Type de site : Exogène
Protection : Aucune protection sur la zone traversée par la ligne de TGV ; plus au sud, le site Natura 2000 « Beauce et vallée de la Conie » est une Zone de Protection Spéciale relevant de la Directive « Oiseaux ».
Particularité : Le trajet du TGV constitue ici un moyen original d’observer le plateau de Beauce.
Coordonnées : entre Voves (48°16'28.2"N 1°37'13.3"E) et Auneau (48°26'46.1"N 1°47'13.0"E)
1Les trains TGV de la ligne Le Mans-Paris traversent le plateau de Beauce, par définition à grande vitesse, pendant une dizaine de minutes. Sur cette portion, le trajet s’effectue sur un relief des plus élémentaires qui n’est pas sans interpeller les passagers, mais dont on retient surtout platitude, uniformité, monotonie. L’objectif est de montrer que ce type de relief constitue un sujet d’observation géomorphologique digne d’intérêt et porteur d’enseignements, comme tout autre relief, en même temps qu’un géomorphosite complet (à forte valeur scientifique et pédagogique et à nombreuses valeurs patrimoniales). Il est également de fournir un exemple d’analyse géomorphologique d’un relief « vu du train » et de montrer que le trajet ferroviaire constitue un moyen supplémentaire et privilégié d’observer les reliefs.
2La Beauce se situe au centre du Bassin parisien et au sud de la Seine. On la découvre par le train, sur une bonne partie de son étendue, avant d’arriver à Paris en venant du Mans. La Beauce est l’illustration de la surface parfaite (fig. 1). Le paysage beauceron est d’une platitude caractéristique des parties centrales des bassins sédimentaires, devenue ici emblématique. Ses altitudes avoisinent 150 m entre Auneau et Voves, au sud-est de Chartres, et ne varient pas de plus de 10 m sur le parcours considéré, soit sur une trentaine de kilomètres. La surface, pourtant très faiblement inclinée vers le sud, disparaît à perte de vue, sans repère topographique naturel.
3Le plateau beauceron fournit en même temps l’illustration d’un paysage d’openfield exemplaire, voué à la grande culture – notamment céréalière –, autre facteur de sa célébrité, sur des parcelles immenses, ponctuées d’exploitations isolées, de hameaux équidistants et de breuils (ou réserves de chasse), et de clochers signalant les bourgs à partir desquels les parcelles s’organisent en grands quartiers limités par des réseaux routiers de plan stellaire, mais aussi de châteaux d’eau, désormais d'éoliennes, qui fournissent les seuls repères jusqu’à l’horizon.
4La continuité de la surface de Beauce n’est rompue, le long du trajet, par aucun vallon, interfluve ou versant. Les vallées sont rejetées à sa périphérie, au contact d’affleurements imperméables, où les cours d’eau se concentrent et s’encaissent en formant des vallées, et en créant des versants (Thymerais, Hurepoix, Gâtinais, Pays Dunois). La surface de Beauce surmonte ces versants périphériques et répond, par conséquent, à la définition d’un plateau. Au nord-est, le plateau beauceron est vigoureusement entaillé par les vallées de la Juine et de la Chalouette, encaissées de 70 mètres et drainant les eaux vers le bassin hydrographique de la Seine. Au sud-ouest, ce sont les affluents de rive gauche du Loir qui dissèquent sa surface, collectant les eaux vers le bassin-versant de la Loire. Bien que peu perceptible dans la topographie, le plateau de Beauce fait donc office de ligne majeure de partage des eaux.
Figure 1 - La Beauce vue du trajet TGV Le Mans-Paris entre Auneau et Voves, au sud-est de Chartres. Cliché : D. Sellier.
5Le parcours en train permet d’observer au niveau du sol des fragments de roche claire, en l’occurrence un calcaire. Il s’agit ici de calcaires dulçaquicoles d’âge aquitanien (Miocène inférieur), dont les différents faciès (lacustres à palustres) sont regroupés sous le nom de « Calcaires de Beauce » (Guillemin, 1976). La formation recoupée par la ligne de TGV entre Voves et Auneau correspond plus précisément au « Calcaire de Pithiviers », dénomination pour la partie supérieure des Calcaires de Beauce, dont la puissance maximale peut atteindre 40 mètres dans ce secteur (Gigot, 1976). Cette masse calcaire constitue l’assise résistante du plateau beauceron (fig. 2). Elle est recouverte, par endroits, de minces placages de sables continentaux connus sous le nom de « Sables de Lozère » et déposés sous la forme d’un vaste épandage détritique au Miocène supérieur. L’ensemble est surmonté d’une couverture discontinue de « Limons des plateaux » d’âge quaternaire, dont l’épaisseur varie de quelques décimètres jusqu’à deux mètres.
