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Sur le Champ

Les trajectoires des spécialisations industrielles dans les villes petites et moyennes en France

Entre reconversions, poursuite de la décroissance et nouvelles activités (1962-2019)
Evolution of industrial specialization in French small and medium-sized cities
Industrial restructuring, continuous decline and new activities (1962-2019)
Ivan Glita

Résumés

Les villes petites et moyennes sont souvent caractérisées par leur désindustrialisation. En France, l’emploi industriel continue de diminuer à un rythme soutenu, en particulier dans les villes en décroissance. Mais au-delà de ce constat, on observe une recomposition géographique de l’emploi industriel visible à travers l’étude de la spécialisation relative des villes. Grâce aux analyses de trajectoires économiques par appareillement optimal et à l’interprétation d’un indice de spécialisation, nous constatons la résistance de l’emploi industriel dans les villes petites et moyennes, notamment certaines agglomérations en décroissance, ainsi que l’apparition de nouvelles villes spécialisées.

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Texte intégral

Introduction

1Les villes petites et moyennes ont suscité un intérêt renouvelé dans les recherches récentes en raison de la grande diversité de leurs trajectoires actuelles. La plupart sont attractives (Pistre, 2011 ; Édouard, 2012), mais elles sont aussi surreprésentées parmi les villes en décroissance démographique (Wolff et al., 2013).

2Cette diversité est notamment liée à l’héritage de structures économiques variées qui les caractérisent. Les recherches consacrées à la décroissance urbaine ont ainsi mis en valeur le lien très fort entre crise de l’industrie et décroissance (Wolff et al., 2013, Baron et al., 2010). Alors que les métropoles concentrent la croissance économique avec le développement d’activités tertiaires ou de haute technologie, les villes petites et moyennes sont plus spécialisées que l’ensemble des villes françaises, du fait de leur taille. Elles concentrent proportionnellement davantage d’emplois dans les activités industrielles (Férérol, 2014 ; Gros-Balthazard, 2020). La mono-spécialisation dans des activités peu dynamiques est alors mise en cause pour expliquer leur décroissance (Edelblutte, 2018 ; Béal et al., 2021).

3Mais depuis au moins le début des années 2000, on observe aussi un renouvellement du tissu économique de nombreuses villes petites et moyennes avec, entre autres, une augmentation du nombre d’emplois industriels. Certes, leur nombre est faible en comparaison des emplois perdus depuis les années 1970. Mais cette dynamique renforce l’attractivité de ces villes qui attirent de nouveaux habitants. Alors que le nombre d’emplois industriels continue globalement de reculer en France, ces évolutions témoignent d’une recomposition de l’emploi industriel entre les villes françaises.

4L’objectif de cet article est d’analyser l’évolution récente de la distribution relative des activités industrielles dans les villes petites et moyennes. Observe-t-on, dans le contexte actuel, un lien entre décroissance démographique et spécialisation industrielle ? Dans quelle mesure le développement d’activités industrielles nouvelles dans les petites villes contrebalance-t-il la diminution générale du nombre d’emplois industriels ?

5Après avoir présenté les dynamiques démographiques récentes des villes petites et moyennes, en distinguant celles qui sont ou non en décroissance, nous analyserons l’évolution du taux d’emplois industriels depuis les années 1960 en construisant une typologie de l’évolution des taux d’emplois industriels par appareillement optimal. Nous complèterons cette analyse par l’examen d’un indice de spécialisation globale des villes petites et moyennes pour mettre en relation ce taux d’emplois avec la spécificité globale de l’emploi dans ces villes industrielles.

Les villes petites et moyennes entre décroissance industrielle et attractivité retrouvée

6Des typologies d’activités ou fonctionnelles ont été réalisées pour suivre l’évolution de la structure économique des villes, centrées sur les aires urbaines (Paulus, 2004) ou les bassins de vie (Gros-Balthazard, 2020). Elles mettent à la fois l’accent sur le développement de la sphère présentielle dans des villes de petite taille (Davezies et Talandier, 2014) tout en insistant sur la permanence de spécialisations industrielles dans une partie du système de villes. De ces analyses découlent deux portraits complémentaires des villes petites et moyennes : certaines subissent des formes de décroissance économique (absolue ou relative) tandis que d’autres parviennent à conserver leur place dans la hiérarchie urbaine.

Forte spécialisation industrielle et décroissance des villes petites et moyennes

7Comme l’ont montré des études systématiques sur les villes en décroissance (Gourdon et al., 2019 ; Wolff et al., 2013), la décroissance en France touche surtout les villes petites et moyennes. Les pertes d’habitants et d’emplois les plus importantes ont lieu dans les années 1970-1980, corrélées aux crises industrielles. Dans le cas des villes en décroissance, ces pertes continuent sur la longue durée : on les observe encore dans les années 2000 et 2010. De nombreux emplois industriels continuent alors de disparaître (Bost et Messaoudi, 2017). Mais la spécialisation industrielle relative peut se maintenir néanmoins. La typologie des aires urbaines de F. Paulus (2004) par exemple met en évidence une partie des aires urbaines 1999, de petite taille, caractérisées à la fois par une forte spécialisation industrielle dans le textile ou la métallurgie et par des trajectoires démographiques décroissantes.

8Alors que la présence d’activités spécialisées caractérise initialement un avantage comparatif de certaines agglomérations par rapport à d’autres, une trop forte spécialisation a été mise en avant pour expliquer les processus de décroissance urbaine (Edelblutte, 2018; Wolff et al., 2013). Cette forte spécialisation, indépendamment de la conjoncture sectorielle, reste caractéristique des bassins industriels, mais aussi des petites villes en général, industrielles ou non (Laborie, 1979 ; Taulelle, 2010). La spécialisation reste perçue comme un handicap potentiel pour les agglomérations face aux évolutions des cycles économiques (Cattan et Saint-Julien, 1999). La crise de 2008 poursuit et accentue les pertes industrielles initiées dans les années 1970 (CGET, 2018) : les agglomérations perdant déjà des emplois industriels auparavant en perdent plus vite que lors des décennies précédentes.

9Les villes moyennes concentrent des problématiques similaires et sont aujourd’hui très étudiées dans les études sur la décroissance : elles subissent des pertes d’emplois notables, une diminution du nombre et de la qualité des services publics, depuis la réforme générale des politiques publiques de 2007 (Béal et al., 2021). Contrairement aux plus petites villes, elles connaissent aussi une importante périurbanisation. Dans la plupart des cas, cette augmentation de la population périurbaine n’est pas suffisante pour compenser les pertes de population des agglomérations (Glita, 2021). Même si les villes moyennes sont globalement moins industrielles que les petites villes, on trouve aussi parmi elles des villes spécialisées touchées par une forte diminution des emplois industriels comme Montluçon par exemple.

