- 1 Ce texte constitue le premier volet d’une étude sur les différentes mémoires constituées autour de (...)
1Bientôt dix ans se sont écoulés depuis le décès du premier président de Tanzanie, Julius Kambarage Nyerere, le 14 octobre 1999. Depuis lors, la commémoration de sa disparition constitue un temps fort de la vie politique tanzanienne unanimement célèbre par la presse nationale. Les articles de journaux qui paraissent à chaque anniversaire de décès témoignent de l’existence d’un consensus large dans la classe politique et dans le monde des médias pour rendre un hommage déférent au « père de la nation ». Ces articles donnent ainsi accès aux modalités de production d’une mémoire publique officielle de J.K. Nyerere1. Plus précisément, dans la présente contribution, une étude de la presse sert de support au dévoilement des formes concrètes de la mise en représentation de cette figure politique majeure, et à certaines des logiques du champ politique institutionnel d’où provient cet hommage déférent. L’actuelle mise en discours hagiographique de l’ancien président tanzanien, servant d’un côté la production d’une identité nationale commune dans une configuration sociale et économique génératrice de protestations collectives, de l’autre le maintien du statu quo politique par le renforcement de la légitimité politique des gouvernants, rend compte de finalités pratiques propres à la sphère du pouvoir, efficacement relayées par les médias. La contribution s’achève par une réflexion sur l’absence ou l’endiguement, dans ce concert de louanges à la gloire du père de la nation tanzanienne, des voix critiques qui pourraient émerger au sein même de cet espace politico-médiatique. Au final, le culte institutionnalise de J.K. Nyerere nous renvoie à la construction de la résilience d’un parti d’État, le Chama Cha Mapinduzi, et de ses élites politiques.
- 2 Les journaux ici passes en revue comprennent les grands quotidiens nationaux directement affilies (...)
- 3 Appelé Centre des Pères de la Nation, ce lieu de mémoire institue par le projet de loi dit de « Pr (...)
2Chaque année, dès le début du mois d’octobre, des articles annonçant l’anniversaire du jour fatidique de la disparition de J.K. Nyerere et rappelant qu’un devoir de mémoire s’impose à la nation paraissent dans des journaux d’obédiences diverses2. En date du 14 octobre, jour de son décès, des suppléments sont joints aux parutions des grands quotidiens nationaux. Composés d’une dizaine d’articles, ces suppléments rappellent les événements majeurs qui ont jalonné le parcours politique de Nyerere et les qualités personnelles de cet homme. Quelques articles continuent à paraître jusqu’à la fin du mois pour parachever cet exercice de commémoration. Que les anniversaires du décès de Nyerere soient l’occasion d’une commémoration nationale n’a rien de surprenant, sachant que les dirigeants politiques ont institué un devoir de mémoire du père de la nation tanzanienne dès l’année suivant sa disparition. À la parution d’articles de presse en période de commémoration s’ajoutent ainsi des cérémonies publiques, des sermons religieux, des forums universitaires, des émissions télévisées ou radiodiffusées. Un centre de la mémoire, retraçant le parcours politique de Nyerere et exposant des documents officiels et des objets lies à ses anciennes fonctions, devrait bientôt voir le jour3. Enfin, il est à noter que le mois d’octobre n’est pas le seul moment de l’année où paraissent des articles jonglant entre allusions et références à l’ancien chef d’État tanzanien. C’est tout au long de l’année que la mémoire de Nyerere est entretenue, chaque événement historique, politique ou social pouvant être, d’une manière ou d’une autre, interprète à la lumière des idéaux prônés par le fondateur consacre de la nation. Certes, cette profusion des lieux de mémoire (Nora, 1997) ajoute de l’eau au culte de la personnalité plutôt qu’elle n’est l’occasion d’un travail historique. Mais la présente étude, s’inscrivant dans la voie ouverte par Maurice Halbwachs (1994[1925]), ne vise pas tant à vérifier l’exactitude historique des représentations qui sont proposées du passé qu’à explorer la dimension politique des formes d’invention et d’usages officiels de la mémoire de Nyerere.
- 4 The Guardian, 14/10/2004.
- 5 L’ugali est une boule compacte cuisinée à partir de farine de maïs ou de manioc, qui sert de fécul (...)
- 6 Nyerere a suivi une formation d’enseignant puis a enseigné dans différentes écoles avant de s’impl (...)
3Les articles paraissant chaque année au courant du mois d’octobre s’entendent à démontrer que Nyerere fut un homme aux qualités personnelles exceptionnelles. C’est tout d’abord la simplicité de l’homme qui est mise en avant. Les termes « simple », « sans prétention », « modeste » sont récurrents. Par exemple, dans un article intitule « Mwalimu [le maître d’école] Nyerere : A simple président who believed in Tanzanians »4, les goûts culinaires et vestimentaires de Nyerere sont abondamment discutés pour montrer que ce dernier se contentait de peu : il se régalait du plat national, l’ugali5, considéré aujourd’hui comme le plat des pauvres ; il ne paradait pas vêtu de costumes élégants, préférant la sobriété des couleurs et des coupes. Pour l’auteur de l’article, la dénomination que Nyerere avait choisi de s’attribuer en public, celle de « Mwalimu », c’est-à-dire « l’enseignant » ou le « maître d’école »6 en swahili, rend compte de sa modestie et de sa vision des qualités nécessaires à un dirigeant, à savoir la capacité à expliquer clairement le pourquoi et le comment des choses. Pour mieux faire ressortir l’originalité de Nyerere dans le paysage politique africain, le journaliste rappelle la présence au pouvoir de trop nombreux leaders africains qui aimaient à s’appeler « emperors, crowning themselves and emulating emperors, wearing silk dresses and other gear that differentiated them from the people they ruled », laissant transparaître au grand jour leur immodestie voire leur mégalomanie. Enfin, l’article cite ajoute que cette simplicité a amené Nyerere à scolariser ses enfants dans le public et à refuser de vivre dans le luxe. Il préférait ainsi séjourner dans sa petite maison du quartier de Msasani à Dar es Salaam plutôt que dans le vaste palais présidentiel. En conclusion, la frugalité et la sobriété de Nyerere témoigneraient du fait qu’il était bien issu du peuple, vivant comme le peuple, bref citoyen comme les autres.
