1Dans l’enseignement universitaire et dans la recherche, les jeux sérieux bénéficient d’un regain d’intérêt. Au-delà des injonctions de nos différentes instances, que ce soit à l’innovation pédagogique ou à la médiation scientifique, il est intéressant de comprendre la mobilisation des jeux sérieux en géographie et en aménagement. Deux entretiens ont été menés, l’un avec Delphine Grancher et Edwige Dubos Paillard, l’autre avec Mathieu Gigot. Delphine Grancher est ingénieure de recherche en statistique au Laboratoire de Géographie Physique, Environnements quaternaires et actuels qui est sous la tripe tutelle du CNRS et des universités de Paris 1 et de l’UPEC. Elle est spécialisée sur les méthodes d’enquête quantitative et qualitative auprès des populations exposées aux risques naturels et technologiques. À la suite d’un programme de recherche, elle a conçu le jeu Ouragame. Edwige Dubos Paillard est professeure de géographie à l’Université Paris 1, membre du laboratoire Géographie-cités. Elle travaille sur la vulnérabilité des sociétés et des territoires face aux risques d’inondation. Pour étudier les comportements des populations en réaction à des situations de catastrophe, elle recourt à des exercices de simulation et de mises en situation théâtralisées. Delphine Grancher et Edwige Dubos Paillard, avec Gilles Arnaud Fasseta, ont organisé le 13 mars 2024 une journée d’étude sur Les jeux sérieux pour améliorer la culture et la gestion des risques naturels. Mathieu Gigot, maître de conférences en aménagement-urbanisme à l’Université Paris Cité et membre de Géographie-cités, travaille sur les politiques publiques patrimoniales et les outils de l’action publique. Avec Arnaud de Lajartre (maître de conférences en droit à Angers), il a créé le jeu La ville sous cloche ? suite à un projet de recherche sur ces questions

2Ces entretiens reviennent sur la spécificité des jeux sérieux, les liens entre la recherche et le développement de jeux, l’utilisation de jeux dans l’enseignement universitaire et enfin les modalités de diffusion des jeux conçus par de géographes et des aménageurs en dehors du milieu académique.

Les jeux sérieux : qu’est-ce que c’est ?

Nathalie Fau (NF). Pouvez-vous présenter les jeux que vous avez réalisés ? Leurs objectifs et le public visé ?

Mathieu Gigot (MG). Avec Arnaud de Lajartre (maître de conférences en droit à Angers), nous avons créé La ville sous cloche ?. C’est un jeu pour découvrir le droit de l’urbanisme et du patrimoine en s’amusant. Les publics cibles sont les habitants ; les acheteurs sont les collectivités locales ou encore les acteurs parapublics comme les CAUE (conseils d’architecture, d’urbanisme et d’environnement) ou les agences d’urbanisme par exemple. Le jeu est pensé comme un dispositif de concertation avec le public. Il peut être utile pour les élus qui ont besoin d’expliquer les démarches à suivre et les acteurs à rencontrer pour mener à bien un projet dans une zone patrimoniale. Les participants (2 à 4 joueurs) incarnent des habitants qui doivent réaliser un projet qui exige une autorisation d’urbanisme spécifique. Les contextes urbains ainsi que les projets sont tous différents, ce qui permet de varier les situations et les contraintes réglementaires. Les joueurs doivent réaliser un parcours lié à leur projet de construction (extension, véranda, petit lotissement, changement d’huisseries) en validant neuf étapes, allant de la découverte de la réglementation à la réalisation et la valorisation de leur projet.

NF. En quoi est ce que ce sont des jeux sérieux ? Qu’est ce qui les distingue des autres jeux ?

NF. Quelles différences faites-vous entre les mises en situation et les jeux sérieux ?

