1Marie Bassi : Comment appréhendez-vous la question de l’utilité sociale et politique de vos recherches dans les contextes de sécurisation, de fermeture et de discours de “crise” auxquels les migrations font face aujourd’hui ?

Hélène Le Bail : J’enquête depuis maintenant dix ans sur la mobilisation de femmes chinoises travailleuses sexuelles en France. Sur ce terrain d’enquête, la question de la sécurisation n’est pas seulement celle de la sécurisation des frontières (et donc de la criminalisation des migrants sans-papiers), mais aussi de la “sécurisation” des valeurs. La prostitution est au cœur de débats sur les mœurs ou les valeurs, débats qui viennent souligner les contradictions des priorités politiques : protéger les femmes (ou les valeurs féministes) vs. protéger les frontières. Au cœur de ces débats, l’utilité sociale et politique de la recherche est de pousser un peu plus loin la réflexion : quand les représentant.e.s politiques parlent de protéger les femmes, on peut se demander si une politique répressive vis-à-vis de la prostitution protège les femmes migrantes. Il s’agit de mettre en évidence les ressorts et les impacts des choix politiques pour complexifier le tableau et faire remonter dans le débat la parole des personnes les plus marginales. Autour des débats sur la loi prostitution entre 2013 et 2016, la dévalorisation de la parole des personnes concernées a été soulignée par divers acteurs et travaux de recherche. Cela pose un problème dans le courant féministe, comme dans beaucoup d’autres sphères militantes, quand certaines féministes refusent le droit de parole à d’autres femmes. La recherche peut avoir ce rôle de donner de l’espace aux voix les plus marginales, les plus subalternes.

Youri Lou Vertongen : Je voudrais commencer par préciser que mes recherches sur les mobilisations en faveur de la régularisation des sans-papiers découlent directement d’un engagement militant au long cours sur ces thématiques. En effet, lorsque j’étais étudiant à l’Université libre de Bruxelles, une centaine de sans-papiers ont occupé un bâtiment du campus. J’ai alors intégré le comité de soutien aux occupants et me suis investi dans des actions de désobéissance civile. Au cours de la mobilisation, les relations intimes tissées avec les occupants ont petit à petit contrebalancé les bases idéologiques qui sous-tendaient à l’origine mon engagement, et j’ai acquis de ce fait une réelle sensibilité à la cause des sans-papiers. Cet épisode se solda par une procédure judiciaire à mon encontre. Sur les conseils de mes avocats, j’ai cessé le soutien de terrain aux sans-papiers le temps du procès. Ce pas de côté a été l’occasion de m’investir dans mes premières démarches académiques. Les outils des sciences sociales se sont avérés d’un grand secours pour étudier des hypothèses qui s’imposaient à mon « moi militant » d’une manière qui me semblait alors indéchiffrable. Mon intention était d’étudier la manière dont le collectif de la Coordination des sans-papiers de Belgique parvenait à déjouer les collaborations, parfois houleuses, avec les organisations de la société civile qui les soutenaient au nom de son autonomie. Je reviendrai plus en détails sur les conditions d’accès à ce terrain. 

Retenons à ce stade que c'est au regard de mon implication militante qu’il faut comprendre la manière dont j’appréhende la question de l’utilité sociale et politique de mes recherches. Car si mes recherches ne permettent aucunement aux acteurs de mon terrain de les aider à obtenir une régularisation de leur statut, leur utilité sociale est davantage à comprendre au sein d’une logique militante : il s’agit de permettre aux premiers concernés d’expliciter les conflits latents, les tensions micropolitiques sous-jacentes et les mécanismes de domination qui pavent ce type de mobilisations et piègent régulièrement les sans-papiers dans une forme d’aliénation politique. La valeur militante de cette démarche réside dans l’hypothèse (personnelle) que ces conflits internes minent la stabilité de ces mobilisations et les empêchent d’engranger des victoires structurelles et significatives.

