Introduction

1La vallée du Gier, entre Lyon et Saint-Étienne, est un secteur géographique complexe, constitué d’espaces résidentiels et d’espaces d’activités économiques et industrielles, parfois entremêlés. Traversée par des infrastructures lourdes de transport (autoroute A47 et ligne ferroviaire Lyon-Saint-Étienne), elle supporte des flux de mobilité intenses. Si l’œil du visiteur s’arrête d’abord sur les grandes friches qui marquent le paysage et témoignent de la désindustrialisation des années 1970-1990 qui se poursuit, ce territoire de forte tradition industrielle reste productif et innovant, notamment en raison de l’implantation d’un tissu dense de petites entreprises métallurgiques, mécaniques et textiles. Une partie importante des habitants demeure liée au monde de l’industrie qui fournit un emploi local sur cinq.

3Dans un espace marqué par une forte érosion industrielle et dominé par la logique de conversion résidentielle des territoires communaux, quels sont les facteurs qui permettent le maintien d’un système de très petites, petites ou moyennes entreprises (TPE-PME) encore dynamique ? Comment s’envisage un éventuel redéveloppement industriel, en lien avec les processus de renouvellement urbain en cours ou à venir dans cette vallée urbanisée et insérée dans une double dynamique métropolitaine, stéphanoise et lyonnaise (Morel Journel et al., 2022) ?

6Après une analyse socio-économique de la vallée du Gier, territoire d’industries, nous montrons les facteurs de durabilité mais aussi de fragilisation de son tissu industriel. Nous examinons enfin la difficile synergie entre développement urbain et productif, qui nous apparaît pourtant au cœur des enjeux d’une reconsidération de l’industrie existante en vallée du Gier.

Les dynamiques socio-économiques de Saint-Chamond et Rive-de-Gier : une désindustrialisation en trompe l’œil ?

7« Produite » par l’industrialisation de la région initiée dès le XVIII^e siècle (Gay, 1996), la vallée du Gier est aussi un secteur géographique métropolisé étendu sur les pentes du Pilat et les Monts du Lyonnais où la dynamique résidentielle n’a cessé de prendre de l’ampleur aux XIX^e et XX^e siècles (illustration 1).

Un espace du système métropolitain Lyon-Saint-Étienne aujourd’hui dominé par l’économie résidentielle

8La vallée du Gier a conservé une stabilité démographique – légèrement croissante – dans la durée parce qu’elle a bénéficié de l’implantation de nouvelles activités relevant de l’économie résidentielle, qui représente désormais une grande part des emplois disponibles (illustration 2 et 3). Ces activités ont donc en partie compensé les pertes industrielles massives, subies en plusieurs vagues depuis la fin des années 1970 dans la vallée. La conversion résidentielle du territoire est d’abord portée par les petites communes d’allure rurale des coteaux, comme Genilac, très attractives, qui concentrent les gains démographiques tandis que le fond de vallée, et en particulier les centres-villes de Rive-de-Gier et Saint-Chamond, perdent des habitants. Ainsi, la segmentation entre espaces périurbanisés des coteaux, en croissance, et centres-villes paupérisés et faiblement dynamiques d’un point de vue démographique, caractérise ce territoire.

9Ces dynamiques démographiques soulignent l’importance de la logique de conversion résidentielle des territoires communaux, qui questionne le devenir de la production, très majoritairement localisée sur des sites d’industrialisation historique en fond de vallée, et en repli dans la durée. La vallée du Gier compte néanmoins encore quelques 4 500 emplois disponibles dans l’industrie manufacturière, soit 20 % des emplois disponibles (contre quelques 12 % à l’échelle nationale, Insee RP 2019). Les activités productives se donnent à voir dans le paysage par une succession de zones d’activités économiques héritées et plus récentes, dont le devenir est partagé entre valorisation patrimoniale d’usines désaffectées à travers des projets de reconversion des espaces centraux de villes moyennes (Novaciéries à Saint-Chamond), renouvellement urbain (friche Duralex à Rive-de-Gier) et affirmation d’une vocation industrielle. Au total, quelques 250 établissements industriels sont implantés (illsutration 4), dont 60 % comptent 1 à 9 salariés (INSEE ; Flores 2019). Les vingt établissements de plus de 50 salariés fournissent, quant à eux, un emploi industriel sur deux.

