Introduction

1Située au nord de l’île de Jerba et allongée du sud-est au nord-ouest (fig. 1), la flèche de Rass Errmal est une langue de sable, longue de 8,33 km et qui abrite, du côté de sa face interne, un vaste marais maritime. Ce corps sableux a déjà retenu l’attention de différents chercheurs (Miossec & Paskoff, 1979 ; Oueslati, 1993, 2004 ; Masmoudi, 2010). L’accent avait été principalement mis sur deux points : l’allongement de la flèche d’une part, et l’érosion de certains segments de sa face externe d’autre part. L’explication de cette dynamique a souvent été cherchée dans les modifications de la charge sédimentaire de la dérive littorale en rapport avec la déstabilisation des plages de la zone touristique située dans le prolongement méridional de la flèche. La dérive littorale la plus active porte en effet vers le nord-ouest. La flèche a aussi retenu l’attention pour sa valeur paysagère et son intérêt de biodiversité ; elle est considérée, par des scientifiques ainsi que par certaines institutions publiques et des actifs de la société civile comme un espace à protéger (Paskoff, 1985 ; APAL, 2001 ; ASSIDJE, 2000).

2Cette contribution essaie, par l’exploitation de différents documents cartographiques, photographiques et d’imagerie ainsi que par un travail de terrain, de préciser cette évolution et l’actualiser. Elle vise aussi à attirer l’attention sur une tendance préparant à l’isolement de la flèche et les risques qui peuvent en découler surtout dans un contexte d’élévation du niveau marin.

Une variété paysagère

3La plus grande des îles tunisiennes, Jerba se distingue aussi par son appartenance à la partie aride du pays ainsi que par la longueur de ses rivages, estimée à quelques 223,156 km (Oueslati, 2016). Ceci lui a permis, en dépit de sa topographie basse, d’avoir une morphologie variée dans laquelle se relaient côtes rocheuses, petites falaises, marais et plages sableuses. Ces dernières caractérisent surtout la partie orientale de l’île ; la flèche de Rass Errmal qui en fait partie forme une unité bien nette et individualisée sur les documents cartographiques. En fait, elle porte les témoins d’une évolution discontinue dans le temps. Miossec et Paskoff (1979) y ont distingué deux étapes. La première a permis la mise en place d’une « flèche primitive », déjà existante vers la fin du dix-neuvième siècle. La deuxième phase a vu, après 1907, l’allongement rapide du corps sableux par un « appendice ».

4Actuellement, la flèche est un espace constitué d’une juxtaposition de milieux assez différents par leurs modelés, nature et contenu ainsi que par leur place dans le paysage d’ensemble (Akacha, 2021). Aussi, peut-on distinguer, du sud-est au nord-ouest (fig. 2) :

5Une première unité qui correspond à une zone humide du type sebkha (Sidi El Hachani) et à des chotts d’une superficie de 60 ha et située à des altitudes très basses, puisque comprises entre 0 et -2 m. Sa surface est localement ponctuée par de petites nebkas isolées ou plus ou moins coalescentes, formées à la faveur de touffes d’une végétation halophile de hauteur rarement supérieure à 1 m. Sa face externe, qui intéresse un linéaire côtier d’environ 870 m, correspond à une plage sableuse sans dune bordière. Les marges internes montrent, du côté méridional contre la route qui mène vers Houmet Essouk, quelques petites accumulations sableuses et, du côté occidental, le passage à un schorre parcouru par un réseau dense de chenaux.

6Une deuxième unité prolonge la précédente en direction du nord-ouest et se développe sur une longueur de 2,6 km. Elle correspond à « la flèche primitive » (Miossec & Paskoff, 1979) et se distingue par le fait qu’elle renferme les dunes les plus importantes. Elle forme un bourrelet continu large de 97 m qui s’interpose entre une plage sableuse étroite (4-9 m) du côté externe et un vaste schorre (-500 m) du côté interne, occupé par une formation serrée à salicornes et parcourue par un réseau de chenaux de marée assez dense. Les dunes, d’une altitude comprise entre 1 m et 2,5 m, sont de la famille des nebkas à flèche de sable au contact de la plage et de nebkas buissonnantes plus loin. La végétation est partout courte et assez espacée mais parfois ponctuée par des palmiers (fig. 3).

7Une troisième unité correspondant à une deuxième sebkha assez étendue (L : 700 m, l : 200 m). D’une superficie de l’ordre de 19 ha, elle s’ouvre sur la mer par une plage sableuse longue de 830 m mais sans dune bordière. Du côté interne, la place est bordée à un schorre.