Une concentration des emplois industriels dans des petites villes dynamiques

10Malgré le fait que les structures démographiques et économiques des villes petites et moyennes en font des villes plus vulnérables face à la décroissance urbaine, les études consacrées à ces villes, cherchant à cerner les spécificités de ces échelons inférieurs de la hiérarchie urbaine, ont surtout souligné le maintien de l’activité et des services dans des villes de petite taille (Jousseaume et Talandier, 2016 ; Edouard, 2012). En s’appuyant sur la distribution géographique des services et des commerces, elles montrent que les petites villes sont toujours fréquentées par les populations des territoires qu’elles polarisent (Hubert et al., 2016). Ces villes profitent de l’augmentation des mobilités pour attirer de nouveaux habitants (Brès, 2017). Les extensions successives des couronnes périurbaines, incluant de plus en plus de petites villes, contribuent à ce processus. Les régions proches des grandes villes et des métropoles, mais aussi les campagnes touristiques et les littoraux profitent davantage de ce phénomène, au contraire des régions plus isolées, davantage touchées par la décroissance (Hilal, 2012). Il y aurait même, pour certaines, un processus de diffusion des économies métropolitaines vers les villes petites et moyennes (Édouard, 2019).

11Ce maintien de l’activité dans les villes de petite taille est important alors que les communes rurales de nombreux territoires de faible densité sont attractives depuis le début des années 2000 (Pistre, 2011). Cette attractivité renouvelée s’appuie sur l’armature fine des villes petites et moyennes. Les petites villes notamment, continuent de constituer une maille importante à l’échelle locale. Certains secteurs industriels y restent très pourvoyeurs d’emplois et se concentrent bien dans les échelons inférieurs de la hiérarchie urbaine (Férérol, 2014). C’est pourquoi d’autres recherches nuancent le lien entre spécialisation industrielle et décroissance. Ce lien entre petite ville et industrie est alors considéré comme bénéfique pour le territoire. Ces petites villes sont surreprésentées dans des régions de faible densité, à l’écart des grandes métropoles, où elles peuvent abriter des clusters d’innovation (Crevoisier, 2001 ; Harvey et al., 2012). Ce maintien relatif de l’emploi industriel va de pair avec un développement de l’économie présentielle, c’est-à-dire des activités dont le produit est directement destiné aux habitants du territoire. Dans de nombreuses petites villes, ce dynamisme de l’économie présentiel vient compenser la diminution des emplois productifs, en parallèle du maintien relatif de certaines activités industrielles. La concentration relative de l’industrie dans les villes de petite taille s’est aussi accentuée à cause du recul progressif de l’emploi industriel dans les grandes métropoles (d’abord à cause de la décentralisation industrielle puis après la crise des années 1970) et des grandes villes industrielles du territoire (notamment du Nord et de la Lorraine). De plus, les villes apparaissent d’autant plus industrielles qu’elles sont de petite taille : du fait de la présence de grands établissements dans des petites villes, la proportion d’emplois occupés par l’industrie peut être localement très importante. Dans le même temps, de nombreux emplois liés aux fonctions métropolitaines sont absents des petites villes.

Les trajectoires démographiques récentes des villes petites et moyennes

12Les études consacrées aux villes petites et moyennes montrent donc le lien très fort entre évolution démographique et évolution de l’emploi industriel. Pour observer la distribution de ces dynamiques entre l’ensemble des villes petites et moyennes, nous construisons une base de données à partir de laquelle nous pouvons étudier les spécialisations industrielles et les trajectoires démographiques. Cette base de données comprend toutes les villes pour pouvoir y contextualiser les villes petites et moyennes avant de les en extraire.

13Or, il n’y a pas, en France, de définition unifiée de la petite ville (Édouard, 2012 ; Laborie, 1979) ou de la ville moyenne (Santamaria, 2012), de même qu’on peut constater l’absence de cadre théorique unifié pour définir les villes en décroissance (Fol et Cunningham-Sabot, 2010). Ces questions ont suscité un grand nombre de recherches explorant la diversité des villes en termes de trajectoires démographiques, économiques ou d’offre de services.

  • 1 Nous pouvons également citer la politique « Territoires d’industrie » ciblant directement les secte (...)

14Les petites villes et les villes moyennes sont étudiées selon deux perspectives très différentes : celle des périmètres statistiques de la ville (unité urbaine, aire urbaine ou aire d’attraction des villes) et celle des listes de communes ciblées par les politiques publiques. Deux de ces politiques servent à désigner ces villes : action cœur de ville (destinée explicitement aux villes moyennes) et petites villes de demain1. Or, les périmètres des politiques publiques sont construits à partir des mailles administratives du territoire français. Petites villes de demain comme Action cœur de villes construisent les villes petites et moyennes à partir de la seule population communale, sans distinguer si une commune constitue un ensemble urbain en soi ou si elle est une composante d’un ensemble urbain plus large. Action cœur de ville cible ainsi de nombreuses communes de banlieue comme villes moyennes (Arpajon ou Sartrouville par exemple) sans tenir compte du fait que ces communes font partie intégrante de l’agglomération parisienne. La liste des petites villes de demain est aussi construite à partir d’un seuil de population auquel est ajouté un critère de centralité lié à leur concentration de services intermédiaires selon la base des bassins de vie.

  • 2 Le périmètre 2020 est le dernier périmètre en vigueur. Mais les unités urbaines ont été actualisées (...)

15Notre démarche consiste donc plutôt à opter construire notre base de données à partir des périmètres statistiques. Comme périmètre urbain, nous avons donc retenu l’unité urbaine (ou agglomération). Fondée sur un nombre d’habitants aggloméré (2 000) et une continuité du bâti, elle possède l’avantage, par rapport à des périmètres fonctionnels telles que l’aire urbaine ou l’aire d’attraction des villes, de comprendre l’ensemble des communes urbaines. L’aire urbaine (comme l’aire d’attraction) retire les plus petites communes urbaines car elles n’atteignent pas un seuil d’emploi (ou une densité de population) suffisant pour être intégrées au périmètre. Au contraire, de nombreuses communes rurales sont prises en compte à cause de l’intégration des couronnes périurbaines. Pour distinguer les villes petites et moyennes parmi les 2 410 unités urbaines définies dans le périmètre 20202, nous avons également recours à des seuils de population courants : moins de 20 000 habitants pour les petites villes et moins de 100 000 habitants pour les villes moyennes. Pour notre analyse de l’industrie, nous ne tenons pas compte des cas particuliers de l’industrie ultramarine et nous nous concentrons sur les dynamiques de la France métropolitaine. Notre méthode nous permet d’y distinguer 1 494 petites villes et 202 villes moyennes. Pour pouvoir contextualiser ces villes petites et moyennes et confirmer leur surreprésentation parmi les villes industrielles, nous calculons nos indices et réalisons la typologie à partir de la totalité des 2 410 unités urbaines dont nous extrayons ensuite les villes petites et moyennes.