Edwige Dubos Paillard (EDP). Dans le domaine des risques, une mise en situation consiste à faire jouer un scénario fictif mais réaliste à un ou plusieurs acteurs confrontés directement ou indirectement à une situation de danger. Les participants sont invités à simuler leurs réactions et leurs actions pour faire face à l’évènement. L’objectif est d’observer leurs comportements et de recueillir un ensemble d’informations à des fins de recherche ou de retour d’expérience. Si cette mise en situation peut se faire par des exercices sur table, le véritable apport de cette approche réside dans la réalisation de simulations en conditions quasi réelles (en salle ou sur le terrain) ou par immersion dans un environnement virtuel. Les points communs avec les jeux sérieux sont nombreux. Dans les deux cas, les participants sont actifs, ils doivent prendre des décisions qui peuvent avoir des effets positifs ou négatifs sur l’évolution de la situation. Ces approches imposent d’envisager différentes stratégies, de faire des choix. Elles favorisent l’apprentissage. Dans les deux cas, un temps de debriefing est prévu à l’issue de la séquence pour discuter avec les participants. Ce moment apporte une dimension explicative aux stratégies mises en œuvre pendant la simulation ou pendant le jeu. Cependant, dans les mises en situation, le caractère ludique est souvent absent. L’objectif n’est pas de gagner la partie ou de mettre en place une stratégie pour faire le meilleur score possible en adoptant parfois des comportements non appropriés. De même, les mises en situation nécessitent souvent un temps de préparation beaucoup plus long que les jeux sérieux (dès lors qu’ils sont conçus). C’est pourquoi ces approches restent surtout mises en œuvre pour former les acteurs institutionnels et opérationnels et restent peu mobilisées pour préparer la population.

NF. Quels sont les atouts de la géographie et de l’aménagement pour développer des jeux sérieux ? Est-ce que tous les sujets de géographie peuvent être transformés en jeux ? Des jeux sur les risques, sur des drames humains, n’est-ce pas un peu surprenant ?

En théorie toutes les thématiques peuvent être « mises en jeu » mais ce n’est pas toujours intuitif de l’envisager. Par exemple, comment proposer un jeu avec des populations qui ont vécu des événements graves. Une collègue enseignante dans le secondaire à qui j’avais proposé de tester le jeu Ouragame a été choquée par ma demande. Elle m’a répondu qu’un ouragan, ce n’est pas un jeu, que des personnes ont perdu leur travail, leur maison et que cela n’a rien de drôle, elle avait raison ! J’ai reformulé ma proposition en expliquant que jouer permet de dédramatiser des situations, de prendre du recul et d’aborder des sujets difficiles de manière plus structurée. C’est pour cette raison que l’éducation nationale ou les acteurs de la prévention utilisent les jeux sur des sujets très sensibles comme le harcèlement ou les addictions. L’objectif n’est absolument pas de faire revivre des situations traumatisantes. Nous en avons tenu compte dans la narration et l’esthétique du jeu.

La dernière phase de test du jeu Ouragame a été effectuée en Guadeloupe auprès d’enfants qui avaient vraiment vécu le cyclone. Le debriefing était particulièrement important : cela permettait de recueillir la parole des enfants tout en leur faisant prendre conscience que la reconstruction, ce n’est pas seulement la phase d’urgence même si c’est la plus marquante ; la reconstruction dure plus longtemps. Le jeu permet de hiérarchiser les faits, de structurer la pensée, de mettre des mots sur la réalité.

MG. La géographie s’y prête bien car on travaille sur des processus qui sont connus du grand public comme l’écologie ou l’aménagement. Il est sûrement possible de faire un jeu sérieux sur les questions migratoires et sur les drames des noyades en Méditerranée afin de comprendre la gestion des frontières en Europe. Un jeu ce n’est pas forcément drôle, c’est une mise en situation pour faire sa propre expérience et comprendre les situations, les enjeux. Mais il est vrai que faire un jeu sur l’urbanisme ou sur le patrimoine est sûrement plus simple à réaliser qu’un jeu sur les drames humains. Et puis, en aménagement urbanisme, cette démarche correspond bien à nos habitudes de travail en groupe sous la forme d’ateliers.

Les liens entre la recherche et le développement des jeux

NF. Quels sont les liens entre vos recherches et l’élaboration de votre jeu ?