4Un second aspect important de la personnalité de Nyerere qui est mis en lumière tient dans son honnêteté. Parlant vrai, agissant ouvertement, l’ancien président de Tanzanie est considéré comme le champion incontesté de la probité. Se conformant toujours aux valeurs officiellement prônées, l’homme est considéré droit, franc et intègre. Tout au long de ses mandats, il aurait refusé les avantages lies à sa position au nom de l’égalité, dédaignant l’argent facile au nom de la justice. C’est aussi cette honnêteté qui faisait de lui une personne de confiance aux yeux de la population. Un homme honnête ne ment pas, ne se cache pas, ne biaise pas ; c’est pourquoi il mérite la confiance et la direction du pouvoir Cette honnêteté aurait été soutenue par une opiniâtreté sans bornes, faisant de Nyerere un personnage déterminé et inébranlable.
- 7 La traduction de deux drames de William Shakespeare, Julius Cesar et Le marchand de Venise, a cont (...)
5L’auteur de l’article « What gave Mwalimu authority? » défend l’idée que simplicité, sobriété de train de vie et honnêteté ne sont pas contraires au charisme. Le charisme de Nyerere aurait avant tout repose sur ses qualités de bon orateur. La force didactique de ses discours politiques était indéniable, tenant au fait que l’homme était un professeur émérite avant de s’engager en politique. Le charisme de Nyerere est souvent associé à sa parfaite maîtrise du swahili. On sait que le succès du swahili comme langue nationale de Tanzanie tient à l’œuvre d’un président qui a été conscient de la dimension symbolique, sur le plan de l’unité d’un peuple, de l’adoption d’une langue commune, africaine de surcroît (Whiteley 1969 ; Maw et Parkin 1984 ; Blommaert 1999). Promoteur d’une langue qui faisait le pied de nez à celle du colonisateur britannique, Nyerere aurait su utiliser à merveille les possibilités du swahili pour faire passer ses messages politiques, éveillant l’admiration respectueuse de la population. Beaucoup d’articles rappellent que les écrits plus tardifs de Nyerere, poèmes et traductions7, ont révélé à la société tanzanienne un homme de lettres accompli.
6Si le débat fait rage entre les partisans de la prédestination et les défenseurs du poids des aléas de la vie dans le devenir humain, il s’essouffle toutefois devant le consensus médiatique selon lequel Nyerere put trouver sa force de politicien dans ses qualités humaines, dans son charisme à fleur de peau et dans ses dons littéraires et pédagogiques. Innées ou acquises, les qualités humaines dont Nyerere fit preuve n’en seraient pas moins criantes.
- 8 La devise de la Tanzanie est « Liberté et unité » (Uhuru na umoja).
- 9 Les titres de certains de ses écrits sont évocateurs : Freedom and Unity, Uhuru na Umoja (1967) ; (...)
- 10 Sur les représentations mythiques des sociétés africaines précoloniales, de leurs pratiques social (...)
- 11 Selon cette injonction, un pays libre et indépendant se doit d’être quasiment autosuffisant, n’imp (...)
7Les articles parus lors des commémorations du décès de Nyerere s’attachent longuement à présenter les valeurs dont Nyerere s’était fait le défenseur tout au long de sa vie de politicien. Les termes de liberté, de justice, d’unité et d’égalité abondent8. Ils sont les termes mêmes employés par l’ancien président dans ses écrits politiques9. Liberté et justice tout d’abord face à l’oppresseur colonial britannique, mais aussi face aux inégalités économiques, sociales, ou raciales d’une société en construction. On apprend que Nyerere le libérateur s’opposa à l’oppression que faisait subir le colonisateur aux pays colonises, dénonçant non seulement une domination coloniale inique sur le plan économique et politique mais refusant de manière véhémente l’aliénation culturelle de l’Africain prive de ses traditions et de ses valeurs10. La liberté renvoie aussi aux efforts entrepris par Nyerere pour que la Tanzanie soit une nation indépendante sur le plan économique et politique. Le développement agricole, la création d’entreprises nationales de biens et de services ou l’amélioration du système scolaire sont les exemples récurrents évoqués par les journalistes lorsqu’ils en arrivent à la question de la fameuse injonction nyérériste de kujitegemea, « compter sur ses propres forces » (Nyerere 1967 ; Duggan & Civille 1976 ; Coulson 1979 ; Martin 1988)11. La thématique de l’éducation est traitée en détail dans de nombreux articles pour illustrer la réussite des politiques nationales d’autonomisation. Dans le discours d’ouverture de l’Université du Tanganyika, retranscrit régulièrement dans la presse, l’ancien président défend la nécessité pour un État nouvellement indépendant de procurer une éducation de qualité aux enfants de la nation, obligés jusque-là de se rendre au Kenya, en Ouganda voire en Europe ou aux États-Unis, pour bénéficier d’un enseignement universitaire. L’éducation, certes nécessaire au développement économique du pays, aurait aussi consisté à redonner fierté à un peuple exploité, méprisé et dénigré.