16De la même façon, nous ne recherchons pas ici les multiples facteurs de décroissance des agglomérations. La trajectoire démographique récente constitue un proxy satisfaisant pour contextualiser l’évolution industrielle. Les recherches ont montré que, dans les villes en décroissance, les pertes de population s’étalent sur plusieurs dizaines d’années au moins (Baron et al., 2010). Une durée de vingt ans constitue un minimum pour observer des formes de décroissance. Les villes que nous désignons ainsi sont donc les 491 agglomérations de moins de 100 000 habitants perdant des habitants entre les recensements 1999 et 2017 (28 % des villes petites et moyennes). Elles sont situées en majorité dans la diagonale du vide, en Normandie ou dans l’Est de la France (illustration 1, en bleu foncé). Au contraire, les villes de petite taille en forte croissance sont localisées dans les couronnes périurbaines et le long des littoraux (en rouge).

Illustration 1 - Taux de croissance récent des agglomérations françaises de moins de 100 000 habitants (1999-2017)

Illustration 1 - Taux de croissance récent des agglomérations françaises de moins de 100 000 habitants (1999-2017)

Source : Insee, RP 1999-2017 - Auteur : Ivan Glita, 2022.

Les spécialisations industrielles depuis les années 1960 : trajectoires de spécialisation relative et concentration de l’emploi

17Pour suivre les recompositions de l’emploi des villes petites et moyennes durant les dernières décennies, nous analysons les agglomérations grâce à une typologie de l’évolution du taux d’emplois industriels réalisée par méthode d’analyse de séquences par appareillement optimal. Cette analyse est complétée par le calcul d’un indice de spécialisation globale.

Formalisation de l’emploi industriel dans les bases de données de l’emploi

  • 3 Réalisée à partir de la Nomenclature d’activités et de produits en vigueur de 1973 à 1992.
  • 4 Résulte d’une classification des activités réalisée par F. Paulus et A. Aouka en retenant différent (...)
  • 5 Réalisée à partir de la Nomenclature d’activités françaises révision 2 en vigueur depuis 2008.

18Le nombre d’emplois industriels est connu grâce aux données des recensements. La base Vilref, conçue par F. Paulus (2004) et actualisée par A. Aouka (2015), compile ainsi les données d’emplois à l’échelon communal entre 1962 et 1999. Les données proposées aujourd’hui par l’Insee en libre accès permettent de compléter ces données pour les recensements récents (2009, 2014 et 2019). Mais ces données ne sont pas toutes compatibles entre elles car la nomenclature de l’emploi a évolué. Nous disposons ainsi d’une première partition de l’emploi entre 1962 et 1990 (NAP100 de l’Insee3), d’une autre uniquement pour l’année 1999 (en 38 postes4) et d’une troisième pour les recensements récents (A38 de l’Insee5). Pour les derniers recensements, nous avons également testé le calcul d’indices à partir de nomenclatures plus détaillées (A88, NAF732) mais le détail sectoriel accentue fortement la valeur des indices pour l’ensemble des petites villes en rendant les résultats peu interprétables à l’échelon national.

19Pour analyser l’emploi industriel dans son ensemble malgré ces changements de nomenclature, nous proposons de regrouper les secteurs liés à la fabrication et transformation de matières premières (industrie manufacturière, industrie extractive, industrie agro-alimentaire). Les secteurs de l’énergie, auxquels sont de fait associés leurs réseaux de distribution peuvent être également considérés comme emplois industriels. Nous retenons ainsi 52 secteurs dans la nomenclature de 1962 à 1990, 17 secteurs dans la version de 1999 et 16 secteurs pour les années 2000 et 2010. Du fait du caractère très large de notre partition, les secteurs retenus dans l’ensemble des nomenclatures se recouvrent : il ne devrait pas y avoir de variations importantes dues aux changements de nomenclature. Si ces regroupements permettent de considérer l’emploi industriel comme un tout sur la longue durée, ils n’empêchent pas ensuite d’observer le détail sectoriel pour chaque date de recensement.

Une typologie de trajectoire pour suivre l’évolution relative du taux d’emploi industriel

20Pour analyser la spécialisation industrielle sur la longue durée, nous procédons en deux étapes. Tout d’abord nous analysons l’évolution relative du taux d’emplois industriels dans son ensemble pour considérer l’orientation industrielle globale des agglomérations. Puis, grâce à un indicateur de spécialisation économique, nous distinguons les agglomérations industrielles selon la concentration de leurs activités en un ou plusieurs secteurs.

21L’objectif est d’analyser l’évolution de la distribution géographique de ces forts taux d’emplois industriels entre les agglomérations. Pour ce faire, nous construisons des trajectoires de spécialisation industrielle que nous analysons en réalisant une typologie par appareillement optimal. Cette méthode permet de restituer les trajectoires des agglomérations en insistant sur la persistance dans la durée des profils industriels. Cette approche par la discrétisation d’un taux d’emploi relatif permet d’observer l’évolution de la distribution des villes les plus industrielles les unes par rapport aux autres, malgré l’importante évolution du contexte national au cours de la période. Elle permet ainsi de considérer l’évolution général des profils industriels sans tenir compte a priori de la diversité sectorielle : dans une économie fortement tertiarisée, la présence importante d’emplois industriels constitue une spécificité en soi qui distingue un grand nombre de villes petites et moyennes des agglomérations tournées vers des économies métropolitaines (grandes métropoles mais aussi agglomérations polarisées par elles).

  • 6 Cette métrique consiste à comparer les séquences en réalisant uniquement des transpositions de séqu (...)

22Cette méthode, déjà employée pour réaliser des analyses de trajectoires démographiques de villes en décroissance (Gourdon et al., 2019) nous permet ici d’identifier les profils d’évolution relative du taux d’emplois industriels. La méthode consiste à construire des séquences chronologiques. On calcule ensuite leur distance entre elles : dans notre méthode, deux séquences sont d’autant plus proches l’une de l’autre que la plus longue sous-séquence commune entre les deux est longue (distance de Levenshtein II)6. À partir de la matrice des distances ainsi obtenue, on construit la typologie par classification ascendante hiérarchique.