DG. La construction du jeu Ouragame a été envisagée dès l’élaboration de notre projet d’ANR, TIREX (pour Transfert des apprentissages de Retours d’Expérience scientifiques 2017-2022). Après le passage du cyclone Irma en 2017, suivi des deux autres cyclones, Maria et de José, dans les Antilles Françaises, un consortium de chercheurs a été mis en place pour étudier les enjeux et les modalités des reconstructions post-catastrophes. Il s’agissait de réfléchir à la façon de reconstruire plus résiliente et non de reconstruire le plus rapidement possible. Nous avons analysé comment la société s’est reconstruite, s’est réorganisée et les difficultés rencontrées. Cette démarche est souvent réalisée après les catastrophes majeures mais les connaissances ne sont pas transmises et, d’une catastrophe à l’autre, les mêmes erreurs, les mêmes situations peuvent être reproduites sans que les retours d’expériences antérieures ne soient pris en compte. Les acteurs du territoire ne vont pas forcément modifier leurs pratiques et s’approprier ces retours d’expériences. L’objectif était donc de trouver une méthode d’apprentissage pour que les résultats soient transmis : cela passe par des articles scientifiques, par des guides méthodologiques, des story maps mais aussi par la création d’un jeu sérieux afin de toucher plusieurs types d’acteurs et de population. Il faut néanmoins signaler les différences de temporalités entre un programme de recherche et l’élaboration d’un jeu. Un programme ANR classique finance au mieux un prototype et n’intègre ni le temps ni les financements nécessaires à la commercialisation d’un jeu. Beaucoup de jeux sérieux élaborés par des scientifiques ne dépassent pas la phase de prototype, avec la fin du projet de recherche tout s’arrête. Les institutions sont toujours enthousiastes pour valoriser ces projets mais les chercheurs ne disposent pas des compétences ni des ressources nécessaires pour cette dernière étape de la commercialisation. Par exemple pour passer du prototype d’Ouragame au jeu en boîte, il a fallu trouver 50 000 euros et ainsi remplir une quinzaine de dossiers de demandes de financement. Cela demande beaucoup de temps et d’énergie et n’incite pas les chercheurs à commercialiser leurs jeux.

MG. Ce jeu est né aussi dans le cadre d’une ANR. Arnaud était le coordinateur d’une ANR sur « le PLU patrimonial », qui s’interrogeait sur la place du patrimoine dans les Plans Locaux d’Urbanisme (PLU). J’étais alors en post-doc en tant qu’ingénieur de recherche. Créer un jeu n’était pas du tout prévu au départ mais cette idée de proposer un livrable sous forme de jeu nous est apparue intéressante. Lors de l’audition à mi-parcours, cette nouvelle approche a été bien perçue, mais cela ne peut être qu’un plus, pas une fin en soi. Faire un jeu n’est pas vraiment valorisé. Est-ce que je le referais dans une autre recherche ? La réponse n’est pas évidente, faire un jeu demande beaucoup de temps et la temporalité d’une ANR n’est pas la même que celle de la création et surtout de la diffusion d’un jeu. Notre ANR s’est terminée en 2019 mais la finalisation du jeu date seulement de 2021. Et puis il n’existe pas réellement de structure pour valoriser ces produits issus de la recherche ; des questions concrètes se posent : où stocker les jeux, quelle ligne budgétaire, qui s’occupe des expéditions ? La valorisation d’un article scientifique ou même d’un documentaire est beaucoup plus simple.

NF. En quoi les jeux favorisent ils une médiation des concepts scientifiques ?

NF. Les jeux peuvent t’ils être utilisés pour mener des recherches ?

EDP. L’utilisation du jeu comme la mise en situation constituent des moyens originaux pour collecter des informations sur les stratégies adoptées par les participants confrontés à des situations inédites et complexes dans des environnements contrôlés. Ils permettent d’établir une relation de confiance qui facilite l’échange et un retour sur les motivations ayant guidé tel ou tel choix. Les protocoles étant reproductibles, il est possible de créer des corpus de données alimentés par l’observation directe, mais aussi grâce aux debriefings réalisés avec les participants. Dans le domaine des risques, il s’agit d’une source d’information complémentaire aux entretiens réalisés dans les mois qui suivent un évènement catastrophique. Dans le cadre de l’ANR Com2SiCa, un des volets du programme de recherche a consisté à placer des participants volontaires sur une plage de Nice selon leurs habitudes et à leur faire écouter une bande son distillant des indices de plus en plus concrets sur l’arrivée imminente d’un tsunami. L’objectif était d’observer comment est-ce qu’ils réagissaient à ces différents indices, à quel moment ils décidaient de quitter la plage et par quel chemin. La phase de debriefing a permis de collecter des informations complémentaires sur les ressentis et l’explication des choix retenus pour quitter la plage qui ont pu être combinés avec les renseignements sur le niveau de connaissance du risque et l’expérience d’évènements dangereux.

MG. Ce n’était pas l’objectif de notre jeu. J’utilise d’autres formes de médiations comme les drones pour inciter des habitants à parler du territoire de leur village, mais pas le jeu.

Les jeux et l’enseignement

NF. Comment utiliser un jeu pour l’enseignement ? En quoi les jeux peuvent-ils favoriser une meilleure compréhension et appropriation des enseignements ? Quelles sont les compétences visées ? Quelles sont les limites de ce mode d’appropriation des connaissances ?

