1Le dossier préparé et coordonné par Marjorie Gros-Balthazard et Magali Talandier vient confirmer l’esprit de la revue EchoGéo, sensible aux possibilités de lendemains que des dynamiques émergentes, de fait, peu visibles, nous invitent à échafauder. La Reconquête industrielle des villes petites et moyennes, voilà un horizon qui sort des sentiers battus de la recherche, nous emmène dans des espaces qui ne sont ni extraordinaires ni exotiques et apporte des éléments concrets et étayés de réponses à des questions absolument cruciales pour les prochaines décennies.

2L’industrie semblait être un sujet passé de mode en géographie, y compris dans les courants critiques de la discipline qui ont intégré les inégalités sociales et environnementales dans leurs raisonnements. Pourtant, on peut difficilement parler d’emploi, de partage des richesses, de reterritorialisation ni de consommation critique, sans affirmer la primauté de dynamiques telles que l’implantation, la diffusion, le déclin et le redéploiement des activités productives. Certes, la désindustrialisation et ses effets ont fait, et continuent à faire, l’objet de recherches empiriques avec des approches rajeunies – en termes de paysage et de patrimoine par exemple – car on n’a pas fini d’en mesurer les effets sur la fragilisation des territoires anciennement et profondément industrialisés. Mais le maintien, voire la création d’emplois industriels, quelque part dans le vieux monde, cela faisait longtemps que les géographes n’y regardaient plus, à quelques très rares exceptions près, résignés qu’ils étaient à voir la tertiarisation, l’internationalisation du processus productif et l’économie de la connaissance ou des loisirs remodeler les paysages.

3La réindustrialisation n’est à l’heure actuelle ni massive ni éclatante. Les grandes métropoles confirment leur poids dans le maintien et dans la création d’emplois dans des secteurs nouveaux. Et pourtant… Marjolaine Gros-Balthazard, Magali Talandier, ainsi que les nombreux auteurs et autrices qui viennent nourrir ce dossier nous invitent à quitter le monde des grandes métropoles et des grands projets de développement, pour nous faire découvrir la réalité d’une multitude de villes secondaires et souvent méconnues, petites (moins de 30 000 habitants) et moyennes (moins de 100 000). D’une certaine manière, on peut dire que « c’est là que ça se passe » : des entreprises de petite taille mais en grand nombre, PME et TPE, des acteurs désireux d’inventer d’autres modèles, des réseaux de liens qui font peu parler d’eux mais qui sont efficaces pour fertiliser les intelligences collectives, des projets d’ampleur modeste mais qui viennent contester un certain nombre d’a priori. Grandes déclarations d’orientation économique et grands gestes aménagistes semblent avoir fait leur temps.

4Les alternatives pertinentes et sensées viennent indéniablement du bas des hiérarchies, des TPE-PME et des villes petites et moyennes, qui semblent être des écosystèmes à la juste taille pour inventer des modèles de développement à la foi efficaces et conscients. On le sent, même si les corrélations sont encore incertaines, freiner la désindustrialisation et favoriser une réindustrialisation constituent peut-être un thème politique à bas bruit, invisible en tant que tel, mais absolument central pour l’avenir tant de l’économie que de la vie politique – tout le monde a en mémoire le désarroi interprétatif et explicatif qui a entouré le mouvement des gilets jaunes. Il faut de l’attention pour entrer dans le monde des activités industrielles. Celle qui émane de ces huit textes nous prouve que les acteurs qui s’investissent dans ces villes modestes sont en passe de construire, patiemment, en s’appuyant sur des savoirs partagés, quelque chose qui s’avèrera certainement plus solide qu’on ne l’imagine aujourd’hui.

5Quatre textes viennent alimenter les rubriques.

6La rubrique Sur le vif s’est enrichie, depuis le dernier édito, de deux publications au fil de l’actualité. Les deux textes sont relatifs aux risques naturels, volcaniques et sismiques, à partir de deux événements.

