3Or, ce retournement plutôt inattendu a et aura des conséquences spatiales. Si les métropoles demeurent une forme privilégiée d’organisation territoriale pour les activités économiques basées sur la connaissance et l’intensité technologiques (Cooke et Leydersdorff, 2006 ; Shearmur, 2012), l’industrie n’a jamais été l’apanage des plus grandes villes, mais a plutôt contribué, historiquement, au développement de nombreuses villes petites et moyennes européennes. Que ce soit lors de la révolution industrielle (industrialisation et urbanisation allant de pair) ou plus tard sous l’effet de politiques industrielles volontaristes (à l’instar de la déconcentration industrielle française), ces villes furent les moteurs de ces dynamiques. L’industrie a imprégné leur histoire, leurs paysages, leur culture. Beaucoup d’entre elles ont, par conséquent, été fragilisées ces dernières décennies par le processus de désindustrialisation (Connolly, 2010) : pertes d’emplois, d’identité et, parfois, entrée dans une spirale de déclin cumulatif se traduisant par des phénomènes de décroissance urbaine (Wolff et al., 2013). Au fil du temps, tandis qu’une partie des moteurs productifs tendaient progressivement à se concentrer dans les métropoles, les villes petites et moyennes étaient confrontées à d’importantes mutations économiques (Carrier et Demazière, 2012).

5Pour autant, les villes petites et moyennes sont au cœur des processus en cours. Elles disposent de plusieurs atouts pour faire partie des lieux structurants de cette reconquête industrielle espérée. Parmi ces atouts citons la disponibilité foncière, la culture industrielle (Bole, 2021), les capacités d'innovation sociale et de coopération (Gordon, 2019 ; Gros-Balthazard et Talandier, 2019), l’image positive qu’en ont les ménages (Desjardins et Estèbe, 2019) – mais aussi le fait que certaines d'entre elles sont déjà des espaces productifs et innovants (Hamdouch et al., 2017 ; Mayer 2011).

6Dans ce contexte, ce dossier thématique propose d’éclairer les dynamiques industrielles récentes des villes petites et moyennes. Renvoyant à la pluralité des possibilités qu’offre la géographie, les contributions s’appuient sur des matériaux divers, qualitatifs (entretiens semi-directifs, analyse de documents de planification, etc.) et quantitatifs (analyses statistiques et cartographiques), qui contribuent à dresser un panorama à l’échelle nationale des trajectoires anciennes comme plus récentes des villes petites et moyennes, mais aussi de mieux les comprendre grâce à des études de cas approfondies (Genouillé, Charente-Maritime ; Mons, Belgique ; vallée du Gier, Loire).

7Deux premiers articles permettent de souligner la place importante des villes petites et moyennes dans les dynamiques industrielles françaises, l’un sur le temps long dans une période de désindustrialisation (1962-2019) et l’autre plus récemment alors qu’un regain industriel se fait jour (2016-2019). L’article d’Ivan Glita porte sur les trajectoires des spécialisations industrielles dans les villes petites et moyennes en France depuis 1962. La typologie dégagée basé sur l’évolution des taux d’emplois industriels, obtenue par appareillement optimal, montre le lien important qui unit encore villes petites et moyennes (unités urbaines de moins de 100 000 habitants) et industrie. D’abord, parmi les villes industrielles ou très industrielles, les villes petites et moyennes sont surreprésentées. Comme l’explique l’auteur, cette surreprésentation traduit à la fois leur très grand nombre dans le système de villes mais aussi une concentration des activités industrielles dans les agglomérations de petite taille. Dans ces villes, situées majoritairement dans des régions traditionnelles de l’industrie (Nord-Est de la France et ancienne région Rhône-Alpes), l’héritage industriel est donc important même si l’emploi industriel a souvent reculé. Spatialement, certaines sont isolées formant des bassins industriels de petite taille (Decazeville, Montbard). D’autres se présentent sous la forme de grappes de petites villes (Est de la Haute-Loire, Choletais), parfois encore spécialisés dans le même secteur d’activité quand les dernières forment des grappes polarisées par des grandes villes industrielles (par ex. vallée de la Moselle, région de Montbéliard). Ensuite, la typologie construite met également en évidence la croissance industrielle de petites villes (moins de 30 000 habitants) depuis les années 1990 (ou 2000). Outre leur croissance démographique, elles se distinguent par leur spécialisation dans des secteurs industriels spécifiques et notamment l’industrie agro-alimentaire, et leur localisation dans des régions non historiquement industrielles (Bretagne). Ces deux grands types de villes petites et moyennes industrielles qui coexistent encore aujourd’hui font face à des enjeux différents qu’éclairent les articles de Clémentine Périnaud et Christelle Morel-Journel (Vallée du Gier renvoyant aux villes de tradition industrielle) et celui de Marie Ferru (Genouillé correspondant à une ville néo-industrielle).