23Pour construire les séquences chronologiques, nous discrétisons le taux d’emplois dans l’industrie (tous secteurs confondus). Cette discrétisation nous permet de considérer le taux d’emplois relativement à chaque date de recensement. En effet, le taux d’emplois dans l’absolu entre 1962 et 2019 n’est pas comparable à cause de la forte diminution du taux d’emplois industriels dans l’ensemble des agglomérations : un même taux proche de la moyenne en 1962 sera considéré comme très élevé en 2019.

24Nous discrétisons les taux d’emplois industriels en 4 classes à partir d’une partition initiale en quintiles : les agglomérations très industrielles (les 20 % où le taux est le plus élevé à la date du recensement), les agglomérations industrielles (les 20 % suivants), les agglomérations proches de la moyenne (le quintile central) et enfin les agglomérations peu industrielles (les deux derniers quintiles, soit les 40 % les moins spécialisées).

La mesure de la spécialisation industrielle grâce à l’indice de Krugman

25La typologie par appareillement optimal permet de suivre l’évolution globale de l’emploi industriel dans les agglomérations. L’indice de spécificité de Krugman (Annexe) (Kubrak, 2013) permet de compléter notre analyse en résumant la spécificité sectorielle des agglomérations industrielles identifiées dans la typologie. Les agglomérations identifiées sont-elles plutôt proches de la moyenne française en termes de distribution des activités ou s’en écartent-elles pour présenter des profils très spécifiques (mono-spécialisation dans un secteur d’activité rare par exemple) ? L’indice de Krugman est calculé pour chaque agglomération à partir des parts d’emplois dans l’ensemble des secteurs économiques. Sa valeur est comprise entre 0 et 1. Plus il est élevé, plus l’agglomération concernée est spécialisée et s’éloigne du profil moyen. Plus il est bas, plus l’agglomération est proche de la moyenne, ce qui correspond à une relative diversification économique.

26La valeur de l’indice est ainsi en partie liée à la taille des villes : les villes plus petites ont un bassin d’emploi plus réduit et s’écartent davantage de la moyenne nationale. Dans les petites villes, la simple présence d’un site industriel très pourvoyeur d’emploi suffit à contribuer fortement à l’augmentation de la spécialisation. Dans les données de 2019, la taille des villes explique 54 % de la valeur de l’indice de Krugman.

27Néanmoins cet effet de taille a peu d’impact sur nos analyses pour plusieurs raisons. Tout d’abord nous l’utilisons uniquement dans un second temps pour différencier des villes industrielles sélectionnées à l’issu de la typologie par appareillement optimal : les valeurs de l’indice de Krugman sont donc davantage homogènes sans les villes diversifiées économiquement mais aussi sans les villes spécialisées dans des filières non industrielles. De plus, nous discrétisons les résultats en quintiles selon la même méthode que pour les taux d’emplois industriels : les valeurs discrétisées diffèrent peu qu’on neutralise ou non l’effet de taille. Nous pouvons ainsi distinguer les agglomérations industrielles plus proches de la moyenne de celles qui présentent des profils spécifiques liés notamment à la présence de secteurs rares ou de formes de monospécialisation.

28L’indice de spécialisation ne fournit cependant qu’une valeur globale de la spécialisation des villes, pour distinguer ces différents cas, il faut ensuite explorer les secteurs d’activité dans le détail pour comprendre l’origine de la spécialisation, que nous analysons dans un second temps pour expliquer les cas mis en valeur par l’indice.

29La combinaison de nos deux analyses permet donc d’avoir une lecture nationale de la concentration de l’emploi industriel dans les unités urbaines depuis les années 1960. D’autres analyses permettraient d’aller plus loin en considérant le détail des secteurs d’activités concernés et en tenant compte de l’importance des effets régionaux, grâce notamment à des analyses structures-résidus ou à des typologies fonctionnelles.

Les transformations de la distribution des villes les plus industrielles (1990-2019)

30Malgré l’importante désindustrialisation qui touche l’ensemble des villes françaises durant la seconde moitié du XXe siècle, de nombreuses agglomérations restent relativement spécialisées dans des activités industrielles. Ce maintien de la spécialisation s’explique à la fois par la résistance des filières industrielles dans de nombreuses agglomérations mais aussi par le développement de nouvelles activités dans des villes auparavant peu spécialisées.

Un maintien des spécialisations industrielles relatives dans la plupart des agglomérations, même en décroissance

31La typologie réalisée par appareillement optimal à partir des taux d’emplois industriels permet de généraliser l’importance de la conservation dans le temps des spécialisations industrielles dans les agglomérations, qu’elles soient en décroissance ou non.

32La typologie propose en effet une partition des agglomérations en six classes (illustration 2). Deux d’entre elles (les classes 3 et 4) mettent en avant des villes avec des taux d’emplois industriels supérieurs ou très supérieurs à la moyenne nationale sur l’ensemble de la période. Dans la classe 3, les trajectoires sont variables au début de la période malgré une prédominance de l’état industriel (3e graphique de la seconde ligne), à la fin de la période cet état est largement majoritaire. La classe 4 est beaucoup plus homogène avec des trajectoires qui présentent quasi exclusivement l’état « très industriel » (4e colonne de graphiques). Ces deux classes concentrent les villes spécialisées dans l’industrie manufacturière en France.

Illustration 2 - Résultats de la typologie par appareillement optimal de l’évolution des taux d’emplois industriels (1962-2019)

Illustration 2 - Résultats de la typologie par appareillement optimal de l’évolution des taux d’emplois industriels (1962-2019)

Source : Insee, RP 1962-2019 - Auteur : Ivan Glita, 2022.

33Ces trajectoires montrent l’importance de l’héritage de territoires industriels qui se maintiennent au cours de la période. Cela signifie que les activités industrielles restent dans les mêmes villes. Mais continuité de la spécialisation ne signifie pas nécessairement continuité des activités : les secteurs industriels responsables des spécialisations peuvent avoir évolué comme à Sainte-Sigolène (Haute-Loire, 6 000 habitants en 2019), située dans un cluster industriel spécialisé de 1962 à 2019. Au début de la période elle est spécialisée dans l’industrie textile (740 emplois en 1962) puis dans l’industrie plastique à partir des années 1970 (1 100 emplois en 2019).