6La surface de Beauce apparaît ici comme un remarquable exemple de « surface structurale originelle » (Peulvast et Vanney, 2001). Elle coïncide en effet avec le plan stratigraphique supérieur d’une couche résistante à l’érosion, en l’occurrence ici les Calcaires de Beauce, dont le sommet correspond au fond du dernier grand lac tertiaire du bassin de Paris. Cependant, la karstification des calcaires lacustres et l’épandage subséquent des sables de Sologne et de Lozère en font partiellement une surface substructurale. En l’absence de déformations notables, les Calcaires de Beauce présentent une structure aclinale, c’est-à-dire sans pendage directement perceptible dans le paysage, comme il convient au centre des bassins sédimentaires à synéclise unique, ce qui explique en même temps l’horizontalité quasi-parfaite du plateau.
Figure 2 - Carte géologique de la Beauce et des régions avoisinantes, avec indication du tracé de la ligne de TGV Le Mans-Paris en rouge pointillé. Noter les différences de densité de drainage entre la Beauce calcaire et les zones périphériques où affleurent des couches imperméables. Source des données géologiques : Bd Million-Géol (BRGM) ; sources des données hydrologiques : Bd Carthage. Cartographie : F. Bétard.
7La surface de Beauce est uniforme en raison de la perméabilité des roches calcaires, qui s’oppose à la concentration et à l’écoulement des eaux en surface, donc à l’érosion linéaire, à l’encaissement de thalwegs, au creusement de vallées, et ainsi à l’existence d’interfluves et de versants. Les marques de l’érosion mécanique, peu expressives, ne sont pas absentes pour autant. La surface est ponctuée de cailloux de calcaire clair, apparents dans les champs, correspondant à des gélifracts, significatifs des actions durables et répétées du gel des roches, mais essentiellement hérités des processus périglaciaires contemporains des périodes froides du Pléistocène.
8De ces périodes froides date aussi la couverture de « Limons de plateaux » (notés LP sur les cartes géologiques au 1/50 000 et seulement représentés lorsque leur épaisseur excède 0,8 mètre) qui nappe la surface de Beauce. Ce sont des formations superficielles meubles d’aspect limoneux, de couleur beige et d’origine composite. Il s’agit majoritairement de limons lœssiques, légèrement carbonatés, déposés par les vents lors des périodes froides et sèches du Pléistocène. Ces lœss sont donc des dépôts corrélatifs d’une déflation, en raison d’actions éoliennes que rien n’arrête à la surface du plateau (expression de sa platitude combinée à un couvert végétal lacunaire en environnement périglaciaire), balayée aujourd’hui encore par des vents quasi-constants (comme le confirme l’implantation d’immenses champs d’éoliennes).
9Bien que ses effets soient peu visibles en surface, l’érosion chimique joue un rôle primordial dans l’évolution du relief beauceron. La dénudation chimique qui affecte la partie supérieure des Calcaires de Beauce, par dissolution, se traduit par l’exportation des solutés avec les eaux d’infiltration et de ruissellement. Restent, sur place, les résidus (insolubles) correspondant aux argiles de décarbonatation. Ces argiles sont mélangées aux limons éoliens en proportions variables au sein de la couverture de « Limons des plateaux ». C’est l’association argiles-limons-humus-calcium qui confère aux sols de Beauce leur fertilité d’exception.
10Autre fait peu visible depuis le trajet en TGV, la karstification des Calcaires de Beauce a produit des reliefs souterrains (cavités et conduits karstiques) qui peuvent se manifester en surface par des effondrements localisés mais peu marqués (avens, dolines d’effondrement). Il s’agit principalement d’un paléokarst formé à la fin du Tertiaire : en attestent les poches de Sables de Lozère qui existent en remplissage de cônes karstiques au sommet des Calcaires de Beauce, visibles dans certaines carrières situées le long de la ligne de TGV (Prasville, Ymonville). Toutefois, l’infiltration des eaux dans la masse calcaire continue aujourd’hui d’alimenter la nappe karstique de Beauce, considérée comme l’une des plus grandes nappes phréatiques de France et d’Europe. Celle-ci est très intensément exploitée par de multiples forages à vocation majoritairement agricole.
