Introduction

Urbaniste 1 (F, 27 ans) : Oui bien sûr. Après moi… j’ai toujours un petit problème avec la question qu’il faut qu’un espace ait l’air sécurisant pour que les femmes y passent. […]
Urbaniste 2 (H, 25 ans) : C’est un constat d’échec en se disant « bon de toute façon, il y a des rapports de domination donc on va faire en sorte que ce soit un peu moins » et du coup ça part d’une fatalité…
Urbaniste 1 : « La femme sera toujours en insécurité… » […] alors que l’idéal, ce serait que, malgré la configuration du site, une femme se sente en sécurité.
Urbaniste 2 : L’idéal, ce serait de changer les gens et pas les espaces. (Entretien avec deux urbanistes chargé∙es de mission de développement social en direction de quartier, Strasbourg, 23 septembre 2020.)

1Les espaces publics doivent-ils avoir « l’air sécurisant pour que les femmes y passent » ? Dans le verbatim ci-dessus, deux jeunes urbanistes impliqué∙es dans un groupe de travail sur l’intégration du genre dans la production de la ville, inter-services de l’Eurométropole de Strasbourg, craignent que l’on prenne le problème à l’envers. Il faudrait selon eux modifier les rapports entre femmes et hommes davantage que les formes urbaines. Pourtant, l’objectif de la politique d’intégration du genre est bien de faire évoluer les projets urbains, de la programmation jusqu’à la phase opérationnelle. Cet article s’intéresse aux ressorts de cette contradiction pour comprendre les difficultés des professionnel∙les de l’urbanisme à se saisir de l’imagination pour proposer des aménagements plus égalitaires entre les femmes et les hommes.

2La prise en compte de l’égalité femmes-hommes en urbanisme est une politique publique récente. À l’échelle des collectivités territoriales, la loi du 4 août 2014 pour l'égalité réelle entre les femmes et les hommes intègre l’obligation pour les communes et EPCI de plus de 20 000 habitant∙es de produire un rapport annuel sur l’approche intégrée de cette question dans l’action publique et dans leur rôle d’employeur. L’entrée en vigueur de cette obligation, prévue au 1er janvier 2016, a été reportée par un décret daté de 2021, au 1^er janvier 2023, suite à un rapport du Haut conseil à l’égalité soulignant sa méconnaissance et son inapplication en 2018. Les rapports effectivement produits se concentrent généralement sur le volet égalité professionnel. L’intégration de cette question dans les politiques d’aménagement urbain tient donc essentiellement du volontarisme de quelques métropoles, à l’image de Paris, qui a investi ce thème et en a fait un marqueur politique (Biarrotte, 2020).

3Si récente cette politique soit-elle, elle peut s’appuyer sur une littérature francophone riche dont les travaux précurseurs ont fait l’analyse sexuée de l’espace urbain (Coutras, 1996), mais ont aussi très tôt étudié les utopies féministes (Denèfle, 2008 ; Hayden et al., 2023) ou des expérimentations militantes (Piché, 1989). La démarche féministe dans la production urbaine est une approche relationnelle, qui pense les rapports de pouvoir entre les catégories « hommes » et « femmes » (Denèfle, 2013). Le genre est en effet entendu comme un système bicatégoriel (hommes et femmes) normatif et hiérarchisant, au profit de la domination masculine (Bereni, 2016). Dès lors, l’urbanisme féministe pourrait se résumer à la démarche visant à abolir le genre comme source déterminante des rapports sociaux à la ville. Les rapports sociaux de genre se transcrivent dans l’espace urbain suivant deux axes principaux : d’une part les violences sexistes et sexuelles et d’autre part la division sexuée du travail. Par ces deux aspects, la relégation des femmes à la sphère privée du domicile se perpétue et se renouvelle.

