1Envisager les manières dont la Nature vient nous aider à comprendre le monde contemporain, voici ce qui donne une orientation commune à l’ensemble des textes de la présente livraison d’Echogéo : les rubriques tout autant que le dossier thématique sont riches de clefs d’interprétation de l’articulation entre non-humains et humains à l’heure du changement global.

2La rubrique Sur le vif confirme que se franchit actuellement une étape importante dans le statut juridique de la Nature. Fabienne Joliet et Azou Joliet-Bidet analysent un processus de protection confirmant qu’un véritable tournant environnemental et épistémologique est pris. La rivière Magpie, au Québec, a été déclarée personne juridique morale. Ce qui lui promet un destin bien différent de ses voisines. Cette reconnaissance juridique n’est peut-être pas la première, mais cette inflexion récente d’un anthropocentrisme à une vision biocentrée ou écocentrée de la Nature soulève des questions passionnantes. Le cas de cet affluent du Saint-Laurent est d’autant plus heuristique qu’il révèle également un processus de décolonisation de la protection et de l’aménagement de la nature, puisqu’il a été permis par une coopération inédite des populations autochtones innus dans le processus juridique. En laissant la place à « l’émerveillement », « coup d’éclat » de la majesté paysagère de cette rivière, cette enquête entrevoit un autre universalisme et vient « agiter les consciences face à la crise environnementale mondiale ».

3C’est le long d’une autre rivière, dans une région isolée du puissant massif du Pamir, le Haut-Badakhchan, que Mélanie Sadozaï nous emmène, dans la rubrique Sur l’image. En restituant la manière dont elle a intégré la photographie paysagère au sein de sa démarche d’enquête ethnographique, elle a arpenté le cours du Pyanj, cours supérieur de l’Amou Daria, qui a servi de tracé pour l’établissement de la frontière entre Tadjikistan et Afghanistan. Après des décennies de verrouillage jusqu’à la fin de l’URSS et depuis la prise de pouvoir des Talibans dans le pays voisin, les formes de coopération, de vie à la frontière et d’expériences du passage, que l’enquête rend palpables, viennent contredire des discours alarmistes et peu documentés sur ce que serait une frontière dangereuse, menaçante et opaque dans un contexte de crispation géopolitique globale. Les photographies mobilisées viennent apporter la preuve que cette frontière méconnue fonctionne bien différemment. Le vécu des habitants et la majesté paisible des paysages de cette région difficile d’accès apportent des éléments originaux pour approfondir autant le champ des border studies que celui des imaginaires géographiques.

4Les lecteurs et lectrices de la rubrique Sur l’écrit sont conviés à entrer dans l’intimité d’une conversation libre autour de concepts nouveaux qui, eux aussi, confirment qu’un tournant épistémologique et politique est en cours quant à la manière de penser la nature. Autour de leurs deux ouvrages respectifs, L’Apartheid et l’animal et La Nature, l’autre « frontière », Estienne Rodary et Sylvain Guyot aiguisent, dans leurs échanges avec Véronique André-Lamat et Hugo Mazzero, leurs outils d’interprétation. L’un et l’autre familiers de terrains dans des aires protégées d’Afrique australe, ils montrent comment les « fronts écologiques » ont une épaisseur complexe, en tant qu’espaces de projections et de représentations, et comment la « connectivité écologique » et la « translocation » interrogent la politisation du rapport entre humains et non humains. Penser la conservation de la nature en tant qu’isolement n’est plus envisageable : en acceptant « l’indigénité globale », leurs propositions éclairent sous un jour nouveau la notion de souveraineté.

5Coordonné par Thierry Nicolas et François Taglioni, le dossier thématique de la rubrique Sur le champ, rassemble des enquêtes sur la perception des risques dans plusieurs outre-mers français. Mayotte, Saint-Martin, Marie-Galante, Saint-Barthélemy et la Guadeloupe, étudiés par les auteurs et autrices, sont autant de terrains analysés pour interroger la pertinence des modalités d’action pour la gestion et la prévention des risques, dans des situations post-catastrophe plus ou moins dramatiques. Les enquêtes présentées apportent des éclairages précieux pour mieux connaître des angles morts des politiques de gestion des risques en contexte ultramarin. Les transferts de savoir scientifique et d’expertise vers les acteurs politiques, les « retours d’expérience », l’analyse rétrospective des « trajectoires de maladaptation » des politiques de prévention ou de gestion sont riches en enseignements. Inversement, dans des territoires où moyens financiers et dispositifs d’encadrement souffrent de sous-dotation au sein de contextes où paupérisation et marginalité sont récurrentes, c’est la méfiance, voire la défiance, des communautés locales qui focalisent l’attention. Certains dysfonctionnements ou effets de contextes bien particuliers, de même que des « biais mnésiques » ont alimenté des sentiments d’injustice ou d’insuffisante prise en compte des concertations. Les malentendus, crispations et griefs qui peuvent être exprimés sont souvent entretissés avec d’autres sujets, relatifs à l’aménagement, à la gouvernance locale ou à l’entretien d’équipements ou de réseaux, dans des contextes où les inquiétudes économiques ou sociales nécessitent parfois de remettre en question les manières de penser le rapport à l’imprévisibilité de la Nature.