10La vallée du Gier constitue aujourd’hui un élément du système métropolisé de Lyon-Saint-Étienne, dans le sens où les mobilités domicile-travail s’organisent à cette échelle. Si une grande majorité de la population vit et travaille à l’intérieur de ce périmètre, en particulier les catégories ouvrières, il n’est pas rare de rencontrer des personnes, souvent cadres aisés, habitant jusqu’à une heure de route, notamment dans les espaces périurbanisés des Monts du Lyonnais ou autour de Montbrison. L’économie productive est également intégrée à cette échelle : l’industrie et l’artisanat du bâtiment profitent de la proximité des marchés stéphanois et lyonnais, même si la première clientèle de particuliers est constituée par les populations résidentes des coteaux de la vallée du Gier, plutôt aisées. La proximité de Lyon et l’accessibilité rapide à l’ensemble du territoire national, l’existence d’un marché immobilier aux prix peu élevés et les attaches familiales favorisent le maintien et la relocalisation d’individus entrepreneurs, concourant au renouvellement du tissu productif local.

Un territoire durement frappé par la désindustrialisation

11Si le territoire a bénéficié d’une dynamique résidentielle relativement positive tout en restant productif, les recompositions socio-économiques et l’ampleur de la désindustrialisation vont de pair avec l’image durable de la « crise » ou de la « fragilité ». Dans les territoires de longue tradition industrielle comme la vallée du Gier, le processus de désindustrialisation est ancien, avec des phases d’accélération marquées, notamment dans les années 1980-1990 et, à nouveau, dans les années 2010. Les filières du textile, de la sidérurgie et de la mécanique, les plus représentées, ont subi une forte internationalisation, associée à une délocalisation des ateliers. Surtout, les gains de productivité ont induit une très forte rétractation des emplois ouvriers pour les productions restées sur le territoire. La vallée du Gier a également subi les effets de la liquidation de grands groupes locaux donneurs d’ordre (Béal et al., 2020), implantés dans le bassin industriel historique ligérien (Saint-Étienne, vallées de l’Ondaine et du Gier), qu’ils soient sidérurgique (Creusot-Loire en 1984) ou fabricants de biens d’équipement (dépôt de bilan de Manufrance en 1980) et d’armement (groupe GIAT, Groupement industriel des armements terrestres, fermé en 2006).

12Dans la période la plus récente, l’érosion de l’emploi industriel s’est poursuivie à un rythme particulièrement soutenu jusqu’aux années 2010, puis de façon nettement atténuée depuis 2013 (illustration 2), suivant en cela les dynamiques du département de la Loire dans son ensemble. Différentes fermetures et plans sociaux ont marqué les esprits, inscrivant encore la désindustrialisation dans l’actualité : de la cessation d’activités de la verrerie Duralex à Rive-de-Gier en 2007 (110 salariés – plus de 1000 dans les années 1970), les fermetures du site de Siemens à Saint-Chamond en 2010 (370 salariés), à la liquidation, en 2016, de la fonderie Metover à Rive-de-Gier (quelques 20 salariés), laissant une nouvelle friche en centre-ville, sans reprise industrielle (illustration 5).

