Merci aux réalisatrices de Partir à l’aventure, Gabrielle Bichat, Christine Forestier, Lucie Hautbout et Colombine Proust, de nous avoir impliquées dans leur projet et permis de le valoriser dans cet article ainsi qu’autour de nombreuses projections.
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2La question des travailleurs agricoles étrangers a longtemps été un angle mort des sciences sociales. Oubliés des politiques agricoles, à peine abordés dans les écoles d’agronomie, les ouvriers étrangers représentent pourtant des contingents indispensables au fonctionnement des systèmes agricoles à l’échelle mondiale. Pour la plupart, ils sont employés chaque année plusieurs mois dans un autre pays que le leur par le biais de contrats de travail saisonniers (Maroc-France, Maroc-Espagne, Mexique-États-Unis) (Mésini, 2009 ; Holmes, 2013 ; Arab, 2018). Après plusieurs années de mobilités transnationales temporaires, une partie d’entre eux parvient à s’installer dans le pays où ils travaillent à l’occasion d’un emploi stable ou d’un mariage, tandis que d’autres restent et travaillent en situation irrégulière. En 2020, lors de la pandémie de COVID-19, deux événements ont révélé au grand public les conditions de vie des ouvriers saisonniers étrangers en France. D’une part, alors que nombre de travailleurs se sont retrouvés bloqués aux frontières de l’Europe, dans les campagnes occidentales, les récoltes, sans bras pour les ramasser, se sont gaspillées. D’autre part, les nombreux clusters qui se sont formés sur les exploitations agricoles ont mis en avant la promiscuité et les conditions sanitaires parfois très dégradées dans lesquelles vivent ces ouvriers au cours de leur séjour en Occident (France, Québec, Etats-Unis) (Quandt et al., 2022 ; Candiz et al., 2023 ; Mésini et al., 2023).
3Au même moment, quatre étudiantes en agronomie, Gabrielle Bichat, Christine Forestier, Lucie Hautbout et Colombine Proust ont décidé en 2020 de documenter les migrations en lien avec le monde agricole afin de saisir la place des travailleurs étrangers dans les systèmes productifs mondialisés. Pour cela, elles se sont intéressées aux migrations transméditerranéennes — en particulier entre l’Afrique et l’Europe — et intra-africaines, entre l’Afrique de l’Ouest et le Maghreb. Alors que les écarts de développement restent importants entre les deux rives de la Méditerranée et à l’échelle du continent africain, comment le travail agricole est-il un support des mobilités transnationales ? Pour répondre à cette question, elles sont parties pendant plusieurs mois interroger et filmer dans les lieux de départ, de transit et d’arrivée, ceux qui sont partis, et parfois revenus, mais aussi ceux qui les emploient. Elles ont cherché à redonner une voix et un visage aux travailleurs agricoles longtemps restés silencieux. En éclairant des aspects laissés dans l’ombre par les médias dont les discours depuis 2014 alimentent les représentations sur la « crise migratoire » (Blanchard et Rodier, 2016), ce documentaire propose un autre récit sur les migrations, depuis le travail et les mondes ruraux (figure 1).
Figure 1 : Affiche du film Partir à l’aventure. Récits de parcours migratoires en contextes agricoles
Source : Christine Forestier, Lucie Hautbout, Gabrielle Bichat et Colombine Proust, 2022.
4Les quatre réalisatrices ont consacré une année entière à la réalisation de leur projet documentaire. En 2020, dans le cadre de l’association Ingénieurs sans frontières, elles ont monté le projet Les champs au-delà des frontières ! et recherché des financements auprès de différentes institutions et partenaires du monde agricole et étudiant, comme la Chaire UNESCO Alimentations du monde et l’association Engagé·e·s & Déterminé·e·s. Elles ont promu et diffusé leur projet auprès d’une multitude d’acteurs et sur de nombreuses plateformes, jusqu’à créer un réseau leur permettant d’être introduites sur plusieurs terrains, par le biais d’associations, d’habitants locaux et de chercheurs.
