Introduction

1Les villes jouent un rôle considérable pour la conservation de la biodiversité à l’échelle planétaire, du fait de leur extension croissante, qui constitue aujourd’hui un obstacle au déplacement des espèces à l’échelle interrégionale (Laugier, 2012). Du fait de la part de la population qu’elles représentent, les villes jouent également un rôle important dans l’éducation à l’environnement et dans la sensibilisation aux enjeux de biodiversité. Ces deux caractéristiques des zones urbanisées, surface et population croissantes, invitent à imaginer une renaturation des villes qui les rende perméables pour les non-humains et bienfaisantes pour les humains, en répondant ainsi au besoin de nature. Cette dernière est désormais reconnue comme un facteur de santé et de bien-être, comme le montrent plusieurs méta-analyses (Tzoulas et al., 2007 ; Van Den Berg et al., 2015 ; Zupancic et al., 2015 ; World Health Organization, 2016). Dans le sillon du développement de la biologie de la conservation, qui, au tournant des années 80, remplace la référence à la nature par le néologisme « biodiversité » (Maris, 2012), la biodiversité urbaine émerge progressivement comme un objet d’étude légitime (McDonnell, 2011).

2Dans les villes, les espaces semi-naturels sont privés (jardins domestiques, espaces verts d’accompagnement d’entreprises, etc.), publics (espaces verts publics, dépendances vertes, etc.) ou semi-publics (espaces verts d’accompagnement de bâtiments publics, jardins collectifs, etc.) ; c’est de ces derniers qu’il est question dans cet article. Les jardins collectifs regroupent principalement les jardins partagés, émergés plus récemment et de plus petite taille, et les jardins familiaux, la forme de jardin collectif la plus fréquente, ancienne et stable, dont nous traitons plus spécifiquement ici. Présents dans un grand nombre de pays industrialisés, les jardins familiaux sont définis légalement en France comme « des terrains divisés en parcelles, lesquelles sont affectées à des particuliers y pratiquant le jardinage pour leurs propres besoins et ceux de leur famille, à l'exclusion de tout usage commercial » (projet de codification de l'article L561-1 du Code Rural). Au début de leur existence, marquée par le paternalisme industriel, à la fin du 19^ème siècle, leur sol appartenait aux entreprises, d’où le nom de « jardins ouvriers ». Leur sol appartient aujourd’hui le plus souvent aux municipalités, qui l’attribuent généralement à des associations chargées de les gérer : louer les parcelles à leurs adhérents, des particuliers (les jardiniers), et organiser leur cohabitation sur un même lieu. Leur nom devient officiellement « jardins familiaux » en 1952.

3Pour les communes, les jardins familiaux représentent un moyen peu onéreux d’entretenir des surfaces non constructibles (inondables ou à proximité immédiate de voies de communication (Paris et al., 2013) ou en attente d’urbanisation, des réserves foncières (Robert-Boeuf, 2019). Lorsque le projet d’urbanisation est réalisé ces jardins disparaissent, les communes compensant parfois ces disparitions par la création de nouveaux jardins en marge de leur aire urbaine. Toutefois le bilan quantitatif montre une diminution globale de l’espace attribué aux jardins familiaux (Dobson et al., 2020).

5De façon plus large, pour la biodiversité urbaine, les activités de jardinage sollicitent un rôle plus actif vis-à-vis de la nature que celui dévolu aux usagers des espaces verts publics, invitent à la connaissance du fonctionnement des écosystèmes et représentent un support d’éducation à l’environnement (Soga & Gaston, 2016). Ceci d’autant plus qu’il s’agit là de l’une des principales formes de jardinage populaire (Weber, 1998). En outre, épousant souvent les configurations linéaires des voies de communication et des cours d’eau, les jardins familiaux forment des continuités écologiques en ville, apportant une contribution potentielle à la connectivité urbaine (Di Pietro et al., 2018). De plus, du fait de leur dimension plus étendue que celle des jardins domestiques, les jardins familiaux constituent de véritables unités écologiques en milieu urbain (Goddard et al., 2009). Surtout, ils constituent des surfaces non bâties qui contribuent à limiter la densification urbaine (Robert-Boeuf, 2019) et sont potentiellement favorables à l’accueil d’espèces variées. En effet des recherches récentes montrent que les jardins familiaux constituent un habitat pour de nombreuses espèces spontanées de plantes et d’arthropodes (Consalès et al., 2015), mais aussi pour des espèces exotiques (Speak et al., 2015). Les travaux sur la biodiversité des jardins familiaux, qui se développent récemment, montrent une relation de la flore spontanée de ces jardins avec l’hétérogénéité des parcelles (Borysiak et al., 2017). Ces jardins abritent une certaine agro-diversité, étant riches en espèces végétales cultivées (Klepacki & Kujawska, 2018).

6Toutefois les pratiques horticoles mises en œuvre, orientées vers la production alimentaire, peuvent constituer un obstacle à l’accueil d’espèces spontanées, car ces jardins sont le siège de pratiques horticoles intensives, liées à leur fonction alimentaire (Schwartz, 2012 ; Di Pietro et al., sous presse). Une étude montre la relation de ces espèces avec l’intensité des pratiques horticoles mises en œuvre : la biodiversité maximale est observée dans les parcelles avec une intensité horticole moyenne (Cabral et al., 2017).