Un espace resté productif

13Dans ce contexte, les quelques 250 établissements industriels que compte la vallée du Gier sont le témoin d’une durabilité discrète des systèmes productifs locaux, masquée par la violence de la désindustrialisation. C’est le cas notamment du système productif de la métallurgie-mécanique, dominant dans le territoire. Il rassemble à lui seul 55 % des emplois industriels et près de 40 % des établissements de la vallée (URSSAF, 2021). La plupart sont de très petites entreprises (un quart compte moins de trois salariés). Elles se sont maintenues en retissant des liens de sous-traitance, à l’échelle d’un territoire resserré, en se passant des commandes réciproques de pièces, et en se positionnant sur de nouveaux marchés, souvent de niche, à l’exemple d’une petite entreprise mécanique produisant des pièces pour le Centre européen pour la recherche nucléaire en Suisse, « son plus gros client », ou de chaudronneries fondant des pièces uniques pour le secteur nucléaire.

14Sur ces quelques 250 établissements, 85 % sont des entreprises, souvent mono-établissements. La plupart sont de petites entreprises familiales, parfois séculaires, comme les Etablissements Lafond père et fils à Rive-de-Gier (13 salariés). Mais la vallée compte aussi une dizaine d’entreprises de taille intermédiaire au modèle capitalistique classique avec une partie de la production localisée en Asie. C’est le cas du fabricant de nacelles élévatrices Haulotte, premier employeur industriel de la vallée avec quelques 340 salariés. Ce dernier, d’abord installé à L’Horme, a réimplanté son siège social dans une autre commune de la vallée du Gier, à Lorette plutôt qu’en région lyonnaise, afin de maintenir la proximité avec sa main d’œuvre déjà employée, partagée entre Saint-Étienne et Lyon pour les ingénieurs et commerciaux, installée dans la vallée pour les ouvriers. La sidérurgie est très représentée dans le territoire, principalement à travers le deuxième employeur industriel de la vallée, Industeel France à Rive-de-Gier-Chateauneuf (groupe Arcelor Mittal) qui compte un peu plus de 250 salariés. L’activité s’est maintenue notamment parce que l’appareil productif qu’est l’aciérie (en activité depuis 1868) est difficilement déplaçable et le réinvestissement sur site plus rentable (illustration 6).

15La filière textile est une autre figure historique de l’industrialisation de la vallée. Elle a fait l’objet, dès les années 1960-1970, d’une internationalisation favorisée par le recours massif à la sous-traitance pour les différentes étapes de traitement et de fabrication textile. En 2005, la suppression des quotas sur les quantités exportées des pays en développement a accéléré le processus de relocalisation des ateliers textiles, notamment en Chine. Les entreprises restées en France se sont positionnées sur la confection de textiles techniques, qui nécessitent une haute maitrise de la qualité de la production, favorisant leur maintien. Dans la vallée du Gier, les établissements textiles implantés, aujourd’hui peu nombreux (une quinzaine recensée), sont très représentatifs de cette évolution. Ils sont majoritairement spécialisés dans les tissus techniques d’application médicale ou pour différents marchés industriels spécialisés (vêtements étanchés de travail, sangles, tissus techniques divers).

Entre durabilité et invisibilisation paradoxale du tissu productif

17La relation affective au territoire, construite par les trajectoires personnelles et professionnelles des travailleurs de l’industrie, apparaît déterminante dans le maintien des tissus productifs de la vallée du Gier. Notre enquête sur les travailleurs de l’industrie du territoire en rend compte. Nous avons mené des entretiens semi-directifs avec une quinzaine de chefs d’entreprise, âgés de 32 à 57 ans, au deux-tiers dans la métallurgie-mécanique. Ces individus sont tous (sauf trois d’entre eux) nés dans la vallée du Gier ou à Saint-Étienne. Ils sont souvent passés par les mêmes centres de formation, notamment le lycée professionnel privé de Saint-Chamond et l’Institut Universitaire de Technologie de Saint-Étienne. À travers eux, l’intégration horizontale des filières de la métallurgie-mécanique et du textile technique notamment est forte et mobilise des ressources et stratégies communes (Le Galès, 2006).