Marie Bassi : Y-a-t-il des contraintes d’ordre politique ou des suspicions délétères qui ont entravé la mise en place de vos recherches ?

Youri Lou Vertongen : Les premières contraintes auxquelles je me suis heurté se sont manifestées dans mon rapport au comité d’encadrement de ma recherche, longtemps focalisé sur les enjeux de « neutralité ». Neutralité dont je ne pouvais manifestement pas faire preuve à la vue de mon implication militante. Ces contraintes m’ont obligé à redoubler d’attention et à décrire avec précision les procédures méthodologiques me permettant d’éviter le plus possible d’être « juge et partie ». Rien ne semble indiquer une forme de consensus dans le milieu académique permettant d’énoncer une fois pour toutes les principes directeurs d’un positionnement optimal du chercheur. Pour autant, il s’est agi pour moi de parvenir à zigzaguer entre au moins deux pôles antagonistes. D’un côté, celui d’une extériorité froide vis-à-vis de mon objet d’étude et à distance d’une implication subjective. De l’autre, une implication forte, voire totale, quitte à apparaître à la fois sujet et objet de la recherche. Pour ma part, j’ai été engagé au plus près des acteurs sans-papiers de mon terrain depuis une observation prolongée de plusieurs années au sein du collectif de la Coordination. J’ai ainsi partagé une partie du quotidien micropolitique de sa mobilisation : les espoirs, les inquiétudes et l’insécurité liées à leur maintien dans l’illégalité. Ma posture engagée a ainsi privilégié une analyse de ce terrain « par le bas », en faisant « le choix du petit » et « ranger ainsi au placard les velléités de surplomb et prendre le point de vue de certains acteurs, ceux qui n’ont pas voix au chapitre » (Veron, 2010). 

Cela étant, ce collectif fut lui aussi rattrapé par des divisions internes qui l’ont contraint à mettre fin à ses activités. D’un côté, les acteurs impliqués dans une démarche doctorale ne pouvaient envisager que les réflexions du groupe portent sur les seuls enjeux relatifs à la régularisation et tentaient d’orienter les réflexions internes vers des enjeux considérés comme secondaires aux yeux des acteurs militants. De l’autre les acteurs migrants impliqués dans le collectif regrettaient d’être parfois réifiés par les chercheurs du groupe comme des « rats de laboratoire ». Les relations entre personnes « avec » et « sans » papiers, et entre « chercheurs » et « militants », ont fini par se rigidifier implicitement et se traduisirent par le fait que les acteurs migrants et militants du collectif se désintéressèrent de la perspective de faire de la « recherche pour la recherche » sans impact concret sur leur mobilisation. Après réflexion, je pense qu’une des limites de cette expérience, et qui a précipité sa fin, réside dans l’impossibilité d’articuler et de combiner deux temporalités antagonistes : la première, celle de la lutte politique, qui nécessite d’aller vite, de répondre à l’urgence systématique et de ne pas s’égarer dans des considérations jugées trop théoriques, et la seconde, celle de la recherche académique, qui nécessite au contraire de prendre le temps, de questionner les évidences et de faire un pas de côté par rapport à l’urgence constitutive des mouvements de lutte. Difficile, au sein de la tension que produit la confrontation de deux temporalités antagonistes, de ne pas éprouver les décalages, les manquements et les hésitations inhérentes à celle-ci comme autant de contraintes politiques à la recherche située en terrain militant.

Hélène Le Bail : Concernant mes travaux sur l’impact de la loi prostitution de 2016 sur les conditions de vie des personnes se prostituant/travailleuses sexuelles et sur les mobilisations des migrantes chinoises travailleuses sexuelles, j’ai fait face à deux types de réactions : des tentatives de délégitimation du caractère scientifique de l’enquête et des tensions dans le monde académique autour de l’objet prostitution, en particulier entre chercheur.e.s féministes. 