5Entre septembre 2021 et mai 2022, elles ont exploré en binômes une dizaine de terrains en Afrique et en Europe dans lesquels les questions migratoires et agricoles s’entrecroisent. Les zones rurales d’Afrique de l’Ouest sont des espaces de départ et d’arrivée des migrations, mais aussi parfois des lieux du retour (Colombine et Lucie). Le Maghreb, lui, est à la fois un espace de départ, de transit et d’arrivée pour les migrations intra-africaines et transméditerranéennes (Gabrielle et Christine). Enfin, l’Europe, espace d’arrivée tant désiré par ceux qui ont fait le voyage, est aussi le lieu de nombreuses déceptions (Lucie et Gabrielle). Parmi les espaces ruraux explorés dans les différents pays, seuls trois apparaissent dans le documentaire : les zones de productions cacaoyères de Siakakro au sud-est de la Côte d’Ivoire, la plaine agricole du Souss dans le sud du Maroc et les exploitations agricoles provençales en France. Malgré leurs systèmes productifs différents, tous ces lieux ont un point commun : leur modèle agricole repose sur la capacité d’insertion des producteurs dans des marchés mondialisés. Pour rester compétitifs, les acteurs du secteur agricole exploitent les ressources environnementales et humaines dont ils disposent, sans toujours se préoccuper de la durabilité de ces systèmes productifs vulnérables aux aléas et parfois nocifs pour les territoires dans lesquels ils prennent place. En Côte d’Ivoire, les monocultures de cacao, dans lesquelles travaillent de nombreux burkinabés, grignotent la forêt tropicale (Oszwald et al., 2007) et sont soumises à de nombreuses maladies en lien avec le changement climatique (Ruf et al., 2020). La plaine du Souss, elle, est une zone de production intensive reposant sur l’exploitation de ressources en eau souterraine non renouvelables et l’embauche d’une main-d’œuvre venue du Maroc et d’Afrique de l’Ouest (Boujnikh et Humbert, 2010). En Provence, le lent déclin des petites familles d’exploitants agricoles s’est accompagné d’une intensification du recours à une main-d’œuvre étrangère saisonnière sous contrat ou par le biais d’entreprises de détachement, venue principalement des zones rurales du Moyen Atlas marocain et d’Amérique latine via l’Espagne (Mésini, 2013).
- 1 L’anacarde, ou noix de cajou, est la graine contenue dans la pomme de cajou.
6Sur le terrain, les réalisatrices ont privilégié une méthodologie d’enquête qualitative. Elles ont ainsi passé plusieurs semaines aux côtés des travailleurs et des familles qu’elles ont interrogées dans chaque pays, aidant aux tâches quotidiennes, notamment sur les exploitations. En Côte d’Ivoire, Lucie et Colombine ont sillonné plusieurs villages du sud, dans les zones tropicales cacaoyères, avant de se diriger vers les zones semi-désertiques du nord-ouest, où l’anacarde1 remplace les cacaoyers. Elles y ont vécu au sein de familles rurales, travaillant et partageant la vie du village au rythme des différentes générations d’habitants. Ces terrains ont été ponctués de visites et d’entretiens dans des coopératives agricoles, des centres de formation agricoles et des associations.
7Au Maroc, Gabrielle et Christine sont restées dans un premier temps dans la région du Souss-Massa. Elles ont partagé le quotidien de la famille d’un technicien agricole et ont visité plusieurs fermes exportatrices, première source d’emploi de la région. Enfin, elles se sont rendues dans le village d’Arbaa Sahel afin de saisir comment l’activité agricole mondialisée de la plaine du Souss recompose la vie rurale locale et les formes agricoles familiales. Elles se sont intéressées à ceux qui sont partis, mais aussi à ceux qui sont restés.