8Dans la continuité temporelle, l’article proposé par Marjolaine Gros Balthazar et Magali Talandier se focalise sur la période récente (2016-2019), révélatrice d’un tournant industriel : la France redevient créatrice nette d’emplois industriels. L’analyse de la géographie de cette reprise précise les contours de la « revanche » des villes petites et moyennes. Tout d’abord, cette « revanche » n’est que partielle, dans la mesure où ces dynamiques de réindustrialisation se concentrent (toujours) dans les plus grandes aires, qui bénéficient d’effets sectoriels et régionaux. Cependant, au sein de ces grandes aires très souvent métropolitaines, ce sont bien les espaces ruraux, puis les villes petites et moyennes qui tirent la croissance industrielle. Enfin, un renversement de tendance est à l’œuvre dans la quasi-totalité des villes petites et moyennes, qu’elles se trouvent au sein des grandes aires urbaines (constituant ainsi des relais de croissance) ou plus « indépendantes ». Dans les deux cas, les différences sectorielles sont apparentes. Elles peuvent expliquer pour les secondes la plus faible dynamique industrielle (un spectre large de secteurs industriels mais à moins forte croissance que ceux présents dans les grandes aires urbaines) mais aussi souligner l’intérêt de mieux appréhender les complémentarités territoriales existantes pour penser une politique industrielle inter-territoriale. Le redéveloppement industriel n’est pas sans soulever des tensions socio-démographiques et écologiques qu’une concentration dans les grandes aires urbaines ne fera qu’accentuer.

9À la suite de ces deux articles comparatifs, trois monographies permettent d’interroger les spécificités industrielles des villes petites et moyennes, que l’industrie soit nouvelle (article de Marie Ferru et Élodie Texier sur le cas de Genouillé), « reconsidérée » (article de Clémentine Périnaud et Christelle Morel-Journel sur la Vallée du Gier) ou en transformation (article de Alexis Gilbart et Kristel Mazy sur Mons). Trois entrées thématiques peuvent également être mises en évidence : les logiques relationnelles ; les inscriptions spatiales et politiques d’aménagement associés ; la gouvernance, jeux d’acteurs et politiques publiques.

10Ces trois articles montrent, en premier lieu, le rôle des logiques relationnelles dans les choix d’implantation industrielle dans les villes petites et moyennes. L’encastrement des activités économiques dans des structures sociales est probablement d’autant plus important dans ces contextes pour expliquer le maintien ou le renouveau des structures productives. Ainsi, après avoir rappelé l’équilibre entre dimension économique (optimisation du système productif) et personnelle (considérations de l’entrepreneur) sous-tendant d’après la littérature les choix d’implantation, Alexis Gilbart et Kristel Mazy insistent néanmoins sur le faible rôle des premiers, (y compris le potentiel de collaborations inter-entreprises) et la prédominance des seconds (lien affectif, désir de proximité entre le lieu de travail et le lieu de vie) pour les TPE-PE productives étudiées à Mons. L’ancrage territorial des entrepreneurs est également mis en évidence par Clémentine Périnaud et Christelle Morel-Journel pour le cas de la Vallée du Giers. Leurs entretiens mettent en évidence la relation affective au territoire, construite par les trajectoires personnelles et professionnelles des travailleurs de l’industrie. L’interconnaissance y est forte et participe à façonner des écosystèmes relativement clos n’étant pas sans rappeler les districts industriels. Enfin, dans le cas de Genouillé, Marie Ferru et Élodie Texier révèlent que c’est le « hasard des rencontres et des opportunités » qui a conduit les deux investisseurs originaires de Champagne à installer leur usine dans le Sud Vienne.

11En second lieu, à une échelle plus infra, ces trois articles questionnent l’inscription spatiale des activités productives dans les villes petites et moyennes et les enjeux associés en termes d’aménagement. Dans une petite ville rurale, l’article de Marie Ferru et Élodie Texier confirme l’importance des ressources foncières (à bas coût et de qualité) pour le choix d’implantation de l’usine d’agroalimentaire biologique à la recherche d’une grande superficie de terres agricoles d’un seul tenant et cultivables en agriculture biologique, sur lequel est construit l’usine au centre. La superficie trouvée ici ne suffisant pas, l’intérêt du rural est aussi, pour la production agro-alimentaire, la proximité à la production agricole, faisant écho au rôle potentiel du rural dans la « transition agro-industrielle » (Talandier et Acadie, 2023). Dans le tissu urbain plus dense, les deux autres articles insistent sur la difficile (mais indispensable) synergie entre développement urbain et productif. Les localisations et formes du tissu productif changent tandis que la patrimonialisation des anciens sites progresse. Au sein de la vallée du Giers, le contexte de résidentialisation soutenue par une double dynamique métropolitaine (Saint-Etienne et Lyon) transforme l’occupation des sols mais aussi le rapport à l’industrie (davantage vu comme source de nuisances). La présence du tissu productif actif est plus discrète mais son intégration reste un défi pour l’aménagement. Les auteurs présentent ainsi l’exemple de Novaciéries, un projet de reconversion d’un ancien site industriel à Saint-Chamond qui combine renouvellement urbain et considération industrielle via la création d’un pôle multi-activités incluant l’industrie. Pour le cas de Mons, les auteurs rappellent que les TPE-PE constituent 90% du paysage productif, loin des grandes usines ayant longtemps structuré spatialement des villes petites et moyennes. Leur présence diffuse met au défi la conception aménagiste de la réindustrialisation à travers la seule réalisation de parc d’activités mixtes ou de parcs scientifiques, hérité d’un modèle fonctionnaliste.