8Les articles généralistes rappellent en chœur l’engagement fort de Nyerere pour l’unification de la nation. Compose de plus d’une centaine de groupes ethniques, il est toujours admis que le pays aurait sombré dans le tribalisme ou le racisme si le chef de l’État n’avait travaillé sans relâche à forger un sentiment national fort. La réussite de la Tanzanie dans la voie de l’unité est habituellement mise en exergue par une comparaison avec les autres pays d’Afrique, notamment les pays de la zone des Grands Lacs. Cependant, si la valeur d’unité renvoie en premier lieu à l’unité de la nation tanzanienne, elle est aussi incontournable pour qualifier les solidarités à mettre en place entre pays africains. La volonté de Nyerere de s’unir avec les autres leaders des indépendances africaines, tels Kwame Nkrumah, Patrice Lumumba, Nelson Mandela, Kenneth Kaunda ou Jomo Kenyatta, est fréquemment soulignée. L’unité, toujours nationale, se voulait aussi panafricaine.
- 12 Le 5 février 1967, la Déclaration dite d’Arusha faite par le président Julius K. Nyerere proclame (...)
9Enfin, Nyerere le fondateur de la nation aurait cherché à créer une société égalitaire, dans laquelle l’exploitation de l’homme par l’homme disparaîtrait. Certains des articles parus fondent leur argumentaire sur la répétition ad nauseam de louanges à cet « amour des opprimés », cette « soif de liberté et de défense des exploités » indéfectible afin de vanter l’implication personnelle et émotionnelle de Nyerere dans son travail d’homme politique. La notion d’égalité renvoie à l’uniformité des conditions de vie qui doit s’accomplir grâce à un développement juste et homogène. Cette nation unie à construire, indépendante et égalitaire, c’est bien sur le socialisme qui en a été le fer de lance. La célèbre Déclaration d’Arusha de 196712, qui pose les fondements du socialisme africain, est évoquée dans de nombreux articles en tant que charte fondamentale de l’orientation idéologique des politiques de construction de la nation tanzanienne. On remarque toutefois que les références à l’idéologie socialiste et aux politiques socialistes mises en œuvre à l’indépendance sont rares, les articles insistant sur le caractère universel des valeurs défendues par Nyerere plus que l’ancien système politique. À la construction d’une mémoire homogène des valeurs défendues par Nyerere fait écho un « oubli organise » de la visée socialiste qui les portait (Pitcher 2006).
10Le portrait ici dessiné de l’ancien président est fidèle aux nombreux panégyriques qui se sont échelonnés depuis sa présence au pouvoir jusqu’à sa disparition. « Intégrité personnelle », « rigueur morale », « conviction profonde », « charisme » (Alexandre 1989) : ces qualificatifs sont les termes qui reviennent dans nombre d’écrits anciens sur Nyerere et que l’on retrouve jusqu’aux articles commémoratifs d’aujourd’hui. La « tanzaphilie » maladive qu’Ali Mazrui (1967) avait autrefois attribuée aux intellectuels occidentaux (Constantin & Martin 1988) ne continue-t-elle pas à frapper de plein fouet la Tanzanie contemporaine, incapable de s’ausculter avec impartialité ? La couverture médiatique des commémorations du décès de Nyerere témoigne d’un travail d’invention mémorielle à sens unique qui, jouant avec le répertoire des émotions et ressassant des métaphores sacralisantes, opère un basculement du profane au sacre.
- 13 Atteint de leucémie depuis plusieurs années, Nyerere fut admis à l’hôpital londonien St. Thomas au (...)
- 14 « Kifo cha Mwalimu Nyerere kilitushitua na kutufadhaisha sana », « Mshituko, mfadhaiko, vilio, mao (...)
11Le processus de mythification auquel est soumise la figure de Nyerere prend naissance dans un usage immodéré du registre des émotions. Les scènes de vibrante ferveur populaire à l’occasion du rapatriement de sa dépouille13 ont été décrites dans de nombreux articles : « sa mort nous a pris de court, laisses dans la stupeur », « la surprise, la stupeur, les cris, les lamentations des Tanzaniens n’étaient pas sans raison »14. Dans les journaux parus au cours de la semaine qui suivit son décès en 1999, des pages entières avaient été consacrées à des photographies de femmes en pleurs, d’hommes se tenant la tête entre les mains et de rassemblements de foule autour du cercueil de Nyerere. Ces scènes de foule éplorée ne sont jamais dépeintes comme des cas d’exception : les journaux en parlent comme des moments de communion intense de la société tanzanienne dans son ensemble. C’est toutes générations confondues que la nation aurait pleuré et fait le deuil de l’ancien président. Ce pathétique facile, en ce qu’il renoue avec des émotions passées pour les raviver dans le présent, est étayé par le rappel des discours prononcés par des dirigeants africains lors des funérailles de Nyerere : « héros », « grand homme », « exemple à suivre », « défenseur des petites gens », ces superlatifs courent dans les journaux pour mieux rappeler que la nation tanzanienne a perdu un grand homme. Bref, la sélection des événements du passé directement liés à un vécu émotionnel fort, par l’usage d’un champ lexical de la tristesse et de la douleur, participe à l’exaltation des sentiments.