7Or, la disposition des parcelles de jardin, ouvertes au regard de tous, rend les jardiniers des jardins familiaux plus sensibles aux pressions provenant des autres jardiniers (Barthel et al., 2010). En effet les jardiniers, familiaux ou individuels, ne sont pas isolés dans le choix des pratiques horticoles mises en œuvre : une vaste gamme de références contribue à forger des normes sociales de jardinage (Uren et al., 2015). Parmi ces références, on trouve les magazines de jardinage (Wandriesse, 2018), les jardins des voisins (Nassauer et al., 2009), les concours du plus beau jardin organisés localement (Dubost, 1997, chapitre 7), l’héritage familial (lorsque le jardinage a été appris en famille), et les normes édictées par les gestionnaires. Ces derniers peuvent jouer un rôle considérable, du fait de leur position directive dans les jardins familiaux. Leurs représentations de la nature spontanée sont peu connues, comme le montre une analyse lexicale comparant les discours des jardiniers et des gestionnaires dans les terrains étudiés (Di Pietro & Gardair, 2022). Si les discours des jardiniers font référence à la nature, aux problèmes environnementaux, aux traitements et produits utilisés, ceux des gestionnaires constituent une classe particulière, leur position directive se traduisant par le rappel aux règles.

8C’est donc sur les gestionnaires des jardins familiaux que porte cette étude.

9L’objectif de cet article est d’explorer les représentations que les gestionnaires des jardins familiaux ont de la nature spontanée dans les jardins. Trois questions sont plus particulièrement posées : (1) Comment ces représentations s’articulent-elles avec la fonction des jardins familiaux et leur mode de gestion ? (2) Quelles sont les normes de jardinage transmises de façon tacite ou explicite par les gestionnaires ? (3) Compte-tenu de la situation des communes dans le gradient urbain, observe-t-on, dans les représentations des gestionnaires, une différence entre les jardins plus centraux et ceux plus périphériques ?

Terrains d’étude

Deux métropoles ligériennes emblématiques du jardinage familial

10Nous avons étudié les jardins familiaux des agglomérations urbaines de Tours et d’Orléans, métropoles ligériennes d’environ 300 000 habitants, similaires par leur situation géographique (tableau 1).

Tableau 1 - Caractéristiques des métropoles étudiées (données de 2018)

	Tours	Orléans
Nombre de communes	22	22
Nombre d’habitants de la métropole (INSEE)	299 177	287 019
Superficie de la métropole (km²) (INSEE)	389,2	334,3

11Ces agglomérations ont toutes deux un passé actif en matière de jardinage collectif : à Tours comme à Orléans, les premiers jardins familiaux ont vu le jour autour de 1900.

12À Tours, est créée en 1898 une section de la Ligue française du coin de terre et du foyer, fondée deux ans plus tôt par l’Abbé Lemire – aujourd’hui Fédération Nationale des Jardins Collectifs et Familiaux (FNJFC). En 1903, Tours compte 202 parcelles de jardins ouvriers. Ce nombre s’accroit fortement en 1961 avec la création du site de la Bergeonnerie, rassemblant plus de 500 parcelles. À la fin du 20^ème siècle, la Touraine était l’une des régions les plus denses en jardins familiaux gérés sous forme associative (Tardif, 1996), et l’agglomération de Tours compte aujourd’hui environ 1300 parcelles de jardins familiaux.

13À Orléans, l’association locale de jardins ouvriers (aujourd’hui l’Association Orléanaise pour les Jardins Ouvriers et Familiaux, AOJOF), créée en 1904, adhère à la Ligue en 1911, disposant alors de 211 parcelles de jardins. Les jardins ouvriers se développent jusqu’à atteindre un maximum de 807 parcelles en 1948.

14Cependant, le nombre de parcelles a fortement diminué dans l’après-guerre, avec une faible et récente compensation par de nouveaux jardins. Dans l’agglomération de Tours, presque 12% des sites de jardins disparaissent en dix ans (2005-2015), en raison de l’urbanisation résidentielle et industrielle, en particulier ferroviaire (Di Pietro et al., 2021). Dans l’agglomération d’Orléans, plus de 500 parcelles sont expropriées à partir des années 50, pour la construction de voies rapides et de logements, et à cause de la présence de résidus de traces métalliques dans le sol de certains jardins. Aujourd’hui, l’agglomération d’Orléans possède environ 500 parcelles de jardins (figure 1).

Communes et associations

15Les communes sont généralement propriétaires (plus rarement locataires) du foncier des jardins, et la pérennité des jardins dépend donc d’elles. Les communes peuvent gérer directement leurs jardins familiaux (c’est le cas pour trois communes sur nos sites) mais, dans la majorité des cas, leur gestion se fait par l’intermédiaire d’une association dédiée au jardinage familial, qui attribue les parcelles à ses adhérents. Or, le paysage associatif du jardinage familial dans les deux agglomérations étudiées est contrasté.

16Dans l’agglomération orléanaise environ la moitié des sites de jardins sont gérés par une seule association, l’Association Orléanaise pour les Jardins Ouvriers et Familiaux (AOJOF), qui dépend de la Fédération Nationale des Jardins Familiaux et Collectifs (FNJFC). L’AOJOF a la particularité d’être propriétaire d’une partie des terrains qu’elle occupe, et gère seule le fonctionnement de ses jardins : les mairies interviennent principalement pour apporter un appui matériel sur les terrains qu’elles possèdent.

17En revanche, dans l’agglomération tourangelle, les jardins familiaux sont gérés par une multitude de petites associations et la mairie de Tours joue un rôle important dans l’animation de plus de la moitié d’entre elles (13 des 21 associations). La municipalité de Tours centralise les demandes de parcelles et organise chaque année un concours de jardins, ainsi que des réunions avec l’ensemble des présidents des associations. Elle met en place certaines règles, notamment les grandes lignes du règlement intérieur et une incitation aux méthodes de culture sans pesticides de synthèse. Elle finance les travaux lourds (installation de cabanes par exemple) ainsi que des formations pour les jardiniers, réalisées par la Société d’Horticulture de Touraine (SHOT).

18Enfin, dans les deux agglomérations, quelques associations fonctionnent en partenariat avec la commune à qui appartiennent les jardins qu’elles gèrent. Dans ce cas, la commune a généralement un impact important sur la manière dont sont gérés les jardins, notamment en participant à la rédaction du règlement intérieur.

