1Wassyla Tamzali est algérienne. Elle est avocate, écrivaine, féministe et directrice du programme de la condition des femmes de l’UNESCO. En 2007, Wassyla Tamzali publie son ouvrage Une éducation algérienne : de la révolution à la décennie noire aux éditions Gallimard. Dans cet ouvrage, elle fait résonner son expérience algérienne intime et familiale avec l’histoire politique de l’Algérie : de l’assassinat de son père par un membre du Front de Libération Nationale (FLN) en 1957, à son regard sur l’Algérie qui se meurt à partir de 1954 jusqu’à l’après-guerre en 1962 et le mouvement de décolonisation.

Le cinéma algérien décolonial

2L’Algérie a connu de forts bouleversements dans les années 1960 au lendemain de la décolonisation. À ce moment-là, une idéologie émerge et elle est incarnée par la soif d’indépendance de l’Algérie. Dans un pays comme l’Algérie, le taux d’analphabétisme était conséquent. Pour Wassyla Tamzali, « si le cinéma a pris une place aussi importante, c’est parce qu’on réalise la force et le pouvoir de l’image. L’image est comprise par tout le monde, ceux qui savent lire et les autres. Le cinéma devient alors un médium de prédilection. »

3La lutte pour l’indépendance de l’Algérie et la construction de la nation algérienne riment tous deux avec l’histoire du cinéma algérien. Celui-ci est né avec la guerre de libération nationale. L’écrivaine explique la dimension iconique de ce cinéma algérien, qui dépasse les frontières du pays pour représenter la période des décolonisations africaines. Elle présente le rôle important de Mahieddine Sadek Moussaoui, jeune algérien de 20-30 ans à l’époque, qui prend part à la bataille des images dans laquelle l’armée française s’est lancée dès le début de la guerre d’Algérie. L’objectif de Moussaoui est de créer des récits endogènes, en opposition à ceux fabriqués par la France. Il se lance ainsi dans la collecte des images. Son engagement lui vaut un recrutement au sein du gouvernement provisoire algérien basé à Tunis dans lequel il aura un titre merveilleux : « collecteur d’images ».

4Pour Wassyla Tamzali, grâce à Moussaoui, l’Algérie a l’occasion de créer ses propres archives au moment où l’armée algérienne envoyait ses images en Yougoslavie. La bataille des images algériennes était en effet fortement soutenue par l’ex-Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). Que ce soit par la formation des premiers cinéastes algériens en Tchécoslovaquie ou par la fourniture du matériel cinématographique aux forces algériennes en présence. Ce soutien va jusqu’à influencer le modèle de la politique cinématographique algérienne après l’indépendance. Le cinéma deviendra l’affaire de l’Etat : il sera financé par l’Etat.

5La trajectoire de Moussaoui le conduira à travailler au ministère de la Culture et de la communication, dès l’indépendance en 1962. Il crée la Cinémathèque d’Alger en 1964, et en 1969 coordonna le Festival Pan Africain, le premier des pays africains décolonisés. William Klein garde la trace de ce moment historique dans un documentaire intitulé « Festival panafricain d'Alger 1969 ». Selon Wassyla Tamzali, Willian Klein est l'un des premiers réalisateurs à avoir pris conscience du poids des images pour le peuple algérien aux lendemains de l'indépendance de l'Algérie. La colonisation a privé les Algériens de leur mémoire, de leur langue, de leurs terres... Mahieddine Sadek Moussaoui disait : « Un peuple sans images est un peuple sans histoire, et un peuple sans histoire n’est pas un peuple. »

6Mais, au lendemain de la guerre des images, ce cinéma décolonial a-t-il survécu aux idéologies nationalistes qui vont régner en Algérie ? Selon Wassyla Tamzali : « L’Algérie est le pays emblématique de la décolonisation. La décolonisation a été perçue comme une révolution. Un changement radical. Nous qui y avons cru et […] beaucoup avec nous. La décolonisation a été un grand moment de l’histoire. Cette grandeur s’est effacée aujourd’hui dans l’esprit de beaucoup. »

7Elle revient à ces années 1960-1970 : « La réalité est que cette image d’un pays révolutionnaire va nous dépasser : elle ne représente pas réellement ce qui était en train de se mettre en place sur un modèle de parti unique et de contrôle strict de la parole et de la pensée. La révolution algérienne sera érigée en icône, par le pouvoir et par nous. […] Notre vie se passait devant un écran noir. Nous étions dans une bulle et nous ne nous en rendions pas compte. À côté de nous, en plein jour, une autre Algérie se mettait en place. Le réveil sera dur. Il faut dire que des personnes prodigieuses du cinéma de tous les pays venaient jusqu’à nous, et nous renvoyaient une image si séduisante de nous. Je disais en riant, mais en le pensant : "Nous allons mourir d’une overdose de narcissisme !" Les cinéastes du monde entier nous regardaient avec tant d’amour ! Nous étions les héritiers de la révolution algérienne, même si nous ne l’avions pas faite. »

Des films politiques ?