Pour ce qui est du second type de réactions, les critiques de collègues sur mon travail, je dois avouer que je suis assez étonnée à chaque fois que cela arrive. J’ai l’impression que c’est la parole même des enquêtées, des personnes concernées, qui est niée pour défendre des valeurs qui seraient supérieures. Dès lors que l’on ne présente pas les personnes comme des victimes, ou que l’on s’écarte un peu d’un cadre d’analyse dénonçant le patriarcat ou le capitalisme, donc toutes les formes de structures exploitantes, il est difficile de faire accepter des résultats d’enquête. C’est un débat connu entre les courants féministes et autour de la notion d’agency – un débat entre autres développé autour des travaux de Saba Mahmood, de son ethnographie des femmes engagées dans un islam conservateur en Egypte et de la possibilité d’analyser l’agency des femmes qui adhèrent à des normes patriarcales (Mahmood 2009). Il s’agit effectivement de débats très politiques et le chercheur ne peut pas nier que son analyse des résultats peut avoir un impact politique. 

Marie Bassi : Quelle place accordez-vous à la dimension coopérative dans vos enquêtes de terrain ? Quels types de protocoles d’enquête avez-vous pu mettre en place pour assurer un rapport horizontal/coopératif avec vos enquêté.e.s sur le terrain ? Quels défis posent malgré tout ces types de dispositifs ?

Hélène Le Bail : J’ai utilisé trois méthodes d’enquête où la place des personnes concernées a été importante. Premièrement, une enquête par observation participante où je suis devenue une intermédiaire entre les migrantes chinoises et leurs interlocuteurs : interactions avec des voisins, des élus politiques, des associations locales. J’ai aussi traduit des flyers et des discours prononcés lors de manifestations ou de rencontres. J’ai donc contribué à leur permettre de dialoguer, de diffuser leur parole, de participer aux débats politiques. Deuxièmement, j’ai accepté de participer à une enquête collective initiée par le monde associatif sur l’impact de la loi prostitution de 2016. Il s’agissait d’offrir des outils pour que les militants puissent prendre la parole avec des données solides, de les aider à être plus crédibles dans leur plaidoyer. La co-construction et l’analyse collective des résultats, leur a permis d’intégrer des éléments de débat qui ne vont pas forcément dans leur sens, mais qui, s’ils les prennent en compte, les rendent plus neutres face aux divisions idéologiques et donc plus crédibles. Troisièmement, j’ai participé à un projet d’ethnofiction initié par Nicola Mai (Mai et Roses d’Acier 2023), à savoir la réalisation d’un film sur la base d’un scénario écrit par des femmes chinoises travailleuses sexuelles.

Il s’agit de trois façons de mettre en avant la parole des personnes concernées, voire de leur laisser des outils pour s’exprimer dans l’espace public.

Youri Lou Vertongen : Pour revenir sur ce que j’énonçais en début d’entretien, la possibilité d’enquête au sein de la Coordination des sans-papiers a été conditionnée à une forme de coopération militante. Lorsque j’ai pris contact avec les porte-paroles du collectif pour présenter mon intention de participer à leur quotidien militant en tant que chercheur engagé dans un travail doctoral, je dû constater que j’avais été associé par plusieurs membres de ce terrain avant tout à une figure de militant. Un sans-papiers que j’avais croisé à de nombreuses reprises, argumenta ainsi auprès de ses collègues du collectif pour justifier qu’ils s’ouvrent à ma présence :

« Youri est de notre côté. C’est un militant pour la régularisation des sans-papiers depuis des années. Il a même eu un procès pour son soutien aux sans-papiers. Il est toujours présent en manifestations aussi. Il peut nous aider à voir des choses que nous ne pouvons pas voir et va partager avec nous ses analyses. »

Autrement dit, le choix de la place que j’étais amené à prendre dans le groupe en tant qu’observateur interne n’était plus tout à fait de mon ressort. J’étais comme « enrôlé » (Dunezat, 2011) par les acteurs du terrain. Le maintien de ma présence en tant que chercheur au sein de la lutte qu’ils menaient ne pouvait être raisonnablement envisagé qu’à la condition d’une adhésion à leurs revendications de régularisation, de dignité et d’émancipation sans juger de ce qui pouvait me paraître légitime ou moins légitime avec ma distance de chercheur.