19À l’exception du cas de l’AOJOF (Orléans), les communes sont donc un maillon important qui fournit ou non des terrains pour le jardinage, procure ou non un support matériel et oriente la politique d’administration des terrains. Les associations conservent néanmoins une part de liberté considérable et restent relativement autonomes dans la gestion des jardins au jour le jour.

Méthodologie

Recensement et localisation des jardins familiaux

20Dans chaque agglomération nous avons retenu toutes les communes appartenant à la tache urbaine, entendue comme le tissu bâti continu : éléments bâtis distants de moins de 100 m (seuil défini par la BDCarto de l’IGN : Cuniberti et al., 2005, p. 32).

21Nous avons localisé les jardins familiaux de façon exhaustive, par photo-interprétation. La vérification sur le terrain a conduit à deux précisions dans la définition du jardin familial.

22Tout d’abord, seuls les jardins gérés collectivement, par des communes ou des associations, ont été inclus dans l’étude. Nous avons en effet écarté quelques ensembles de potagers privés agrégés spatialement et morphologiquement proches des jardins familiaux, mais dépourvus d’organisation collective et donc assimilables à tout autre jardin privé. De plus, certains jardins, auparavant gérés par des associations, ont progressivement évolué vers une appropriation individuelle des parcelles avec un usage résidentiel des terrains. Ce sont des jardins situés dans l’espace endigué de la Loire, en zone inondable (Rode 2010 ; Rode 2017). Il s’agit donc de deux types de jardins familiaux informels, établis sur des surfaces appartenant à des particuliers ou à des pouvoirs publics, qui ont été exclus de l’étude. C’est le cas de quatre jardins : trois dans l’agglomération de Tours, un dans celle d’Orléans. Ceci nous a conduit à compléter la définition de jardin familial mentionnée plus haut. Nous définissons les jardins familiaux comme des terrains divisés en parcelles affectées à des particuliers y pratiquant le jardinage sans usage commercial et organisés collectivement dans une structure gestionnaire ou propriétaire du sol.

23En outre, les observations de terrain montrent que l’espace des jardins familiaux est souvent la résultante d’une imbrication complexe de gestionnaires. Si un site donné est parfois occupé par un seul gestionnaire de jardins (association ou commune), souvent, en revanche, plusieurs associations se partagent les sites les plus vastes, généralement de grandes zones inondables. Ceci induit un entrelacs de gestionnaires sur un même site ; il est alors difficile de définir de façon précise la limite de chaque jardin sur le site. Par ailleurs certaines associations de jardinage peuvent gérer plusieurs jardins situés sur plusieurs sites (figure 2).

24Dans nos terrains, quatre-vingts sites de jardins familiaux gérés collectivement ont été identifiés ; leurs gestionnaires ont été identifiés autant que possible, à l’aide d’internet et d’informations recueillies auprès des mairies. Sur la trentaine de gestionnaires ainsi identifiés, 17 ont accepté un entretien, après relance, ce qui concerne 40 sites. On peut penser que ce sont les gestionnaires qui se sentent le plus concernés par les pratiques des jardiniers qui ont répondu à notre demande. Sur ces 40 sites, 52 jardins familiaux ont été localisés (figure 3 et tableau 2).

Tableau 2 - Les jardins familiaux étudiés (données issues du recensement et de la localisation des jardins familiaux)

	Tours	Orléans
Nombre de jardins familiaux	31	21
Nombre d’associations gestionnaires	21	4
dont rencontrées	12	2
Nombre de municipalités gestionnaires	1	2
dont rencontrées	1	2
Nombre moyen de gestionnaires par site de jardins	1,5 (1 à 5)	1

Méthodes d’entretien et d’analyse

25Entre janvier et mars 2018, nous avons conduit des entretiens semi-directifs avec les 17 gestionnaires qui ont accepté de nous rencontrer : 13 présidents d’associations, la responsable de l’animation d’une association et 3 personnes travaillant pour des communes. Tous les enquêtés associatifs sont bénévoles et eux-mêmes jardiniers. Les entretiens ont duré entre 15 minutes et 3h30 – 1h15 en moyenne – et ils ont été enregistrés. Dix entretiens ont été accompagnés d’une visite des jardins. Nous avons demandé à l’interrogé une copie du règlement intérieur des jardins, quand ce dernier existait.

26Ces entretiens répondaient à deux objectifs. Il s’agissait d’une part de comprendre le fonctionnement des jardins familiaux de nos sites d’études. D’autre part, cette enquête visait à évaluer la façon dont les gestionnaires orientent les pratiques de jardinage de leurs adhérents, perçoivent et gèrent la nature spontanée. Leur posture face à cette dernière a été abordée surtout à travers des questions sur la gestion des espaces non cultivés (notamment les allées) et sur l’installation d’habitats pour la faune. D’autres questions portaient sur l’utilisation de pesticides, qui ont un impact sur la faune et la végétation spontanée ; en effet l’enquête a été menée avant leur interdiction pour des usages non-agricoles. Nous avons observé qu’une partie des informations recueillies relève de l’opinion des présidents d'associations, qui peut être en discordance avec la politique de l’association. De plus, il est possible que certains enquêtés aient adopté un discours consensuel contre les pesticides. Néanmoins, la longueur des entretiens a généralement permis de déceler ces informations.

27Une partie des réponses, comme le nombre d’adhérents, a été codée sous forme de variables. Les parties des entretiens traitant de thématiques plus larges, telles que les pratiques de jardinage, la faune et la flore, ont quant à elles été retranscrites puis analysées par thème. Cette analyse thématique s’appuie également sur le contenu des règlements intérieurs et sur les observations faites dans les jardins (Poiré & Di Pietro, 2021).