8Enfin, en Provence, Lucie et Gabrielle ont travaillé sur une exploitation auprès d’ouvriers saisonniers marocains, puis participé à la vie quotidienne d’une association d’accueil de personnes en demande d’asile en périphérie de Limoges dans laquelle l’insertion et la reconstruction des individus passent par l’hébergement, l’accompagnement social et le maraîchage. Certaines fois, Gabrielle, Christine, Lucie et Colombine ont sorti leur caméra, d’autres fois non, au gré des rencontres et du consentement des acteurs à participer à leur projet. Par exemple, de nombreuses femmes ont refusé d’être filmées, estimant que leur place n’était pas devant la caméra, ce qui explique en partie leur sous-représentation dans le documentaire. Pour dénouer les liens entre agriculture et migrations, les réalisatrices ont donné la parole à tous les travailleurs agricoles qu’elles ont rencontrés. Beaucoup sont des ouvriers étrangers, d’autres des exploitants et des employeurs. Elles ont aussi cherché à comprendre les systèmes d’exploitation et de recrutement à l’œuvre, interrogeant des acteurs institutionnels, comme le représentant de l’Office de l’Immigration et de l’Intégration au Maroc, ainsi que plusieurs chercheurs marocains et français.
- 2 La timeline est la section d’un logiciel de montage dans laquelle sont réalisées les opérations vis (...)
9En tout, Gabrielle, Christine, Lucie et Colombine ont interviewé plus d’une cinquantaine de personnes. Toutefois, seule une quinzaine d’entre elles apparaissent dans le documentaire, gravitant autour de trois personnages principaux. En effet, il leur tenait à cœur de réaliser un documentaire intelligible au plus grand nombre. Dans cet exercice, elles ont été épaulées par la monteuse Emma Zélia. Ensemble, elles ont fait le choix d’un scénario sensible, donnant directement la parole aux personnes rencontrées sur le terrain, sans voix off. Chaque témoignage se déploie tout au long du documentaire, sous la forme d’allers et retours entre les terrains, comme on peut le voir sur les figures ci-dessous représentant la timeline2 du film en cours de montage (figure 2.1 et 2.2). La couleur orange représente la Côte d’Ivoire, le vert le Maroc et le bleu la France. Alors que les rushs de départ surreprésentaient le terrain français au détriment des autres (figure 2.1), la monteuse a réduit le récit, équilibré la représentation des terrains entre Nords et Suds dans le documentaire et construit une trame narrative en articulant les lieux et en tissant les récits des personnages entre eux (figure 2.1).
Figure 2.1 : Des images de terrain au film : la création de la narration par le montage (Première version de la timeline avec tous les rushs de terrain)
Source : Timeline de Partir à l’aventure, Emma Zélia, 2022.
Figure 2.2 : Des images de terrain au film : la création de la narration par le montage (Troisième version de la timeline avec les récits tissés entre eux)
Source : Timeline de Partir à l’aventure, Emma Zélia, 2022.
- 3 L’attiéké est plat ivoirien à base de semoule de manioc.
10Une attention particulière a également été apportée à la bande son, avec des collaborations musicales entre des artistes au Nord et Sud de la Méditerranée, à l’image du générique Victoire, un slam de l’artiste marseillais N!Z composé pour l’occasion, sur une musique de Gabriele Galli et Anton Nachinki mélangeant guitare, gembri, clarinette et flûte traversière. Le travail du son a également été complété par l’intervention d’un ingénieur du son, Arthur Meyer, qui a notamment rebruité de nombreuses scènes, créant des ambiances sonores participant à l’immersion du spectateur dans les terrains, comme lors de la fabrique de l’atiéké3, dont les prises de son, originales étaient inaudibles. Finalement, au cours des soixante minutes de film, une galerie de personnages, éparpillés entre l’Afrique de l’Ouest, le Maghreb et l’Europe, tisse un récit sensible sur les migrations et le monde agricole, liant les lieux et les individus.