7Le premier est une synthèse rétrospective d’un travail volumineux mené au plus près d’une actualité volcanique qui a mis une île des Canaries, La Palma, sur le devant de la scène à la fin de 2021. Les chercheurs Toni Rey, Frédéric Leone, Thomas Candela, Stéphanie Defossez, Freddy Vinet, Fleurice Parat, Monique Gherardi, Lucile Medina, Franck Lavigne, Iliona Martin et Zoé Guillet ont assemblé leurs efforts pour condenser leurs enquêtes aux méthodologies mixtes pendant et après l’éruption exceptionnellement longue du volcan Tajogaite. Il n’y a pas que la durée de l’événement qui retient leur attention. Les auteurs nous révèlent qu’il a été remarquablement bien observé, suivi et analysé par une multitude d’acteurs, de données et d’outils, ouvrant à une connaissance plus précise de l’aléa volcanique en général. En outre, les dispositifs de prévention et de protection ont été particulièrement efficaces. Mais ce que les auteurs ont tenu à documenter, c’est l’après-crise : les effets sur le long terme, qu’ils soient agricoles, fonciers ou sociaux, ont mis en lumière les faiblesses de la gestion des risques, même performantes, et la fragilisation sur la longue durée d’un territoire dans son ensemble.

8Youenn Gourain et Solène Poyraz proposent de mieux comprendre, dans des délais encore plus brefs, une véritable catastrophe que tous les lecteurs ont encore en mémoire, emblématique d’une gestion défaillante : le séisme qui a eu lieu le 6 février 2023 dans l’est de la Turquie. Écrit à chaud, en mars 2023, alors qu’on comptait déjà plus de 50 000 morts, ce texte apporte des clefs de compréhension des effets proprement catastrophiques de cet aléa et de sa gestion, qui ont alimenté de vives polémiques. Les deux auteurs manient avec prudence le matériau récolté dans un contexte rendu d’autant plus vulnérable qu’il est le théâtre d’instrumentalisations politiques multiples, qu’il s’agisse du traitement des populations kurdes, des réfugiés syriens, de la pauvreté et de l’informalité, de la corruption du secteur immobilier et, plus généralement, de la très profonde incertitude dans laquelle vivent la plupart des habitants de cette région.

9Sur l’image poursuit son chemin de consolidation des liens entre iconographie et géographie. Irène Carpentier, spécialiste des mondes oasiens, propose une réflexion sur un corpus original d’images qui ont construit l’iconographie des oasis à partir du contexte tunisien. Elle présente une série d’images qui s’étire sur le temps long, depuis les premières documentations des explorateurs, les cartes postales de l’époque coloniale, âge d’or de l’exotisation touristique, jusqu’aux iconographies de la lutte contre la dégradation des environnements oasiens et contre l’oubli des savoir-faire et modes de vie en voie d’abandon, sans oublier les photographies appréciées par les habitants, qui sembleraient quotidiennes et banales, alors même qu’elles sont significatives. Cette analyse rétrospective donne des outils concrets pour comprendre la performativité, sur la durée, de l’exotisation de mondes entiers résultant des iconographies coloniales. Un thème qui fait écho à ce qu’Hélène Blais évoquait dans la rubrique Sur le métier du numéro 62, revenant sur le rôle des explorateurs dans la mythologie coloniale. Mais c’est aussi un thème qui n’est pas étranger à ce que propose le dernier texte du numéro.

10Traduire, transmettre, ouvrir, tels étaient les horizons d’un vaste chantier éditorial, la publication de Géographies anglophones, nouveaux défis. Ce second volume sort vingt ans après la parution du premier, Géographies anglo-saxonnes, tendances contemporaines en 2001, à qui on doit encore d’avoir beaucoup compté pour faire connaître un certain nombre de critiques postmodernes en géographie, au premier chef la critique postcoloniale. Claire Hancock retrace, pour la rubrique Sur l’écrit, la genèse et l’esprit de ce travail de grande ampleur : quels jalons essentiels fallait-il retenir parmi tout ce qui a contribué à renouveler la discipline dans le monde anglophone au sens large ? C’est la même équipe qui a procédé à cette mise à jour pour un état des lieux renouvelé, nécessairement sélectif tant la tâche s’annonçait incommensurable, mais qui donne une bonne idée de la variété, de la richesse et des contradictions des principaux débats épistémologiques (parfois vifs !) qui ont profondément enrichi la manière de faire de la recherche en géographie, de la transmettre, de l’écrire et de la partager. Son regard aguerri aux questions de traduction, de réflexivité et d’hybridation nous montre, non sans un certain humour, qu’il ne peut être que fructueux de fréquenter plusieurs langues et plusieurs univers intellectuels et de faire preuve de curiosité, en se gardant tant des a priori que des fascinations. Une clef de lecture qui vient unifier ce numéro dans son ensemble.