Ancrage territorial des individus et durabilité du tissu productif de la vallée du Gier

18Dans la vallée du Gier comme dans nombre de territoires industriels français, le tissu économique reste dominé par la petite entreprise familiale transmise sur plusieurs générations, portée seule ou à quelques employés voire quelques dizaines d’employés. Si la continuité des entreprises par héritage est importante, notre enquête montre l’importance d’un second profil d’individus. Ce sont des enfants de parents en double activité, paysans et ouvriers de la vallée, très enracinés dans le territoire, qui constituent des « hommes de métier » désireux de se mettre à leur compte, point d’achèvement d’une carrière réussie dans les entreprises du territoire où ils sont entrés à 16 ans en stage de Certificat d’Aptitude Professionnelle (CAP) et dans lesquelles ils sont progressivement devenus chefs d’atelier. Lors des créations ou reprises d’établissements, l’interconnaissance est déterminante, notamment parce qu’elle est la garantie de commandes réciproques :

— « Je suis retourné vers l’entreprise [dans laquelle j’avais travaillé auparavant], je m’entendais toujours très bien [avec son dirigeant] qui s’est mis actionnaire minoritaire dans ma société […].
— Mais ça veut dire que vous n’étiez pas concurrent dans ce que vous faisiez ?
— Cette entreprise fait de la grosse mécanique [production de pièces de plus de dix tonnes], moi je suis plus sur de la moyenne [mécanique] : je monte jusqu’à 3 tonnes. »
(Chef d’une TPE de mécanique à La Grand Croix, 40 ans, octobre 2022).

19Ces démarches de création de petites voire micro-entreprises s’effectuent souvent de façon très autonome, sans recours aux structures d’accompagnement territorial proposées par Saint-Étienne Métropole, la Chambre de commerce et d’industrie (CCI) ou les réseaux d’entreprises locaux (Club Gier). Il n’est pas rare que le domicile constitue le premier espace d’implantation où les machines, souvent encombrantes, trouvent place dans une partie de la maison avant d’être installées dans de petits ateliers d’usinage. À Rive-de-Gier, la halle d’une ancienne chaudronnerie derrière la gare a ainsi été reconvertie en petites surfaces d’ateliers permettant d’accueillir des TPE. Dans les structures de quelques dizaines de salariés, le recrutement des ouvriers et ouvrières qualifiées, majoritaires, se fait notamment par interconnaissance :

« Dans les entreprises [du textile médical], c’est un cercle assez fermé et quand on est dedans, tout le monde se connait un peu… Bruno, je le connais au moins depuis 25 ans lorsqu’il travaillait chez Thuasne. » (Modéliste dans une TPE textile, Saint-Chamond, 50 ans, novembre 2022).

20Après la crise de 2008-2010 ayant conduit à de nombreuses fermetures d’établissements, un nombre non négligeable d’entreprises ont été reprises à l’identique des activités fermées :

— « Les clients m’ont poussé. Les clients m’ont poussé parce que je leur avais fourni des biens pendant 4 ans. C’était dommage de laisser tomber tout ce que j’avais mis en place. A l’époque, j’avais repris la secrétaire et deux personnes de l’atelier parce qu’il fallait que je redémarre, on va dire…
— En plus petit.
— Voilà, en plus petit. »
(Chef d’une TPE de mécanique, L’Horme, 38 ans, octobre 2022).

