scientifiques de l’étang existent et chacune met en avant les caractéristiques qu’elle en étudie, ainsi chacune montre une des facettes de l’objet étang. Ce sont ces différentes approches qui d’ailleurs révèlent une multitude d’enjeux environnementaux, mais aussi économiques et sociaux, autour de la question de la gestion des étangs et de leur devenir.

Une origine multiple

7L’étang présente déjà une complexité liée à sa définition. En effet, l’approche étymologique en fait un élément artificiel et/ou d’eau stagnante sans que l’origine artificielle ne soit claire (Touchart et al., 2007). Les origines du mot sont multiples et se sont mélangées. Le mot « étang » tirerait ses racines de deux termes. La première hypothèse est qu’il viendrait du latin « stagnum » qui signifie étendue d’eau stagnante. Cependant, en ancien français, « étang » s’écrivait sous la forme « estanc » dont l’origine se trouve être le verbe « estanchier » racine du verbe « étancher » en français. L’autre hypothèse réside alors dans le sens de l’ancien français « estanchier » qui veut dire soit « arrêter, retenir » en latin, soit « empêcher l’écoulement ». D’où :

"Étang, subst. Masc Étymol. Et Hist., 1remoitié xiies. estanc « étendue d’eau dont les bords arrêtent l’écoulement » (Psautier Oxford, éd. Fr. Michel, 106, 35). Déverbal de estanchier (étancher*)". (CNRTL)

8Cela suppose une action humaine qui empêche l’écoulement de l’eau. La définition donnée dans le dictionnaire Littré en fait d’ailleurs un « Amas d’eau rendue stagnante par la direction du terrain ou par des écluses », sous-entendu par la construction d’une chaussée naturelle ou artificielle. De plus en langue d’Oc, « estanc » définit un barrage ou une digue. Les définitions actuelles de l’étang oscillent entre ses usages et une approche limnologique.

9D’après le Larousse :

"Étang, n. m. (ancien français estanchier, étancher)
Étendue d’eau stagnante, naturelle ou artificielle, généralement de dimensions et de profondeur plus faibles qu’un lac. (Les écologistes réservent ce terme aux pièces d’eau artificielles susceptibles d’être vidées.)"

10Ces différentes origines du mot « étang » donnent alors lieu à des appropriations diverses selon les approches académiques ce qui, en conséquence, ne soulève pas forcément les mêmes enjeux.

Les différentes facettes de l’étang

11L’approche des agronomes, par exemple, s’intéresse plus particulièrement à la notion piscicole. L’approche des biologistes met en avant la faune et surtout les flores associées à ses fonds et ses berges. Elle a également introduit, plus récemment, une approche s’appuyant sur la trophie (apport en nutriment) de l’étang. L’approche limnologique étudie les critères physico-chimiques et biologiques des eaux continentales stagnantes dans lesquels sont inclus les étangs. Enfin, l’approche géographique tient à prendre en compte les dimensions humaines liées à l’étang (Bartout, 2012), c’est-à-dire les usages et leur histoire. Toutes ces approches ont en commun de faire des étangs des milieux particuliers, de transition et d’entre-deux. Tout d’abord en appartenant au groupe des eaux continentales, il est un milieu à la fois terrestre et aquatique. Il a été aussi peuplé de légendes et de superstitions liées aux marais, mares, espaces humides. Ils représentaient des seuils entre deux mondes, celui du visible et de l’invisible, du tangible et de l’intangible, mais c’étaient surtout des lieux rattachés à la mort et à la maladie (Derex, 2016). Au delà de sa dimension symbolique, l’étang est également un espace intermédiaire tant à l’échelle spatiale que temporelle. Laurent Touchart (2007) résume ces approches en deux grands groupes : un dont la définition de l’étang s’appuie sur des caractéristiques physico-chimiques et biologiques, puis un autre où l’étang se définit par son origine et ses usages.

12Dans le premier groupe, l’étude des eaux continentales stagnantes, la limnologie, jette les bases de la construction des critères définitoires de ces eaux. En limnologie, l’étang est un maillon intermédiaire dans la dynamique d’évolution temporelle entre le lac et le marais. Selon les critères morphologiques qui tiennent compte de la dimension verticale et horizontale des plans d’eau, l’étang est aussi l’intermédiaire entre le lac et la mare (Touchard et al, 2007). En effet, la catégorisation des eaux continentales (lac, étang, mare) se base sur leur superficie et profondeur – caractéristiques horizontales et verticales – mais également sur leurs cycles de renouvellement biologique et physique. Le deuxième groupe définitoire s’attache davantage aux usages de l’étang. L’étang a été défini par ses usages qui ont évolué en fonction des époques et qui se sont diversifiés en fonction des régions géographiques et des sociétés. Les pratiques des étangs dans l’histoire ont même rendu floue l’origine du mot étang (Touchart et al., 2007 ; Bartout, 2012). Aujourd’hui, malgré, ou grâce à la diversité des usages des étangs, sont perçus et nommés comme étangs des plans d’eau de formes et d’usages variés. Leur reconnaissance repose sur différents critères : naturels, artificiels, physiques, floristiques, paysagers, elle dépend aussi des expériences et des usages de la personne qui le côtoie.

