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Vie du Labo

IntégrationS. La société civile à l’épreuve de l’accueil et de l’inclusion de demandeurs d’asile et réfugiés. Une analyse qualitative à Milan

Thèse soutenue le 7 juin 2021 en ligne
Caterina Giacometti
Référence(s) :

Giacometti, Caterina (2021), IntegrationS. Civil Society in the throes of asylum seekers and refugees’ reception and inclusion. A qualitative research in Milan, Milan, Université de Milan, Université de Turin, Université de Poitiers, 390 pp.

Texte intégral

  • 1 La déclinaison linguistique en fonction du genre n’a pas été utilisée pour des question de lisibili (...)

1Reposant sur une analyse qualitative qui utilise les méthodes de l’observation et des entretiens en profondeur, cette recherche, soutenue en juin 2021 dans le cadre d’une thèse en cotutelle entre l’Université de Milan, l’Université de Turin et le laboratoire MIGRINTER de l’Université de Poitiers, étudie l’intégration de demandeurs d’asile et réfugiés1, en la considérant comme un processus multi-dimensionnel ayant comme objectif l’autonomie personnelle et dont les « conditions de possibilité » sont à la fois matérielles et relationnelles. Conformément à la littérature existante, l’étude est axée sur la dimension urbaine des processus d’intégration et se focalise sur la ville de Milan en tant que point d’observation privilégié à partir duquel élargir la compréhension des dynamiques horizontales de la gouvernance de l’asile.

2En effet, bien que le domaine scientifique se soit de plus en plus intéressé aux dynamiques de dénationalisation qui ont impliqué les processus décisionnels concernant l’objet « migrations », la plupart des analyses de la gouvernance multi-niveau de l’immigration et de l’asile en Europe se focalisent sur les politiques institutionnelles, sous-évaluant l’implication plus ou moins formelle d’acteurs privés à l’intérieur des dynamiques concrètes de gestion et d’inclusion/exclusion de demandeurs d’asile et de réfugiés, en particulier à niveau local et concernant les processus d’intégration. Au contraire, cette étude démontre qu’il est fondamental de reconnaitre la présence d’une sorte de « champs de bataille » (Ambrosini et Campomori, 2020) dans lequel des acteurs différents – à la fois institutionnels et non institutionnels y compris demandeurs d’asile et réfugiés eux-mêmes – interviennent, parfois en collaborant, parfois en rentrant en conflit. En effet, l’analyse se construit sur l’hypothèse que c’est la combination de tous ces différents acteurs et des relations qu’ils entretiennent réciproquement qui détermine concrètement les chances d’intégration de demandeurs d’asile et réfugiés.

  • 2 Une association faisant partie des « organisations des mouvements sociaux » (Busso et De Luigi, 201 (...)

3Dans ce sens, l’objectif principal de la recherche a été celui d’observer ce qui se passe au-delà du système institutionnel italien d’accueil et des politiques nationales officielles, et parallèlement à celles-ci. Plus précisément, l’étude propose de concevoir les organisations de la société civile en tant qu’acteurs fondamentales des champs de bataille locaux concernant les processus d’intégration de demandeurs et réfugiés, à travers un travail ethnographique auprès de quatre différents sujets collectifs de la société civile qui, sur une échelle hypothétique, se positionneraient du plus antagoniste au plus conforme vis-à-vis du système institutionnel et du plus informellement organisé au plus formellement structuré2. Il s’agit dans ce sens de réviser l’image pacifiée qui est souvent véhiculée relativement à l’engagement de la société civile à l’égard des migrants, afin d’enquêter et valoriser “le potentiel transformatif social et politique des CSAs [acteurs de la société civile]” (Busso et De Luigi, 2019, p. 263). La démarche consiste à identifier leurs positionnements à l’intérieur du scenario de la gouvernance locale de l’asile, tenant compte d’analogies et divergences entre eux et à l’égard des institutions publiques ainsi que dessinant la nature réticulaire bien qu’implicite qui les relie à une forme ou à une autre.