11En dépit de sa simplicité, le relief de la Beauce fait prendre conscience de l’importance de la structure en géomorphologie, ici à un stade des plus élémentaires : influence lithologique associée à une roche calcaire épaisse (donc capable de fournir une surface continue), résistante (donc capable de conserver cette forme dans le temps), perméable (donc défavorable à l’écoulement concentré et à l’érosion linéaire) ; mais aussi influence tectonique liée à l’absence de pendage. Parallèlement, l’érosion, l’autre facteur fondamental de l’élaboration des reliefs, est spécialement réduite ici (cf. la minceur des formations superficielles) (fig. 3).
Figure 3 - Relief, structure, érosion et formations superficielles en Beauce.
12Les propriétés géomorphologiques de la Beauce, d’une uniformité proverbiale (on dit encore « plat comme la Beauce », terme probablement hérité des souvenirs de voyages en chemin de fer), en font, finalement, un relief de référence et un géomorphosite à part entière. La surface de Beauce présente un caractère d’exemplarité – mais peut-être aussi de rareté à ce degré de perfection – en géomorphologie. Elle permet, à ce titre, d’illustrer l’un des trois types de surfaces existantes (surface structurale / d’aplanissement / de remblaiement), de façon particulièrement édifiante. La surface de Beauce présente également un intérêt paléogéographique : l’extension du plateau calcaire de Beauce permet de reconstituer les contours de l’ancien « lac de Beauce », à l’Aquitanien, et les paléoenvironnements associés (milieux lacustres à palustres, sous climat subtropical à saisons contrastées, et dans un contexte de subsidence prolongée). Sans correspondre à celle d’un stratotype, l’appellation de « Calcaires de Beauce » désigne cependant l’un des faciès calcaires les plus connus et reconnus du bassin de Paris, en association avec la surface de Beauce.
13Contrairement à sa réputation de relief banal, souvent associée aux « pays de surface », la Beauce revêt finalement un intérêt pédagogique élevé. Régulièrement choisie à dessein dans les cours et manuels universitaires de géomorphologie, elle permet d’illustrer plusieurs notions fondamentales en morphologie structurale et les traits caractéristiques de la partie centrale des bassins sédimentaires.
14Plusieurs facettes patrimoniales s’ajoutent à la valeur scientifique centrale (i.e. géomorphologique) du plateau de Beauce considéré comme géomorphosite :
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Une valeur culturelle : Charles Péguy (1873-1914) fait référence à la « plate Beauce » dans l’un de ses poèmes, écrit à la suite de sa longue marche entre Palaiseau et Chartres en 1912 (« Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres » ; fig. 4). Dans une édition posthume de 1946, le recueil de Péguy est illustré par le peintre-graveur Louis-Joseph Soulas (1905-1954) d’une vingtaine de gravures sur bois montrant diverses propriétés des paysages beaucerons (Péguy, 1946 ; fig. 5). Natif de la Beauce comme L.-J. Soulas, le peintre et écrivain Jean Feugereux (1923-1992) se range, lui aussi, parmi les artistes célèbres pour avoir établi de fortes relations entre reliefs et peinture à travers leurs œuvres (Feugereux, 1997). Enfin, la célébrité agro-culturelle de la Beauce en tant que « grenier à grain de la France » dépasse très largement les frontières nationales.
Figure 4 - Extrait du poème de Charles Péguy : « Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres » (Péguy, 1946).
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Une valeur historique : depuis le TGV, on aperçoit les flèches de la cathédrale Notre-Dame de Chartres, en marge de la Beauce, en grande partie construite en calcaire de Beauce (« Pierre de Berchères »). L’édifice est l’une des rares « aspérités » au-dessus de l’horizon lorsque l’on traverse la Beauce (fig. 5). Il constitue le repère majeur, en même temps que le point culminant (en l’occurrence d’origine anthropique, comme souvent dans les pays de surface) de la Beauce chartraine. La pierre utilisée pour sa construction vient rappeler la nature géologique du substratum de la Beauce. Recoupé perpendiculairement par la ligne du TGV au sud de Santeuil, le Chemin de St Mathurin est l’ancienne voie romaine qui reliait Chartres à Orléans. Son tracé, qui longe les points les plus hauts du plateau beauceron, matérialise la ligne de partage des eaux majeure entre les bassins de la Seine et de la Loire.