13L’approche géographique tente de prendre en considération ces deux entrées. Alors que jusqu’au début du XXe siècle, la définition de l’étang correspondait à ces usages, actuellement elle s’appuie davantage sur les impacts de l’étang sur l’environnement (Bartout, 2012). En géographie limnologique, la définition d’un étang se base donc sur ces deux niveaux : la morphologie verticale différenciant la mare, l’étang et le lac, et celui de l’utilisation humaine de l’eau soit comme support d’activités, soit comme ressource à prélever ou les deux à la fois (Bartout, 2012). Selon cette approche, l’étang est défini de la manière suivante :

"Étang n. m. (hydrographie, limnologie, agriculture, écologie, tourisme)
Retenue d’eau douce stagnante, encavée ou munie d’une digue, construite, en tout ou en partie par l’Homme.
L’étang est constitué d’une flore et d’une faune aquatiques sur presque tout le fond. Il est utilisé en agriculture (aquaculture, irrigation, engraissement du sol), en génie (régulation et purification des eaux), en tourisme (chasse et pêche) et en éducation (découverte de la nature), autant pour son plan d’eau, sa rive que son pourtour. L’équivalent naturel est le marais. » (Bartout dans Touchart (dir.), 2007, p. 80)".

14Ainsi, l’étang est toujours défini en fonction de quelque chose et son caractère de transition, évolutif, rend difficile de cerner ce qu’il est. C’est cette position d’entre-deux qui alimente les divergences de points de vue abordant la question des étangs. Au regard de cette diversité des approches des étangs relative à leur gestion, l’objectif de cette communication est de se focaliser sur les paysages d’étangs et plus spécifiquement, ceux phénoménologiques.

Un cadre conceptuel phénoménologique des paysages d’étangs

15Afin de se focaliser sur les paysages d’étangs, on s’en remet à Jean-Marc Besse et son approche des différentes entrées du paysage. Parmi ces dernières, l’entrée phénoménologique a été retenue car elle permet justement de faire ce pas de côté par rapport aux sciences dites objectives. La phénoménologie, ici, s’appuie particulièrement sur celle qui a été développée par Maurice Merleau-Ponty dans la « Phénoménologie de la Perception ». Il engage une autre manière d’être au monde qui nous aide à re-situer, voire recentrer, l’humain dans les paysages d’étangs. Maurice Merleau-Ponty dans cet ouvrage ouvre également la voie à des réflexions sur la construction des savoirs, qu’ils soient dits de sciences objectives ou qu’ils appartiennent à des savoirs locaux, aussi appelés vernaculaires (Collignon, 2014).

Les approches du paysage et les étangs

16Le paysage est une notion qui a connu une diversification au cours des dernières décennies (Besse, 2010). Jean-Marc Besse (2010) répertorie 5 manières d’appréhender les paysages, lesquelles peuvent éventuellement se chevaucher. Il existe alors une conception « représentationnelle » du paysage basée sur sa qualité esthétique (paysage comme décor) et ses représentations. Une autre, dite culturaliste, influencée par la géographie humaine et l’histoire, se concentre sur les pratiques et usages ayant trait à un territoire et qui sont à l’origine d’identités. La troisième entend le paysage en tant que système et introduit le concept d’écologie du paysage. La quatrième fait du paysage un espace vécu dans lequel se réalise une expérience sensible, elle s’appuie sur une conception phénoménologique ; enfin le paysage est aussi considéré comme un espace de projets, celui des urbanistes, des concepteurs paysagistes et autres aménageurs (Besse, 2009). Ces 5 orientations paysagères n’ont pas vocation à rester cloisonnées. Comme précédemment vu, les études portant sur l’eau et sur les étangs s’attachent à plusieurs de ces approches. Ces différentes approches du paysage identifiées par Jean-Marc Besse (2009) sont, pour cette thèse, une clé d’entrée sur les paysages de l’eau et plus spécifiquement sur ceux des étangs (cf. schéma orientations paysagères et paysages d’étang).