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12S’ils sont intimes, les témoignages recueillis dans le documentaire racontent toutefois une histoire et une géographie globales de l’industrialisation, de la mondialisation et des relations Nords/Suds. À travers leurs péripéties, les trois travailleurs illustrent les capacités de résistances des individus face à des destins collectifs façonnés par la géopolitique mondiale. Kassoum raconte comment il a tenté de fuir son village ivoirien, où la rentabilité des productions de cacao sur lesquelles repose l’économie locale est affectée par les changements globaux. Sa traversée du Sahel et du Sahara, ses emprisonnements en Libye et son échec à traverser la Méditerranée illustrent des mobilités transnationales rendues plus dangereuses par le durcissement des politiques migratoires, l’externalisation et la militarisation des frontières de l’Europe, ainsi que le développement de filières informelles lucratives par des passeurs organisant le passage des frontières. Oumar, lui, est parti du Sénégal pour travailler au Maroc. Ouvrier agricole dans une exploitation industrielle intensive, il explique la pression pour réussir que fait peser sur lui sa famille restée au pays et nourrie par l’imaginaire du développement aux Nords. Enfin, la carrière d’Hamid, ouvrier agricole marocain en France, témoigne de la manière dont la fin de l’immigration permanente de travail dans les années 1970 a fragmenté les vies d’ouvriers étrangers longtemps ballottés entre les deux rives de la Méditerranée. Son récit est couplé à celui de Ghyslaine et Daniel, les deux exploitants qui l’embauchent. Là aussi, l’histoire familiale et les turbulences qu’en connaissent ses membres reflètent l’ampleur des crises qui se sont succédé dans le monde agricole français. L’industrialisation des productions et la mise en concurrence des marchandises sur les marchés intra et extraeuropéens ont affaibli les petits producteurs marchands. Pour les exploitants encore en activité, le recours à une main-d’œuvre étrangère est désormais une pratique bien établie, nécessaire pour compenser le manque de main-d’œuvre locale dans une activité agricole désormais peu attractive.
13Le changement climatique, l’épuisement de la ressource en eau, l’appropriation foncière, le durcissement des politiques migratoires, l’externalisation des frontières de l’Europe, les inégalités de développement, les rapports de pouvoir entre les Nords et les Suds sont autant de thématiques incarnées à travers les portraits des travailleurs agricoles mis en lumière ici. En suivant le destin de ceux qui sont partis à l’aventure, mais aussi de ceux qu’ils ont rencontrés sur leur route, ce documentaire fait apparaître le monde agricole comme une caisse de résonance des enjeux sociaux, politiques, et environnementaux contemporains. Alors que depuis plusieurs décennies tous les regards se focalisent sur les villes, loin d’être des périphéries déconnectées, les espaces ruraux sont des centralités productives et commerciales profondément transformées par le capitalisme et le néo-libéralisme. À l’ère des changements globaux, alors que la question alimentaire revient au cœur des débats, les travailleurs de l’agriculture apparaissent comme des acteurs clés des systèmes productifs (Lascaux, 2022). Désormais, une grande partie d’entre eux, exploitants ou ouvriers, sont issus de l’immigration, plaçant les espaces ruraux sur la carte des centralités migratoires.
14On retrouve cette volonté des réalisatrices de renverser les représentations sur les migrations dans le titre du film. Si le choix du terme « aventure » semble provocateur au vu des difficultés que rencontrent les ressortissants des Suds pour se déplacer, il se réfère pourtant au langage employé par les personnes en situation de migration elles-mêmes. « La route », « le voyage », « l’aventure », sont autant d’expressions auxquelles se réfèrent couramment ceux qui entament une mobilité transnationale pour qualifier leur trajet migratoire. Derrière ces termes empruntés au champ lexical du voyage, c’est bien de leur expérience qu’ils cherchent à témoigner. Une expérience marquée par l’aspérité de parcours migratoires sinueux, s’étirant dans l’espace et dans le temps (Bredeloup, 2014). Loin d’appartenir au village planétaire prôné par les discours sur la mondialisation, le développement des transports et la révolution touristique, les migrants des Suds se heurtent à la politique des visas mise en place par les États depuis les années 1980 (Hancock, 2008). En se positionnant comme des aventuriers, ces derniers revendiquent leur droit à la mobilité transnationale, véhiculant un imaginaire de la migration fondé sur la réalisation de soi.