La nature multidimensionnelle de l’intégration sociale : reconnaissance et redistribution

  • 3 Quelque référence : Catarci, 2014; Favell, 2003 ; Freeman, 2004 ; Grandi et Tanzi, 2007 ; Laacher e (...)
  • 4 Quelque référence: Gargiulo, 2018; Ong, 2005; Kostakopoulou, 2014, Suvavierol, 2015

4Soutenue par des nombreuses études plus ou moins classiques et récentes3, j’ai construit mon travail à partir d’une conception sociologique et processuelle de l’intégration sociale en tant que processus de développement progressif des « conditions de possibilité » (Joas, 1993) nécessaires afin que les individus, demandeurs d’asile et réfugiés dans ce cadre, puissent profiter et agir concrètement en autonomie. Dans ce sens, la notion de « conditions de possibilité » est particulièrement utile en tant qu’elle permet à la fois de déconstruire la narration dominante du « paradigme de l’intégration civique »4 faisant de l’intégration une « question d’effort personnel » (Suvavierol, 2015: 723) et de faire référence au même temps aux multiples dimensions existentielles qui supportent l’autonomie personnelle, se divisant en « durs [pratiques, axés sur les compétences] et souple [émotionnels, axés sur le bien-être] » (Sorgen, 2015, p. 244) ; soit, à mon sens, redistributives ainsi que liées à la reconnaissance sociale des individus.

5Mais qu’est-ce que signifie développer et/ou rétablir sa propre autonomie du point de vue des demandeurs d’asile et réfugiés –le seul point de vue réellement pertinent s’il s’agit de respecter leur autonomie– ? Quelles sont leurs demandes ? Quels sont les aspects qu’ils considèrent essentiels pour le développement de leurs processus d’intégration ? Formulent-ils des hiérarchies entre dimensions intégratives différentes? Donnent-ils de la valeur aux dimensions relationnelles et de reconnaissance sociale de leur expérience en termes de support à leur autonomie et intrinsèques à leurs processus d’intégration?

6Dans ce sens, la parole recueillie sur le terrain a permis de montrer que les demandeurs d’asile et les réfugiés sollicités valorisent des aspects fonctionnels ainsi que d’autres relationnels de leur expérience, en donnant un sens concret à l’hypothèse que les dimensions « objectives et subjectives » (Montgomery in Castles et al., 2002, p.131) de l’intégration sociale sont également importantes afin de développer sa propre autonomie. Bien sûr, les « conditions de possibilité » doivent être mises en place et rendues accessibles aux demandeurs d’asile et réfugiés afin qu’il puissent agir sur et pour cette autonomie, ce que j’ai affirmé être l’objectif principal des processus d’intégration et conçue à la fois en termes d’indépendance administrative et socio-économique ainsi qu’en termes de capacité à mobiliser les ressources sociétales à disposition en négociant des valeurs et à participer à la société tout en maintenant sa propre subjectivité. Dans cette optique, le terrain a prouvé que ces « conditions de possibilité » sont multiples et varient entre « des standards sociaux de vie ainsi qu’un certain degré de sécurité économique » (Honneth, 1995, p.117) et des « contextes temporels-relationnels supportant des orientations agentiques particulières » (Emirbayer et Mische, 1998, p.1005).