8À propos de l’histoire de la Cinémathèque d’Alger dans les années 1960 et 1970, on peut facilement déceler, selon l’écrivaine, d’un côté, l’héritage des idées libertaires qui ont porté l’idéal de la libération de l’Algérie, de l’autre, le projet nationaliste autoritaire qui finira par verrouiller le pays. Concernant la réédition de son livre écrit et publié en 1979, En Attendant Omar Gatlato (republié en octobre 2023 avec un essai sur la culture post indépendance en Algérie, intitulé Sauvegarde), Wassily Tamzali a pris la mesure de combien le cinéma algérien a été : « le laboratoire de la mise en place de la culture post indépendance, qui suivra deux axes, pour ne pas dire deux camps, deux tendances que l’on peut lire à travers l’évolution de la production et création cinématographique. »

9Ces changements en Algérie concernaient selon elle, de nombreux voire tous les pays décolonisés de cette fin de décennie 1950 : « Après l’indépendance, un territoire va se développer autour de l’héritage de Moussaoui et du pouvoir des images. Des intellectuels et des cinéastes vont penser qu’avec l’image ; on est en mesure d’exprimer ce qu’il reste à savoir sur soi dans un pays qui vient d’être nouvellement indépendant. Mais, du côté de l’appareil étatique, de production, les enjeux étaient clairs, les thèmes bien là : la révolution agraire, la guerre de libération, l’émancipation des femmes par le travail et dans le respect de la tradition. »

10On peut alors se poser la question de la place de la politique dans le cinéma algérien post colonial. Qu’est-ce qu’un film politique ? Pour l’écrivaine, la réponse se trouve plus souvent dans la forme du film que dans le sujet : « Les films que l’on peut considérer comme politiques en Algérie : Omar Gatlato (Merzak Allouach, 1977), Nahla (Farouk Beloufa, 1979), La Nouba des femmes du mont Chenoua (Assia Djebar, 1977) ont été faits par des réalisateurs qui n’ont pas choisi un sujet frontalement politique, mais qui ont travaillé politiquement leur sujet, tout comme Jean-Luc Godard le disait : "Je ne fais pas des films politiques, je fais politiquement des films." D’un côté, on faisait politiquement du cinéma avec un engagement citoyen marqué par le désir de liberté et de créativité ; de l’autre, c’était l’idéologie qui conduisait le récit. Au lendemain des indépendances, l’idée la plus embarrassante pour les gouvernements fut l’idée de la liberté du sujet. Passer de la libération à la liberté. Pour ce passage, la culture jouait un rôle important, déterminant. Les images aussi parce qu’elles nourrissent l’imaginaire qui est une des clés de la subjectivité et de l’existence du sujet. »

L’art et la culture comme arme

11Au lendemain de la décolonisation, la culture apparaît ainsi selon l’écrivaine comme une véritable arme : « Je réalise que c’est par la culture que l’on va pouvoir dire et comprendre certaines choses. C’est pour cela que pendant mon travail à l’UNESCO sur les droits des femmes, j’ai organisé des rencontres avec les femmes arabes sur la culture à Fez, car le corps est un tabou très fort, particulièrement dans le monde arabe. La culture est un moyen pour ces femmes de s’exprimer, de sortir du silence mais également de découvrir qui elles sont, puisque la découverte et la libération de soi passe par la littérature, la peinture, le cinéma. Le féminisme, c'est une idéologie de la libération des femmes avant d’être un changement politique, les deux se nourrissant l’un, l’autre. »

12Pour Wassyla Tamzali, la culture et le cinéma ont donné une voix aux femmes et aux hommes, dès l’indépendance de l’Algérie. Les artistes ont pris une part importante à l’écriture du récit national. Apparaît même parfois le sentiment qu’ils sont les seuls à cette tâche, tant la vie politique est en crise en Algérie et dans les pays de la région. L’auteure illustre son propos avec l’exemple du film Omar Gatlato, qui raconte l’histoire d’un jeune homme des quartiers populaires découvrant l’amour et la peur de cet amour. Le film met le doigt sur des problèmes importants de l’Algérie des années 1970. Il questionne notamment la subjectivité des hommes, leurs rapports entre eux et avec les femmes : « Ce film créait une temporalité différente, était en rupture avec les films algériens qui se faisaient. La culture est importante, parce que, ce que nous disent ces films algériens, personne ne l’écrira pour nous. La force des images est de susciter en vous des événements intérieurs, des bouleversements imprévisibles. »

14Pour Wassyla Tamzali, l’art est indispensable, nécessaire. Les cinéastes et artistes rencontrent beaucoup d’obstacles, mais le désir de faire de l’art l’emporte sur le reste : « Les obstacles sont multiples mais cela continue parce que le désir de faire des films, vous ne pouvez pas l’enlever de la tête de certains. Comme le désir d’être artiste. En Algérie aujourd’hui, s’il y a un métier qui crève la faim, c’est celui d’artiste. Quand je discute avec les artistes qui sont parfois en dessous du seuil de pauvreté, ils me disent : "Je ne veux pas faire autre chose." Parce que créer c’est important, c’est une vocation. Je crois beaucoup aux vocations artistiques. »