8Une quatrième unité, longue de 3,6 km, correspond à la partie la plus récente de la flèche connue, dans la bibliographie, sous l’appellation d’« appendice » (Miossec & Paskoff, 1979). Elle correspond principalement à une plage sableuse large (189 m) partiellement ponctuée par des nebkas de petite taille, isolées ou qui s’organisent pour former des rides plus ou moins continues, de hauteur pluridécimétrique à métrique et séparées par des creux allongés dans le même sens. Enfin, comme dans l’unité précédente, la partie interne correspond à un schorre. Ce dernier est cependant moins large et est commandé par un chenal de marée principal disposé parallèlement à la flèche.

Méthodologie de l’étude spatiale de l’évolution récente de la flèche de Rass Errmal

9La flèche de Rass Errmal a connu des mutations importantes de sa morphologie. Mais c’est au niveau de sa longueur et de la position du rivage de sa face externe sableuse que l’évolution est la plus nette et offre le plus de possibilité pour un travail de quantification. Pour la face interne, constituée, on l’a vu, principalement de terres humides, l’évolution est moins perceptible. L’importance de la marée et l’absence, à cause de la végétation du schorre, d’un trait de côte toujours bien tranché ne nous ont pas permis une cartographie sûre.

10Ce travail est basé sur deux approches complémentaires : une approche cartographique et des des observations directes sur le terrain. Pour la première, on a exploité des supports cartographiques et des outils du système d’information géographique (SIG) afin d’étudier l’évolution des rivages de l’île. Le terrain a permis de relever les indicateurs géomorphologiques d’une telle évolution et de mieux apprécier la dynamique des différents milieux et leur sensibilité aux tendances récentes de l’évolution sous l’effet des agents naturels et humains. Les observations directes ont également permis de compléter et de vérifier les résultats obtenus par l’approche cartographique.

11L'analyse de la cinématique du trait de côte a été réalisée sur une période de 90 ans en se basant sur une carte topographique détaillée, des photographies aériennes et une image satellitaire (tab. I). Pour les documents utilisés, la ligne de côte de référence a été définie comme étant la position instantanée de la ligne de rivage qui est très souvent utilisée lorsqu’on travaille dans un contexte mésotidal comme celui de la Méditerranée (terminologie en accord avec Boak et Turner, 2005). Mais, vu l’impossibilité de reconstituer l'état de la marée au moment de la prise des photographies aériennes ou de l’image satellitaire, on a considéré une incertitude maximale de ± 6m en prenant en considération la platitude de l’estran et la valeur de la marée dont l’amplitude moyenne se situe autour de 0,8 m (APAL, 2001). Les différents documents cartographiques utilisés ont été géoréferencés à l’aide du logiciel Arc Map 10.2.1 sous la projection WGS 1984 UTM Zone 32N.

Tableau 1- Les documents utilisés pour le suivi de l’évolution de la position du trait de côte.

Type de document	Date	Echelle et/ou résolution	Source
Carte topographique	Travaux de terrain 1907 et carte topographique 1928	1/100 000	Service géographique de l’armée française, Paris, 1/100000 ISBN : B24_076_1928
Photographies aériennes	1963	1/12 500	Office de la Topographie et du Cadastre tunisien
Photographies aériennes	1985	1/25 000	Office de la Topographie et du Cadastre tunisien
Image satellitaire	2018	15 m	Image landsat copernicus

12La mesure de la variation de la position du rivage est traitée à partir de l’application DSAS (Digital Shoreline Analysis System) qui s’utilise essentiellement comme une extension d’ArcGIS. En fait, la variation de la distance est mesurée à intervalles réguliers sur l’ensemble de l’objet considéré en s’appuyant sur des profils « transects », tracés perpendiculairement à la ‘baseline’. Cette dernière, est définie comme étant une ligne de référence parallèle à la côte qui permet au logiciel de calculer automatiquement le taux de variation de la ligne du rivage (Kulling, 2013). Trois indicateurs statistiques de quantification ont été choisis : le taux de variation nette de la position du rivage (indice NSM), le taux de variation annuel moyen (indice LRR) et le coefficient de détermination linéaire du trait de côte dans le temps et dans l’espace (R²).

L’apport du traitement des documents utilisés : trois périodes assez bien tranchées

13L’exploitation des différents documents précités a permis de distinguer trois périodes bien distictes dans l’évolution de la flèche : une première période antérieure à 1963, une deuxième période de 1963 à 1991 et une troisième période de 1991 à 2018.