7A ce propos, l’approche scientifique choisie et soutenue dans ce travail aborde et partage les argumentations proposées par les théoriciens du célèbre « Capability approach » qui affirment que « les capabilités auxquels tous les citoyens ont droit sont plusieurs et pas qu’une (…) et elles doivent être conçues en tant que se supportant mutuellement et toutes d’importance centrale pour la justice sociale » (Nussbaum, 2006: 75). Bien sûr, les besoins primaires doivent être satisfaits afin de survivre. De fait, on ne peut pas manger ses relations. Quoique, des relations positives pourraient offrir des choses à manger, soit l’opportunité de le gagner de manière autonome en mettant en relation des réseaux étendus. De plus, comme plusieurs interviewés l’ont affirmé, une vie basée sur la simple recherche d’une façon de satisfaire ses besoins primaires est une vie sans existence. Afin d’exister socialement, il est nécessaire d’être présents à soi-même ainsi que d’être vus par les autres. La non-satisfaction de ces besoins relationnels et existentiels pourrait en fait déclencher une « crise de la présence » (De Martino in Saunders, 1993, p.883) plongeant demandeurs d’asile et refugiés dans « un état de dissociation psychologique, d’aliénation et de perte de subjectivité » (Ibidem: 882) qui se révèle antagoniste d’un processus visant l’autonomie personnelle. Dans ce sens, le travail de terrain a montré de façon concrète que les processus d’intégration de demandeurs d’asile et réfugiés sont effectivement multi-dimensionnels. Leurs propres récits et expériences ont renforcé l’hypothèse de départ relativement au fait qu’il ne peut pas y avoir intégration sans reconnaissance sociale ainsi qu’il ne peut pas y avoir intégration sans une juste redistribution des ressources, et qu’elles sont également dépendantes de l’existence, ou inexistence, de relations supportant leurs conditions de possibilité. De plus, j’ai pu comprendre que non seulement la redistribution peut dans certains cas être considérée comme une question de reconnaissance sociale. Cette-dernière aussi peut d’une certaine façon être interprétée comme une question de redistribution. En fait, si l’on admet que le « principle of achievement » (Honneth in Cox, 2009, p.103) est une des variables principales dans la mesure de la reconnaissance sociale, c’est-à-dire que l’accès au marché du travail et à un salaire régulier sont des conditions fondamentales afin d’être considéré comme faisant partie de la société, on pourrait dire que le manque de reconnaissance sociale auquel une personne est soumise est la conséquence d’un accès inégale aux ressources sociales et qui, à l’inverse, est dû à une attribution inégale de reconnaissance sociale. La question n’est pas simple. Néanmoins, l’étude a montré que des analyses scientifiques focalisées sur l’intégration de demandeurs d’asile et refugiés gagneraient à enquêter les deux dimensions comme se supportant mutuellement et pas exclusives l’une sans l’autre.

Le « Dilemme civile »

8Un des postulats de ma recherche est que l’intégration est un processus visant l’autonomie des individus. Mais comment se produit cette autonomie ? A ce propos, la perspective critique de l’autonomie relationnelle propose un changement paradigmatique fondamental par rapport à des conceptions néolibérales et rationalistes de la notion en considérant l’imbrication sociale comme « intrinsèque à l’exercice de l’autonomie » (Atkins, 2006) et en affirmant que l’acquisition et le maintien de l’autonomie « dépendent des relations interpersonnelles à travers lesquelles une personne acquière et concrétise la capacité de se relationner avec sa propre dynamique vie intérieure » (Anderson et Honneth, 2005, p.135). En adoptant cette perspective, j’ai donc approché la question, convaincue que l’autonomie ne se produit que par l’expérience de « contextes relationnels capacitant » (Morin et al, 2019, p.6) et j’ai voulu comprendre si les organisations de la société civile offrent certains de ces contextes.

  • 5 Quelque référence: Agier, 2005; Akoka et Clochard, 2015; Fassin, 2007; Kobelinsky, 2008; Mezzadra, (...)

9En effet, les récits de plusieurs interviewés ont confirmé les analyses scientifiques qui soulignent que confinement et exclusion sont des caractéristiques de plusieurs systèmes d’accueil institutionnels5. Dans ce sens, les témoignages recueillis ont délivré l’image d’un système d’accueil italien incapable de guérir les blessures, physiques ou psychologiques, accumulées sur des parcours migratoires compliqués et dangereux pendant lesquels presque la totalité des migrants interviewés ont connu la faim, la soif, la torture, l’esclavage et la prison, et incapable d’offrir les conditions de base afin qu’ils puissent reconstruire leur santé et remettre en place leurs ressources afin de construire un avenir digne, stable et autonome. Au contraire, l’analyse des entretiens a raconté un système d’accueil négligent, procédurale, normatif, parfois répressif, souvent aliénant qui, en liaison avec une machine bureaucratique chaotique, lente et aseptique, maintient demandeurs d’asile et réfugiés à l’intérieur des centres d’accueil dans un état d’attente statique et soudainement, les pousse dehors tout en attendant d’eux initiative et indépendance économique. L’expérience précarisante et déroutante de l’accueil, parfois interrompue par des essais d’auto-détermination de la part de demandeurs d’asile et réfugiés, se concrétise dans des formes différentes dès qu’ils obtiennent une protection, en expliquant d’une certaine mesure leur présence massive auprès des organisations civiles.