21L’étroitesse des relations se mesure à l’intensité des visites entre chefs d’entreprises de mécanique de la vallée comme nous avons pu le constater lors des entretiens menés dans les ateliers. Ces écosystèmes construisent des mondes relativement clos, avec une forte interconnaissance entre individus qui y travaillent, présents depuis plusieurs décennies sur le territoire, et assurant la survivance des métiers, une réalité déjà mise en évidence au début des années 2000 pour le bassin stéphanois (De Banville et Venin, 2000) et toujours d’actualité. Cet ancrage concerne aussi les personnels dirigeants des plus grands établissements comme Setforge ou les porteurs de processus innovants, développés en relation avec les centres de recherche de l’Université de Saint-Étienne ou de l’Ecole des Mines, à l’exemple de la start up Med in Town implantée à Saint-Chamond ou de Lactips, récemment installée à Saint-Paul-en-Jarez. Il est ainsi possible de considérer l’existence d’un district industriel, concept remobilisé à partir des années 1980-1990 notamment dans le contexte de la « Troisième Italie » (Daumas, 2007) pour comprendre l’existence de territoires au développement productif important, accueillant des entreprises de taille intermédiaire (50 à 200 salariés) aux formes de coopération intense, et alliant une forte appartenance territoriale à un accès, pour certaines, quasi direct aux marchés internationaux. De la même façon, la vallée du Gier dessine un district industriel au contour renouvelé, où les logiques d’interconnaissance et de coopération entre individus de métier sont au cœur d’un système productif composé de micro-entreprises qui restent néanmoins principalement dans le domaine de la sous-traitance. Ce qui prend la forme d’un artisanat industriel dense reste dès lors dépendant de quelques donneurs d’ordres locaux (Setforge, Ermont, etc.), régionaux (Nexter dont le siège social est à Roanne), ou nationaux (grandes multinationales de l’automobile, de l’aéronautique, de l’énergie, du transport ferroviaire, de la construction, etc.). La difficulté à renouveler ces porteurs de métiers constitue un autre élément majeur de fragilité de ce tissu industriel.

Résidentialisation et invisibilisation du tissu productif

22Si le tissu industriel subsiste, le poids des logiques résidentielles et commerciales conduit à l’invisibilisation paradoxale de ce tissu et des populations qui y travaillent (Périnaud et Morel Journel, 2019). Malgré le maintien de grandes zones d’activités tirant parti de la reconversion des friches et de certains emblèmes, comme les cheminées des anciennes forges et verreries, sujets fréquents de tensions patrimoniales (Veschambre, 2014), ce tissu est devenu discret, puisque l’emprise spatiale des industries en activité s’est fortement amoindrie. Leur localisation comme leurs formes se confondent pour une grande part avec les espaces commerciaux ou serviciels (à l’exemple de la zone d’activités industrielles de Stelytech ou du nouveau siège social de Linamar, voir illustration 9), voire avec les espaces résidentiels. L’essor de la reconversion résidentielle, associée à de légitimes demandes d’amélioration des conditions de vie, met d’ailleurs en tension le devenir des sites industriels, source de nuisances.

« Toutes les semaines, [le dirigeant du site Industeel à Chateauneuf] était convoqué au commissariat : il y avait des plaintes sur la poussière, le bruit. […] Sur les pétitions, ce sont des gens de Tartaras, Châteauneuf qui, à 3 ou 4 km, ont oublié que leurs grands-pères ont passé toutes leurs carrières ici. Ils étaient 2 000 ouvriers à une époque ! Maintenant ils sont 350. » (Artisan menuisier et ancien élu de Rive-de-Gier, 50 à 59 ans, octobre 2022).

23Ainsi l’espace de la vallée du Gier n’échappe pas aux logiques de décohabitation entre développement industriel et urbain, et à une certaine désocialisation à la présence industrielle.

Une fragilisation socio-économique du tissu productif

24Si la littérature sur le développement économique local a depuis longtemps identifié les principaux risques qui pèsent sur les tissus denses de PME-PMI (dépendance aux donneurs d’ordres, manque de fonds propres) (Pyke et Sengenberger, 1992), aujourd’hui, l’incapacité à recruter de la main d’œuvre et la financiarisation constituent les premiers facteurs de fragilisation mis en avant par les chefs d’entreprise enquêtés. Ils induisent une forte incertitude sur le devenir de ce tissu économique. La crise de 2008-2010 s’est en effet traduite par un renforcement de l’internationalisation, à dimension plus financière que productive, de certaines entreprises via des rachats par des capitaux extérieurs. Setforge, dont le site historique construit à l’Horme en 1906, rachetée par le groupe international Farinia en 2009, spécialisé dans la métallurgie, a néanmoins été maintenue dans les logiques de son développement territorialisé.