Caractérisation spatiale des jardins familiaux

28Afin de caractériser la position du jardin dans le gradient urbain, trois variables paysagères ont été retenues : (1) la densité d’urbanisation, mesurée par le pourcentage de surface bâtie autour du jardin (le rayon de 500 mètres autour du jardin a été retenu), (2) la proximité d’infrastructures linéaires de transport (routes primaires et voies ferrées ; le rayon de 50 mètres autour du jardin a été retenu), (3) l’inondabilité du jardin, mesurée par la situation du jardin en zone inondable (les niveaux « fort » et « très fort » de l’aléas inondation ont été retenus).

29Dans le choix de ces variables nous avons voulu éviter la simple mesure de la distance au centre-ville (McDonnell & Hahs, 2008), qui est peu pertinente dans les zones urbaines non concentriques comme Tours et Orléans. Compte tenu de l’imbrication complexe des gestionnaires sur les grands sites de jardins, mentionnée ci-avant (point 2.1.), les variables paysagères ont été calculées à l’échelle des sites de jardins, et pas des jardins eux-mêmes.

30L’espace urbain occupé par l’ensemble des jardins familiaux, en surface et en nombre de parcelles, est plus étendu dans l’agglomération de Tours que dans celle d’Orléans (tableau 3).

Tableau 3 – Caractéristiques des jardins familiaux des deux métropoles (données issues de l’analyse cartographique et des entretiens avec les gestionnaires). ILT : infrastructures linéaires de transport

	Tours	Orléans
Surface totale des sites de jardins (ha)	84,0	13,7
% des sites en zone inondable (aléa fort et très fort)	30	36
% des sites en zone inondable ou en bord d’ILT	51	55
% des sites en bord d’ILT (< 50 m)	32	18
% de surface bâtie dans un rayon de 500 m :
Faible (< 6 %)	35	18
Intermédiaire (6-14 %)	27	59
Forte (> 14 %)	38	23
Nombre approximatif de parcelles de jardins	1300	500
Nombre moyen de parcelles par association : moyenne (min-max)	115 (30-267)	129 (20-439)
Nombre moyen de parcelles par jardin	47	23
Surface moyenne des sites de jardins (ha)	2,3	0,6
Surface des parcelles (m2) : moyenne (min-max)	205 (100-480)	243 (50-300
Coût annuel de location d’une parcelle, eau comprise (€) : moyenne (min-max)	40,03 (0-70)	116,48 (70-150)

31Les jardins tourangeaux sont plus anciens et plus proches des voies de communication ; nous avons montré que ces jardins apportent une contribution potentielle à la connectivité écologique supérieure à la part de surface végétalisée qu’ils représentent (Di Pietro et al., 2018). En outre dans l’agglomération de Tours les jardins sont situés dans des zones à la densité d’urbanisation plus tranchée (forte ou faible densité), tandis que dans le cas d’Orléans les jardins sont plus souvent dans des zones à la densité d’urbanisation moyenne. Toutefois, dans les deux agglomérations, un tiers de la surface globale destinée aux jardins familiaux est située en zone inondable (aléa fort et très fort), et environ la moitié des sites de jardins sont situés dans une zone non constructible (en zone inondable ou en bordure de voies de communication).

32Si le nombre de parcelles gérées par chaque association est proche, les jardins tourangeaux sont plus grands, comportant une cinquantaine de parcelles en moyenne (deux grands jardins comportent plus de 200 parcelles) ; toutefois les parcelles sont en moyenne un peu plus grandes dans la situation orléanaise. Ici le coût de location d’une parcelle pour les jardiniers y est nettement plus élevé et l’accès individuel à l’eau y est manquant plus souvent que dans l’agglomération de Tours.

Fonctions et normes du jardinage en évolution

33De l’analyse des entretiens avec les gestionnaires et des règlements intérieurs des associations émergent des éléments de réponses aux questions sur les fonctions du jardinage familial et les normes de jardinage promues par les gestionnaires associatifs et municipaux.

Une gestion promouvant la fonction de production

34L’analyse des entretiens et des règlements intérieurs met en évidence l’existence d’une fonction première des jardins familiaux pour les gestionnaires : ces espaces sont avant tout destinés à la production de légumes, dans le cadre de la consommation familiale. Ceci est bien résumé par cette présentation d’une association par son président : « le principe de l'association, c'est de cultiver sa parcelle, de l'entretenir, ainsi que sa cabane, et de faire 6 à 7 légumes différents selon les saisons ». Cette fonction historique des jardins familiaux, héritée des jardins ouvriers de l’Abbé Lemire, est toujours d’actualité et semble peu questionnée par les gestionnaires. L’insuffisance de culture d’espèces potagères par un jardinier est ainsi un motif d’expulsion très présent dans les règlements. De cette nécessité de produire découlent des règles concernant les aménagements. Notamment, les arbres sont autorisés en nombre limité, car ils font concurrence aux légumes et ombragent les parcelles voisines. Souvent, seuls les arbres fruitiers, des ligneux productifs de taille modeste, sont admis. Dans quatre structures, tous les arbres sont interdits, notamment dans deux structures qui possèdent de petites parcelles. Dans les faits, dans les jardins ayant de grandes parcelles, les arbres qui ont été plantés avant cette interdiction sont encore présents.

35Malgré tout, les jardins familiaux ont une fonction de loisirs et de repos, même si elle est moins revendiquée, voir récusée, par les gestionnaires. Dans la plupart des jardins, il est ainsi autorisé d’avoir une zone d’agrément non cultivée pour pratiquer d’autres activités que le jardinage, d’une surface plus ou moins grande selon l’association et la taille des parcelles (souvent, une quinzaine de mètres carrés).