DG. Dans l’enseignement secondaire, l’utilisation du jeu est très diverse. Elle peut permettre de transmettre et de tester des connaissances, comme dans le cadre des nombreux quizz créés sur toutes les questions de l’enseignement scolaire. Il peut également chercher à reproduire une situation réelle pour mieux l’appréhender ensuite dans la réalité. En géographie, par exemple, les ressources sont également nombreuses sur les sites des différentes académies car l’utilisation du jeu pour l’enseignement (la ludo-pédagogie) est désormais encouragée par l’Éducation nationale. Créer un jeu pour un public scolaire implique cependant de nombreuses contraintes. Pour être utilisé en classe, le jeu doit être en lien avec les programmes scolaires. Ouragame est ainsi parfaitement adapté au programme de géographie de cinquième et il peut être utilisé dans le chapitre « prévenir les risques et s’adapter au changement global ». L’élaboration du jeu devait également tenir compte de la situation de l’enseignement : un enseignant seul à gérer une classe de 30 élèves et une durée limitée à un cours d’une heure. Il a donc fallu simplifier les règles afin qu’elles soient rapidement compréhensibles et facile à expliquer par l’enseignant, le temps de jeu en lui-même qui ne dépassera pas 35 minutes. Faire un jeu adapté, c’est donc beaucoup de renoncements, il y a eu près de quinze versions. Même si notre jeu est centré sur les ouragans, il permet aux enseignants d’aborder d’autres risques auxquels sont parfois confrontés les élèves de la métropole, par exemple les inondations.

EDP. Les enfants sont plus ouverts aux jeux et donc plus réceptifs. Ils font davantage le transfert entre le jeu et la réalité, ils vont plus facilement appliquer dans leur quotidien ce qu’ils ont appris lors d’un jeu. Par ricochet, cela peut aussi former leurs parents.

NF. Vous avez tous impliqué des étudiants en master dans la création de jeux. Quels ont été les objectifs ? Les limites ou les obstacles à cette forme d’enseignement ?

MG. Dans le cadre d’un cours de « droit de l’environnement » des Masters 2 « Espace et Milieux : territoires écologiques » et « Écosystème et biodiversité : expertise écologique », les étudiants sont en effet amenés à créer un jeu. Le cours prend la forme d’un atelier-projet visant à produire un support ludique de vulgarisation scientifique sur un sujet en lien avec un outil du droit de l’environnement. Les étudiants forment des groupes de quatre ou cinq. Pour créer un jeu, les étudiants doivent d’abord parfaitement maitriser leur sujet. Dans une première étape, je leur demande une note de cadrage théorique. Cette première étape a pour but d’éviter que les étudiants se lancent dans l’écriture d’un scénario ludique avant d’avoir défini leur objectif scientifique et pédagogique. La deuxième compétence recherchée est la capacité de médiation scientifique : comment simplifier des enjeux complexes ? quels facteurs et processus privilégier ? Comment s’adresser à des non-spécialistes ? Comment transformer un savoir théorique en un cas pratique ? Utiliser des noms en latin pour désigner des plantes ou estimer que le choix d’un joueur sera toujours uniquement guidé par le souci de préserver la biodiversité, c’est une approche de futur professionnel de l’environnement mais pas du grand public. Dans leur métier, les étudiants seront confrontés à des non-spécialistes et à des acteurs, comme des promoteurs par exemple, dont les objectifs peuvent être à l’opposé des leurs. Créer un jeu, les oblige ainsi à prendre en compte des points de vue différents. La troisième étape est la construction d’un scénario ludique : comment mettre en œuvre le raisonnement géographique dans un mécanisme ludique ? Si le jeu est trop simple, il n’apporte pas grand-chose. S’il est trop complexe, ou peu ludique, il risque de lasser. Si le raisonnement est trop partiel ou défaillant, le jeu ne fonctionnera pas. Les étudiants doivent trouver un équilibre entre scénario pédagogique et scénario ludique. La dernière étape est la production d’un jeu fini, avec ses éléments matériels (plateaux, cartes, etc.) mais aussi la formulation écrite des règles. Nous testons ensuite les jeux, avec l’ensemble des étudiants et des collègues.