12De nombreux éléments tirés de la presse attestent des modalités de passage du « Baba wa Taifa » tanzanien d’un espace du profane, regorgeant d’émotions, à un espace du sacre. Comme évoqué plus haut, les faits biographiques réels ont tendance à être présentés comme les signes d’une prédestination. Une lecture à rebours de l’enfance et de l’adolescence du chef d’État permet de dégager les traits de caractère, les actes ou les pensées qui expliquent, dans la perspective téléologique suivie, que la voie du chef de l’État était tracée par avance. L’insistance des articles biographiques sur les étapes de l’éducation scolaire de Nyerere, sur les écoles qui l’ont accueilli et sur les diplômes acquis vient renforcer la légitimité de l’ancien chef d’État : prédestiné à être chef grâce à ses qualités personnelles innées, Nyerere ne se prépara pas moins à ses fonctions futures en accumulant des savoirs scolaires. Autrement dit, il surmonta brillamment son « initiation » à la gestion des affaires humaines. Il est rappelé dans de nombreux articles que Nyerere quitta ses fonctions de professeur pour pouvoir s’impliquer dans les affaires politiques de son pays, le colonisateur ayant interdit aux fonctionnaires d’État d’être des acteurs politiques. Cet événement est présenté comme un point de passage dans la vie de Nyerere, comme une sorte de (re)naissance symbolique à la vie politique. Dans la présentation de l’ascension de Nyerere comme homme d’État, on retrouve donc le schème ternaire courant de transformation de l’histoire en mythe, utilise par Harris Memel-Fote (1991) pour rendre compte de la manière dont est forgée la légitimité des pères de la nation en Afrique : un enfant aux dons exceptionnels, une soif de savoir étayée par une intelligence hors du commun, la révélation à une vocation politique.
13Le savoir acquis est l’élément fondamental de la reconnaissance de Nyerere en tant qu’homme politique. En effet, accumulation des savoirs et sagesse doivent aller de pair chez un bon gouvernant. Il a déjà été largement souligné combien l’appellation de « mwalimu » n’est pas seulement due au hasard de la profession de Nyerere. C’est Nyerere lui-même qui a imposé ce terme, préféré à ceux de rais (président), de mtukufu rais (sa sainteté le président), ou d’empereur. Si de nombreux articles mettent ce choix sur le compte de l’humilité de Nyerere, il est évident, comme l’a montré avec pertinence D.-C. Martin (1988) dans son analyse des langages du politique en Tanzanie socialiste, que cette désignation renvoie à une représentation paternaliste du pouvoir : c’est l’instruction qui conférerait le droit à gouverner. Les éloges incessants touchant à son habilité à manier les mots participent d’une même logique de légitimation par le savoir.
14Que Nyerere soit le guide de la nation, le recours à la métaphore de la lumière le montre avec évidence. Les titres d’articles sont éloquents : une « étoile qui brille », une « lumière » qui s’est éteinte, une « étoile » qui nous laisse dans « l’ombre », voire dans les « ténèbres ». L’emploi de cette figure de style ne fait aucun doute : parce que la lumière évoque la connaissance, voire la vérité, elle confère à Nyerere une autorité indiscutable dans son travail de guide national. Mais le glissement entre monde humain et monde religieux s’opère de manière insidieuse, la métaphore de la lumière véhiculant aussi l’idée d’une vérité révélée par le divin. Le chef d’État devient un guide suprême sauveur d’un peuple soumis à l’oppression coloniale, qui voit les indépendances africaines advenir mais ne sait comment prendre sa destinée en main. Autrement dit, sous la plume des journalistes, l’homme politique se transforme en une icône quasi religieuse. Il n’est dès lors guère surprenant de trouver, dans les articles dressant des parallèles entre vie privée et vie politique de l’ancien chef d’État, une présentation de l’implication de Nyerere dans sa position d’homme politique dépeinte sur le mode de l’abnégation de soi. Nyerere aurait fait don de sa personne à la nation tanzanienne afin de la sauver des maux qui la guettent : tribalisme, racisme, pauvreté, dépendance politique, économique et culturelle.
- 15 Un article paru dans le quotidien The Guardian à l’occasion du premier anniversaire de la disparit (...)
- 16 L’inauguration officielle du processus de béatification, suite à l’accord du Vatican, eu lieu au c (...)
15Les images métaphoriques du don de soi et du sacrifice pour les autres prennent racine dans la liturgie catholique : l’analogie implicite entre Nyerere et le Messie chrétien, guide des hommes qui, sans lui, se seraient égarés à tout jamais15, ne fait aucun doute. Les valeurs qu’il défendit au cours de son mandat politique ne sont-elles pas celles-là même que prône la Parole divine ? La rhétorique médiatique mise en œuvre à l’occasion de l’anniversaire de la disparition de Nyerere confirme qu’on a affaire à une forme de messianisme séculaire. Dans une telle configuration symbolique, la demande de béatification portée devant le Vatican par l’Église de Tanzanie, en cours d’étude depuis le mois de janvier 200616, ne peut laisser indifférent (Fouéré, 2008). Si ses chances d’aboutir sont minces, elle dévoile avec éclat les forces sociales qui, au moyen de la production du culte de Nyerere, œuvrent au maintien de cet homme dans un no man’s land symbolique entre profane et sacre.