5L’article montre alors que la production de supports iconographiques à l’imagination permet de lever ces obstacles. Par une signalétique et une analyse urbaine des schémas de vie et de travail, remettant en cause la division sexuée du travail, la notion de neutralité peut devenir une ressource pour l’urbanisme féministe. À partir de ces résultats, l’article plaide pour le développement des politiques d’urbanisme sensible au genre au niveau de la planification urbaine davantage que de l’urbanisme opérationnel. Ce changement d’échelle s’associerait au développement de la recherche sur la spatialisation de la division sexuée du travail pour penser une transformation du tissu urbain plaçant au même niveau fonction productives et reproductives.

Situer l’imagination dans le discours des agent∙es de la production urbaine à Strasbourg, Rennes et Le Mans

6L’article revisite les résultats d’une thèse en sociologie étudiant le développement d’une politique d’urbanisme sensible au genre dans les services techniques de trois villes françaises : Rennes, Strasbourg et Le Mans. Strasbourg et Rennes sont deux grandes villes de plus de 200 000 habitant∙es, chefs-lieux de région, et Le Mans est une ville de 145 000 habitant∙es, chef-lieu du département de la Sarthe. Les trois cas présentent des différences organisationnelles dans leur approche de la politique étudiée.

7À Strasbourg, un groupe de travail est constitué d’agent∙es de divers métiers, grades et missions, appartenant essentiellement à la direction de l’urbanisme, et s’élargit par recrutement de personnes sensibles à ce sujet au sein de la direction des mobilités, des espaces publics et de nature. L’organisation de réunions de travail régulières, avec un soutien hiérarchique et politique clair, permet la multiplication des initiatives et une dynamique de formation entre pair∙es. A Rennes, un groupe de travail est piloté par le directeur général administratif en charge des solidarités, de la citoyenneté et de la culture. Il réunit des représentant∙es des différentes directions sectorielles et a davantage un rôle de formalisation de l’action. L’enquête s’est focalisée essentiellement sur les agent∙es de la direction des jardins et de la biodiversité, en raison de l’objet de l’étude, qui portait sur les espaces verts et la végétalisation de l’espace public. Le cas du Mans est représentatif d’une majorité de communes et d’EPCI au sein desquels le il n’existe pas de politique publique consolidée et identifiée sur la thématique.

8Le matériau ainsi analysé est issu d’une enquête qualitative menée de 2019 à 2022, auprès d’urbanistes, d’architectes et de paysagistes, intervenant aux différentes phases du projet urbain, de la stratégie urbaine et de l’urbanisme opérationnel, de la maîtrise d’ouvrage à l’entretien des espaces publics et l’évaluation, en passant par la maîtrise d’œuvre. Cette enquête a été réalisée dans le cadre d’une thèse CIFRE au sein d’un bureau d’études techniques rennais, dans un contexte de marché de prestation d’étude auprès des trois villes partenaires, visant le conseil et la réalisation de livrables (formations, accompagnement à l’intégration du genre dans la production des espaces publics verts).

9Cet article se fonde sur l’analyse du discours des agent∙es interrogé∙es au cours de 67 entretiens semi-directifs et de l’observation de réunions des groupes de travail à Strasbourg et à Rennes ainsi que sur l’étude des supports discursifs (éléments de communication au grand public, notes internes, plans d’action). Le traitement des données visait à identifier la catégorie d’imaginaire, entendue comme des discours d’élaboration de schémas, de pistes d’actions ou de représentations futures en tant qu’images mentales véhiculant des significations sur l’évolution de phénomènes sociaux spatialisés (Debarbieux et Lardon, 2003).

10Ces trois terrains présentent des similarités quant à la distribution sociologique des discours dans le panel des participant∙es à l’enquête, suivant leur position hiérarchique et dans la chaîne de la production urbaine. Ils montrent l’actualité des blocages qui subsistent pour l’intégration du genre dans la production urbaine, y compris dans des collectivités investissant directement cette thématique.