Ce positionnement amphibien de « chercheur-militant » participa d’une forme de tension que j’ai dû gérer tout au long de mon parcours doctoral : entre loyauté militante envers les acteurs militants du terrain, d’une part, et exigence de distanciation scientifique, d’autre part. Car si la posture engagée permet d’assouplir les relations avec les enquêtés et facilite leur ouverture au processus d’enquête, elle peut poser problème aux formes de « conscience de soi » (Bizeul, 2011) du chercheur et l’amener à devoir refuser d’endosser un rôle dont il ne voudrait pas. La confiance tissée avec les acteurs de son terrain peut participer à ce que ce dernier soit investi d’attentes particulières (« il est chercheur, il va trouver des solutions à notre problème », « lui au moins on va l’écouter », …). Or, pour maintenir l’intérêt heuristique de la posture engagée, le chercheur doit éviter de se confondre avec son terrain ou de devenir le porte-parole implicite de ce dernier. La tentation d’outrepasser ses prérogatives de recherche, rendue plus manifeste par la posture engagée et les formes de coopération dans la production de savoirs, apparaît comme un danger non seulement pour la bonne tenue du processus d’enquête, mais également en ce que la parole du chercheur se substituerait à celle des acteurs de son terrain.

La posture engagée peut être ainsi mise à mal dès lors que le travail de recherche est associé à la perspective d’expliciter sur le plan de la science ce qui est implicite sur le plan des relations militantes. Dans mon cas, on aurait vite fait d’interpréter ma démarche consistant à faire science autour de la mobilisation en faveur de la régularisation comme étant celle de traduire en langage académique et explicite ce qui semble échapper au regard des adversaires de la régularisation : les divisions internes à la mobilisation, les incertitudes des acteurs, leurs faiblesses politiques, etc. Je pourrais ainsi me voir reprocher d’instrumentaliser ma posture militante pour décortiquer en public les enjeux qui jusqu’ici échappaient au décryptage des autorités policières ou politiques, et ainsi être considéré comme faisant le jeu du pouvoir contre les acteurs de son terrain. 

Par conséquent, dans ce problème de conscience à soi du chercheur engagé apparaît un paradoxe entre la fonction du chercheur et sa posture militante : si la première l’engage à une analyse exhaustive du matériel empirique récolté au cours de son observation, la seconde, au contraire, l’oblige à un devoir de réserve qui l’empêche de révéler publiquement des éléments stratégiques que les acteurs de son terrain ne voudraient pas voir émerger. Comment, dans le cas contraire, ne pas devenir le vecteur de nouveaux conflits à l’intérieur du groupe observé dans lequel le chercheur serait partie prenante, mettant ainsi à mal non seulement le procédé de recherche lui-même mais également l’enjeu de la mobilisation ? Les questions de conflit et de loyauté vis-à-vis du terrain liées à ma posture engagée peuvent donc apparaître comme des obstacles dans mon travail de recherche. On comprend donc que cette position peut se révéler fragile et, par moments, chancelante. Elle implique tout du moins une attention particulière au rôle assigné au chercheur par son terrain de recherche. 

Marie Bassi : Quelle place accordez-vous à la restitution de vos résultats auprès des enquêté.e.s, comment cela s’articule-t-il avec les stratégies de diffusion de vos résultats et quels outils utilisez-vous ?