Avant les années 1960 : une conjoncture de progradation

14Entre 1928 et 1963, le corps primitif de la flèche a connu une tendance générale caractérisée par une progradation de la ligne de rivage depuis sa racine jusqu’à sa pointe (Fig. 2). Ceci s’est manifesté principalement à travers la partie sableuse, à savoir la face externe et la pointe de cette flèche. Les valeurs enregistrées ont varié entre 130 et 230 m, ce qui a permis un gain surfacique, par cette extension latérale ou élargissement, de l’ordre de 45 ha (fig. 4).

15L’importance de cette dynamique s’exprime aussi à travers le rythme annuel de l’avancée de la ligne de rivage, compris entre 5 et 8,7 m, avec un taux moyen de 7 m. Du côté spatio-temporel, le taux de corrélation (R²) indique un rythme stable d’évolution puisqu’il varie entre 1 et 0,6 soit 0,8 en moyenne.

16La figure 4 montre aussi que le processus de l’allongement de la flèche annonçant la formation de l’appendice a déjà été engagé au début des années 1960. Les valeurs obtenues se situent entre 1,7 et 1,9 km, soit un rythme annuel variant entre 46 et 54 m. En terme de surface, il s’agit d’un gain, par cet allongement, de quelques 24,5 ha. Ainsi la flèche a gagné, par élargissement et allongement, un total de 69,5 ha, soit 21718,75 m²/an.

Entre 1963 et 1991 : un rythme d’allongement rapide et un début d’érosion des plages situées en amont

17Entre les années 1960 et les années 1990, la mobilité du trait de côte s’est traduite par une érosion de la face externe du corps primitif. En même temps la progression vers le nord-euest, a continué, confirmant la formation de l’appendice.

18L’érosion la plus sévère a touché la partie la plus proche de la racine de la flèche, avec un recul de l’ordre de 90 m, soit un rythme annuel de 3,21 m. Ailleurs, la valeur du recul a varié entre 1 et 3 m/an. La perte surfacique est estimée à quelque 13 ha. De son côté, la corrélation spatio-temporelle d’évolution de la position du trait de côte montre une forte variation, indiquant une instabilité du rythme d’évolution et une perturbation de la dynamique morpho-sédimentaire (fig. 5).

19Concernant l’appendice de la flèche, l’analyse de l’évolution de la position du rivage sur les 28 ans de la même période montre un rythme d’allongement très remarquable témoignant d’une dynamique particulièrement intense (fig. 6). La progression s’est faite sur environ 1,8 km avec un rythme annuel de 64 m. Sur le plan surfacique, ce segment côtier a gagné au moins 92 ha, soit plus de 3 ha/an.

De 1991 à 2018: L’érosion s’étend à toute la flèche

20En comparant l’évolution de la position du trait de côte, avec celle de la période précédente, on constate une accélération du rythme de recul de la ligne de rivage. De plus, l’érosion touche l’ensemble de la flèche à l’exception de sa pointe qui a continué à progresser mais à un rythme ralenti.

Au niveau du corps primitif

21Le retrait de la ligne du rivage s’est accentué (fig. 7). Les valeurs de recul total se situent, pour l’ensemble de la période, autour de 60 m. Elles sont les plus élevées au niveau de la racine et de la pointe de ce corps où elles atteignent respectivement 150 m et 100 m. Le taux annuel moyen du retrait de la ligne de rivage a varié entre 1,5 et 3,5 m. Ce recul qui traduit un bilan sédimentaire négatif est à l’origine d’une perte d’une superficie de l’ordre de 12 ha, soit 4444 m²/ an.

22La corrélation spatio-temporelle de l’évolution de la position du trait de côte du corps primitif de la flèche confirme qu’à partir des années 1990, le rythme de retrait s’est accentué et la tendance au recul est en accélération.

Au niveau de l’appendice

23Au cours de la même période, la ligne de rivage de la face marine de cette partie de la flèche a reculé en moyenne de 80 m. Toutefois, l’accrétion a continué au niveau de la pointe. Ell a été de l’ordre de 740 m, soit 27 m/an et a permis un gain de terrain estimé à 28 ha, soit 10370 m²/an. Ceci équivaut au tiers de la superficie gagnée par rapport la période précédente (1963-1991). Mais cette tendance est aujourd’hui bloquée par un chenal de marée qui oblige la dérive littorale à déposer sa charge plutôt dans l’avant-côte. C’est ce que suggère d’ailleurs le panache blanc visible sur les images les plus récentes (fig. 8), dans le domaine de l’avant-côte autour de la pointe, notamment du côté du large.