10Par rapport à ces-dernières, les mois d’observation ont suggéré qu’elles pourraient effectivement représenter les lieux où les demandes à la fois fonctionnelles et relationnelles des demandeurs d’asile et réfugiés sont prises en considération conjointement, en permettant l’assemblage de ces dimensions différentes de l’intégration qui sont normalement gérées séparément, comme si elles n’étaient pas entremêlées. Néanmoins, cela s’avère être une tâche compliquée et beaucoup de contradictions et de critiques en résultent. Notamment, les organisations civiles se retrouvent souvent au milieu de ce que j’ai voulu appeler le « dilemme civile », c’est-à-dire le choix rarement gagnant-gagnant entre la valorisation de leur pouvoir contre-hégémonique vis-à-vis des politiques et des pratiques institutionnelles ; et/ou la satisfaction concrète et précise des besoins immédiats de demandeurs d’asile et réfugiés. En effet, leur difficulté à se positionner de manière nette d’un extrême ou de l’autre de ce « dilemme » produit des distorsions qui finissent par miner simultanément les deux objectifs. La revendication insistante de leur part à propos de la non-volonté de se substituer aux services publics et aux responsabilités institutionnelles – en liaison avec des limites normatives et économiques à leur action – d’une part empêche les organisations civiles de s’équiper des structures organisationnelles adéquates et des compétences nécessaires pour répondre pertinemment aux demandes concrètes de demandeurs d’asile et réfugiés, en rendant leurs interventions très peu incisives du point de vue de l’intégration fonctionnelle et en stimulant en même temps des sentiments de désillusion et méfiance de la part des personnes migrantes à leur égard. D’autre part, la tentative de combler, au moins temporairement, ces trous institutionnels qui trop souvent produisent des injustices structurelles et un très grave degré de précarité concernant les conditions de vie de demandeurs d’asile et réfugiés, finissent par affaiblir le potentiel conflictuel des organisations civiles, neutralisant leur possible capacité transformative au niveau de la société en général. Sans aucun doute, ces constats doivent être adaptés en fonction de chaque organisation étudiée. En effet, le déséquilibre provoqué par le « dilemme civile » prend des degrés très différents si l’on enquête sur une organisation très informelle et conflictuelle, comme le centre social autogéré sollicité, ou sur une structure plus formelle et collaborative, comme le syndicat que j’ai rencontré. L’une des limites la plus évidente de mon travail de recherche est de ne pas avoir assez observé et expliqué ce qui différencie les quatre organisations étudiées, en commettant l’erreur parfois de considérer la société civile comme une entité homogène, alors qu’en réalité, celle-ci est à aborder à partir de son hétérogénéité. Néanmoins, ce que le terrain a montré de manière assez nette est que l’expérience du dilemme civile est effectivement partagée par toutes les organisations, avec des raisons et des degrés différents.

Un « système implicite de gouvernance civile »