17Le paysage fabriqué, parce qu’habité, de la géographie culturelle est, ici dans ce travail de recherche, délaissé au profit du paysage vécu parce qu’habité. Le paysage n’est ni occupé, ni construit (Walentouitz, 2012). Il permet de recentrer l’humain au sein de son environnement. Cette orientation paysagère appelée « phénoménologique » par Jean-Marc Besse (2009) se différencie de toutes les autres car son approche ne porte pas sur un objet ou une réalité. Elle va au-delà du paysage objet de représentations, du paysage résultat d’une coopération nature-culture, du paysage « objet des investigations de la sciences » (Besse, 2009) ou encore du paysage comme projection. Il apparaît plutôt par la relation qui s’engage entre deux entités. Chacune n’existe que grâce à l’interaction entre elles. En ce sens, le paysage se rapporte à une expérience sensible, vécue – qui engage les sens –, une expérience paysagère (Besse, 2009). « L’expérience doit être ici comprise comme une ’’sortie’’ dans le réel et plus précisément encore comme une exposition au réel » (Besse, 2009, p. 50). Il est alors moins question d’une réalité, mais plutôt d’autant de paysages vécus qu’ils existent d’interactions et de perceptions. Auquel cas, la perception ne concerne pas un paysage – ni objet de contemplation, ni sujet de représentations (Besse, 2010) –, mais elle est une manière d’être au monde. Il faut comprendre cette approche comme une composante complémentaire de l’appréhension des paysages d’étangs.

18En effet, autour de la question des étangs une grande majorité des recherches se sont focalisées, ces trois dernières décennies et en France, tantôt sur les enjeux écologiques, tantôt sur des préoccupations d’usages ou encore sur l’histoire de ses représentations. Le paysage d’étang, dans sa dimension d’expérience sensible, reste encore peu exploré. En outre, chacune de ces approches a montré l’existence de controverses et de tensions concernant les étangs. Nous avons bien saisi la multitude des enjeux qu’engage l’étang en tant qu’objet. Pourtant, cette diversité de formes et d’appréhensions de l’étang pose la question de sa pluralité. La vision culturaliste considère que le monde culturel vient marquer une réalité physique, matérielle. D’abord, il subsiste donc encore une vision dichotomique nature/culture même si la frontière est rendue plus mince. Ensuite, cela sous-entend l’existence d’une seule réalité de l’étang. Or, il semble qu’il est difficile d’identifier une vision commune de l’étang car les définitions de l’étang semblent diverses et les contextes multiples. À cet égard, l’approche « phénoménologique », celle d’une expérience sensible qui transcende la distinction objet/sujet, est utilisée pour nous aider à comprendre la pluralité de l’objet étang.

Recentrer l’humain dans son milieu : habiter

19Afin d’aborder l’expérience paysagère, l’être humain est repositionné au centre de son milieu. Les étangs se matérialisent en tant que milieu plutôt qu’objet d’étude. Ce positionnement atteste d’un changement d’attitude face à l’appréhension du monde. Alors que Jean-Marc Besse (2009) décrira l’expérience de paysage « d’immanence, d’immersion, de participation, pour mettre des mots sur cette rencontre préréflexive avec l’inobjectivable (…). », Tim Ingold (2000), à travers son article Globes and Spheres, pointe du doigt la posture en recul des sciences dans nos sociétés occidentales par rapport au monde. Elles abordent le monde tel un globe dont la gestion nous revient (Ingold, 2009). Aussi, la première étape de ce projet de recherche est de recentrer l’humain au sein de son milieu – dans notre cas les étangs –, c’est-à-dire de se trouver dans une sphère ou des sphères – « lifeworld » – (Ingold, 2009). Le paysage, ici, ne se matérialise pas par une surface ni un globe, il est un monde dans lequel l’humain est immergé, « [q]uand je suis en présence d’un paysage je ne suis pas, en réalité, devant lui. Il y a derrière moi, autour de moi, la présence de tous les horizons. » (Besse, 2009, p. 55).

20Cette posture permet de dépasser la vision du paysage comme un monde construit par les sociétés. Le paysage est compris comme un monde habité par les sociétés. En plaçant l’humain dans son milieu plutôt que sur celui-ci, les sociétés sont moins susceptibles d’y laisser une trace que de tisser des liens avec les non-humains et matériaux inertes. Le paysage ne se révèle pas en tant qu’objet auquel l’observateur fait face, mais il se dévoile par les interactions qui le composent. Il n’y a pas, ici, d’objet pensant, mais un corps sujet de perception (Merleau-Pde son mileuonty dans Ingold, 2000). Le processus d’appréhension de ces paysages ne passe alors pas par une retranscription ou interprétation d’une réalité. Appréhender ces paysages c’est se mettre dans une dynamique de relation directe (ecology of mind – Bateson dans Ingold, 2000) avec les autres entités du monde. Cela implique de comprendre cette approche comme un engagement avec le monde plutôt qu’une construction. « The contrast, I repeat, is not between alternative views of the world ; it is rather between two ways of apprehending it, only one of which (the Western) may be characterised as the construction of a view, that is, as a process of mental representation. As for the other, apprehending the world is not a matter of construction but of engagement, not of building but of dwelling, not of making a view of the world but of taking up a view in it (Ingold 1996a : 5 117). » (Ingold, 2000, p. 42).