36Au-delà des différences entre jardiniers au sein d’un site, on observe un gradient de tolérance des pratiques de loisirs à l’échelle des associations. En particulier, dans les jardins les plus anciens, les plus ruraux ou gérés de façon plus informelle (le cas d’une mairie dans l’agglomération de Tours), une certaine sédentarité est tolérée : les jardiniers agrandissent leur cabane et s’équipent de mobilier. Dans les jardins plus urbains ou plus récents, ceci est inconcevable ; dans les nouveaux jardins de la commune de Tours, la tendance est d’ailleurs à la construction de cabanes collectives ou d’armoires au lieu des cabanes individuelles. Ceci peut traduire une baisse des moyens financiers alloués aux jardins, mais aussi une volonté de dé-sédentariser les jardiniers afin de mieux contrôler ces espaces ou d’affirmer la fonction de production comme prépondérante.

Les jardins familiaux, des espaces ordonnés et entretenus

37Au-delà de la fonction de production et de loisirs, les entretiens dénotent d’un souci particulier des gestionnaires pour l’esthétique des jardins. Plusieurs études ont d’ailleurs montré que l’aspect esthétique est prépondérant dans les normes de jardinage (Dubost, 1997 ; Weber, 1998).

38Dans nos terrains, pour environ un tiers des structures rencontrées, le règlement intègre cet aspect : les jardiniers sont enjoints à « participe[r] activement à l’embellissement de l’ensemble du domaine », à « faire des jardins un lieu coquet et aussi agréable que possible ». Plus concrètement, cette prescription somme toute subjective s’illustre par exemple par l’encouragement du fleurissement des parcelles, mais aussi par un certain nombre de restrictions. Ainsi, les hautes serres maraichères sont la plupart du temps interdites, les petites serres ou les châssis sont autorisés s’ils ont des dimensions standardisées. De même, plusieurs associations font la chasse aux bidons bleus industriels servant de réserve d’eau, qui doivent être repeints en vert ou remplacés par des récupérateurs d’eau. Une certaine homogénéité des équipements est ainsi recherchée. Par ailleurs, plus d’un tiers des gestionnaires interdisent la monoculture, voire obligent les jardiniers à cultiver 7 à 9 espèces différentes. Il peut s’agir d’un désir de favoriser l’agrodiversité, mais aussi d’avoir des parcelles correspondant à une image de jardin potager diversifié et coloré.

39Ces contraintes suivent une fois de plus un gradient d’urbanisation ; les structures qui gèrent des jardins éloignés du centre-ville, donc moins exposés au regard des passants, ont tendance à être plus permissives. Néanmoins, on peut observer de fortes disparités au sein d’un même site géré par plusieurs associations, qui ont un cadrage plus ou moins strict de l’aspect des jardins, tolérant ou pas une couverture herbacée du sol ou la plantation d’arbres, de vivaces, de plantes grimpantes sur les clôtures (figure 4).

40Cette injonction à créer un espace avec des qualités esthétiques répond probablement à un désir d’harmonie, dans un lieu où les jardiniers passent une partie de leur temps libre et cherchent souvent une forme de repos. Mais ceci est aussi nécessaire à leur viabilité, en particulier si les terrains sont soumis à des pressions foncières et que la commune apporte des aides matérielles. Comme l’indique la charte environnementale de l’AOJOF (Orléans), « les sites de jardins, dont la majorité est intégrée dans le tissu urbain, doivent être des espaces beaux et attractifs, condition de leur pérennité ». L’avenir des jardins familiaux dépend ainsi de leur perception par les riverains et les communes propriétaires. Ceci s’exprime moins fortement dans les sites de jardins installés sur des espaces non constructibles, ou bien destinés à disparaître à moyen-terme (cas des réserves foncières).

41Comment est définie l’esthétique des jardins par les gestionnaires ? Nous pouvons observer que plus que l’esthétique des jardins, ce qui préoccupe tout particulièrement les gestionnaires est l’entretien des jardins. Ce mot est omniprésent dans le discours des répondants et dans les règlements intérieurs, et répond de fait à l’un des enjeux des jardins familiaux pour les communes. Le manque d’entretien est l’un des principaux motifs d’exclusions des jardiniers et de plaintes de la part des gestionnaires dans notre enquête. Un jardinier familial a sa place dans le collectif uniquement s’il entretient activement son jardin. Le modèle de beau jardin qui émerge des entretiens avec les gestionnaires est un jardin avec des équipements homogènes et où la végétation est diversifiée sur le plan des plantes potagères, florale, maîtrisée. La qualité esthétique du jardin potager est généralement associée à son aspect ordonné et contrôlé, exempt d’espèces adventices des cultures, ou « mauvaises herbes », comme déjà observé en France dans des études fondatrices (Dubost, 1997, chapitre 8 ; Weber, 1998, chapitre 6). Ceci concorde avec la fonction de production alimentaire attribuée à ces jardins.

Vers un jardinage sans pesticides de synthèse

42Si la finalité productive des jardins familiaux et la maîtrise de la végétation sont des normes tacites ou explicites pour les gestionnaires, une autre norme de jardinage est, elle, explicitée dans les textes de loi : c’est l’interdiction de l’usage de pesticides de synthèse à des fins non-agricoles. Ceci est précisé dans la loi Labbé (loi n° 2014-110 du 6 février 2014), entrée en vigueur le premier janvier 2019 pour les particuliers, les pesticides utilisés dans le jardinage étant reconnus comme nuisibles à la biodiversité (Fontaine et al., 2016). Au-delà de son caractère juridique, cette norme se généralise depuis quelques dizaines d’années en opposant les produits du jardin à ceux de l’agriculture conventionnelle (Wandriesse, 2018), dans une « promesse de différence » typique des systèmes alimentaires alternatifs (Le Velly, 2017). Toutefois, une étude européenne des jardins familiaux souligne que la supériorité qualitative des produits des jardins sur ceux du commerce prend l’allure d’un dogme inébranlable, car elle est défendue aussi par les jardiniers utilisateurs de pesticides de synthèse (Voigt et al., 2015).