24Le coefficient de corrélation spatio-temporelle d’évolution du rivage de l’appendice de la flèche est élevé puisque situé autour de 0,9 en moyenne. Cette forte corrélation indique que le sens et la vitesse de variation spatio-temporelle sont homogènes et que le rythme de régression ainsi que l’allongement de la flèche ont été constants durant la période étudiée.

La confirmation par l’observation directe du terrain

25Sur le terrain, la tendance érosive se manifeste par un amaigrissement continu du bas de plage, qui perd en largeur et en épaisseur. Dans la plage de la partie distale, peu épaisse et dépouvue de dunes comme déjà signalé, le retrait du rivage semble s’incrire dans le cadre d’une migration du corps sableux vers l’intérieur. La végétation du schorre formé à l’abri de la flèche est en effet en train de subir une dynamique d’ensevelissemnt par les sables de la plage. Au niveau du corps primitif, les formes d’érosion sont plus manifestes. Outre la réduction de la largeur de la plage, les rides dunaires sont un peu partout taillées par une falaise vive. La perte de terrain au profit de la mer se lit aussi à travers la végétation régulièrement déchaussée mais aussi par des palmiers rattrapés par la mer et parfois abattus sur l’estran. Miossec & Paskoff (1979) avaient déjà décrit les ruines d’une construction démolie par les vagues et gisant sur la bas de plage. Ces ruines attribuées au marabout de Sidi El Hachani ne sont plus visibles, car rattrapées par le rivage et annexées au domaine de l’avant-côte. Aujourd’hui, les vagues entament une construction plus récente (fig. 9) située en arrière de l’endroit où se trouvaient de telles ruines. Cette construction, abandonnée, était encore à l’abri au cours des années 2010.

26Sur le terrain, les indices géomorphologiques les plus manifestes de l’affaiblissement de la flèche se concentrent toutefois vers la racine de celle-ci. La plage est devenue très mince et parfois discontinue laissant la place à des affleurements de matériaux vaseux appartenant à la sebkha de Sidi El Hachani située immédiatement en arrière. De plus, une brèche y est ouverte et est relayée par un chenal en extension en direction de la sebkha. Cette brèche voit sa largeur et sa longueur varier d’une année à l’autre, comme le montrent différentes missions d’images satellitaires de Google Earth, sans doute en fonction des données météomarines. En décembre 2012, elles ont atteint respectivement 31 m et 328 m ; en décembre 2013 la largeur est passée à 150 m environ. Mais la tendance générale va dans le sens d’une confirmation et d’une extension. L’examen des mêmes images et leur date de réalisation laissent aussi penser que l’ouverture de la brèche est saisonnière. Elle caractérise la saison hivernale mais certainement aussi les moments de tempêtes. Il s’ensuit souvent la submersion de Sabkhet Sidi El Hachani, comme le montre l’image de février 2015 (fig. 10).

Synthèse de l’évolution

27La figure 11 tente de récapituler les principaux résultats des mesures effectuées. L’étude diachronique qui a permis sa réalisation a, tout en confirmant l’idée de l’érosion soutenue par des travaux antérieurs, permis de dégager deux grandes phases (fig. 11). Avant les années 1960, la flèche a connu une tendance générale caractérisée par une progradation soutenue. C’est en fait, une période au cours de laquelle le littoral était encore à l’abri des interventions anthropiques. Le mouvement du rivage en direction de la mer s’est parfois fait à un rythme annuel supérieur à 64 m, ce qui permet un gain surfacique de l’ordre de 69,5 ha.

28Depuis les années 1960 et jusqu’à aujourd’hui, un changement de tendance en faveur d’un recul accéléré du rivage avec un allongement de la flèche s’est produit. Deux sous-périodes ont pu être distinguées. La première s’étale entre les années 1960 et les années 1990. Elle s’est caractérisée par un allongement rapide de la flèche ( 64 m/an) et un début de l’érosion des plages sur la face externe, ce qui permit un gain surfacique de l’ordre de 79 ha. La deuxième sous-période a démarré avec les années 1990 pour se prolonger jusqu’à nos jours. Elle se caractérise par une accélération du rythme du recul de la ligne de rivage allant de 60 à 150 m, contre un ralentissement de l’allongement de la partie distale de la flèche avec un rythme annuel qui n’est plus que de l’ordre de 27 m/an.