11A cela s’ajoute une réflexion à propos des dynamiques réticulaires entre organisations civiles. Grâce à une longue période d’observation à l’intérieur de ces-dernières, il a été en effet possible de deviner, en prenant appui sur la proposition de Bob Jessop concernant des « modalités hétérarchiques de coordination » (Jessop, 2013: 14), ce que j’ai nommé un « système implicite de gouvernance civile », c’est-à-dire un réseau sous-jacent par lequel différents acteurs collectifs de la société civile s’influencent mutuellement et agissent en chœur, pour offrir les réponses les plus complètes possibles aux besoins de demandeurs d’asile et réfugiés, malgré leurs différences et leur prétendue autonomie et isolement. Ce réseau dynamique et intriqué est activé à chaque fois qu’il est nécessaire à travers des relations personnelles, de bouche-à-oreille ainsi que par le mouvement des migrants eux-mêmes et il se construit sur un « horizon de sens partagé » implicite, qui consiste à assurer aux demandeurs d’asile et refugiés le droit à l’accueil, à la survie, à l’autonomie et à la reconnaissance au-delà de, parallèlement et à la place, des structures institutionnelles. Néanmoins, ce que Bob Jessop a appelé des mécanismes d’ « auto-régulation règlementée » (Ibidem, p.16), qui sont caractéristiques des modèles alternatifs de gouvernance non-hiérarchique, ne se sont pas vérifiés sur le terrain. En effet, et malheureusement, la nature tacite et non-coordonnée du fonctionnement réticulaire que j’ai observé n’as pas encore permis ni l’organisation d’un système civil inter-organisationnel ordonné et compréhensif, ni le développement d’un discours civil collectif puissant au point d’influencer les politiques, les discours et les pratiques publiques. Ce manque semble condamner les organisations civiles à être soit béquilles d’un système fallacieux, soit antagonistes revendicatifs incapables de stimuler le changement social. En effet, bien que la question migratoire, et les thèmes de l’accueil et de l’asile en particulier, aient le mérite d’avoir réveillé le tissu social et un travail en réseau de réflexion politique et d’action social par le bas à Milan, cela n’a pas entrainé la construction d’une alliance structurée et explicite entre organisations civiles différents. Les divergences idéologiques et l’auto-référentialité prononcées semblent finalement prévaloir, en réduisant leur potentialité réticulaire à des interventions ad-hoc et circonstancielles et en freinant la constitution de réseaux territoriales capables de produire « des formes de développement endogènes » (Fanfano in Cresta et Greco, 2018, p. 111) et de « promouvoir une intégration réelle, avec des effets bénéfiques pour l’amélioration et le développement de toute la communauté impliquée » (Ibidem).

12Ce qui semble échapper aux organisations civiles rencontrées est qu’expliciter et coordonner structurellement leurs actions ne veut pas forcément dire effacer toute distinction. Au contraire, ce qu’il faudrait mettre à l’œuvre se sont des espaces et des phases de « négociation intégrative » (Baccaro, 2006, p. 201), ce qui permettrait plutôt d’exploiter ces mêmes différences afin de créer de la valeur commune en termes de réponses concrètes aux demandeurs ainsi que de ressources discursives communes.

L’importance du conflit et de la complémentarité entre la société civile et l’Etat

13En ce qui concerne les relations des organisations civiles avec les institutions et services publics, l’existence de dynamiques de gouvernance institutionnelle devrait être récusée dans le cas de Milan. Par gouvernance institutionnelle, on entend un scénario relationnel où l’Etat est considéré comme « faisant partie d’un réseau d’acteurs » (Bottazzi, 2007, p.72), à l’intérieur duquel il devrait se charger d’offrir « l’ensemble institutionnel responsable d’assurer une certaine cohérence parmi les sous-systèmes, la source d’un ordre règlementaire dans et à travers lequel ces-derniers peuvent poursuivre leurs objectifs » (Jessop, 1998, p.42). Certainement, les autorités publiques produisent un cadre normatif à l’intérieur duquel les organisations civiles sont théoriquement obligées d’agir. En effet, ce même cadre contribue à limiter leur intervention. Néanmoins, cela n’est pas produit afin de coordonner le travail autonome, bien qu’interdépendant, des organisations civiles. Au contraire, les relations entre les organisations étudiées et les autorités publiques sont caractérisées principalement par des mécanismes de délégation implicite et d’intermédiation, et les organisations essayent souvent d’étendre les limites normatives imposées. Dans ce sens, ce travail s’aligne avec et contribue à d’autres analyses soulignant que la gestion de l’accueil et de l’intégration en Italie « rappelle une relation top-down (centralisée) […] où des cadres conflictuels émergent à différents niveaux et, conséquemment, la coopération est loin d’être évidente » (Ambrosini et Campomori, 2020, p.5,6). Parallèlement, bien que dans la concrétisation quotidienne de leurs actions et services, les organisations étudiées absorbent et réitèrent certains mécanismes structurels à l’égard de demandeurs d’asile et refugiés qui risquent d’entraver leur autonomie, elles revendiquent en fait une non-neutralité concernant le système d’accueil national et ont démontré leur potentiel conflictuel, à différents degrés selon chaque organisation.