Figure - 5. La Cathédrale au-dessus des blés. Gravure sur bois de Louis-Joseph Soulas (crédit photo : André Soulas) reproduite dans l’édition posthume de la « Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres » par Charles Péguy (1946).
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Une valeur écologique : fait peu connu, la Beauce est en grande partie incluse dans une zone Natura 2000 au titre de la directive Oiseaux, notamment en raison de son intérêt pour l’avifaune de plaine (Œdicnème criard, Alouette calandrelle, Caille des blés, Busard Saint-Martin…). Certains de ces oiseaux, comme l’alouette, font partie du paysage sonore de la Beauce (à l’écart du train…). Dans les vallées périphériques comme celle de la Conie, la présence de zones humides en fond de vallée et de pelouses sèches calcicoles sur les versants revêt également un fort intérêt botanique et écologique. Les secteurs boisés (breuils) viennent compléter la diversité des milieux et constituent des zones-refuges pour les mammifères et pour de nombreux passereaux.
15Le plateau de Beauce, dont les principaux intérêts scientifiques, pédagogiques et patrimoniaux viennent d’être présentés, fournit un exemple de géomorphosite observé depuis un moyen de transport en mouvement. La découverte du relief depuis un trajet ferroviaire constitue un nouveau type de moyen d’observation du relief (en tout cas autre qu’un point de vue à partir d’une station ordinaire ou à partir d’une série de stations d’observation le long d’un trajet). « Le paysage vu du train » est un sujet qui a déjà inspiré de nombreux peintres, photographes et cinéastes (illustré, notamment, par une exposition tenue du 21 octobre 2022 au 5 février 2023 au Musée d’art de Nantes : Faugier et Vincent, 2023).
16Une pédagogie ferroviaire demeure donc à développer en matière de géomorphologie. Il reste cependant à noter que, dès le milieu du XIXe siècle, des guides touristiques explicitaient aux voyageurs ce qu’ils pouvaient voir sur leurs parcours en train (exemple du guide Janin, édité en 1847, offrant une description historique des villes et des sites pittoresques des bords de Seine, de Paris à la mer…). De la même manière, à la fin des années 1960, les Chemins de fer norvégiens (NSB) mettaient à la disposition des voyageurs des dépliants illustrés relatifs aux paysages, flore et faune observables le long des lignes parcourues. Plus récemment, le guide « Paris Lyon vu du train » (Boudot, 2012) invitait les voyageurs à (re)découvrir les paysages traversés par la ligne de TGV Paris-Lyon, des banlieues périurbaines à la Plaine de la Saône en passant par les plateaux granitiques du Morvan…
17Dans cette perspective, la Beauce vue du train occupe une place particulière :
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en longueur (selon le tracé de la ligne ferroviaire), le paysage observé est par essence mobile, soumis à un défilement régulier et en la circonstance spécialement rapide. Toutefois l’extrême monotonie du relief beauceron compense les effets ordinaires de cette mobilité. Réciproquement la mobilité du train confirme la constance et la continuité du relief par rapport à lui-même pendant la durée du trajet ;
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en profondeur, les paysages vus du train ne défilent pas à la même vitesse apparente au premier plan (flou) et à l’arrière-plan (net). Le brouillage du premier plan normalement dû à la vitesse du train perd ici de son importance en raison même de l’uniformité du relief.
18Plutôt qu’un « voyage intérieur » déconnecté de l'espace-temps (Khaled, 2018), la présente démarche invite à « réextérioriser » le voyage en train, en reconnectant précisément le passager et le paysage dans sa profondeur spatio-temporelle. De façon concrète, des dépliants pédagogiques conçus pour les voyageurs seraient l’un des moyens de les intéresser aux paysages qu’ils voient défiler depuis leur fenêtre, et de leur faire découvrir le patrimoine géomorphologique des espaces traversés par le train (Sellier, 2010).
19En définitive, le parcours en train peut être conçu comme un outil de vulgarisation géomorphologique (ici pour expliquer les causes de l’exceptionnelle platitude du relief), qui s’ajoute à d’autres moyens de valorisation et de promotion des géomorphosites. Il s’applique à tout type de paysage géomorphologique, spectaculaire ou banal, dès lors que l’on considère que tous les reliefs présentent un intérêt scientifique et justifient une explication.