Représentations des gestionnaires

43Dans nos terrains, au moment de l’interdiction des pesticides pour les jardiniers amateurs, presque tous les gestionnaires enquêtés connaissent la loi Labbé et estiment qu’il est préférable de limiter voire d’abandonner leur usage. Cinq associations sont très bien informées et engagées dans ce sens. Seules quatre associations, dans l’agglomération de Tours, semblent peu impliquées dans l’adoption de méthodes de jardinage se passant de pesticides. Leurs présidents, presque tous des gens âgés, abordent la thématique du jardinage biologique avec une forme de résignation, tout en admettant que jardiner sans produits de synthèse est nécessaire et désirable. Ils observent l’apparition de nouvelles pratiques et semblent les considérer comme une évolution inévitable mais extérieure à leur volonté : « on va y venir de toute façon, on va être obligé ! ». Dans l’agglomération tourangelle certains gestionnaires ont un point de vue critique sur les incitations aux méthodes de culture sans pesticides de synthèse prônées par la municipalité, et n’appliquent pas nécessairement ses recommandations.

44Les entretiens témoignent en tout cas d’une évolution des pratiques des associations au cours de la dernière décennie, sans qu’un lien avec le gradient d’urbanisation soit clairement décelable. Ainsi, trois associations désherbaient auparavant les allées avec du glyphosate et ont récemment abandonné cette pratique. L’arrivée de jardiniers pratiquant la permaculture, évoquée spontanément par huit enquêtés avec parfois une hésitation sur le terme, paraît être un marqueur des changements de pratiques à l’œuvre dans les jardins familiaux. Il semble exister un conflit latent entre jardiniers aux convictions et pratiques divergentes ; l’issue dépend alors des jardiniers qui ont les rênes de l’association : les adhérents qui ne s’inscrivent pas dans les règles définies sont sanctionnés, voire bannis.

Moyens utilisés

45Plusieurs moyens sont utilisés par les gestionnaires pour limiter l’usage des pesticides de synthèse dans les jardins (tableau 4).

Tableau 4 – Orientation des pratiques par les gestionnaires (données issues des entretiens avec les gestionnaires)

	Tours	Orléans
Règlement ou charte
Pesticides interdits	0	2
Pesticides déconseillés	2	2
Pesticides non mentionnés	10	0
Absence de règlement	1	0
Pesticides déconseillés (discussions informelles)	8/13	4/4
Organisation de formations ou de conférences	3/13	3/4

46Dans la situation orléanaise tous les gestionnaires rencontrés déconseillent ou interdisent l’usage de pesticides dans leur règlement intérieur. Dans l’agglomération tourangelle ce dernier moyen d’encadrer les pratiques est très peu utilisé, et les gestionnaires s’appuient surtout sur des discussions informelles avec les jardiniers pour faire évoluer les pratiques. D’autre part, quelques structures organisent des formations ou des conférences pour les jardiniers, généralement en partenariat avec des associations de protection de l’environnement. À Tours, plusieurs associations encouragent par ailleurs leurs jardiniers à se rendre aux formations de la Société d’Horticulture de Touraine (SHOT).

47La labellisation est un autre moyen utilisé pour encourager les jardiniers à abandonner les pesticides : une association tourangelle valorise ses jardins « bio » en apposant une affichette « zéro phyto » sur leur portail. De même, neuf des douze sites de jardins de l’AOJOF, à Orléans, ont le label Jardins de Noé (réseau national labellisant les pratiques de jardinage respectueuses de la biodiversité). L’AOJOF est particulièrement active pour sensibiliser les jardiniers et dispose d’un outil de la fédération nationale : le magazine bimestriel de la FNJFC, qui promeut le jardinage sans produits phytosanitaires.

48Ainsi, dans la plupart des structures rencontrées, favoriser l’abandon des pesticides est une préoccupation, voire une priorité : les gestionnaires orientent bien les pratiques des jardiniers. Néanmoins, on peut formuler quelques réserves : certains gestionnaires s’inquiètent d’un possible surdosage des pesticides biologiques, moins efficaces que les pesticides de synthèse. D’autre part, les entretiens montrent que les herbicides sont parfois remplacés par des produits d’usage courant tels que le vinaigre blanc, le sel ou l’eau de Javel, dont l’impact sur le sol peut être questionné. Or, cela n’est pas perçu comme un problème par la majorité des gestionnaires : l’impact potentiel des pesticides sur la santé semble motiver ces changements, plus que celui sur l’environnement. Malgré tout, l’interdiction des pesticides de synthèse devrait favoriser la faune et la flore spontanée des jardins familiaux.

Flore et faune spontanées au jardin : détruire, tolérer ou favoriser ?

49Ainsi, le fonctionnement des jardins familiaux repose sur le triangle d’acteurs communes-associations-jardiniers. Leur fonction affichée est de produire des légumes, tout en s’inscrivant dans une esthétique du jardin qui repose sur un entretien rigoureux dans lequel, toutefois, il ne doit pas être fait usage de pesticides de synthèse, perçus comme dangereux pour la santé humaine et d’ailleurs légalement interdits pour tout usage non agricole. Il s’agit là de deux normes divergentes ou en tout cas difficilement conciliables : un jardin parfaitement maîtrisé sans pesticides de synthèse. Cette divergence pose d’ailleurs des problèmes aux jardiniers, qui réagissent en remplaçant les pesticides de synthèse par des produits d’usage courant qui ne sont pas anodins pour les sols, comme nous l’avons montré à travers des entretiens avec les jardiniers (Di Pietro & Gardair, 2022). L’orientation vers le jardin potager productif et entretenu, donnée aux jardiniers par les gestionnaires à travers des moyens variés, suit un gradient d’urbanisation : les gestionnaires des jardins les plus centraux sont globalement plus normatifs que ceux des jardins périphériques, où une flexibilité sur la fonction de loisirs des jardins familiaux et sur un entretien moins strict des parcelles est tolérée.