15Il reste à dire ici une dernière chose à propos de ce documentaire pour en avoir toutes les clés de lecture. À l’automne 2021, alors que je terminais bientôt la rédaction de ma thèse sur les anciens ouvriers agricoles saisonniers marocains devenus exploitants en Provence, j’ai reçu sur la liste de diffusion Géotamtam le mail de Gabrielle, Christine, Lucie et Colombine expliquant leur projet de documentaire et demandant à être reçues sur des exploitations agricoles dans lesquelles travaillaient des ouvriers étrangers. Je leur ai répondu, leur proposant de venir en Provence sur mon terrain de thèse, visiter des exploitations tenues par des patrons marocains. Je leur ai fait cette proposition pour trois raisons. D’abord, je souhaitais montrer la diversité des parcours des ouvriers étrangers en France, mais aussi les capacités de résilience et d’agentivité de ces travailleurs. Ensuite, j’avais observé que lorsqu’ils devenaient exploitants, les Marocains s’emparaient de la posture patronale et reproduisaient parfois auprès de leurs ouvriers et compatriotes les violences qu’eux ou leurs parents avaient connues au sein des exploitations provençales. Je souhaitais partager les réflexions que j’entamais sur la place de la xénophobie et la complexité des rapports de classe au sein de systèmes productifs méditerranéens marqués par l’éthique entrepreneuriale. Enfin, ma thèse a des liens très forts avec ma famille puisque mon terrain de recherche est aussi mon village d’enfance, dans lequel vivent et travaillent les membres de ma famille, tous arboriculteurs. Après plusieurs années passées en immersion, à aller et venir entre le milieu des ouvriers marocains, sur lequel j’enquêtais, et le monde des petits producteurs-patrons duquel je suis issue, il me semblait qu’ouvrir mon terrain pourrait me permettre d’y reconsidérer ma positionnalité et de clore l’aventure de la thèse.
16Gabrielle et Lucie sont venues en Provence au printemps 2022. Je leur ai présenté des exploitants marocains, chez lesquels elles ont travaillé pendant un mois, mais aussi les membres de ma famille, qu’elles ont interrogés, ainsi que les ouvriers marocains travaillant sur l’exploitation. Finalement, contre toute attente, au montage, c’est eux qu’elles ont choisi de mettre en avant, à travers une narration dans laquelle s’articule habilement l’histoire des familles de petits producteurs de la huerta provençale avec celle des ouvriers saisonniers marocains. La profondeur historique du récit est alimentée par la mobilisation d’archives familiales (photographies, vidéos) que j’avais mises au jour durant ma thèse (figure 3). Ces archives donnent au documentaire un aspect sensible, prenant le parti d’un récit alliant mémoire et émotions. En ce sens, cette démarche s’inscrit dans la filiation des travaux en sciences sociales s’ouvrant à l’entourage familial comme support de l’enquête (Jablonka, 2013 ; Branche, 2020 ; Détrez et Bastide, 2020). L’intime, l’individuel, les émotions sont désormais autant de matière à faire science, ouvrant de nouvelles méthodologies et possibilités dans la fabrique des savoirs. Enfin, ce documentaire est à mes yeux une sorte de manifeste pour une science collective. En partageant mon terrain avec quatre inconnues, j’ai cherché à affirmer que nos terrains et nos enquêtes, aussi proches de nous soient-ils, ne nous appartiennent pas en tant que chercheurs. Loin d’être des prés carrés, y travailler au rythme de l’intelligence collective permet de faire émerger de nouvelles idées fertiles. Cette démarche demande toutefois d’accepter que des choses nous échappent, dans les discours et les images produits. Par exemple, certains acteurs n’apparaissent pas dans la restitution, parfois par souci de protéger des enquêtés trop limites avec les règles institutionnelles, ou bien par choix de clarté pour servir la narration. Partir à l’aventure est ainsi une œuvre collective qui contribue à la réflexion sur la place du film en géographie. Outil de diffusion des savoirs auprès d’un public large, le film documentaire est aussi une méthodologie de recherche à part entière, réunissant des acteurs d’horizons divers autour d’une problématique commune. En ce sens, il invite à décloisonner les approches disciplinaires et à réinventer les manières de collaborer entre les corps de métier, entre l’univers des chercheurs et le monde artistique et technique de l’audiovisuel.