Renouvellement urbain et renouvellement productif : une synergie difficile

26Les études insistent généralement sur le rôle des services, de l’offre de locaux adaptés et des aides pour soutenir les entreprises dans leur redéveloppement productif. Sans exclure ces besoins, l’enquête met l’accent sur l’importance du cadre de formation local comme espace de socialisation, les interconnaissances au gré d’une carrière, enfin le cadre de vie des travailleurs de l’industrie. C’est sur ce dernier enjeu que nous souhaitons maintenant porter l’attention. En effet, si la vallée du Gier constitue, dans la discrétion, une polarité productive et de reproduction de savoir-faire toujours vivaces, c’est au prix d’une fragmentation territoriale importante, escamotée par la figure homogénéisante du « trait d’union » entre Lyon et Saint-Étienne, et d’une ségrégation résidentielle aigue, associée à la dévalorisation durable des espaces de fond de vallée. Reconsidérer l’industrie dans ce territoire complexe passe ainsi par l’élaboration d’un projet territorial articulant industrie et urbanisation en termes de formes urbaines, de peuplement, de politiques et de services à la population

Un espace ségrégé entre fond de vallée productif mais dévalué et coteaux résidentiels aisés et valorisés

27L’analyse des propos des enquêtés montre que le cadre de vie est d’abord entendu comme un espace de socialisation par le travail. Dans l’évocation des lieux « qui comptent », l’espace de travail est souvent cité, polarisant le vécu territorial à l’image du domicile.

28Le choix de ce dernier valorise les hauteurs périurbanisées, perçues comme « campagne » aux « vues extraordinaires », très rapidement accessibles en ce qui concerne les coteaux du Jarez et du Pilat, et dans une proximité relative de l’entreprise (entre un quart d’heure et une heure en transport motorisé) limitant la durée des navettes.

— « On est à Chagnon nous !
— Ah oui d’accord.
— C’est un petit village qui est au-dessus. Ce n’est pas très loin et pour descendre […] il suffit de 7 minutes à peu près, en respectant les vitesses. »
(Co-gérante d’une petite entreprise de mécanique à Rive-de-Gier, 57 ans, novembre 2022).

29Ces choix résidentiels, rendus possibles par les stratégies municipales d’ouverture de terrains à bâtir sur les coteaux dès les années 1980, contribuent à l’érosion des centralités traditionnelles de la vallée. Le centre-ville de Rive-de-Gier, dense, relativement peuplé (15 % de la population communale) et irrigué de flux liés à la mobilité, est pourvoyeur d’une grande diversité de services reconnus : commerces, cinéma art et essai, théâtre, conservatoire de musique « à rayonnement départemental », sans compter une réelle dynamique évènementielle. Mais il est aussi affecté par des processus socio-économiques aujourd’hui banals dans nombre de petites villes (vacance commerciale, dégradation de l’habitat et paupérisation), ici très accusés (la moitié des habitants du centre ripagérien est en situation de pauvreté), et aussi fragilisé par le développement de centralités périphériques. Aux centralités commerciales installées aux entrées est et ouest de la ville dans les années 1980, se sont ajoutées des « centralités d’échangeur », dans les lieux stratégiques d’accès à l’autoroute qui constituent des points de passage obligés pour les habitants des lotissements travaillant le long de la vallée et au-delà (illustration 7).