21Cette manière de s’engager avec nos milieux est une clé de lecture de la « perspective d’habitation » (« dwelling perspective ») dont Tim Ingold (2000) parle. Cette notion s’entend comme une manière d’appréhender les étangs au travers des diverses façons de les habiter grâce aux différents usages et pratiques. C’est pour cela qu’une attention particulière sera portée sur les relations et les vécus que les acteurs gestionnaires font des étangs.

Engagement et perceptions : révélation des savoirs locaux

22Cet engagement dans son milieu nous amène à prendre en compte les façons de l’appréhender. La notion d’expérience paysagère est alors mobilisée. Le principe de cette expérience se base sur les perceptions du monde qui nous entoure, nous traverse (Besse, 2009). « Le paysage peut être alors compris et défini comme l’évènement de la rencontre concrète entre l’homme et le monde qui l’entoure. Le paysage est avant tout, en ce cas, une expérience. » (Besse, 2009, p. 50). C’est ce qui constitue l’expérience paysagère. Les perceptions émanent directement des relations avec notre milieu, elles sont une manière d’être au monde, de l’habiter. Elles ne sont, dans notre cas, ni une contemplation dun paysage, ni « the operation of the mind upon the bodily data of sense(...). » (Gibson dans Ingold, 2000, p. 166). D’une autre manière, « le paysage est une façon d’éprouver et d’apprécier l’espace » (Corbin, 2001, p. 9). Les relations créant le paysage s’apprécient, par-là, grâce aux sens déployés du corps phénoménal – la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher et le goût –. Alain Corbin (2001) dira que le paysage est, entre autres, une expérience phénoménologique puisqu’il est « une affaire d’appréhension des sens ». Ainsi, en s’appuyant sur l’expérience sensible, l’ambition est d’explorer les paysages d’étangs, dans le sens d’une approche paysagère phénoménologique.

23Le paysage, pris dans sa dimension phénoménologique, constitue un ensemble de savoirs, « knowledge based on feelings » (Ingold, 2000). On abordera ces savoirs dans leurs dimensions ordinaires, vernaculaires, c’est-à-dire formés par l’expérience quotidienne du paysage. Ce sont des savoirs qui se révèlent grâce à l’expérience paysagère. « The other [knowledge]is personal, or intimate knowledge, that occurs not in the form of an idea but as a process of revealing through “the knower’s personal involvement with the known.”(Ingold, 2000). Pour autant, ces savoirs ne sont pas à opposer à des savoirs scientifiques,dits objectifs, de notre société occidentale ; ceux-là même peuvent être considérés de façon à être une forme de révélation du monde. Auquel cas, dans la perspective d’habitation, la considération sensible du paysage permet d’enrichir les autres savoirs plutôt que de les supplanter.

A la découverte des paysages phénoménologiques des étangs (Méthode)

24L’influence de la phénoménologie apparaît à travers les travaux de deux auteurs, Jean-Marc Besse (2009) et Tim Ingold (2000), qui s’appuient sur les travaux de Merleau-Ponty et en particulier sur son ouvrage sur la Phénoménologie de la Perception (1945). Maurice Merleau-ponty y explore l’être-au-monde en ré-insérant le corps dans le monde et en relation directe avec les autres entités qui le composent.

25L’être humain est pris comme un corps sujet percevant, incarné afin de saisir son engagement dans le monde, ici les étangs. Jean Marc Besse (2009) nous permet d’aborder le paysage par une entrée dite « phénoménologique », à travers les sens, tandis que Tim Ingold (2000) par une approche anthropologique saisit les relations par l’expérience directe, « immediate experience » et met en lumière d’autres formes de savoirs/connaissances, « knowledge based on feelings » (2000, p. 25).

Sélection des personnes et étangs

26Le choix des PNR comme sites d’étude correspond à la nécessité de se situer sur des territoires où la question de l’habiter et de la gestion de l’environnement était primordiale. En effet, ils élaborent des chartes, contrat entre habitants, gestionnaires, territoire et structure PNR, dans laquelle sont définis des objectifs communs. Ensuite, sur la question des savoirs locaux liés aux étangs, il fallait sélectionner les personnes qui, en fonction de la problématique, seraient le plus à même d’être au cœur des débats sur la gestion des étangs. En outre, au vu du grand nombre d’étangs présents sur le territoire des PNR de Millevaches et du Périgord-Limousin et du temps de la thèse, il semble nécessaire de circonscrire le travail de recherche à un nombre limité de personnes considérées avec l’étangs auquel ils sont liés.