29Une telle dynamique morphosédimentaire témoigne d’un cadre naturel devenu de plus en plus fragile suite à différentes interventions humaines imprévoyantes. De fait, depuis les travaux de recherche que nous avons cités, l’aménagement de la frange littorale s’est accentué avec empiètement sur le haut de plage et ses dunes par de nouvelles installations hôtelières ou des travaux de protection (fig. 12). Certains de ces derniers ont contribué à empêcher une partie des sédiments à continuer leur transfert par la dérive littorale, en direction de la flèche. C’est le cas en particulier des géotubes implantés selon une forme allongée perpendiculairement au rivage au niveau de l’hôtel Radisson (fig. 13) ainsi que des ganivelles utilisées devant le même hôtel (fig. 14) et dans la partie méridionale de la frange externe de Sabkhet Sidi El Hachani (fig. 15).

Quelle évolution si l’hypothèse d’une élévation du niveau de la mer se vérifie ?

30Plusieurs méthodes d’analyse prévisionnelle quantitative ont été élaborées afin de déterminer l’évolution future du littoral et de pouvoir anticiper sur les changements morphologiques à venir et sur les réponses éventuelles à apporter pour éviter l’aggravation des risques (Stéphan, 2011).

31La cartographie prévisionnelle de l’évolution de la flèche de Rass Errmal, dans le cadre d’une élévation actuelle du niveau marin, est basée sur deux types d’approches. La première considère la position future de la ligne du rivage projetée en fonction du rythme d’évolution historique depuis 1991 en suivant une régression linéaire simple qui s’intéresse uniquement à la mobilité de rivage. La deuxième approche est basée sur le calcul des surfaces perdues dans le cas d’une élévation statique du plan d’eau de 30 cm en 2030, 50 cm en 2050 et 1 m en 2100, scénarios déjà retenus dans un travail antérieur portant sur l’ensemble du littoral tunisien (APAL, 2012). Une telle approche est simulée en s’appuyant sur le modèle numérique du terrain sans tenir compte de la réponse des unités géomorphologiques à cette élévation du niveau marin.

Prévoir l’évolution future du trait de côte en se basant sur le rythme de son évolution historique

32La première méthode s’attache à prévoir la position future du trait de côte en s’appuyant sur des données de l’évolution historique. Elle consiste à éclairer ce qu’a été le comportement d’une côte dans le passé pour comprendre son état actuel mais aussi pour prédire, par extrapolation, l’évolution dans les décennies à venir (Paskoff, 1994).

33Si on se base sur la période 1991-2018, durant laquelle la flèche de Rass Errmal a connu une nouvelle évolution, le rivage de la partie ancienne de la flèche a reculé de 2,5m/an en moyenne, ce qui donne une évolution régressive de 30 m à l’horizon de 2030, 80 m à l’horizon de 2050 et 205 m à l’horizon de 2100. Quant à l’appendice de la flèche, les valeurs enregistrées permettent de distinguer deux tendances différentes : un recul de sa façade marine de 6,6 m/an d’une part et un allongement de sa pointe avec un rythme annuel de l’ordre de 43 m/an d’autre part. La régression de la façade marine atteindrait alors 79,2 m en 2030, 211,2 m en 2050 et 457,2 m en 2100. L’allongement de la pointe serait de 516 m en 2030, 1376 m en 2050 et 3096 m en 2100 (fig.16).

34En fait, l’évolution ne sera peut être pas aussi simple et tranchée. D’une part, le recul du rivage connaitrait plutôt une accélération compte tenu de l’énergie supplémentaire dont disposeront les vagues avec l’augmentation de l’épaisseur de la tranche d’eau sur l’actuel estran. D’autre part, la flèche ne pourra pas continuer à s’allonger avec la même facilité que ce qui s’est produit jusqu’à nos jours, sa pointe ayant atteint comme on l’a vu un important chenal de marée. Enfin, si rien n’est fait au niveau des estrans, comme un travail de rechargement de sédiments par exemple, la fourniture sédimentaire par la dérive littorale diminuera substantiellement puisque les plages de la zone touristique doivent à leur tour être concernées par l’élévation du niveau marin, ce qui entraînera logiquement une accentuation de leur rétrécissement, voire leur disparition par endroits.