Youri Lou Vertongen : J’envisage les stratégies de diffusion des résultats de mes travaux d’abord et avant tout sous forme de restitution vis-à-vis des acteurs du terrain. Ce devoir de restitution systématique fut d’ailleurs une des conditions fixées par les enquêté.e.s pour justifier qu’ils s’ouvrent à ma présence ethnographique. Il s’agissait, en un mot, de démontrer que je ne trahissais pas les règles fixées par le groupe hôte.

Par-delà le souci moral lié à la restitution, le retour de mes analyses est apparu comme une opportunité de produire les conditions d’un espace de réflexivité collective, soumettant la pratique militante des acteurs à un examen critique que ma position d’observateur interne devait faciliter. La création d’un tel espace est en effet difficilement envisageable dans les temps forts de la mobilisation, caractérisés par une urgence permanente. Au cours de mon observation, j’ai donc organisé à plusieurs reprises un exercice officiel de restitution de mes analyses. Notons à ce sujet que le fait que la restitution de mon analyse ait pu entraîner un retour réflexif de certains acteurs du terrain et donc réorienter la suite de leurs actions tranche avec ma position de retrait et de non-intervention dans les débats internes de la Coordination. Il s’agit là d’un biais que je n’ai pas été en mesure de contrer pleinement, même si, au cours de ces moments de restitution, je n’ai jamais cherché à m’ériger en donneur de leçon, ni à convaincre les acteurs de la justesse de mes analyses ou à les inciter à intégrer mes analyses dans leurs pratiques militantes. Il s’agissait davantage de rendre possible une forme d’appropriation de ma démarche, tout en considérant ces moments de restitution comme des moments de recherche à part entière, qui tirent profit de l’interaction avec les acteurs du terrain. Pour autant, et malgré la conviction qu’une restitution de mes analyses était nécessaire, j’ai dû constater que le ton académique usité lors de ces séances posait problème aux enquêtés en ce qu’il réaffirmait une division entre le chercheur et les militants que ma présence sur le long terme était pourtant parvenue à déconstruire. La restitution fut certes accueillie poliment par les différents acteurs du terrain, témoignant ainsi une forme de respect vis-à-vis de mon investissement, mais les analyses apparurent la plupart du temps soit comme des évidences (« ce que tu nous expliques, nous le savons déjà »), soit comme inutiles au regard de la lutte qu’ils menaient (« comment ces analyses vont nous aider à obtenir la régularisation ? »). Ce procédé de restitution finit donc par se refermer sur lui-même et de moins en moins d’acteurs de la Coordination réagirent positivement à mes propositions ultérieures. 

Hélène Le Bail : Comme je le disais précédemment, l’approche collective de la recherche avait entre autres objectifs de permettre aux personnes concernées (parfois partenaires des projets de recherche) de se saisir entièrement des résultats de la recherche. Cela signifie pour le chercheur ou la chercheuse, accepter de perdre en partie le contrôle de la diffusion, mais aussi de poser des règles précises quant à la possibilité pour les personnes concernées et partenaires de vous citer ou non. Il s’agit parfois de négocier la façon dont notre statut de chercheur est utilisé : on peut leur permettre d’utiliser notre statut de chercheur pour donner du poids aux résultats de la recherche, mais il faut donner des limites claires à ce qui relève du travail de recherche collectif et ce qui relève du plaidoyer, de l’interprétation non scientifique des résultats.

Avec la co-production des données, chacun va se saisir des résultats et il y aura une polyphonie dans la diffusion de ces résultats. Or, cela a trait aux questionnements sur la diffusion de la recherche : comment la connaissance est utile, ou non, aux politiques ? Sur certains sujets, comme celui de la prostitution, il y a une redondance de recherches et le sentiment que cela a peu d’impact dans le monde politique. Les travaux des chercheurs ont peu d’influence sur le débat qui est polarisé et idéologique, et ils sont souvent utilisés pour dire une chose et son contraire, pour soutenir les opinions opposées, ce qui est bien le signe qu’il n’y a pas d’impact.