16La production officielle d’une mémoire nationale univoque de Nyerere et son déploiement dans l’espace public par l’intermédiaire des médias s’inscrivent dans un mouvement historique de construction d’une culture politique nationale débuté à l’indépendance, réactivé aujourd’hui dans le cadre des évolutions économiques, politiques et sociales issues des processus de démocratisation et de libéralisation économique entames dans les années 1980-1990. Mais par-delà la recherche de l’unification nationale qui s’appuie sur l’affirmation rhétorique d’une continuité entre socialisme et libéralisme (Pitcher 2006), elle renvoie aussi aux tentatives de légitimation des élites politiques, et du parti politique au pouvoir depuis l’indépendance, dans un contexte de compétition multipartiste accrue.
17Traçons les grands traits des changements récents qui ont affecté la Tanzanie depuis les années 1980. En 1985, le président J.K. Nyerere cède sa place de chef d’État. Le nouveau président élu, Ali Hassan Mwinyi, et son équipe, issus du parti au pouvoir depuis l’indépendance du pays (le CCM, ou Parti de la Révolution) amorcent un tournant en quittant la voie du socialisme pour s’engager dans une économie de type libéral. Un plan d’ajustement structurel est adopté en 1986 dans l’objectif d’organiser les réformes nécessaires au regain d’une activité économique mal en point et de limiter les déficits publics. La rupture est dès lors consommée avec l’ère ujamaa. En 1991, le gouvernement harmonise la législation avec les nouvelles pratiques économiques qui prennent forme. Aucune limite n’est posée à l’enrichissement personnel des dirigeants et le monde politique s’ouvre aux commerçants et aux hommes d’affaires jusqu’alors tenus à l’écart. Au sein des classes dirigeantes et/ou commerçantes, le consensus est bien réel quant à la nécessité du capitalisme et de ses corollaires, la libre entreprise et la concurrence. Le nouveau président élu en 1995, Benjamin Mkapa, persévère dans la voie du libéralisme. Les déclarations des candidats à l’élection présidentielle d’octobre-novembre 2005, et les décisions politiques prises par le nouveau président Jakaya M. Kikwete indiquent clairement que le socialisme, à la fois en tant qu’idéologie et en tant que pratiques politiques, appartient à une histoire déjà lointaine.
- 17 Pendant la période socialiste, le hiatus était grand entre les principes socialistes de justice et (...)
18Ces transformations économiques modifient les rapports sociaux et les liens entre gouvernants et gouvernes. Les inégalités au sein de la société tanzanienne, déjà présentes pendant la période socialiste17, se creusent rapidement. Les dirigeants et les hommes d’affaires sont regardés avec suspicion et accusés de corruption. Aux yeux de la population, les deniers publics participent plus à l’enrichissement personnel des groupes dominants qu’à l’amélioration des conditions de vie des populations rurale laissées aux mains des organisations non gouvernementales et des milliers de citadins issus de l’exode rural, vivant au jour le jour dans des quartiers insalubres qui ne recueillent que l’indifférence du gouvernement. Le processus actuel de privatisation des anciennes entreprises para-étatiques est largement critique dans la mesure où il consiste, pour le gouvernement, à vendre celles-ci aux plus offrants, souvent étrangers. Le fossé s’agrandit entre des groupes privilégiés minoritaires, tanzaniens ou étrangers, et une majorité de la population que les critères macroéconomiques placent bien en dessous du seuil de pauvreté.
- 18 À côté des journaux contrôles par le gouvernement, de nombreux titres sont aujourd’hui les lieux d (...)
- 19 Voir le cas de Reginald A. Mengi, qui s’est impose comme une figure de la réussite de l’entreprena (...)
- 20 C’est un député du parti au pouvoir, Idd Simba, ancien ministre de l’industrie et du commerce, qui (...)
19La scène politique, autrefois submergée par le « discours apologétique et emphatique » du parti unique qui refoulait « dans les chuchotements et les allusions, la critique, l’ironie et le mécontentement » (Martin 1988 : 112), s’est ouverte à des critiques en forme des politiques gouvernementales depuis l’adoption du multipartisme en 1992 et la liberté de la presse (Crozon 1998)18. La dénonciation des inégalités croissantes au sein de la société tanzanienne a pris la tournure d’une exacerbation des différenciations sur des bases raciales. Certains des partis d’opposition, tels le DP (Parti Démocratique), le NCCR-Mageuzi (Convention nationale pour la construction et les reformes) ou le Chadema (Parti de la démocratie et du progrès) ont commencé à dénoncer le monopole économique des groupes considérés comme allogènes (Arabes, Indiens, Européens, Sud-Africains), applaudissant par ailleurs l’enrichissement des quelques chefs d’entreprises « autochtones » (wazawa en swahili), c’est-à-dire Africains noirs19. Leurs campagnes politiques, en 1995 puis en 2000, prenaient appui sur la thématique de la défense des « Africains Tanzaniens » et de leur exclusion de la vie économique et politique. Même au sein de l’ancien parti unique, pourtant prompt à se présenter comme un parti non racial, défenseur de la justice et de l’égalité sociale, des voix discordantes se sont fait entendre20. L’idée qui était promue consistait à fonder des politiques de réduction des inégalités économiques et sociales sur des critères raciaux. De la sorte, les nombreux citoyens tanzaniens d’origine arabe ou indienne, de diverses conditions économiques et sociales, se voyaient denier leur participation économique à la vie du pays (Aminzade 2003 ; Bancet 2004 ; Fouéré, 2009a, 2009b ; Crozon 1998 ; Heilman 1998).