14De même, et dans le sillage des perspectives les plus critiques, ce travail ne suggère pas qu’un scenario de gouvernance serait désirable tout-court. En effet, une partie de la littérature sur le sujet voit, dans la tension contemporaine vers des dynamiques de gouvernance, le risque pour les organisations civiles de glisser vers une « attitude bienveillante et tendanciellement acritique » (Busso et Gargiulo, 2017: 138), aboutissant à une progressive « dépolitisation de l’activisme civique et à la stigmatisation du conflit social » (Kutay, 2015: 26), qui au contraire représente dans la perspective théorique de ce travail un élément nécessaire à stimuler un changement social visant la justice sociale. Dans ce sens, l’analyse partage les interprétations scientifiques qui soulignent la nécessité d’une complémentarité entre la société civile et l’« Etat », tout en maintenant la valeur du conflit et de la contestation intacte. Les organisations étudiées ont elles-mêmes souvent partagé ce postulat en affirmant leur position de non-neutralité vis-à-vis des normes et des politiques nationales et internationales de l’asile. En effet, elles ont souvent su prouver leur compétences, connaissances, réseaux et expériences afin d’essayer de faciliter les chances d’inclusion de demandeurs d’asile et réfugiés en contrastant, défiant ou modifiant l’impact institutionnel sur les vies de ces-derniers.

Conclusions

15L’analyse des données de terrain a mené à construire les contours d’un support idéal-typique à l’autonomie de demandeurs d’asile et réfugiés qui se concrétiserait par l’offre des instruments, à la fois fonctionnels et relationnels, utiles à valoriser leurs spécificités individuelles, en termes de compétences, expériences et attentes, tout en les sollicitant à entamer un dialogue réaliste avec les opportunités réelles et les normes générales des sociétés d’accueil. Le constat que ce travail a proposé, d’un système d’accueil déficitaire et l’individuation d’autres lieux où l’intégration aurait plus de chances de se jouer, ne veut pas suggérer qu’il serait désirable que les gouvernements s’abstiennent d’organiser et gérer des structures et des mécanismes institutionnels d’accueil et inclusion, d’autant plus que beaucoup parmi les interviewés ont témoigné de la nécessité d’une période de récupération et réaménagement à leur arrivée. Néanmoins, l’observation et les interprétations qui en découlent permettent de signaler que les parcours d’accueil bénéficieraient du fait d’être modulés sur des bases individuelles, bien que dans le cadre des lignes directives générales. Le choix à faire n’est donc pas entre un désengagement des responsabilités d’accueil sous prétexte de « laisser les gens libres» et une offre standardisée de services qui ne tient pas en considération les histoires, les possibilités et les inclinations subjectives. Un accueil institutionnel ainsi que des dispositifs d’intégration doivent exister et prendre soin de demandeurs d’asile et réfugiés. Dans ce sens, ce travail s’aligne avec les analyses qui soulignent le caractère irremplaçable des ressources et des capacités des autorités publiques à organiser un support concret à l’autonomie des individus, surtout en termes redistributifs. Néanmoins, les parcours d’accueil et les processus d’intégration de demandeurs d’asile et refugiés seraient certainement influencés positivement si la responsabilité de « s’occuper » d’eux était caractérisée par une considération de l’individu dans sa subjectivité, en accueillant à travers les nuances liées à la reconnaissance sociale des personnes, ce qui permettrait de modeler ses règles afin de les mettre au service de la valorisation et de l’émancipation du Sujet grâce à la mise en place des « conditions pour l’Autre d’exprimer ses propres ressources et potentialités librement » (Caputo, 2014, p.125).