Difficultés à produire des images de la ville féministe dans la production concrète de l’espace public

11L’enquête établit deux types d’arguments des agents contre l’intégration du genre dans l’aménagement : d’abord un refus anti-sexiste de penser avec la différence femmes-hommes et ensuite une délégation de la démarche d’imagination aux habitant∙es.

Qu’est-ce qu’on s’imagine sur l’égalité femmes-hommes ?

12L’expression de l’adhésion à l’égalité femmes-hommes peut se traduire par un refus de voir les effets du genre sur l’organisation de la société pour éviter de reproduire des stéréotypes (c’est ce que désigne le terme anglais genderblindness). Le simple fait de s’imaginer penser avec le genre implique selon les participant∙es à l’enquête de penser avec la différence entre les femmes et les hommes et donc de la perpétuer, comme le montre l’exemple ci-dessous.

Exemple 1 – Craintes de reproduire des clichés et neutralité de l’espace public

« Maître d’œuvre, paysagiste : moi j'aurais peur de créer un espace public qui vienne re-caricaturer le rapport homme-femme finalement. C'est-à-dire que j'aurais peur que - c'est peut-être une bêtise hein –du coup, si on veut trop faire un espace genré, eh bah on se retrouve à forcer l'homme et la femme dans leur propre caricature et du coup on va pas forcément avoir un espace public forcément pour tous. » (Le Mans, entretien du 26 novembre 2020) 

13L’idée d’un espace public « pour tous » s’opposerait donc à la spécification des publics attendus sur un espace. Cela témoigne d’une incompréhension de ce que l’espace public est genré. C’est précisément l’apport de la littérature en géographie du genre d’avoir démontré que la non-prise en compte du genre n’est pas neutre mais produit un biais androcentré (Hancock, 2004).

14Par ailleurs, ces agent∙es jugent pertinent de caractériser des usages en référence aux catégories d’âge, aux rapports familiaux ou au handicap. Certaines différences sont donc dicibles et légitimes à intégrer : le genre n’en fait pas partie. Il s’agit donc d’un refus, en pratique, de la perspective de genre et de l’analyse féministe de la ville. Ce résultat montre que la littérature sur l’urbanisme sensible au genre a encore très peu pénétré la sphère opérationnelle, comme l’établit également la thèse de Lucile Biarrotte sur la ville de Paris (2021).

15Pour la majorité des agent∙es interrogé∙es, le caractère de bien commun de l’espace public se traduirait par une forme de neutralité qui doit gouverner le geste de conception. Dans ce contexte, s’imaginer la ville égalitaire revient à projeter des usages indifférenciés selon le genre. C’est ce que je désigne dans cet article d’approche « épicène » car elle refuse de marquer distinctivement le féminin ou le masculin.

16Anticiper un usage indifférencié des aménagements résultant de l’évolution des rapports de genre risque de se traduire par de l’attentisme opérationnel. C’est ce que craint l’animatrice du groupe de travail strasbourgeois, dans l’exemple ci-dessous.

Exemple 2 – Aller trop loin dans l’abstraction et décourager l’action

« Animatrice du groupe de travail sur le genre et la ville : Sur la question du foot ça suscite du débat, y’en a qui disent, à raison, faut pas supprimer le foot des cours d’école ou des espaces publics parce que les filles aussi doivent pouvoir jouer au foot, que le foot n’appartient pas qu’aux garçons. On va dire qu’ils sont sur une étape 2 de… la lutte (rire). Et puis y’a des gens qui sont sur l’étape 1 : si déjà on pouvait dépenser l’argent de manière égalitaire et arrêter de faire des skate parks et des trucs de foot, et penser des aménagements plus mixtes, ce serait pas mal. » (Strasbourg, entretien du 28 septembre 2020)