À la rencontre de différents gestionnaires/propriétaires

27Le choix des personnes interrogées est directement lié aux étangs sélectionnés comme terrains d’étude. Ce choix s’est opéré grâce à une double entrée : d’un côté par l’identification de l’étang, de l’autre par l’identification de gestionnaire directement en lien avec un étang.

28La première entrée s’est appuyée sur les entretiens réalisés dans le cadre du projet régional NaNA avec les gestionnaires de l’eau des PNR. Suite à ces entretiens, des étangs incluent dans des programmes d’action sur les cours d’eau ou sur la conservation des « zones humides » des PNR, tel que des programmes LIFE, ou des étangs faisant l’objet d’un besoin de remise aux normes ou d’effacement ont pu être identifiés. À partir de ces étangs, leurs gestionnaires/propriétaires ont pu être identifiés et contactés. Une deuxième entrée consistant à identifier les différents réseaux d’acteurs liés à la gestion des étangs (associations de propriétaires d’étangs ou de pêche par exemple) pour rentrer en contact directement avec ces autres gestionnaires/propriétaires que ceux des PNR a pu être employée, mais de manière plus secondaire.

29Un des intérêts de la thèse étant de mettre en exergue les savoirs locaux avec les orientations et choix de gestion des étangs par les institutions de gestion de l’eau, la personne habitante interrogée devait être aussi confrontée à ces questions de gestion de l’étang. Ainsi, les gestionnaires, qui peuvent dans certains cas se révéler être propriétaires et qui ont développé des habitudes autour de l’étang, semblent être en capacité de répondre à ce qu’y est recherché. De plus, les différents discours autour de la gestion des étangs sont principalement animés et alimentés par ces gestionnaires/propriétaires qui s’investissent dans les débats et réflexions sur les étangs et leur devenir. Si l’on veut pouvoir analyser et comparer ces différents regards afin de déterminer s’ils révèlent ou pas les mêmes savoirs et leur influence sur les choix de gestion et les controverses, l’objectif est de sélectionner des gestionnaires/propriétaires avec des profils diversifiés. Cette diversité des profils s’entend par différentes manières d’habiter, c’est-à-dire des habitudes qui varient en fonction du type de gestionnaire/propriétaire. Certains seront pécheurs, d’autres chasseurs, technicien de rivière ou plusieurs choses à la fois, mais ils peuvent aussi être élu, propriétaire privé, et cetera. L’important est d’arriver à rassembler un spectre diversifié des habitudes et profils des gestionnaires/propriétaires des étangs.

Des étangs liés à leur gestionnaire/propriétaire

30La première entrée utilisée pour sélectionner les gestionnaires/propriétaires interrogés est donc d’identifier des étangs grâce aux entretiens avec les gestionnaires de l’eau des PNR. Ils ont notamment permis de mettre en avant des étangs qui faisaient l’objet de discussion concernant leur entretien, gestion et devenir. Avec la LEMA, ces gestionnaires tentent de faire appliquer une gestion de l’eau dont le but est le bon état écologique des cours d’eau. Lorsqu’un étang est repéré par la DDT ou simplement que le propriétaire le manifeste, l’étang s’il n’est pas aux normes doit y être mis ou être supprimé, c’est-à-dire effacé. Dans ce cas, il arrive que les propriétaires se tournent vers la structure PNR pour demander des éclaircissements ou de l’aide pour répondre aux demandes de mise aux normes – aide administrative, entre autres. Les PNR ont pour mission d’accompagner ces propriétaires dans ces démarches. Outre cette mission d’accompagnement, les PNR participent à des projets de restauration écologique des cours d’eau le long desquels certains étangs peuvent être identifiés. Auquel cas, si l’étang ne répond pas aux normes actuelles vis-à-vis de la continuité écologique des cours d’eau, les gestionnaires de l’eau des PNR en réfèrent à la DDT qui fait alors un courrier de demande de mise aux normes de l’étang au propriétaire. Dans ce contexte, quelques étangs sont ressortis des entretiens justement au titre de cette continuité écologique des cours d’eau. Ces étangs sont au cœur de réflexions concernant leur gestion et devenir. Ils concentrent, si ce n’est des tensions, des compromis de chacune des parties, gestionnaires de l’eau, gestionnaires faune/flore, autres gestionnaires et propriétaires, qui paraissaient pertinents de mettre en évidence.