50Or, on peut se demander si cette évolution des finalités et des normes de jardinage s’accompagne de représentations positives de la nature spontanée.

La nature spontanée, une indésirable au jardin ?

51Les sites de jardins familiaux sont situés dans des contextes paysagers très variés. L’enjeu pour la conservation et la sensibilisation n’est pas le même dans un site de jardins situé en périphérie urbaine, bordé de haies, de friches ou de zones boisées, que dans un site localisé en plein centre-ville. La perception des espèces spontanées diffère-t-elle selon l’environnement des jardins, plus ou moins anthropisé ?

La flore

52Comme nous l’avons mentionné, la diversité végétale cultivée est valorisée par les gestionnaires des jardins. En revanche la végétation spontanée dans les jardins est peu appréciée par la quasi-totalité d’entre eux, quelle que soit la localisation des jardins, et ce à plusieurs égards. Tout d’abord, dans les parcelles, elle se heurte à l’objectif de production revendiqué par les gestionnaires : l’herbe est perçue comme un « poison », car « tout ce qui est mangé par les mauvaises herbes ou par l'herbe, ça l'est pas par les légumes ». D’autre part, les plantes spontanées sont en inadéquation avec le modèle culturel du jardin bien entretenu ; elles constituent un signe de laisser-aller et de non-maitrise. Dans les discours des enquêtés et dans les entretiens, l’herbe est souvent associée au « sale », par opposition au « propre » qui désigne une parcelle ordonnée, où l’herbe est contenue. Il est donc demandé aux jardiniers de désherber régulièrement tant leurs parcelles que les allées communes, dont l’entretien revient généralement aux adhérents. Les règlements intérieurs insistent généralement sur ces points, et six règlements stipulent clairement que « les mauvaises herbes doivent être éliminées régulièrement » dans les parcelles.

53Malgré tout, il existe des nuances dans la représentation et la gestion des plantes spontanées. Ainsi, depuis quelques années, l’AOJOF (Orléans) laisse pousser l’herbe dans les allées communes et la tond régulièrement, alors que dans la plupart des autres sites de jardins les allées sont nues. De façon intéressante, les gestionnaires qui mettent en place le plus d’actions contre les pesticides sont souvent ceux qui sont les plus critiques envers les jardiniers qui laissent pousser les plantes spontanées dans leur parcelle. À l’inverse, un président d’association âgé, peu préoccupé par la question des pesticides, ne voit pas d’inconvénient à ce que l’herbe pousse dans les allées : « un jardin où il n’y a pas d’herbe, c’est pas un jardin ». On n’observe donc pas nécessairement de couplage entre l’adoption de méthodes de jardinage alternatives aux pesticides et l’acceptation de la végétation spontanée.

54La flore spontanée étant considérée comme antinomique à la fonction nourricière des jardins familiaux, ce « postulat incontrasté » (Weber 1998, p. 224), les plantes spontanées suscitent donc l’hostilité des gestionnaires des jardins et des jardiniers eux-mêmes (Di Pietro & Gardair 2022).

La faune

55Si les plantes spontanées sont peu acceptées, les responsables associatifs semblent en revanche indifférents ou favorables à la création d’habitats pour la faune. On peut noter que l’AOJOF (Orléans) a créé deux mares pédagogiques et que deux associations ont fabriqué des hôtels à insectes. Une présidente d’association, à la suite des formations de la SHOT (Tours), conseille à ses adhérents d’enherber leurs allées internes et de créer des zones refuges (tas de pierres…) pour les insectes. Mais le plus souvent, les initiatives semblent provenir des jardiniers eux-mêmes, qui installent dans leur parcelle nichoirs et abris pour les insectes, voire y creusent une mare. Ces habitats artificiels sont mieux acceptés que les arbres ou les zones de végétation spontanée, qui constituent également des refuges pour la faune.

Les gestionnaires face aux choix des jardiniers

56Dans les jardins de Tours la richesse de la vie associative est très variable selon les structures gestionnaires, de la simple location des jardins à l’organisation d’événements et la vente de produits de jardinage ; ces actions peuvent se développer collectivement, à l’échelle du bureau de l’association, qui est le plus souvent constitué uniquement de jardiniers. En matière de protection de l’environnement c’est souvent un jardinier qui apporte ses convictions et qui est à l’initiative d’actions collectives. Or, les choix de gestion des associations concernant la flore spontanée et les pesticides semblent souvent se heurter aux convictions des jardiniers. Ainsi, convaincre les utilisateurs réguliers de produits phytosanitaires de changer leurs pratiques est complexe. Certes minoritaires d’après les réponses des enquêtés, ces jardiniers continuent parfois à utiliser des pesticides en dépit du règlement intérieur et de l’interdiction légale. Les gestionnaires éprouvent notamment des difficultés à faire participer aux formations les jardiniers peu préoccupés par l’impact des pesticides.

57De l’autre côté du spectre, cinq présidents déplorent la confusion des jardiniers entre le « bio » et la « friche » : les adhérents qui sortent du cadre traditionnel et souhaitent laisser pousser la végétation spontanée tout en cultivant des légumes ne sont pas toujours bien perçus. Même pour les gestionnaires qui tolèrent la présence d’herbe, accepter ces jardiniers n’est pas simple car cela peut créer des conflits de voisinage. En effet, l’herbe est considérée comme un envahisseur potentiel pour la parcelle du voisin.