17La question du football illustre bien les situations de blocage qui peuvent se produire. Les terrains de football sont très largement occupés par les garçons et les jeunes hommes, ils sont symptomatiques du déséquilibre d’investissement dans les équipements publics utilisés par les hommes plutôt que par les femmes (Ayral et Raibaud, 2014). L’agente citée ci-avant préconise de rétablir cette inégalité (ce qu’elle désigne comme « étape 1 »). Toutefois, des agent∙es peuvent s’opposer à cette idée cela renforcerait le stéréotype du football comme sport masculin, plutôt que d’encourager les filles à y jouer également. L’animatrice du groupe de travail récuse l’anticipation trop précoce de l’évolution des rapports sociaux. Avec cet extrait, on comprend également que l’approche « épicène » ne constitue pas qu’une méfiance vis-à-vis du féminisme mais peut également résulter d’un positionnement militant d’agent∙es déjà sur « l’étape 2 ». En effet, en décrivant la constitution du groupe qu’elle anime, elle fait mention de « féministes deuxième vague très raides » qui peuvent impressionner des néophytes. Elle leur reproche un positionnement critique qui peut décourager voire confirmer les doutes de nouveaux et nouvelles entrant∙es sur la pertinence de la démarche, quand elles politisent l’enjeu du genre en le localisant ailleurs que dans l’urbanisme opérationnel.

18Ainsi les « clichés », les préfigurations abstraites, forment des obstacles mentaux à l’action urbaine pour l’égalité de genre. Un deuxième enjeu relevé par les participant∙es à l’enquête concerne la stimulation de l’imagination des habitantes.

Les habitantes peuvent-elles s’imaginer une ville égalitaire ?

19Est-ce vraiment aux urbanistes d’imaginer la ville féministe ? Dans une perspective de développement du pouvoir d’agir des femmes et des filles, l’enjeu de l’urbanisme féministe croise les interrogations des dispositifs de participation citoyenne. Les urbanistes peuvent alors se limiter à imaginer pour donner leur place aux usager∙es tel que l’exprime l’exemple suivant.

Exemple 3 – Le planificateur au service du déjà-là

« Directrice de projets d’urbanisme : Si je n'avais pas eu d'animation ou la volonté des habitants de se réunir là, je n'aurais pas fait une place publique, je n'aurais fait que des croisements. Vous voyez ? Donc moi, moi j'suis éponge, je traduis les usages en aménagement. Voilà. » (Strasbourg, entretien du 23 septembre 2020)

20Les participant∙es à l’enquête se refusent donc à produire des images aussi en raison d’une philosophie de l’urbanisme par les usages qui se traduit par un retrait de l’intervention aménagiste (Rolland, 2022). Cela caractérise les évolutions modernes et progressistes du rôle de l’urbaniste qui « traduit les usages », comme dans l’exemple ci-dessous, ce que Tanaïs Rolland analyse au prisme des « hétérotopies urbaines », fondées sur le déjà-là et l’espace vécu au sens lefebvrien (Rolland, 2022, p. 107). C’est également ce que suggère une technicienne en charge de la supervision des équipes d’entretien des espaces verts à Rennes dans l’exemple suivant. Ce type de discours est associé à une conception écologiste des espaces publics : le faire avec dépasse les usages mais intègre une réflexion sur les coûts matériels et environnementaux de l’intervention aménagiste.

Exemple 4 – Un urbanisme souple et malléable

« Technicienne de la direction des jardins et de la biodiversité : Et on sait qu’un espace il est évolutif ! On repassera dix ans après sur un quartier : les parents qui avaient des enfants en bas-âge, maintenant les enfants ils ont plus besoin de jeux, ils ont quitté la maison, ils sont pas encore grands-parents et l’espace il est vide d’enfant. Y’a aussi cette transition-là, s’il n’y a pas ce turn-over ! Donc moi à l’inverse, j’aime bien les espaces où on peut facilement revenir en arrière, où on va pas être sur des équipements euh dernier cri, ultra-dimensionné, voilà on veut un fit park parce que y’a un besoin, les gars jouent au foot – comme j’ai pu entendre encore récemment – et puis les adolescentes filles, qu’est-ce qu’elles font ? Elles regardent les gars jouer au foot. On est en train de reproduire ces clichés alors que ces espaces juste de rencontre bah peut-être qu’ils sont juste utiles ! Et c’est pour moi c’est, enfin l’ultra… j’ai l’impression parfois qu’il faut qu’on fasse quelque chose quoi. A tout prix. » (Rennes, entretien du 23 juillet 2019)