31En revanche, mon attention s’est aussi portée sur des étangs mis en avant pour leurs qualités écologiques – support de biodiversité et écosystèmes aquatiques d’intérêt –. Lorsque l’on a tenté de trouver la définition de l’étang, on a vu que la question des usages pouvait être déterminante et associée à différents enjeux. En effet, P. Bartout (2012) définissait « Le limousin terroir d’étangs multiples » (Bartout, 2012). Ainsi, dans les étangs identifiés, il fallait également s’assurer d’avoir une certaine diversité quant à leurs usages, leurs enjeux et leur date de création.

Entrer dans les paysages d’étangs

32L’approche anthropologique telle que Tim Ingold (2017) la conçoit, c’est-à-dire d’abord être dans une démarche « (…) non pas [d’]un apprentissage qui nous enrichirait de la connaissance d’un certain nombre de faits sur le monde, mais [d’]un apprentissage qui consisterait plutôt à se laisser instruire par le monde. » (Ingold, 2017, p. 20), sera utile ici dans ce travail de recherche. Pour cela, le « travail de terrain » (Ingold et al., 2017)a une place primordiale. On met alors l’accent sur l’accès à des connaissances grâce aux interactions directes avec les personnes concernées par les relations humains-étangs. Ainsi l’influence anthropologique entendue par T. Ingold (2017) est privilégiée à celle ethnographique :

« Ce n’est pas la finalité de l’anthropologie que de décrire les choses telles qu’elles se présentent c’est celle de l’ethnographie. Mais il ne s’agit pas non plus de généraliser ces descriptions de « rendre compte, comme dirait l’anthropologue Dan Sperder, de la variabilité des cultures humaines ». Il s’agit plutôt de proposer un espace ouvert, généreux, de recherche comparative et critique sur les conditions et les potentiels de la vie humaine. Il s’agit de participer à la façon dont un groupe de personnes se représentent ce que la vie pourrait être, à partir d’une compréhension approfondie de ce que la vie est effectivement, en tel ou tel lieu et à tel ou tel moment donné de l’histoire. » (Ingold et al., 2017, p. 27)

33L’objectif est de mieux connaître les étangs par une démarche qualitative. Lors du travail de terrain, « il s’agit d’étudier avec » (Ingold et al., 2017, p. 24). Pour ce faire, le travail de terrain est organisé en plusieurs étapes interdépendantes : l’immersion du chercheur dans les paysages d’étangs, la rencontre avec des gestionnaires/propriétaires autour des usages et représentations sur les étangs et la collecte des récits des expériences paysagères d’étangs de ces mêmes gestionnaires/propriétaires.

34Le choix de s’immerger dans les paysages d’étangs vient d’une volonté d’avoir au même titre que les personnes interrogées une expérience de ces paysages. C’est une façon de se constituer ses propres paysages vécus des étangs. Ainsi, les territoires des PNR de Millevaches et du Périgord-Limousin n’étant pas des territoires que j’habite, le carnet de terrain accompagné de dessins et de notes semblait être un bon moyen de tisser une relation avec ces environnements que sont les étangs. En effet, le dessin et la prise de notes sur la base d’observations nécessitent particulièrement de reposer sur ses sens et intuitions. Le carnet de terrain matérialise, sur le vif et in-situ, le récit de mon expérience paysagère. Pour cela, il est un outil essentiel à cette démarche anthropologique car il est une façon de participer et de s’insérer dans le territoire étudié avec ses habitants.

35Néanmoins, cette démarche ne se suffit pas en elle-même à justifier une approche anthropologique. Cette expérience personnelle du terrain est seulement une introduction. Elle est encore trop superficielle pour saisir et comprendre la complexité des usages et les subtilités des façons d’habiter et de gérer les étangs. Il faut alors également entrer en contact avec des personnes côtoyant un étang et y étant familier pour pleinement « étudier avec » plutôt que « sur ». Ces premiers contacts ont été créés grâce aux entretiens réalisés dans le cadre du projet NaNA. À partir de là, il a été plus facile de prendre contact avec d’autres gestionnaires afin de diversifier les profils des personnes rencontrées. Elles pourront être gestionnaires et ou propriétaires. Au travers de la rencontre et la collecte des récits de ces gestionnaires/propriétaires, il est question de mettre en lumière les manières de percevoir et de vivre les étangs. Ainsi, dans la perspective d’une posture anthropologique dans laquelle il est essentiel de pas séparer le connaître du vivre (Ingold, 2017), ces deux étapes constituent la base d’une réflexion sur la construction des savoirs locaux. Avec une telle démarche, il n’est pas question ni de faire des généralités, ni de constituer une base de données exhaustives, mais de se concentrer sur une approche qualitative.

À la rencontre des représentations et usages des étangs

36Avoir accès à ces paysages vécus d’étang, c’est déjà accepter une posture engagée avec l’objet d’étude : « Le chercheur n’est pas extérieur à son objet d’étude (…), il perçoit l’objet de l’intérieur » (Moreau, 2019).