34Ce maintien des forts taux d’emplois industriels est relatif. Dans les classes 3 et 4, les taux d’emplois industriels moyens diminuent fortement. Une ville est considérée industrielle en 2019 avec un taux d’emplois beaucoup plus faible (24,9 %) qu’en 1962 (54,6 %). Ainsi, dans les deux classes industrielles, l’emploi industriel diminue en moyenne de 70 % en valeur absolue entre 1962 et 2019. Même lorsque les pertes d’emplois industriels sont très importantes, certains territoires polarisés par des villes petites et moyennes en perdent moins que la moyenne nationale. La Haute-Marne a beau perdre 38 % de ses emplois industriels entre 1999 et 2017, l’emploi y résiste par exemple mieux que dans le reste du pays, grâce à la montée en gamme de cluster industriels comme à Nogent (Ricard, 2015).

35Les villes industrielles sont surtout des villes petites et moyennes. Cette surreprésentation traduit à la fois leur très grand nombre dans le système de villes mais aussi une concentration des activités industrielles dans les agglomérations de petite taille. Les unités urbaines de moins de 100 000 habitants abritent en effet 49,8 % des emplois industriels (hors communes rurales) alors qu’elles ne comptent que 40,6 % des urbains et 36,8 % des emplois urbains. Ainsi, seule la moitié des emplois industriels reste présente dans les grandes villes en 2019 contre 64 % en 1962. Au contraire, l’emploi industriel des petites villes concentre 29 % de l’ensemble des emplois industriels contre 18,8 % soixante ans plus tôt.

36Les deux classes sont surreprésentées dans la moitié Nord de la France (illustrations 3 et 4) et la région Rhône-Alpes. On retrouve les régions d’industrie ancienne, ce qui est corroboré par le détail des secteurs surreprésentés dans ces deux classes (industrie textile, métallurgie, production de biens d’équipement). Mais on observe aussi des disparités entre les deux classes. Les villes très industrielles (illustration 4) sont davantage présentes dans le Nord et l’Est tandis que les villes industrielles (illustration 3) sont largement surreprésentées dans l’Ouest.

37Certaines de ces villes petites et moyennes sont isolées car elles forment à elles seules des bassins industriels de petite taille (Decazeville, Montbard). D’autres se présentent sous la forme de grappes de petites villes spécialisées (Est de la Haute-Loire, Choletais). Ces villes peuvent être spécialisées dans les mêmes secteurs, formant des clusters spécialisés, mais ces grappes peuvent aussi être liées à l’héritage d’anciennes spécialisations industrielles communes qui ont aujourd’hui disparu (les petites villes du Haut-Beaujolais anciennement spécialisées dans le textile par exemple). D’autres enfin se présentent sous la forme de grappes de villes petites et moyennes mais sont surtout polarisées par des grandes villes industrielles, absentes sur les cartes des illustrations 3 et 4 en raison de leur grande taille. C’est le cas particulièrement dans le Nord et l’Est de la France (périurbain de Dunkerque et du Havre, vallée de la Moselle, région de Montbéliard) ainsi que dans l’ancienne région Rhône-Alpes (périurbain de Lyon, région de Saint-Étienne, périurbain de Grenoble autour de Voiron). Dans ces régions industrielles spécifiques, l’ensemble des villes présente de fortes spécialisations industrielles, quelle que soit leur taille.

Illustration 3 - Les villes industrielles de moins de 100 000 habitants (Classe 3, 360 unités urbaines)

Illustration 3 - Les villes industrielles de moins de 100 000 habitants (Classe 3, 360 unités urbaines)

Source : Insee, RP 1962-2019 - Auteur : Ivan Glita, 2022.

Illustration 4 - Les villes très industrielles de moins de 100 000 habitants (Classe 4, 435 unités urbaines)

Illustration 4 - Les villes très industrielles de moins de 100 000 habitants (Classe 4, 435 unités urbaines)

Source : Insee, RP 1962-2019 - Auteur : Ivan Glita, 2022.

Décroissance démographique et spécialisation industrielle : un lien de moins en moins important

38Les classes 3 et 4 concentrent les villes en décroissance : 27,3 % des villes en décroissance entre 1999 et 2017 appartiennent à la classe 4 (agglomérations très industrielles) et 21,6 % à la classe 3 (villes industrielles). Les villes en décroissance y sont donc bien surreprésentées (alors qu’elles ne regroupent que 20 % du total des unités urbaines) mais cette surreprésentation reste limitée : les villes industrielles ne sont pas majoritairement en décroissance : elles ne rassemblent qu’autour de 30 % des villes des classes 3 et 4. Pour observer une surreprésentation plus nette des villes en décroissance, il faudrait détailler les filières et notamment les secteurs anciens à faible valeur ajoutée (textile, métallurgie) comme l’a montré F. Paulus (2004) à travers sa typologie fonctionnelle sur les données des années 1990.

39Le lien entre décroissance démographique et spécialisation industrielle relative diminue au cours de la période. Les classes 3 et 4 mettent surtout en valeur la conservation de spécialisations industrielles ou très industrielles sur la longue durée. Cette tendance générale masque de nombreux cas où la spécialisation, présente sur la majorité de la période d’étude, finit par disparaître.

40Ainsi, en examinant plus précisément le détail des séquences, pour considérer les spécialisations passées et présentes des villes en décroissance (illustration 5), on constate que 392 unités urbaines en décroissance (soit 80 %) ont été décrites à un moment de la période par l’état industriel ou très industriel. Mais, si 261 de ces unités urbaines conservent encore cette spécialisation en 2019, ce n’est plus le cas pour 131 unités urbaines qui sont aujourd’hui peu spécialisées ou proches de la moyenne. La très large majorité des villes en décroissance aujourd’hui a donc été marquée par une trajectoire industrielle dans la seconde moitié du XXe siècle, mais ce lien est de plus en plus ténu, au fur et à mesure que de telles spécialisations disparaissent de ces agglomérations en décroissance.

Illustration 5 - Maintien et perte de spécialisation industrielle en 2019 des villes petites et moyennes en décroissance entre 1999 et 2017

Illustration 5 - Maintien et perte de spécialisation industrielle en 2019 des villes petites et moyennes en décroissance entre 1999 et 2017

Source : Insee, RP 1962-2017 - Auteur : Ivan Glita, 2022.

41Cette désindustrialisation relative des agglomérations en décroissance peut être nuancée : la proportion d’agglomérations perdant leur spécialisation industrielle est équivalente parmi les villes en décroissance (26,6 %) et dans les villes en croissance (28 %, voir illustration 6). Les villes en croissance perdant leur spécialisation industrielle sont souvent situées en couronne périurbaine (dans le bassin parisien par exemple) mais aussi dans des bassins industriels en recomposition comme en Lorraine, marqués par une plus forte décroissance malgré des gains de population. Ainsi, malgré l’effondrement de la métallurgie dans les villes du Nord de la Lorraine (Raggi, 2019), seule l’agglomération de Jœuf, ville-usine (Picon, 2018) avec son ancien site Usinor, perd des habitants. Au contraire, pour les villes en décroissance démographique, les pertes s’effectuent plutôt dans des petites agglomérations isolées, quelques bassins industriels comme le Cambrésis (marqué par l’industrie textile et agro-alimentaire) mais surtout dans de nombreuses villes moyennes (Le Puy, Châteauroux, Belfort), surreprésentées parmi les villes perdant leur spécialisation industrielle.