21Cette technicienne témoigne de l’avènement de formes plus expérimentales de la production urbaine, support à l’imagination habitante. Or, le genre produit également des inégalités d’accès à l’imagination. L’exemple ci-dessous dénonce l’impossibilité pour des jeunes filles de mettre en images leurs aspirations dans l’espace public.

Exemple 5 - Habitantes et imagination

« Paysagiste, responsable d’une direction de quartier : Quand on a travaillé avec les jeunes sur le parc des [Tanneurs], on a rencontré des filles aussi et les filles elles nous disaient : « nous, on voudrait juste des bancs où les garçons ils nous laissent tranquilles en fait ». J’me dis c’est presque triste, elles veulent juste des bancs pour être tranquilles et des bancs il y en a en fait, mais ils sont tous squattés! Et je me dis en termes d’aménagement, entre les gugusses qui nous demandent un city, un terrain pour faire du motocross et puis – alors eux ils ont peur de rien [rires] ! Et les filles, elles nous demandent juste un banc : enfin il faut qu’on ouvre le champ des possibles aussi. » (Strasbourg, entretien du 25 septembre 2020).

22« Ouvrir le champ des possibles » alors que les jeunes filles ne parviennent pas à formuler leurs aspirations, voilà un autre enjeu auquel sont confronté∙es les praticien∙nes. Ceci rejoint les résultats du mémoire de Floriane Ulrich sur l’auto-censure des femmes dans les réunions publiques sur le développement du vélo à Bordeaux (Ulrich, 2014). L’analyse sensible au genre est donc nécessaire pour l’efficacité des démarches participatives.

23Ainsi des professionnel∙les peuvent choisir de restreindre leurs propositions pour la ville future pour incarner leur rôle de concepteur en tant que maïeuticien des aspirations habitantes. Or, les inégalités de genre limitent la capacité-même des femmes et des filles à s’imaginer la ville désirable, pour elles. Il faut donc identifier des leviers pour développer cet imaginaire.

Les leviers pour développer un imaginaire « féministe » de la ville du futur dans la production urbaine

24Cette partie place la focale sur deux pistes principales : l’iconographie présente dans l’espace urbain et les documents d’urbanisme, dans leurs volets les plus stratégiques. Ces outils permettent de projeter une ville égalitaire et de percuter les stéréotypes sur la répartition sexuée du travail.

Iconographies : dé-genrer les supports à l’imaginaire

25Les représentations visuelles peuvent percuter les représentations mentales. Que ce soit par la signalétique, par la production de schémas ou encore de cartes, des initiatives remettent en cause la perception androcentrée de la ville.

26Par exemple, le groupe de travail sur le genre et la ville à Strasbourg s’intéresse à la signalétique des accès aux établissements recevant du public (bâtiments administratifs, parkings…), afin de la « libérer des stéréotypes de genre ». Dans l’exemple ci-dessous (illustration 1), présenté au cours d’une réunion du groupe de travail du 3 mars 2020, l’entrée accessible aux personnes à mobilités réduites inclut un pictogramme représentant une personne avec un landau. La silhouette est affublée d’une jupe, suggérant qu’il s’agit d’une femme. Les agent∙es critiquent le caractère normatif de la signalétique, parce qu’elle associe la figure féminine au rôle de soin des enfants et qu’elle perpétue donc la division sexuée du travail domestique.