37L’approche par l’observation participante est une « manière de connaître de l’intérieur. » (Ingold et al., 2017, p. 28). Il est alors décidé que le travail de terrain s’appuiera sur des rencontres directes avec les gestionnaires/propriétaires des étangs. La rencontre prendra la forme d’un entretien semi-directif. Il est un moyen d’accéder à la manière dont la personne s’est liée avec l’étang, un peu comme une mise en contexte, et d’avoir les témoignages de cette expérience.

38L’entretien semi-directif n’est pas là pour interroger l’appréhension des politiques territoriales sur l’eau. En revanche, il permet de comprendre le positionnement de la personne entretenue par rapport à l’étang et aux gestions qui s’y opèrent. L’entretien s’organise en deux parties principales : une première plutôt biographique et une deuxième plus qualitative sur la relation personnelle avec l’étang. Ce deuxième temps de l’entretien tient à utiliser la photographie grâce à la méthode de photo elicitation « native image making ». Cette méthode consiste à avoir des photos directement prises par les personnes interrogées. Les photos deviennent la base sur laquelle chercheur et personnes entretenues échangent (Bigando, 2006) sur l’étang en question.

39D’ailleurs, la photo à plusieurs reprise a été utilisé pour engager des récits, des témoignages ou illustrer des expériences de paysages vernaculaires – des missions photographiques telles que TRANSITION, paysages d’une société, 2013 ou Paysages, Photographies, 1984-1988, 1989 de la DATAR ou encore des projets de photographes s’inspirant de paysages vécus plus personnels comme John Gossage avec The Pond, 1985. Les photos nous aident ici à faire la transition entre la première rencontre et la deuxième. On cherche à entrevoir grâce à elles les sources d’attachement (ou de gêne) avec l’étang. Cela permet également d’introduire un premier sens, la vue, pour traiter de la question des perceptions et de ce qu’elles nous révèlent du paysage vécu. Cette méthode rend possible un échange, voire une adaptation de l’enquêteur à son enquête. Tim Ingold (2017) parle de « l’art de l’enquête », celle-ci s’appuie sur le fait de non « pas décrire le monde ou le représenter, mais apprendre à voir ce qui se passe autour de nous de sorte à pouvoir, en retour, lui répondre. Autrement dit, c’est établir une relation avec le monde que j’appellerai dorénavant de correspondance. » (Ingold et al., 2017, p. 32).

40Les photos retenues par le gestionnaire/propriétaire engageront les premières guides, des cadrages qui orienteront les points de vue des récits. En effet, cela permet au chercheur de se placer avec du gestionnaire/propriétaire entretenu dans le paysage vécu de l’étang. L’observation participante réside elle-même dans cette posture ambiguë du chercheur (Ingold et al., 2017) : la première rencontre est telle une introduction, le chercheur aborde le sujet de l’extérieur et y est introduit progressivement en suivant le récit de vie du gestionnaire/propriétaire, tandis que la deuxième lui permet de s’engager pleinement à l’intérieur du terrain en adoptant le regard de cette même personne.

La poétique du paysage : collecter les récits des expériences paysagères des étangs

41L’influence anthropologique nous amène donc à nous engager avec l’objet d’étude même, au lieu de l’étudier à partir de données. En s’engageant, il est question de faire vivre l’expérience des paysages d’étang des personnes interrogées afin de mieux comprendre les étangs ainsi que leur place dans les controverses actuelles. C’est l’objectif premier de la mise en récit des expériences paysagères des étangs. L’expérience paysagère se base sur les perceptions et le paysage vécu. La phénoménologie introduit ce « knowledge based on feelings (Ingold, 2000) car « pour que nous puissions nous représenter l’espace il faut d’abord que nous y ayons été introduits par notre corps(...). » (Merleau-Ponty, 1945, p. 177). Il est alors question de rendre compte de ces expériences qui « ne se rédui[sen]t pas à la seule vue : elle[s] implique[ent] aussi le corps. » (La Soudière, 2019). Ce corps phénoménal est au cœur de perceptions, c’est un sujet percevant (Merleau-Ponty, 1945) ou encore sujet des perceptions - « subject of perception » (Ingold, 2000). L’intérêt est de capter ces perceptions grâce aux rencontres enregistrées (son et vidéo) sur les sites. Les sens deviennent nos premiers outils de recherche et les perceptions constituent un matériau à exploiter. Elles donnent « à voir » un autre rapport à l’étang et nous inscrivent dans l’expérience paysagère des étangs. Ces notions avaient été mobilisées dans le but d’avoir accès à d’autres modes de connaissances qui nous permettraient de mieux comprendre les étangs. L’expérience paysagère des étangs, ici assimilée à l’expérience des paysages d’étang vécus, passe directement par le corps qui « habite l’espace et le temps » (Merleau-Ponty, 1945).