Ainsi, je pense qu’il est utile de développer une réflexion sur les écritures innovantes afin d’éviter de refaire les mêmes recherches, de mieux formaliser et diffuser autrement. Cela veut dire aussi accepter de répéter. En effet, l’enquête collective sur l’impact de la loi prostitution de 2016 a été pour moi une expérience nouvelle : le sentiment de ne rien avoir appris, de ne faire que confirmer ce que tout le monde, travaux de recherche ou acteurs de terrain, disaient déjà. Il faut parfois de nombreuses “vagues de paroles” avant que des conclusions tirées de recherches aient un effet social ou politique. Cela veut dire que le chercheur doit accepter de participer à ces “vagues de paroles” s’il souhaite contribuer au débat social et politique.

Marie Bassi : Quelle place prennent les émotions dans vos recherches ? Avez-vous parfois été dépassé.e.s, paralysé.e.s ou au contraire stimulés par vos émotions ? Lorsque les luttes de vos enquêté.e.s échouent ou au contraire sont victorieuses, lorsque des gens que vous avez interrogés sont arrêtés, ou expulsés, lorsque vos enquêté.e.s vous reprochent des choses etc. ? Comment ces émotions affectent-elles vos relations d’enquête ? 

Hélène Le Bail : Alors que les personnes critiques de la recherche-engagée pointent du doigt l’orientation idéologique du chercheur ou son engagement moral avec les commanditaires de la recherche, la question des liens personnels et du sentiment d’être investi d’une mission, d’avoir une dette personnelle (ne pas trahir), est beaucoup plus difficile à gérer quand on passe à l’analyse du matériau ou quand on sélectionne (consciemment ou non) les données qu’on va diffuser. 

Mais ces émotions sont aussi un moteur dans la recherche. La mobilisation des travailleuses sexuelles chinoises (et de toutes les travailleuses sexuelles) est dans le temps court un échec. Néanmoins, la mobilisation a aussi mené à la création d’une association à elles, l’association Roses d’acier, où elles peuvent imaginer des solidarités, une appartenance. C’est très motivant. Les moments difficiles nourrissent aussi la motivation. Pour moi, les moments les plus durs ont été les rencontres avec les autorités locales ou nationales où la négation du discours des personnes engagées était très violente. Je me souviens de réunions publiques de quartier dans le 19^e arrondissement ou d’une rencontre avec la maire du 20^e où le discours à l’égard de la prostitution chinoise était particulièrement violent : il s’agissait soit de promesses d’“opération karcher” contre les prostituées chinoises, soit de diffamation de leur association accusée d’être un repère de proxénètes. Dans ces moments, je me suis questionnée sur le fait de leur traduire ou non les échanges. Observer ainsi les fantasmes et la violence de la société à l’égard des migrant.e.s m’a plutôt stimulée dans mes travaux.

Youri Lou Vertongen : De mon côté, au cours de mon ethnographie au sein du collectif de la Coordination des sans-papiers de Belgique, au moins cinq membres ont été tour à tour arrêtés, violentés, placés en centre de rétention, et pour certains expulsés du territoire. Ces événements ont systématiquement eu pour conséquence de « glacer » les acteurs de mon terrain, et moi avec. Difficile, dans ces cas-là, de ne pas laisser s’exprimer ses émotions et d’opérer un découpage entre les intérêts de la thèse (qui nécessiteraient d’analyser ces épisodes de répression de manière froide) et les sentiments de colère ou de tristesse liés à la disparition d’un membre du collectif. Lorsque des événements comme ceux-là sont advenus dans mon parcours, je n’ai eu d’autre envie que de laisser de côté les évolutions de la recherche pour me consacrer pleinement au partage de mes émotions avec les autres membres du collectif. Quoi qu’il en soit, jamais ces épisodes n’ont donné lieu à des analyses académiques.