27Elle renforce l’injonction aux usages familialistes de l’espace public par les femmes, qui correspond à la réalité actuelle de la répartition des tâches domestiques. A l’inverse, il lui est opposé au cours de la même réunion le cas d’un pictogramme d’une personne avec une poussette, dénuée de traits spécifiques (illustration 2.). Rien n’indique son genre. Le caractère performatif de l’image suggère alors que toute personne peut s’occuper d’un enfant en bas âge.

28Ce second cas ouvre la possibilité qu’un homme se charge d’une poussette. En l’occurrence, ce changement iconographique mobilise une figure neutre (la silhouette indifférenciée utilisée dans les pictogrammes) pour percuter les stéréotypes de genre. Elle stimule l’imaginaire d’une société dans laquelle le genre n’impacte pas les représentations des rôles liés à la parentalité.

29D’aucuns pourraient suggérer que de telles représentations perpétuent l’invisibilisation des femmes dans l’espace public. Mais l’urbanisme « féministe » vise moins à représenter les femmes que de remettre en cause les structures fondamentales de l’ordre sexué. Le changement iconographique atteint donc trois objectifs : il souligne les stéréotypes (il est inhabituel de voir un homme avec une poussette), il encourage et valorise les changements de pratiques et il anticipe sur l’évolution espérée en faveur de l’égalité et de la mixité réelle.

30Les supports à l’imaginaire urbain qui intègrent une perspective de genre peuvent donc recourir à des figures neutres. C’est le cas du guide de gender mainstreaming produit par Vienne, la capitale autrichienne, reconnue pour son positionnement précurseur sur la perspective de genre en urbanisme qui dé-genre également les figures analytiques, prospectives et les propositions paysagères. S’agissant de l’espace public, il est surtout fait mention de sa « qualité ». La dimension de genre se pose en amont du projet d’aménagement, dans l’analyse des usages, mais n’est pas nécessairement souligné dans le projet. Des élu∙es de Clermont-Auvergne Métropole de retour d’une visite de terrain à Vienne, rencontré∙es en mars 2024 en marge d’une conférence, indiquaient : « Si on ne sait pas que la démarche était fondée sur le genre, on ne peut pas le savoir en regardant les espaces. Et apparemment les habitants ne le savaient pas forcément. Mais ce sont des espaces où il fait bon vivre. » Le propre de l’intégration du genre en urbanisme n’est pas de produire un discours sur les femmes mais d’améliorer concrètement les aménagements pour faciliter leur appropriation par toutes et tous.

31En ce qui concerne la planification, ce guide dissocie également les usages du genre de celles et ceux qui les réalisent aujourd’hui. Ainsi il propose un modèle de ville polycentrique, fondé sur la prise en compte des mobilités complexes liées au travail domestique et salarié (illustration 3), qui tient compte de la division sexuée du travail pour faciliter le travail domestique mais suggère que la répartition des tâches puisse évoluer, en ne les attribuant pas aux femmes ou aux hommes. L’urbanisme féministe contribue donc considérablement à la recherche de la mixité fonctionnelle et de l’articulation des temps urbains. Il est une « force innovatrice » conséquente pour développer une ville fondée sur l’urbanisme équitable (Tummers, 2015, p. 78).

32Ces propositions figuratives, par l’emploi de pictogrammes ou la démarche cartographique, répondent à la préoccupation d’éviter la reproduction des stéréotypes, en supprimant l’association entre une catégorie de genre et un usage, tout en considérant des usages actuellement féminins, jusque-là invisibilisés.