Illustration 6 - Maintien et perte de spécialisation industrielle en 2019 des villes petites et moyennes en croissance entre 1999 et 2017

Illustration 6 - Maintien et perte de spécialisation industrielle en 2019 des villes petites et moyennes en croissance entre 1999 et 2017

Source : Insee, RP 1962-2017 - Auteur : Ivan Glita, 2022.

L’apparition de nouvelles agglomérations industrielles dans des petites villes en croissance

42La typologie met également en avant 197 agglomérations dont la forte spécialisation apparaît dans les années 1990-2000 : la classe 6 (illustration 7). Ce renforcement de la spécialisation industrielle apparaît généralement au fur et à mesure de la période avec plusieurs changements d’états successifs. Dans la trajectoire la plus courante (bas du deuxième graphique), qu’on retrouve par exemple à Ambrières-les-Vallées ou Saint-Sever, les agglomérations sont peu industrielles jusqu’au recensement 1982, où elles apparaissent dans la moyenne, avant un renforcement de la spécialisation dans les années 1990. L’état « très industrielle » est atteint dans les années 2000. Parmi les séquences les plus fréquentes, une autre traduit au contraire une augmentation de spécialisation plus rapide avec une transition simple de peu industrielle à très industrielle au recensement 1990, mais elle ne concerne que deux petites villes normandes.

43L’augmentation de la spécialisation relative correspond surtout, dans de nombreuses agglomérations, à une véritable augmentation récente du nombre d’emplois industriels. La classe 6 est la seule classe de la typologie où l’emploi industriel a augmenté durant la période (+14 %) alors que dans les agglomérations françaises il s’est contracté, dans le même temps, de -62 %. Dans le détail, 37 agglomérations de la classe ont effectivement perdu des emplois industriels sur la période mais seulement deux d’entre elles en ont perdu relativement davantage que la moyenne nationale (Ingrandes et la Clayette). Les 160 unités urbaines restantes ont gagné des emplois industriels ; pour 90 d’entre elles, le nombre d’emplois a plus que doublé.

Illustration 7 - Les villes développant une spécialisation industrielle à partir des années 1990 (Classe 6, 197 unités urbaines)

Illustration 7 - Les villes développant une spécialisation industrielle à partir des années 1990 (Classe 6, 197 unités urbaines)

Source : Insee, RP 1999-2019 - Auteur : Ivan Glita, 2022.

44Les agglomérations de la classe 6 ont toutes moins de 30 000 habitants, et seules quatre agglomérations dépassent les 20 000 habitants (Tournon-sur-Rhône, Sarreguemines, Molsheim et Vendôme). Elles ne sont pas toujours situées dans des régions de tradition industrielle : elles se concentrent principalement dans les Pays de la Loire, la Plaine d’Alsace ou la moyenne vallée du Rhône (dans ce dernier cas particulier, les agglomérations sont spécialisées au début de la période, puis perdent leur spécialisation dans les années 1970-1980 avant d’en développer de nouvelles).

45Les secteurs industriels concernés diffèrent également des autres classes. Alors que les agglomérations de la classe 6 concentrent seulement 6 % de l’emploi industriel aujourd’hui, elles regroupent 12 % de l’emploi dans l’industrie agro-alimentaire, 9 % dans l’industrie plastique et 8,9 % pour la fabrication de machines. Même s’il reste faible, le poids de cette classe dans l’emploi industriel a triplé au cours de la période. Ces nouvelles villes industrielles sont sous-représentées parmi celles en décroissance démographique (moins de 40 agglomérations perdent des habitants). Le développement de nouvelles spécialisations industrielles a donc lieu dans des territoires en croissance. Beaucoup de ces agglomérations sont cependant affectées au moment de la crise de 2008 : 48 % des agglomérations de cette classe 6 perdent ensuite des emplois industriels dans les années 2000-2010 même si elles conservent leur spécialisation relative.

Une concentration de l’emploi industriel dans les villes les plus spécialisées et dans les villes néo-industrielles

  • 7 Un cas fréquent est celui de l’hôtellerie-restauration dans les agglomérations touristiques.

46L’indice de Krugman permet de distinguer parmi les villes industrielles identifiées par la typologie celles qui présentent des profils plus spécifiques. Cet indice mesure l’écart de la distribution des emplois par secteur d’activité au profil moyen. De nombreuses structures d’emploi différentes peuvent expliquer de fortes valeurs de l’indice, en particulier des secteurs non industriels7. C’est pourquoi, nous l’analysons uniquement dans les unités urbaines que nous avons identifiées comme industrielles ou très industrielles en 2019 dans les parties précédentes.

47Le profil-type d’une agglomération très industrielle avec un indice de Krugman élevé correspond ainsi à une ville de très petite taille dont le bassin d’emploi est structuré par un établissement unique pourvoyeur de plusieurs dizaines (voire centaines) d’emplois représentant plus de la moitié des emplois de l’agglomération. Pour les villes petites et moyennes, cela met par exemple en valeur le secteur de l’énergie (centrale nucléaire à Cruas) ou la métallurgie (usine d’aluminium à Biesheim). Un autre cas proche peut expliquer un indice élevé : celui d’un cluster industriel où de nombreuses entreprises plus petites d’un même secteur sont présentes dans une même agglomération (c’est le cas à Sainte-Sigolène). Dans les deux cas on s’approche de formes de monospécialisation économique.

48En observant la distribution des agglomérations industrielles selon l’indice de Krugman (illustration 8), on constate la présence de grappes d’agglomérations spécialisées, parfois assez étendues (en violet). Ces grappes d’agglomérations, visibles en Seine-Maritime, en Vendée ou autour de Lyon sont composées en large majorité d’agglomérations en croissance. Là encore, cela traduit une recomposition profonde de la distribution relative de l’emploi industriel vers l’Ouest de la ligne Le Havre-Marseille. Celui-ci a beaucoup diminué dans les régions industrielles en décroissance historiques du Nord et de l’Est de la France. Dans d’autres régions, il s’est maintenu à un niveau relativement élevé comme au Nord de la Vendée, région déjà industrielle au début de la période mais relativement moins que ne l’étaient alors les régions du Nord et de l’Est. Dans les villes en décroissance, l’emploi industriel a beau resté à un taux élevé, la spécificité sectorielle y est moindre : les agglomérations sont plus proches du profil moyen. Corroborant cette évolution, l’indice de Krugman montre qu’en 2019, les villes en décroissance ne sont pas surreprésentées parmi les villes les plus spécifiques. En effet, de nombreux bassins industriels anciens désindustrialisés sont aujourd’hui relativement peu spécialisés (Vosges).