20On comprend mieux, dans ce nouveau contexte de remise en question du sentiment d’unité nationale (Hirschler 2004 ; Kaiser 1996) que les années du socialisme à l’africaine avaient grandement participé à forger, les modalités présentes d’actualisation d’une mémoire uniforme de Nyerere. Par le transfert des valeurs socialistes de justice, d’égalité et d’unité vers le domaine de l’universel, teinte de religieux, et par leur incarnation dans un héros national construit comme mythe de fondation de la nation, le pouvoir organise une mise en scène de ses origines (Balandier 1968) qui doit tenir lieu de charte nationale. Regroupement d’individus d’origines diverses, la société tanzanienne se devrait être une « communauté imaginée » morale (Anderson 1983 ; Renan 1997), unie par la conscience de partager des valeurs. La commémoration annuelle de l’anniversaire du décès du Mwalimu fonctionne comme un rituel de réitération au travers duquel est réaffirmé ce qui rapproche les citoyens – le partage de référents moraux – malgré l’accroissement des différences socio-économiques. De même que l’individu Nyerere avait, de son temps, travaille à faire advenir la paix sociale, de même sa figure mythifiée devrait aujourd’hui pouvoir unir les différentes composantes de la société, dans un climat de grogne sociale croissante. Ceci explique par exemple que la référence au père de la nation était de mise lorsque le parti s’insurgea contre les idées de promotion des populations autochtones. Les déclarations des membres du parti furent formelles : « la politique uzawa est de nature discriminatoire et susceptible de casser l’unité, la paix et la cohésion mises en place par le Père de la nation »21. Le bouclier du parti au pouvoir, qui porte l’effigie de l’ancien président tanzanien, se lève contre toute atteinte à la cohésion nationale.
21Si l’entretien d’une mémoire incontestée vise à perpétuer une culture nationale homogène, en entretenant l’illusion d’une continuité entre la période socialiste et les évolutions actuelles, il ne manque pas aussi d’être mis au service d’objectifs politiciens plus pragmatiques. Les renvois dithyrambiques à la gloire de Nyerere ont pour objectif d’asseoir la légitimité du pouvoir politique dans son ensemble, mais aussi du parti au pouvoir et de chaque homme politique en particulier. Mais ils ne sont pas exempts des rivalités qui accompagnent la compétition partisane.
- 22 Un comité de jeunes musulmans s’est d’ailleurs déclare hostile à la candidature de Kikwete qui, se (...)
22Le nouveau président élu, Jakaya M. Kikwete, plébiscité par la population dans des sondages qui le donnaient grand favori au moment de la campagne électorale d’octobre-novembre 2005, a témoigné son fort attachement à Nyerere pendant la période de sélection interne des candidats du parti. Sa rencontre avec la veuve de l’ancien président, Maria Nyerere, a constitué un moment fort de sa campagne. Relate dans l’ensemble des quotidiens de Tanzanie, le rendez-vous dont le contenu est resté secret, et qui s’est conclu par la remise d’une Bible à Kikwete, a été applaudi comme un témoignage d’hommages à l’égard de l’ancien chef de la nation. Mais l’importance que revêtait pour Kikwete l’aval de Maria Nyerere prend tout son sens si on se rappelle les relations difficiles entre celui-ci et Nyerere. On sait en effet qu’aux élections présidentielles de 1995, l’ancien chef d’État s’était publiquement déclaré hostile à la candidature de Kikwete, juge trop jeune et inexpérimenté pour prétendre à la fonction de président de la République. Cette prise de position était encore présente à l’esprit de tous pendant la campagne de sélection interne des candidats du CCM au début de l’année 2005. La rencontre avec la veuve de Nyerere, en tant que cette dernière est la représentante de son défunt époux, a donc constitué une tactique politique particulièrement efficace pour lever l’obstacle pose par le Mwalimu à la candidature de Kikwete, symboliser leur réconciliation et donc asseoir la légitimité d’un homme politique appelé à être le prochain chef d’État. En outre, la remise d’une Bible au pratiquant musulman qu’est Kikwete a rassuré les Chrétiens de Tanzanie que ce candidat à la présidence continuerait à être fidèle au principe de tolérance religieuse défendu et applique par Nyerere (Westerlund, 1989)22.