58De la même manière, les parcelles non entretenues créent non seulement des désaccords entre jardiniers et gestionnaires, mais aussi entre jardiniers voisins. Cette insuffisance d’entretien a deux origines : d’une part, des jardiniers remettent en cause la fonction de production, ce à quoi s’opposent les gestionnaires : « Les jardins faut qu'ils soient entretenus. C'est pas des jardins de complaisance, ce sont des jardins potagers ! C'est marqué dans le règlement intérieur ! ». D’autre part, des jardiniers, souvent plus jeunes, abandonnent rapidement leur parcelle aux dynamiques naturelles par manque de temps ou de motivation. Ces nouveaux jardiniers ne sont pas toujours conscients de l’effort que demande la tenue d’un jardin. Ainsi, la plupart des sites contiennent quelques parcelles qui tendent vers la friche. À ces parcelles s’ajoutent celles qui ne sont pas occupées. En effet, dans les jardins les plus éloignés du centre-ville, peu accessibles sans voiture, la demande de parcelles est en baisse depuis quelques années. D’un point de vue écologique, l’existence de telles parcelles est positive : elle participe à la constitution d’une mosaïque d’habitats et procure des zones refuges pour la faune et la flore. En revanche, elle est problématique pour les gestionnaires : ces espaces sont considérés comme des sources de bio-agresseurs et de mauvaises herbes, et la charge de leur entretien revient à l’association. Accorder plus d’espace aux usages de loisirs avec une culture potagère marginale sera peut-être nécessaire pour garantir la pérennité des jardins familiaux.

Discussion et conclusion

59Nos entretiens avec les présidents d’associations de jardins familiaux des agglomérations de Tours et Orléans mettent en évidence l’existence de deux fonctions principales des jardins pour les gestionnaires : la production de légumes et les activités de loisirs et de repos. Cette dernière fonction est moins revendiquée et peut-être sous-estimée par une partie des gestionnaires. Par ailleurs, ces fonctions s’inscrivent toutes deux dans une exigence d’entretien et dans un modèle esthétique qui requièrent l’élimination plus ou moins stricte de la végétation spontanée. Du reste, les plantes spontanées sont perçues comme des compétitrices pour les légumes, et donc antagonistes de la fonction de production. En l’état actuel, les jardins familiaux favorisent certes une certaine agrodiversité limitée aux plantes herbacées alimentaires et aux fleurs, à l’exclusion des arbres, dont seuls les fruitiers sont tolérés. Mais ils ne paraissent pas être des lieux optimaux pour la conservation des plantes spontanées en ville et la sensibilisation à la biodiversité. De manière plus générale, le végétal y semble considéré comme une forme de mobilier que l’on peut modeler à sa guise. Ainsi, dans certaines associations, les parcelles doivent être mises à nu lors d’un changement de locataire, ce qui implique de retirer tous les arbres, arbustes et vivaces. On peut penser qu’une meilleure acceptation de la végétation spontanée ne pourra advenir sans une reconsidération du statut du végétal.

60En outre, des pesticides de synthèse sont encore utilisés marginalement dans les jardins, et leur remplacement par des pesticides biologiques surdosés ou des produits de base pose question. Les formations attirent principalement les jardiniers qui se sentent déjà concernés par ces questions. Les gestionnaires pourraient tirer parti du caractère collectif des jardins familiaux en organisant des discussions entre jardiniers animées par un médiateur, dans le cadre d’un moment convivial. Une telle mise en commun des idées et des connaissances catalyserait la diffusion de nouvelles pratiques à partir des jardiniers, et non d’une autorité extérieure. Les jardiniers échangent déjà leurs méthodes entre voisins, mais il semble que cela reste circonscrit à de petits groupes. Néanmoins, établir une communication fertile entre les jeunes jardiniers peu productifs et les utilisateurs de pesticides et pourfendeurs de mauvaises herbes sera sans doute délicat. Car le défi des gestionnaires, c’est aussi de faire cohabiter des jardiniers aux méthodes et aux objectifs variés, appartenant à des générations et des cultures différentes, dans un contexte de proximité extrême. Les jardins familiaux forment une mosaïque paysagère, où s’entrecroisent les flux d’animaux, de pathogènes et de plantes spontanées et cultivées, mais aussi une mosaïque humaine.

61Cette mosaïque deviendra certainement encore plus hétérogène dans les années à venir : les jardins familiaux sont sans doute appelés à se diversifier. En effet, on assiste à un renouveau de l’agriculture urbaine et à une valorisation croissante du « fait-maison », dans un contexte de crise économique. Mais, dans le même temps, le volume de travail et la diversité des loisirs des jeunes générations ne permettent pas la tenue d’un potager traditionnel. Produire pour être autosuffisant n’est d’ailleurs pas nécessairement l’objectif des nouveaux jardiniers, comme le suggèrent les entretiens avec les gestionnaires. La baisse des listes d’attente et les parcelles vacantes dans certaines associations témoignent probablement d’un décalage entre les attentes des habitants et la structure assez figée des jardins familiaux. Les associations et les communes seront certainement amenées à assouplir leurs règles et à tolérer d’autres usages, d’autres découpages de l’espace et d’autres canons esthétiques dans les jardins. Ainsi, plusieurs associations, comme l’AOJOF, à Orléans, commencent à proposer des parcelles plus petites pour les jardiniers disposant de peu de temps. Les jardins partagés, sans découpage de l’espace en parcelles individuelles, sont peut-être une alternative. Cette évolution pourra également passer par la création de lieux hybrides, des « tiers lieux jardinés » : par exemple, un site récent de jardins orléanais a été conçu comme un espace vert accessible au public, où 16 petites parcelles sont disposées au centre d’une pelouse arborée et agrémentée de bancs publics. Cette diversification des fonctions et des formes des jardins familiaux, que l’on retrouve ailleurs en Europe, pourrait en faire des lieux plus favorables à la sensibilisation à la biodiversité et à la biodiversité elle-même.