42La vidéo est utilisée dans ce travail comme une approche sensible des étangs, « l’audiovisuel nous permet une meilleure prise en compte de la dimension multi-sensorielle » (Barrioz & Blondin, 2019). On s’intéresse justement aux sens dans une démarche phénoménologique pour accéder aux savoirs locaux des étangs. La caméra prend la place du corps faisant l’expérience de l’étang. Elle serait celui qui perçoit son environnement. En filmant ces phénomènes – relations et correspondances –, le but recherché est de mettre en lumière l’expérience du lieu, immergé dedans. La vidéo permet dans un premier temps d’essayer de saisir ces paysages d’étang, puis, dans un deuxième temps, de les révéler et enfin, de les comparer. En effet, ce sont ces mêmes savoirs qui devraient pouvoir donner un nouvel éclairage aux problématiques actuelles de gestion des étangs des PNR.

43Le montage audiovisuel ensuite réalisé à partir de l’entretien et de la vidéo est mobilisé afin de rendre accessible des savoirs locaux, vernaculaires. Ces deux étapes de terrain sont la matière principale sur laquelle se base le travail d’observation et d’analyse critique des différents savoirs et des discours associés. Les petits films réalisés quant à eux sont les témoins d’une poétique des paysages d’étang. Ils sont l’occasion de partager ces différents regards et approches des paysages d’étang. La thèse entend pouvoir enrichir les réflexions qui s’ engagent autour des étangs pour s’inscrire davantage dans un processus d’échange et de compromis.

Conclusion

44A partir des constats que l’étang est au cœur de débats et qu’en tant que paysage d’eau, il peut-être abordé de manière désincarnée, la thèse veut s’atteler à aborder les étangs par une approche qui ré-incarne les paysages. Pour se faire, l’entrée phénoménologique du paysage paraît pertinente dans ce qu’elle offre comme positionnement par rapport à notre environnement. En effet, en se focalisant sur les perceptions et les savoirs locaux et intuitifs qui en découlent, on se situe à un autre niveau que celui des sciences dites objectives et donc, permet de sortir des controverses scientifiques autour des étangs, du moins dans un premier temps. Jusqu’ici ceux qui se sont intéressés aux étangs se sont justement retrouvés face à des enjeux non seulement environnementaux et sociétaux, mais aussi et surtout politiques. Les études sur les étangs soulèvent bien des questions de rapport de force et de légitimité des savoirs. Qu’est-ce qui justifie qu’un argument en faveur ou contre les étangs soit plus acceptable qu’un autre, mais aussi et surtout pourquoi cela engage des conflits de « pour » et « contre » les étangs. Récolter les expériences vécues des paysages d’étangs se fait d’abord dans le but de rendre plus audible des témoignages personnels sans attendre un jugement de valeur des étangs, puis l’objectif est de les replacer dans les débats qui s’articulent autour des étangs.

45Si le projet de cette thèse est d’accéder à d’autres formes de savoirs, dits « locaux », ce n’est pas tant pour justifier tel ou tel type de gestion des étangs que pour ensuite les mettre en relations avec d’autres savoirs scientifiques mobilisés lors des débats sur la gestion des étangs et leur devenir. Dans un deuxième temps, le but est de comprendre les rapports de force qui s’effectuent entre experts de la nature et non-experts, ainsi que les mécanismes qui légitiment tels ou tels savoirs par rapport à d’autres prises de positions concernant les étangs.

46Enfin, peut-être serait-il possible d’arriver à donner une nouvelle définition à l’étang. Une définition qui prendrait en compte ces expériences paysagères des étangs. Elle pourrait être alors une définition plus intuitive, moins cantonnée à des considérations purement scientifiques et des caractéristiques seulement accessibles aux experts, mais bien qui puisse être déjà présentes dans les impressions de chacun lorsqu’il est en relation avec un tel objet.

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Pour citer cet article

Référence papier

Adèle Beaufils, « Les interrelations humains-étangs dans les Parcs Naturels Régionaux (PNR) du Périgord-Limousin et de Millevaches (France), de la gestion à l’habiter »Dynamiques environnementales, 45 | 2020, 167-176.

Référence électronique

Adèle Beaufils, « Les interrelations humains-étangs dans les Parcs Naturels Régionaux (PNR) du Périgord-Limousin et de Millevaches (France), de la gestion à l’habiter »Dynamiques environnementales [En ligne], 45 | 2020, mis en ligne le 01 janvier 2021, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/dynenviron/4379 ; DOI : https://doi.org/10.4000/dynenviron.4379

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Auteur

Adèle Beaufils

Doctorante à Géolab Limoges, Université de Limoges

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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