30Le rond-point dit du Sardon (illustration 8), situé sur la commune de Genilac, à l’entrée ouest de Rive-de-Gier, représente ainsi un exemple spectaculaire d’une micro-centralité nouvelle, destinée à des publics issus des catégories sociales moyennes ou supérieures, habitant les coteaux et appartenant plutôt au monde de l’entreprise, escamotant ainsi les lieux de la centralité populaire (Martinais et al., 2020).

L’urgence d’un projet de territoire qui considère les dynamiques existantes

32Les résultats de l’enquête auprès de responsables d’entreprises de la vallée du Gier montrent que les enjeux relèvent au moins autant de l’aménagement territorial que d’un accompagnement étroit des entreprises. La reconversion des espaces industriels, au cœur des politiques publiques de développement économique qui ont engrangé en la matière des expériences convaincantes (voir la partie suivante), rencontre la question de la perpétuation des métiers et du recrutement, qui repose fondamentalement sur l’ancrage des porteurs de savoir-faire dans le territoire. Même s’il est inconséquent de l’y réduire, l’attractivité des formations et des métiers de l’industrie passe par une requalification du territoire dans son ensemble. Dans le contexte de mise en œuvre des politiques liées au « Zéro artificialisation nette », la promotion des polarités résidentielles et commerciales déjà construites s’impose comme principal enjeu. Le renforcement de ces polarités déjà valorisées dans les modes de vie identifiées dans l’enquête peut notamment permettre de limiter l’escapisme des groupes favorisés sur les coteaux.

33Ce résultat d’enquête conduit ainsi à des questions cruciales pour les acteurs publics de l’aménagement, Saint-Étienne Métropole en tout premier lieu, polarisés sur la disponibilité foncière qui constitue bien sûr un enjeu crucial à condition de n’être pas seulement envisagée dans une perspective extensive mais bien de recyclage, et, au fond, de ménagement (Marié, 1985) de l’existant. Cette logique rejoint celle d’une étude commanditée, à la fin des années 2010, par le Pôle métropolitain – dissous le 31 décembre 2022, à l’initiative de la Métropole de Lyon – qui donnait la priorité à l’amélioration de la « condition métropolitaine » (cadre de vie, nuisances à juguler, accessibilité des services) des habitants de la vallée.

La transformation du quartier industriel de Novaciéries (Saint-Chamond) : une combinaison inspirante entre habitat et industrie ?

35En 2003, la direction de GIAT Industries annonce le lancement d’un grand plan social visant la suppression de 3 500 emplois en France. Ce plan, justifié par l’arrêt de la fabrication des chars Leclerc, prévoit la fermeture de plusieurs sites, dont celui de Saint-Chamond qui rassemble 729 salariés sur 46 hectares et 65 000 m² de bâtiments, sous la forme d’immenses halles industrielles (jusqu’à 10 000 m² de surface par halle), insérées dans un tissu d’établissements industriels en activité (illustration 9). Ce site, qui n’avait jusqu’alors fait l’objet d’aucune réflexion globale, est, au cours des années 2000, au cœur des préoccupations locales d’aménagement, notamment lorsque l’équipementier canadien Linamar annonce vouloir regrouper ses établissements à Saint-Chamond.

36Devenu « opération d’intérêt communautaire », le projet de restructuration et d’aménagement du site est confié par Saint-Étienne Métropole à Cap Métropole, société publique locale créée en 2012. La conduite de cette opération apparaît à bien des égards exemplaire compte tenu des contraintes majeures en termes de taille, de pollution des sols et de gestion de la rivière. Le choix de maintenir et de valoriser les activités industrielles du site dans un cadre amélioré (à l’exemple d’une entreprise familiale d’usinage Faure pères et fils créée en 1848), tout en implantant de l’habitat et des espaces de loisirs (cinéma, restaurants) et des espaces publics assurant le cheminement entre les différentes halles, sont avant tout conçus pour répondre aux besoins des habitants « déjà là » et non dans la seule perspective d’attirer des populations extérieures. La mise en place d’un groupe-projet rassemblant, entre 2010 et 2014, les acteurs impliqués – Saint-Étienne Métropole, Ville de Saint-Chamond, l’Etablissement Public Foncier EPORA, le bureau d’études Apave, etc. – ainsi que la Direction départementale des Territoires de la Loire (DDT42) et la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL), a permis de construire une confiance inédite, qui constitue un « capital » pour Saint-Étienne Métropole, associé à un certain nombre d’innovations dans la conduite de l’opération, comme l’expérience de gestion sur site des terres polluées labélisée et financée par l’Agence de l’Environnement et de la Maitrise de l’Énergie (ADEME) dès 2012.