12Dans la lignée de cette dernière considération, ces trois articles plaident, en troisième lieu, pour une action publique locale adaptée aux spécificités territoriales. Pour assurer le maintien de l’industrie dans la vallée du Gier, un territoire de tradition industrielle, Clémentine Périnaud et Christelle Morel-Journel invitent à élaborer un projet de territoire qui articule au mieux la « reconsidération » des systèmes productifs et la recherche d’une moindre ségrégation résidentielle tout en incluant une meilleure prise en compte des enjeux environnementaux. Alexis Gilbart et KirstelMazy appellent à diversifier les pratiques d’aménagement et notamment les modèles typo-morphologiques pour permettre une reconnexion urbano-productive, pour l’instant freinée par la focale sur l’aménagement de parcs d’activité économique en périphérie. Plus centrées sur les acteurs, Marie Ferru et Élodie Texier insistent sur la figure du maire et son rôle d’intermédiaire dans l’activation conjointe de ressources locales et extra-locales, entre acteurs privés et publics, entre élus et techniciens, intermédiation nécessaire au développement industriel. La proximité physique (co-présence géographique, et logiques relationnelles déjà citées) peut donc constituer un atout des villes petites et moyennes à condition d’être associée à une proximité plus organisée. Si les villes de tradition industrielle sont mises au défi de se repenser et s’affirmer comme des systèmes productivo-résidentiels, les villes néo-industrielles doivent ainsi d’ores et déjà favoriser l’ancrage territorial des activités productives à long terme.

13Les deux derniers articles de ce dossier thématique interrogent la place de nouveaux « objets » dans cette reconquête productive : les tiers-lieux et les nouveaux modèles économiques.

14L’article de Guy Baudelle et al., questionne la répartition spatiale des tiers-lieux entre les zones d’emplois. Ils montrent que ceux-ci privilégient à la fois le sommet de la hiérarchie urbaine, les métropoles, et le bas de la hiérarchie urbaine, les zones rurales et leurs petites villes. Leur sous-représentation dans les villes moyennes souligne le risque qu’ils contribuent à renforcer les inégalités entre les territoires les plus attractifs et ceux qui le sont moins. En effet, selon les auteurs, les tiers-lieux peuvent permettre une transformation des systèmes productifs mais aussi de compenser les pertes d’emplois industriels via l’essor d’autres emplois.

15Enfin, le dernier article présenté par Florian Fombérie et Murielle Maillefert ouvre de nouvelles perspectives quant à l’émergence de modèles de développement productif alternatifs. S’appuyant sur 5 exemples situés à Romans-sur-Isère répondant aux enjeux de durabilité, les auteurs proposent une grille d’analyse théorique décrivant les contours des nouvelles formes que prennent et pourraient prendre à l’avenir les activités productives à partir de critères de permacircularité : les liens à l’ESS, la coopération, la circularité, la dimension servicielle de la création de valeur. A travers l’exemple romanais, les auteurs montrent que les villes petites et moyennes peuvent constituer un terreau favorable à l’essor de ces nouveaux modèles plus durables. Les facteurs soft d’attractivité dont elles bénéficient et l’obtention d’un consensus plus aisé sur la création de valeur en raison d’une plus grande interconnaissance entre acteurs constitueraient des atouts pour ces territoires.

16Au final, ce dossier thématique contribue à nourrir la réflexion quant aux implications et ressorts territoriaux d’une réindustrialisation qui s’accélère. Si les villes petites et moyennes ont pour beaucoup une longue histoire industrielle, le maintien, le retour ou l’essor d’activités productives – même s’il n’est pas sans lien avec ces héritages – se fait dans un contexte renouvelé. Il apparait non seulement nécessaire de penser au mieux les synergies avec le résidentiel, avec les besoins et attentes de la population locale, d’anticiper les tensions, refus, oppositions que génèrent ces nouveaux projets, mais aussi – et c’est lié – de prendre en considération les enjeux environnementaux associés. Enfin, si ce numéro spécial interrogeait la place des villes petites et moyennes dans ces processus de réindustrialisation, il souligne également l’importance des interfaces et interactions territoriales. Les complémentarités entre les types d’espace (du rural aux métropoles), mais aussi entre les régions françaises voire européennes, sont autant d’atouts à promouvoir, à activer pour mener à bien une politique de « reconquête industrielle » qui se veut ambitieuse, durable et résiliente.

17Nous remercions le secrétariat et le comité de rédaction, en particulier Karine Delaunay et Serge Weber, pour l’accompagnement et le suivi de ce numéro.