Figure 3 : Présentation des archives familiales aux réalisatrices, Bouches-du-Rhône, 2022
Source : Anne-Adélaïde Lascaux (archives personnelles, entre 1950 et 1998).
17Ce documentaire a fait l’objet de nombreuses diffusions, à la fois dans les sphères militantes et scientifiques. Projeté lors de festivals, de séminaires et de projections-débats, les séances se sont quasiment toutes déroulées en présence de membres de l’équipe, soit une des réalisatrices, Emma Zélia ou Anne Lascaux (Festival International de Géographie, Fête de la Science, École d’été du laboratoire Migrinter, milieu associatif). Dans le milieu militant et universitaire, Partir à l’aventure a été un support pour informer et sensibiliser un public large aux conditions sociales de productions des systèmes alimentaires mondialisés. Le film a notamment été largement diffusé à l’échelle nationale à l’occasion de l’édition 2023 du festival ALIMENTERRE. Il est ainsi un outil s’inscrivant dans les dynamiques collectives, citoyennes, associatives, universitaires à l’œuvre autour des questions de relocalisation de l’alimentation. Projeté dans les grandes villes et institutions (Université Jean Moulin Lyon 3, Académie du Climat à Paris, Institut Agro Montpellier), le documentaire a également été diffusé dans de nombreuses petites villes rurales parfois concernées par l’emploi de travailleurs saisonniers étrangers dans les systèmes productifs locaux (Loudun, La Voulte-sur-Rhône, Muel). Ces projections ont donné lieu à de nombreuses discussions sur la responsabilité des employeurs, l’accès aux droits des travailleurs étrangers et les difficultés du travail agricole, bien souvent lancées par des travailleurs sociaux. Parfois diffusé dans des festivals ou des compétitions ciblant des thématiques diverses comme le voyage ou le montage, le film a aussi pu surprendre et choquer un public non averti. En visibilisant des travailleurs longtemps restés dans l’ombre, le film alimente un discours sur les migrations, l’expérience de la diffusion faisant ainsi partie intégrante de la trajectoire du film, interrogeant sa libre diffusion sur internet. Cet article est ainsi pensé comme un support pour de futurs visionnages, une grille de lecture pour contextualiser les intentions des autrices et les conditions de réalisation dont elles ont bénéficié, mais aussi pour accompagner la diffusion d’un film documentant un sujet de société sensible, les migrations, notamment dans un contexte de montée des partis d’extrême droite en France. Enfin, si Partir à l’aventure a touché le milieu militant, il a cependant eu du mal à trouver sa place dans le milieu de la recherche malgré ses qualités narratives et la pertinence de son propos. Refusé au Festival Jean Rouch (musée du Quai Branly) et Filmer le travail (Poitiers), sa diffusion dans le milieu universitaire est restée limitée aux institutions inscrites dans les réseaux des porteuses du projet, interrogeant les cadres normatifs des films de recherche.