37L’aménagement de Novaciéries peut sans doute prêter à discussion notamment en raison de l’ajout d’un énième pôle péricentral d’activités, d’ajustements opérés dans la programmation de logements ou d’une fréquentation des espaces de loisirs parfois jugées insuffisantes. Il n’en reste pas moins qu’il témoigne d’une expérience originale en vallée du Gier, et en région stéphanoise de manière générale, de combinaison entre renouvellement urbain et considération industrielle. Les acteurs locaux ont sans doute à en apprendre pour élaborer un projet adapté aux singularités des systèmes productifs et des modes de vie métropolitains de ce territoire complexe, et à la prise en compte des enjeux environnementaux (pas d’artificialisation, amélioration des fonctionnements productifs).

Conclusion

38Malgré l’ampleur de la désindustrialisation, la vallée du Gier est loin d’avoir perdu ses capacités productives, désormais davantage concentrées dans des PME que dans les grands établissements industriels qui ont contribué à sa notoriété. Fragilisées encore par les mutations du capitalisme industriel, les entreprises locales bénéficient néanmoins de l’ancrage territorial de leurs dirigeants et de leurs ouvriers, lequel se traduit dans des interconnaissances fortes, des coopérations discrètes et efficaces, y compris à travers des réseaux d’entreprises (notamment le Club Gier), qui constituent des facteurs fondamentaux du développement économique local. La question de la « reconquête industrielle » n’est donc pas première dans ce territoire sous double influence métropolitaine, où l’urbanisation héritée combine petites villes et ville moyenne. La reconsidération de l’industrie existante nous paraît critique tant les besoins de formation et de continuité des savoir-faire sont cruciaux et liés à une requalification globale de ce territoire, trop souvent appréhendé comme une vallée reliant les métropoles de Lyon et Saint-Étienne.

39Dans cette perspective, l’élaboration d’un projet territorial global, articulant politiques de renouvellement urbain et de confortement économique, activités industrielles et espaces résidentiels qualifiés, remédiations écologiques et reconfigurations des rapports à l’environnement, historiquement exploité et dont l’éventuelle qualité est réservée aux coteaux, constitue un enjeu majeur pour (re)valoriser et conforter les activités industrielles et la condition métropolitaine des habitants.

40Les choix politiques qui ont rendu possible le redéploiement industriel dans des friches converties, intégrant de plus en plus la nécessité d’une amélioration des conditions de vie des habitants doivent être affermis. Cela passe sans doute par un renforcement des dynamiques de projet, intégrant élus, techniciens, entrepreneurs, habitants et chercheurs – dont l’opération Novaciéries commence à témoigner. La reconsidération de l’industrie en vallée du Gier exige une double mise en récit et mise en paysage du territoire. Mais ce double récitne peut être limité à la fuite en avant vers une industrie 4.0 et/ou au renversement binaire d’une mauvaise image territoriale. L’enjeu crucial est celui d’une revalorisation territoriale globale et un retour en visibilité du tissu industriel qui structure historiquement le territoire.

Morel Journel C., Martinais E., Duchêne F., Gay G., Rocher L., Villemain E., 2022. Régénérer une petite ville sous double influence. Le cas de Rive de Gier (Loire). Autrement, 80 p.