23Les manœuvres politiciennes de revendication d’une filiation morale avec Nyerere apparaissent avec évidence dans la controverse qui s’est cristallisée au cours de la campagne présidentielle d’octobre/novembre 2005 entre le parti en place, le CCM, et le parti d’opposition du Chadema (Fouéré 2006). En effet, le candidat Chadema à la présidentielle, Freeman Aikaeli Mbowe s’attira les foudres du CCM par ses références constantes à J.K. Nyerere. Non content de rappeler qu’il avait été un compagnon de route de l’ancien président pendant la période socialiste, il déclara ouvertement que le CCM n’avait pas survécu à Nyerere, le décès de ce dernier marquant la fin d’un âge d’or idéologique. Les membres influents du CCM, notamment le conseiller ont la campagne présidentielle, Kingunge Ngombale-Mwiru, répliquèrent vivement à ces déclarations. Arguant que seul le parti issu de l’indépendance était historiquement légitime à se réclamer de Nyerere, ils accusèrent publiquement Mbowe de tromper les électeurs en déformant la réalité historique – il n’aurait jamais été un ami proche du Mwalimu – et, par suite, en se revendiquant d’une filiation foncièrement illégitime. Dans ces attaques politiciennes qui s’étalèrent sur plusieurs mois, la figure de Nyerere, gage suppose de succès électoral, fut l’enjeu d’une épreuve de force symbolique : l’issue devait en être la détermination des héritiers légitimes de l’ancien président. Alors que pour le CCM, la figure de Nyerere est devenue la propriété incontestable du parti, il est évident que les autres partis d’opposition prétendent recueillir une part de la succession, Nyerere ayant selon eux accédé au statut de grand homme, dégagé de toute affiliation partisane.
24Ces deux exemples illustrent les manœuvres politiciennes qui sont sous-jacentes à la réactivation de la mémoire d’un Nyerere idéalisé, et les tensions qui les accompagnent. Considérant que la revendication de l’héritage du Mwalimu constitue une stratégie efficace de légitimité politique, les élites dirigeantes se sont livrées un combat acharne pour déterminer qui pouvait se revendiquer comme son légataire légitime. Dans le contexte actuel du multipartisme, l’enjeu est de taille pour l’ancien parti unique, bien déterminé à se maintenir au pouvoir (Maupeu, 2001).
25La production mémorielle qui s’opère au sein du champ politico-médiatique a ceci de particulier qu’elle ne rencontre guère, dans cet espace, d’opposition manifeste. Outil d’imagination nationaliste, la figure de Nyerere n’est aucunement l’objet de contre discours institutionnels publicisés qui viendraient la contester. Au mieux, elle devient un instrument critique en se retournant contre ses promoteurs ; au pire, elle est la cible d’une calomnie politique sans lendemain.
- 23 The Guardian, 18/10/2004.
26Le consensus politico-médiatique qui s’est créé autour de la figure mythifiée de Nyerere ne fait pas que servir les classes dirigeantes. En effet, certains journalistes n’hésitent pas à s’appuyer sur un Mwalimu idéalisé pour mieux critiquer le fonctionnement politique et économique actuel. La revendication de l’héritage de l’ancien chef d’État a donc ceci d’ambivalent qu’elle peut être utilisée aussi bien pour asseoir le système en place que pour mettre en lumière ses imperfections. Dans l’article intitule « A return to Mwalimu’s standards now needed »23, c’est une question rhétorique qui constitue le cœur de l’argumentaire : l’héritage de Nyerere dont se réclament abondamment les hommes politiques tanzaniens se traduit-il aussi en actes ? La réponse surgit au détour d’une mise au point sur la question de la corruption : les déclarations de fidélité à la mémoire de Nyerere sont bafouées par des pratiques cupides que le père de la nation aurait condamnées sans appel. L’auteur de l’article donne donc une leçon en forme de mise en garde aux hommes politiques d’aujourd’hui : « You cannot claim to honour the legacy of Mwalimu without respecting what he stood for » (Vous ne pouvez pas prétendre honorer son héritage sans respecter ce qu’il a défendu). Ce sont deux époques qui sont ainsi mises en opposition, celle révolue de Nyerere, et celle d’aujourd’hui, antithèse de la première, ou régneraient la corruption, le désir d’enrichissement personnel, le désintérêt envers la paysannerie, l’absence de prise en compte de la parole des citoyens. Une des critiques les plus acerbes de l’écart entre les discours et les pratiques des élites politiques est venue de l’hebdomadaire indépendant et intellectuel Rai suite à la proposition de certains partis d’opposition de mettre fin à la « course de la torche » de l’indépendance entre les différentes régions de Tanzanie. L’ancien président Benjamin Mkapa avait saisi cette occasion pour dénoncer la volonté des partis d’opposition de balayer l’héritage moral de Nyerere. Cette déclaration, cible de l’article cite, témoignerait selon son auteur de l’inconsistance de la référence au Mwalimu. Sous prétexte d’honorer l’héritage de l’indépendance, le monde politique se cramponnerait en effet à des symboles passes de mode au lieu de traduire la pensée nyérériste en actions concrètes.
- 24 « Dua kwenye kaburi la Nyerere wakati huu kuna maana gani ? », Nipashe, 05/10/2005.