16De manière complémentaire, l’interprétation effectuée de la réalité observée a montré que si les organisations de la société civile visent à la transformation des services publics et à la sollicitation des responsabilités institutionnelles, leur rôle ne peut pas être limité à l’organisation de services parallèles et, d’autre part, au développement de relations édifiantes mais privées et circonstanciées avec certains demandeurs d’asile ou réfugiés. En fait, afin d’influencer et de transformer l’organisation de l’accueil et les chances d’intégration à un niveau systémique, ces organisations devraient essayer de généraliser leur relation subjective et quotidienne avec demandeurs d’asile et réfugiés et de produire un discours collectif partagé et suffisamment fort pour entrer dans la sphère publique hégémonique. Pour ce faire, il semble qu’ils devraient surmonter leur réticence à officialiser des relations inter-organisationnelles entre groupes/organisations montrant des approches et des histoires a priori différentes et prendre conscience de leurs affinités en termes d’ « horizon de sens partagé » afin de développer ces « ressources discursives communes » (Bona, 2018, p.69) dont elles ont besoin pour stimuler une réflexion publique critique. Autrement, elles risquent de se limiter à représenter une « sphère publique affaiblie avec ni les dispositifs institutionnels ni la capacité discursive pour demander de comptes aux leaders politiques » (Gaynor, 2011, p.499) et pour déclencher un changement social réel. Une autre question est si cela peut être fait en restant en dehors du cadre institutionnel de la gouvernance locale de l’asile ou non, mais ça reste une question irrésolue par cette recherche. L’observation conduite pendant plus d’un an a en effet permis de souligner ombres et lumières de tous les deux positionnements. Au contraire, ce qui est apparu évident est que les organisations civiles observées ne semblent pas avoir la force d’organiser une pression transformative sur l’interprétation institutionnelle des responsabilités gouvernementales concernant l’accueil, l’intégration et le multiculturalisme.

17Il faut dire que la difficulté de la société civile de consolider de manière structurée un fonctionnement réticulaire et collectif efficace n’est pas atypique. A ce propos, Alberta Andreotti et Patrick Les Galès ont récemment souligné que « l’analyse et les réflexions concernant les années 1990 à Milan soulignent l’incapacité de « faire système », malgré le dynamisme des acteurs et l’excellence dont ils sont l’expression » (Andreotti et Les Galès, 2019, p.28). Quoique, cela s’avère être un déficit important en considérant que « la complexité des questions que l’immigration soulève fait que le dialogue d’une association avec les autres entités et organisations soit condition résolutive pour l’efficacité des interventions » (Campomori, 2008, p.189). Ainsi, c’est seulement quand les organisations civiles seront capables de constituer un réseau cohérent et assez fort pour mettre en place des conditions de possibilités exhaustives pour les processus d’intégration de demandeurs d’asile et refugiés grâce à l’interconnexion explicite parmi leurs différentes actions, et à la fois d’entrer et influencer la sphère publique hégémonique grâce au développement d’une discours civil collectif ; qu’elles pourront véritablement aspirer à « favoriser l’accueil et l’intégration non seulement en supportant et donnant de l’aide aux demandeurs d’asile, mais en animant et entrainant les communautés locales à partager leur projet et ses processus intrinsèques, en contribuant ainsi à configurer une nouvelle « morphologie sociale » (Cresta et Greco, 2018, p.111, 119) de l’asile et de l’intégration sociale.

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Notes

1 La déclinaison linguistique en fonction du genre n’a pas été utilisée pour des question de lisibilité.

2 Une association faisant partie des « organisations des mouvements sociaux » (Busso et De Luigi, 2019: 281), une association de volontaires, un syndicat, Le Service d’accueil pour les Immigrés de la Caritas de Milan.

3 Quelque référence : Catarci, 2014; Favell, 2003 ; Freeman, 2004 ; Grandi et Tanzi, 2007 ; Laacher et Sayad, 1999; Sorgen, 2015.

4 Quelque référence: Gargiulo, 2018; Ong, 2005; Kostakopoulou, 2014, Suvavierol, 2015

5 Quelque référence: Agier, 2005; Akoka et Clochard, 2015; Fassin, 2007; Kobelinsky, 2008; Mezzadra, 2006; Noiriel, 1997; Nyers, 2003; Oesch, 2012; Ong, 2003; Pinelli, 2013; Zetter, 1991, 2007

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Pour citer cet article

Référence électronique

Caterina Giacometti, « IntégrationS. La société civile à l’épreuve de l’accueil et de l’inclusion de demandeurs d’asile et réfugiés. Une analyse qualitative à Milan »e-Migrinter [En ligne], 22 | 2021, mis en ligne le 25 novembre 2021, consulté le 19 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/e-migrinter/2729 ; DOI : https://doi.org/10.4000/e-migrinter.2729

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Auteur

Caterina Giacometti

Docteure en sociologie et méthodes des sciences sociales
Chercheuse auprès du CSV (Centre des Services pour le Volontariat) de Milan
cate.giacometti@gmail.com

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Droits d’auteur

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