Illustration 8 - Spécialisation globale des agglomérations industrielles discrétisée en trois catégories à partir de l’indice de Krugman calculé en 2019

Illustration 8 - Spécialisation globale des agglomérations industrielles discrétisée en trois catégories à partir de l’indice de Krugman calculé en 2019

Source : Insee, RP 2019 - Auteur : Ivan Glita, 2022.

49Les agglomérations industrielles les plus éloignées du profil moyen des villes françaises sont donc majoritairement en croissance. En croisant ce résultat avec la typologie des trajectoires industrielles par appareillement optimal, on constate que ces spécialisations sont le plus souvent anciennes (illustration 9). Deux tiers des agglomérations spécialisées fortement ou très fortement (329 unités urbaines) présentent une trajectoire industrielle ancienne ; c’est le cas dans de nombreux bassins industriels anciens (Vosges, Lyonnais, Choletais ; en violet sur la carte). Leur distribution est proche de 344 autres unités urbaines, en rose sur la carte, présentant également des taux d’emplois industriels élevés depuis plusieurs décennies, mais plus proches du profil moyen français, parce que leur taux d’emploi industriel est moindre ou parce que les secteurs industriels sont plus fréquents.

50Parmi ces 956 agglomérations, on constate que les unités urbaines spécialisées depuis plusieurs décennies (en rose et violet) abritent relativement peu d’emplois industriels : elles ne concentrent que 6 % de l’emploi industriel des 956 agglomérations. Trois filières y sont surreprésentées : l’énergie, l’industrie minière et l’industrie agroalimentaire. Ces trois filières contribuent fortement à la valeur de l’indice de Krugman, les deux premières parce qu’elles sont rares et la dernière parce qu’elle est encore fortement pourvoyeuse d’emplois. Les autres secteurs d’activité sont plus présents dans les autres catégories, ce qui signifie qu’elles contribuent globalement moins à distinguer les profils des agglomérations du profil moyen. Bien entendu la présence de grands établissements dans ces secteurs peut localement entraîner une valeur élevée de l’indice de Krugman (comme on l’a vu pour la maroquinerie par exemple).

Illustration 9 - Spécialisation globale des agglomérations en 2019 par rapport à leur trajectoire industrielle (1962-2019)

Illustration 9 - Spécialisation globale des agglomérations en 2019 par rapport à leur trajectoire industrielle (1962-2019)

Source : Insee, RP 1999-2017 - Auteur : Ivan Glita, 2022.

51Au-delà de cette distribution géographique traditionnelle des agglomérations industrielles en France, la carte fait également apparaître un ensemble de 134 unités urbaines très spécialisées et spécifiques, concentrées dans le Grand Ouest français, de la Vendée au Maine-et-Loire mais aussi au Sud de la Bretagne. Ces unités urbaines néo-spécialisées n’apparaissent pas dans des régions dépourvues d’industrie : elles se développent dans des régions anciennement industrielles où les villes anciennement spécialisées restent très présentes, en particulier dans le Choletais. Ces néo-spécialisations s’expliquent surtout par l’importance de l’industrie agro-alimentaire. Alors que ces unités urbaines n’abritent que 10 % des emplois industriels, elles concentrent 20 % de l’emploi dans l’industrie agro-alimentaire, ce qui explique leur localisation plutôt dans les départements de Bretagne et des Pays de la Loire.

Conclusion

52Alors que les politiques publiques s’intéressent davantage aux villes petites et moyennes tout en définissant des territoires d’industrie sur l’ensemble du territoire métropolitain, nos analyses montrent une importante reconfiguration des territoires spécialisés dans l’industrie. Ces analyses présentent trois résultats principaux articulés autour de la mise en évidence d’une diversité des profils industriels des villes petites et moyennes.

53Tout d’abord, elles montrent que les taux d’emplois industriels élevés se maintiennent dans les régions traditionnelles d’industrie malgré les fortes pertes d’emplois industriels de la deuxième moitié du XXe siècle. Certes le nombre d’emplois industriels a beaucoup diminué depuis les années 1970, mais de nombreuses agglomérations y conservent une spécialisation relative très importante. L’emploi y est relativement moins concentré, une partie de ces agglomérations continue de maintenir leur spécialisation industrielle car les nouvelles activités industrielles s’implantent préférentiellement dans des territoires possédant déjà une tradition industrielle. On observe alors la persistance de grappes de villes petites et moyennes spécialisées qui constituent aujourd’hui les territoires les plus spécialisés dans les activités industrielles, qu’elles constituent ou non des clusters spécialisés. Dans les 40 % de villes petites et moyennes les plus spécialisées, les emplois industriels comptent pour plus de 20 % des emplois des agglomérations, soit plus de 730 emplois en moyenne).

54Nos résultats mettent aussi en évidence un ensemble d’agglomérations dont la spécialisation industrielle débute dans les années 1990 ou 2000. Ces villes se distinguent de l’ensemble précédent par plusieurs caractéristiques : croissance démographique, croissance de l’emploi industriel, présence de secteurs industriels spécifiques (notamment industrie agro-alimentaire), localisation dans des régions qui ne sont pas nécessairement de tradition industrielle (Bretagne). Ainsi, alors que la désindustrialisation des Vosges ou du Nord restent très marquées, on constate que le Nord de la Vendée et le Maine-et-Loire s’affirment comme des clusters industriels importants centrés sur des villes de petite taille. Par contre, d’autres territoires comme l’ancienne région Rhône-Alpes maintiennent une spécialisation industrielle très marquée liée à un renouvellement profond des activités industrielles.

55Pour ces deux raisons, l’association entre forte spécialisation industrielle et décroissance démographique n’est plus représentative des dynamiques récentes. Même si l’érosion de l’emploi industriel continue, notamment à la suite de la crise de 2008, les villes industrielles ne sont pas surreprésentées parmi les villes perdant des habitants. La distribution des villes industrielles ne suit pas celle des villes en décroissance, plutôt faiblement industrielles et davantage surreprésentées le long de la diagonale des faibles densités. De la même façon, les villes perdant leurs spécialisations industrielles ne sont pas nécessairement en décroissance, car beaucoup profitent du dynamisme de grandes métropoles proches comme autour du bassin parisien.