27Lors de la dernière campagne électorale, le déplacement de nombreux candidats présidentiels et parlementaires jusqu’au village natal de Nyerere, Butiama, situe sur les rives du Lac Victoria dans le nord-ouest du pays, avait aussi été l’objet de commentaires sarcastiques de la part de quelques journalistes. Se moquant de cette surenchère de déférence, par le recueillement sur la tombe du Mwalimu, l’auteur de l’article « What does it mean to meditate at Nyerere’s grave at that time »24 ironisait sur ces marques d’impudence des hommes politiques, peu sourcilleux face au décalage entre un engouement soudain pour le père de la nation, accompagne de promesses rebattues, et leurs comportements politiques quotidiens, illustration de leur totale indifférence aux valeurs autrefois prônées par Nyerere. Bref, le Mwalimu est aujourd’hui brandi comme un étalon de référence en politique. C’est dans l’écart entre les pratiques politiques réelles et le modèle mythifie en vigueur que se mesure la légitimité des hommes politiques. Mais comparées à la perfection de l’ancien président de Tanzanie, les élites dirigeantes, corrompues et avides de pouvoir, font nécessairement piètre figure. Elles se retrouvent ainsi prises à leur propre pige, la mémoire idéalisée de Nyerere qu’elles avaient produite étant chaque année plus insidieusement retournée contre elles, comme le montrent les articles parus pour la commémoration d’octobre 2008.
28Si la dénonciation des « politiques du ventre » (Bayart 1989), prenant appui sur l’idéal politique que constitue Nyerere, est devenue une pratique courante, on constate que la sphère médiatique et le monde politique restent peu enclins à prendre la parole pour déboulonner la statue du Commandeur. Aucun article, aucun ouvrage, aucun discours public ne sont parvenus jusqu’à nous pour soutenir l’idée inverse. Les seuls éléments tangibles de remise en cause du mythe Nyerere sont à chercher auprès d’un petit parti politique populiste et extrémiste, le Democratic Party (Crozon 1998 ; Prunier 1998).
- 25 The Guardian, 30/11/1999.
- 26 Entretien, juin 2006.
- 27 Le révérend Mtikila déclare ne pas pouvoir trouver d’imprimerie qui accepterait son manuscrit, arg (...)
29Le leader du DP, le révérend Christopher Mtikila, est le seul homme politique qui ose aujourd’hui, dans le contexte actuel de consensus dithyrambique, prendre parti contre Nyerere. Mais ses propos calomnieux dépassent difficilement le cercle de ses partisans. Le « scandale des cassettes » avait déjà contribué à cristalliser son image d’ennemi public de Nyerere. En effet, au cours des semaines qui avaient suivi le décès de Nyerere, on l’avait accusé d’être l’auteur de la mise en circulation clandestine de cassettes contenant des attaques injurieuses contre le défunt. Selon les seules informations disponibles, l’ancien chef d’État y était qualifié de « diable » (« devil ») et sa dépouille de simple « cadavre » (« the corpse of Nyerere »)25. Le révérend Mtikila se défend aujourd’hui d’avoir été l’instigateur de ce scandale, l’attribuant à ses « ennemis », les politiciens du CCM26. Mais il revendique au contraire un texte pamphlétaire, non publié27, qu’il envisage de faire rapidement circuler. Intitulé « Les informations du Democratic Party sur les péchés de Julius Kambarage Nyerere », ce libelle détaille en treize points non seulement les manœuvres frauduleuses et les supercheries de Nyerere, passant en revue les domaines de l’éducation et de l’économie, mais surtout les traits de la personnalité « maléfique », au sens littéral, de cette figure politique. Avec en arrière-plan le processus de béatification entame par l’Église de Tanzanie, le texte s’acharne à démontrer, par des propos diffamants et des approximations historiques, que celui qui ne mérite aucunement son nom de « père de la nation » ne doit pas, logiquement, pouvoir accéder au statut de « bienheureux », encore moins de « saint ».
30La figure de Nyerere n’est pas aussi intouchable que le discours totalisant actuellement en vigueur dans le champ du pouvoir ne le laisse envisager. Mais, parce qu’ils sont énoncés sur le mode de la calomnie, ces propos critiques sont bannis de la sphère médiatique. C’est donc un discours sans aspérités que le champ politique propose à la population tanzanienne.
31J.K. Nyerere reste une figure politique centrale dix ans après son décès. Les médias et les groupes dirigeants de Tanzanie ne cessent d’en proposer une image idéalisée, objet d’un culte d’État qui trouve sa raison d’être dans les dynamiques internes à la sphère politique. Dans un pays qui a fait table rase du socialisme en quelques années pour se lancer dans la démocratisation et la libéralisation économique, où s’accroissent les inégalités socio-économiques et les dissensions identitaires, les revendications d’une filiation morale avec un père de la nation mythifie, et à travers lui des valeurs universelles que la population tanzanienne devrait continuer à embrasser, répondent à des finalités pratiques : faisant croire à la continuité entre passé et présent, si ce n’est sur le plan idéologique en tout cas sur le plan éthique, elles constituent des stratégies de construction d’une légitimité politique, partisane ou individuelle. Les controverses observées sur les entités politiques légitimées à se réclamer de l’héritage de Nyerere témoignent des tensions qui traversent le champ du pouvoir, mais n’affectent pas l’image uniforme qui est officiellement proposée de l’homme politique. S’il est aujourd’hui possible d’utiliser la figure mythifiée de Nyerere pour fustiger les élites dirigeantes, il semblerait que toute critique énoncée directement à son égard, issue du champ politique institutionnel, soit étouffée avant même d’avoir pu se cristalliser dans l’espace public. Une compréhension globale du phénomène Nyerere en Tanzanie contemporaine nécessite donc se tourner vers les autres espaces d’expression politique pour faire écho aux voix discordantes, aux mémoires dissidentes et aux oppositions diffuses qui chercheraient à se faire entendre à travers les clameurs commémoratives remplissant l’espace public.