33Pour rendre visibles les femmes, on peut également proposer que le neutre soit représenté par une figure féminine dans la production de représentations urbaines. En Norvège, l’indicateur du nurse-index évalue les évolutions de la valeur immobilière à Oslo en observant la distribution spatiale des biens que pourrait acquérir une infirmière célibataire, en fonction du revenu disponible moyen à la même date (Turner et Wessel, 2019). Cet indicateur vise à évaluer l’accessibilité du marché immobilier aux personnes au revenu « normal » ce qui sous-entend que l’archétype de la normalité est représenté par une femme, travaillant dans le domaine du soin. Il présente une figure féminine d’abord en tant que travailleuse. Il s’agit d’un outil d’intégration du genre au cœur de la politique foncière et de logement de la collectivité.

34Alors que les initiatives mises en œuvre par les collectivités étudiées dans notre enquête concernent majoritairement des opérations d’urbanisme très localisées, la réflexion sur les chaînes de vie quotidienne s’opère à l’échelle de la planification du quartier voire de la commune et de l’agglomération. Ces constats nous ramènent alors à l’importance du geste de planification, pour construire les leviers d’une ville féministe, c’est-à-dire de résolution de l’invisibilisation et de la relégation des femmes hors de l’espace public ou dans la périphérie urbaine.

Imaginer la ville « féministe » à l’échelle de la planification stratégique

35Pour des raisons de construction de l’objet de recherche autour des espaces publics végétalisés, l’échelle des projets étudiés dans l’enquête était particulièrement restreinte, à l’échelle d’un parc, d’un îlot. Or, les difficultés énoncées au fil de l’article pourraient être débusqués à l’échelle de la planification stratégique. Cette idée n’a été formulée clairement qu’à une occasion au cours de l’enquête, par une jeune chargée de mission sur la biodiversité, ingénieure en environnement de formation.

• 2 Les orientations d’aménagement et de programmation (OAP) sont définies aux articles L151-6 à L151-7 (...)

« Chargée de projet biodiversité, membre du groupe-projet Genre et Ville : Comment dans le PLU tu peux inclure le genre ? (…) Travailler à une OAP (orientation d’aménagement et de programmation2) thématique genre et ville ça pourrait être pas mal. OAP sectorielles aussi qui existent mais après c’est pour identifier secteur par secteur là où on aurait une problématique mais après sur une OAP générale dans le secteur de la planification on n’y est pas tout à fait. Ça pourrait être un projet. » (Strasbourg, entretien du 23 septembre 2020)

36L’outil de l’OAP thématique permet l’approche globale d’un enjeu spécifique. En l’occurrence, il s’agirait d’intégrer le genre dans la conception-même de la ville, d’imaginer la ville féministe dans le geste planificateur de la réalisation d’un plan local d’urbanisme.

37Cela rejoint la proposition formulée par Anita Larsson, urbaniste suédoise, après une enquête auprès de ses homologues, menée il y a déjà près de vingt ans (Larsson, 2006). Elle démontrait que la relégation des femmes se poursuit dans la hiérarchie des outils d’urbanisme, en réduisant la préoccupation du genre à un enjeu de vie quotidienne, donc de vie de quartier qui peut être intégrée dans l’urbanisme opérationnel mais pas dans la planification stratégique. À l’inverse, elle suggère de remonter la prise en compte du travail reproductif au même niveau que le travail productif dans la conception aménagiste, dans une relation non-hiérarchique et non stéréotypée. La cartographie des chaînons de déplacements complexes présentée dans le guide viennois pour le gender mainstreaming dans la planification et le développement urbain, offre une piste concrète pour réaliser cet objectif.