35Prévoir l’évolution future en considérant la submersion qu’occasionnera l’élévation du niveau marin

36La cartographie du phénomène de submersion est basée sur le modèle numérique du terrain et l’élévation du niveau marin prévue à l’horizon de 2050 et 2100. Elle consiste, comme dans un travail antérieur sur le littoral tunisien (APAL, 2012), à délimiter les zones submersibles avec une élévation du niveau moyen de la mer de 50 cm en 2050 et 1 m en 2100.

37La prise en compte de l’élévation en cours du niveau marin, surtout dans une conjoncture marquée par une réduction de l’alimentation de la flèche en sédiments, produira un nouveau paysage. La flèche sera d’abord déconnectée de l’île mère. Le processus semble déjà entamé avec l’apparition de la brêche décrite au niveau de Sabkhet Sidi El Hachani. Ailleurs, seules des rides dunaires relativement importantes, dépassant la valeur de l’élévation du niveau marin supposée selon les différents scénarios, pourraient échapper à la submersion. Le maintien de ces rides qui se limitent en fait au corps primitif de la flèche conduira à une évolution vers un paysage des îles-barrières qui sera plus tard segmentée pour donner lieu à un essaim de petits îlots sableux plus ou moins rapprochés les uns des autres (fig. 17 et 18).

38Une telle évolution se fera aussi aux dépens d’une partie de la richesse écologique et des espaces sableux. Mais les pertes à ce niveau devraient être encore plus accentuées dans les différents espaces humides (marais maritimes, sebkhas et chotts) qui correspondent aux topographies les plus basses et sont déjà, avec le niveau marin actuel, fréquemment inondés, notamment à l’occasion des tempêtes.

39Tout ne paraît pas toutefois négatif. D’une part, le nouveau paysage d’îlots sableux assez engagés dans la mer pourrait avoir une dimension esthétique particulière. Les îlots de Dhar Ghannouche, récemment formés entre Jerba et la presqu’île de Zarzis sont, sur ce plan, assez expressifs. Ils ont vite attiré l’attention et sont devenus des espaces récréatifs très convoités (Oueslati, 2004). D’un autre côté, la déconnexion de la flèche, ou de ce qui en restera, de l’île mère rendra sa fréquentation moins facile que de nos jours. Ce qui pourrait aider à un contrôle et une gestion plus efficaces si une décision de protection est prise.

40Faut-il préciser toutefois que là encore n’est considérée qu’une partie de la réalité, à savoir la submersion sur la base du critère de l’altitude. En fait, la submersion ne peut pas être dissociée du retrait du rivage par érosion. Les deux phénomènes travailleront simultanément et chacun doit logiquement favoriser l’action de l’autre. Leur conjonction pourrait, si rien n’est fait de la part de l’homme, finir par entraîner la disparition de la flèche, le matériel exposé aux vagues étant toujours très tendre. C’est dire toute l’importance des interventions bien étudiées et programmées si l’on veut que tout ne soit pas perdu. Or, les données du terrain laissent parfois penser que c’est le contraire qui se produit. La partie dunaire de la flèche a parfois été rasée suite à des travaux d’extraction du sable au point de créer des espaces déjà submersibles avec le niveau marin actuel à l’occasion des tempêtes (fig. 18).

Conclusion

41Ce travail nous a permis de préciser et de quantifier l’évolution récente de la forme de la flèche de Rass Errmal et la mobilité de son rivage. Basé sur des observation directes du terrain et une exploitation de documents couvrant une période longue de 90 années, il montre qu’un changement important, en défaveur de la largeur de la flèche, s’est produit à partir des années 1960. La tendance est celle d’un retrait de plus en plus marqué du rivage de la face externe, sableuse et la plus ouverte à la mer. Le retrait a parfois atteint des valeurs supérieures à 3,5 m/an. L’allongement de la flèche a lui aussi marqué le pas et s’est presque totalement arrêté depuis les années 2000. Une telle évolution nous paraît en rapport, au moins, avec une réduction des arrivées sédimentaires par la dérive littorale depuis les plages de la zone touristique. Cette réduction est due au rétrécissement de ces plages mais aussi à des obstacles dressés sur le chemin de la dérive littorale.

42Tout cela fait de cette flèche un corps vulnérable à une élévation du niveau marin. Si rien n’est fait, cette évolution devrait accentuer le retrait du rivage et entraîner la submersion de grandes superficies. La flèche risque de disparaître et, au mieux, elle sera transformée en îles-barrières puis segmentée pour offrir un paysage fait d’une multitude d’îlots sableux. Un tel paysage pourrait constituer, moyennant des interventions bien étudiées et programmées, une opportunité pour la création de réserves naturelles ou d’espaces récréatifs intéressants.