ANNEXE

Calcul et application de l’indice de Krugman (d’après Kubrak, 2013)

Calcul et application de l’indice de Krugman (d’après Kubrak, 2013)
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Notes

1 Nous pouvons également citer la politique « Territoires d’industrie » ciblant directement les secteurs industriels, mais comme son nom l’indique, les territoires construits ne sont pas centrés sur des villes mais sur une ou plusieurs intercommunalités. Celles-ci peuvent correspondre à des villes mais aussi à des territoires ruraux ou des couronnes périurbaines. Ces territoires peuvent être très étendus : le département des Vosges est ainsi pris dans sa totalité comme un seul territoire d’industrie.

2 Le périmètre 2020 est le dernier périmètre en vigueur. Mais les unités urbaines ont été actualisées de nombreuses fois tout au long de la période d’étude (à chaque recensement de 1962 à 1999 puis en 2010 et 2020). En dehors des grandes villes, les agglomérations s’étalent peu (la croissance concerne davantage les couronnes périurbaines) : ainsi en moyenne, plus de 80 % des unités urbaines restent inchangées d’un recensement à l’autre (Glita, 2021). De nombreuses communes ont également fusionné au cours de la période, appliquer rétrospectivement le périmètre 2020 nous pousse à légèrement surestimer la taille de ces agglomérations. Mais là encore, l’impact sur la mesure de l’emploi industriel et de la population reste limité.

3 Réalisée à partir de la Nomenclature d’activités et de produits en vigueur de 1973 à 1992.

4 Résulte d’une classification des activités réalisée par F. Paulus et A. Aouka en retenant différents niveaux de détails selon les secteurs d’activité : N31 ou N60 de la Nomenclature des Activités françaises en vigueur de 1993 à 2002.

5 Réalisée à partir de la Nomenclature d’activités françaises révision 2 en vigueur depuis 2008.

6 Cette métrique consiste à comparer les séquences en réalisant uniquement des transpositions de séquence par insertion ou transposition d’états (Lesnard, 2010). Elle préserve la succession des états mais pas les dates des événements, au contraire de la distance de Hamming qui n’utilise que des substitutions. Dans notre cas, cela permet d’identifier les pertes de spécialisation industrielle relative ou au contraire les néo-spécialisations, en rapprochant les unités urbaines présentant des sous-séquences proches. Mais cette mesure de distance permet moins de dater des événements précis comme par exemple les crises économiques ayant eu lieu lors d’un recensement en particulier.

7 Un cas fréquent est celui de l’hôtellerie-restauration dans les agglomérations touristiques.

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Table des illustrations

Titre Illustration 1 - Taux de croissance récent des agglomérations françaises de moins de 100 000 habitants (1999-2017)
Crédits Source : Insee, RP 1999-2017 - Auteur : Ivan Glita, 2022.
URL http://journals.openedition.org/echogeo/docannexe/image/24560/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 337k
Titre Illustration 2 - Résultats de la typologie par appareillement optimal de l’évolution des taux d’emplois industriels (1962-2019)
Crédits Source : Insee, RP 1962-2019 - Auteur : Ivan Glita, 2022.
URL http://journals.openedition.org/echogeo/docannexe/image/24560/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 353k
Titre Illustration 3 - Les villes industrielles de moins de 100 000 habitants (Classe 3, 360 unités urbaines)
Crédits Source : Insee, RP 1962-2019 - Auteur : Ivan Glita, 2022.
URL http://journals.openedition.org/echogeo/docannexe/image/24560/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 250k
Titre Illustration 4 - Les villes très industrielles de moins de 100 000 habitants (Classe 4, 435 unités urbaines)
Crédits Source : Insee, RP 1962-2019 - Auteur : Ivan Glita, 2022.
URL http://journals.openedition.org/echogeo/docannexe/image/24560/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 240k
Titre Illustration 5 - Maintien et perte de spécialisation industrielle en 2019 des villes petites et moyennes en décroissance entre 1999 et 2017
Crédits Source : Insee, RP 1962-2017 - Auteur : Ivan Glita, 2022.
URL http://journals.openedition.org/echogeo/docannexe/image/24560/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 282k
Titre Illustration 6 - Maintien et perte de spécialisation industrielle en 2019 des villes petites et moyennes en croissance entre 1999 et 2017
Crédits Source : Insee, RP 1962-2017 - Auteur : Ivan Glita, 2022.
URL http://journals.openedition.org/echogeo/docannexe/image/24560/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 357k
Titre Illustration 7 - Les villes développant une spécialisation industrielle à partir des années 1990 (Classe 6, 197 unités urbaines)
Crédits Source : Insee, RP 1999-2019 - Auteur : Ivan Glita, 2022.
URL http://journals.openedition.org/echogeo/docannexe/image/24560/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 282k
Titre Illustration 8 - Spécialisation globale des agglomérations industrielles discrétisée en trois catégories à partir de l’indice de Krugman calculé en 2019
Crédits Source : Insee, RP 2019 - Auteur : Ivan Glita, 2022.
URL http://journals.openedition.org/echogeo/docannexe/image/24560/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 351k
Titre Illustration 9 - Spécialisation globale des agglomérations en 2019 par rapport à leur trajectoire industrielle (1962-2019)
Crédits Source : Insee, RP 1999-2017 - Auteur : Ivan Glita, 2022.
URL http://journals.openedition.org/echogeo/docannexe/image/24560/img-9.jpg
Fichier image/jpeg, 790k
Titre Calcul et application de l’indice de Krugman (d’après Kubrak, 2013)
URL http://journals.openedition.org/echogeo/docannexe/image/24560/img-10.jpg
Fichier image/jpeg, 138k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Ivan Glita, « Les trajectoires des spécialisations industrielles dans les villes petites et moyennes en France »EchoGéo [En ligne], 63 | 2023, mis en ligne le 30 juin 2023, consulté le 02 octobre 2023. URL : http://journals.openedition.org/echogeo/24560 ; DOI : https://doi.org/10.4000/echogeo.24560

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Auteur

Ivan Glita

Ivan Glita, ivanglita@gmail.com, est doctorant à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, associé à l’UMR 8504 Géographie-Cités. Il a récemment publié :
- Glita I., 2021. Trajectoires démographiques et décroissance urbaine : une typologie des agglomérations françaises à partir d’une base de données harmonisées (1962-2017). L’Espace géographique, vol. 50, n° 1-2, p. 2-23.

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC-BY-NC-ND-4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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