38Pour intégrer la perspective de genre à cette échelle et dans les documents d’urbanisme tels que les plans locaux d’urbanisme, il faut en premier lieu rendre visible les rapports sociaux de genre à cette échelle. La géographie du genre s’y emploie depuis les années 1980, à l’exemple des travaux précurseurs de Doreen Massey (1984 [1995]). Or les travaux francophones portant sur la production urbaine du genre recourent relativement peu à la cartographie à cette échelle. En revanche, le champ de recherche sur les domesticités développe une approche spatiale, à l’image de la tenue d’une journée d’études sur les Dimensions spatiales du travail domestique, organisée par le groupe transversal Villes et métiers du LABEX Futurs Urbains, à l’Université Gustave Eiffel, le 3 mai 2024. La spatialisation des mobilités des travailleuses domestiques dans les travaux de Lilite Rossignol au sein de la métropole francilienne et de Laura Durand dans un territoire rural de l’Aisne se fondent sur un matériau qualitatif qui permet de situer les subjectivités, les représentations et les pratiques de l’espace, tout en les replaçant dans leur contexte géographique à l’échelle de la ville ou de l’agglomération. De même, Tahera Bilger propose une mise en contexte cartographiée des lieux de travail domestique à Bologne, sous l’angle de l’entretien du patrimoine et des rapports socio-spatiaux de classe à travers la donnée foncière. Ces travaux rendent visibles les mobilités, la porosité et les frictions du travail domestique qui demeure largement féminisé. Ils rendent compte des infrastructures sociales urbaines par l’identification de réseaux de travail reproductif, défini en tant que travail de support, qui soutient les conditions du travail productif (Hirata, 2021). Ces infrastructures ne sont actuellement pas prises en compte dans la planification urbaine. Le travail reproductif comprend le travail domestique réalisé dans le cadre domestique ou dans le cadre de l’emploi. Il comprend tous les métiers dits du soin et de l’entretien. Cartographier les lieux de vie et d’emploi liés à ce travail rendrait compte de l’aspect structurant du genre dans la pratique de la ville et servirait de base à la planification sensible au genre.

39Certaines initiatives proposent des voies de passage de la carte diagnostique au geste planificateur à partir des infrastructures du travail de soin. À Rennes, la démarche des « Territoires favorables au vieillissement » pourrait ouvrir des perspectives d’intégration du genre dans la production de la ville, à l’échelle de la planification. En effet, ce projet conduit par Rennes Métropole reposait sur la cartographie de lieux croisant la présence de services publics, la présence de commerces de proximité et d’arrêts de transports en commun accessibles, à moins de 200 mètres. La carte obtenue a permis d’identifier environ 50 secteurs « favorables au vieillissement » pour guider les choix de la collectivité dans la localisation des programmes d’adaptation du logement à la perte de mobilité et favoriser le maintien au domicile (Chapon, 2013). Au vu du travail de soin que sollicite le maintien à domicile des personnes âgées, ce support cartographique peut fonder une analyse stratégique plaçant au cœur du tissu urbain les métiers du travail reproductif.

41L’utopie et le modèle de projet résidentiel féministe servent alors de supports heuristiques pour penser les enjeux urbains contemporains et l’intégration de leviers dans la planification urbaine.

Conclusion

42Ainsi, l’urbanisme « féministe » interroge directement les conditions de l’imagination de la ville du futur, que ce soit chez les praticien∙nes comme chez les habitantes. En effet, il questionne fondamentalement les perceptions de la neutralité de l’espace public. Il montre que la manière dont on s’imagine habituellement la ville ignore la moitié de sa population.

43L’article a montré les enjeux de la production d’iconographies libérées des stéréotypes ainsi que la nécessité de la perspective de genre pour une participation habitante efficace dans l’élaboration des projets urbains. L’approche féministe de l’urbanisme enrichit la connaissance de l’infrastructure et des réseaux d’usage du tissu urbain en reconnaissant le travail reproductif et améliore la qualité urbaine comme l’accessibilité des aménagements. C’est une question de justice sociale mais aussi une source d’innovation pour la méthodologie comme les formes urbaines (par l’utopie et le modèle urbain).

44Enfin, son caractère transversal nourrit la réflexion sur un ensemble de problématiques de l’élaboration de la ville du futur (mobilités, vieillissement, mixité fonctionnelle, reconstruction de la ville sur elle-même). C’est pourquoi l’article plaide pour l’intégration du genre au cœur du geste planificateur.