DG. Le jeu Ouragame a été conçu et développé au départ entre octobre 2021 et mai 2022 par les étudiants et étudiantes de Master 2 gestion globale des risques et des crises (GGRC) de l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Dans le cadre de ce Master, les étudiants doivent mener à bien sur l’année un projet commun. L’équipe pédagogique leur a proposé de créer un jeu sérieux sur les cyclones pour un public scolaire. En lien avec l’ANR TIREX, ils étaient ainsi amenés à étudier les risques cycloniques tout en imaginant un jeu sérieux. Il est difficile de construire un jeu tout seul car le jeu doit prendre en compte des opinions différentes et des habitudes de jeux plus ou moins développées. Les étudiants ont appris les difficultés à travailler en groupe, à gérer ensemble un projet : 22 étudiants, ce sont 22 avis différents ; de très bonnes idées sont parfois exclues de la version finale, car peu réalisables, et à l’inverse une petite idée peut devenir centrale. Il est donc nécessaire d’apprendre à faire des compromis, à changer et à revenir sur des décisions préalables si le jeu ne fonctionne pas et à prendre des décisions. Les jeux ont été testés par d’autres étudiants mais aussi par des scientifiques et enfin par des collégiens. Et chaque test induit souvent une remise en question, des réajustements, parfois des simplifications. Ils ont dû apprendre à respecter le cahier des charges : un jeu cohérent, scientifiquement exact, mais en même temps pédagogique, ludique et jouable en une seule séance de cours par des collégiens. Certains se sont investis dès le départ, d’autres se sont rattachés par la suite au projet, d’autres ne se sont pas sentis concernés. Travailler à 22 est compliqué.

NF. Que pensez-vous de la pédagogie par le jeu ? Quels sont les limites ou les obstacles à cette forme d’enseignement ?

MG. Globalement, l’enthousiasme des étudiants est au rendez-vous. Certains sont un peu déstabilisés, car ils sont obligés de prendre des risques, et il leur est parfois difficile de sortir des exercices académiques plus classiques. La première limite, c’est peut-être la nécessité d’évaluer. Les étudiants de Master ont tendance à surinvestir l’exercice par rapport au nombre d’heures de cours dévolus à ce projet, soit 20 heures. Alors, est ce qu’il faut sanctionner un jeu qui ne fonctionne pas ? Il est difficile de mettre en place un barème et des critères d’évaluation, d’autant que c’est un travail de groupe. La seconde limite est logistique. Le cours doit entrer dans des créneaux horaires précis, les salles ne sont pas toujours adaptées et surtout le projet des étudiants se termine avec le semestre. Après la séance de test, tout s’arrête ; les étudiants doivent passer à autre chose. Les jeux créés ne sont pas suffisamment valorisés. C’est frustrant pour des étudiants qui se sont énormément investis. Je leur conseille parfois de proposer leur jeu sur le catalogue de La ville en jeux mais la démarche à suivre est longue et ils n’ont pas le temps et moi non plus. J’ai néanmoins fait la démarche pour un jeu que je trouvais particulièrement abouti. Des étudiants ont aussi été contactés par des collectivités pour acheter leur jeu, mais nous ne disposons à l’université d’aucune structure pour accompagner ce genre d’initiative. À partir des jeux créés, les étudiants pourraient également animer des séances de jeux dans des collèges, dans des lycées ou des collectivités territoriales, mais ce n’est pas vraiment intégré dans le cursus universitaire. Est-ce qu’il faut pour autant institutionnaliser ou davantage formaliser ce type de cours ? Peut-être pas non plus. Cette forme d’enseignement repose sur des tâtonnements, de la débrouille et du bricolage et cette liberté pédagogique est aussi importante.

NF. Dans l’enseignement supérieur, qu’apporte le jeu par rapport à une séance plus classique ?

MG. Les objectifs sont très différents entre utiliser des jeux en cours ou créer un jeu. Dans les deux cas néanmoins, cela permet de changer nos pratiques, de trouver du plaisir à enseigner différemment et c’est agréable et motivant. Ne faire que des jeux sérieux pour enseigner ne serait évidemment pas envisageable, mais cela donne une certaine liberté pédagogique. Cela permet aussi d’accrocher des étudiants peut-être lassés par des formats plus classiques. Les étudiants sont peut-être plus actifs, ils se prennent au jeu. Dans un jeu, il y a un enjeu direct et cela les motive. Après, est-ce que c’est une innovation pédagogique ? Pour nos instances universitaires, la réponse est affirmative, mais il suffit de regarder le catalogue de la « ville en jeux » et la quantité de jeux disponibles pour constater que cela se pratique depuis longtemps déjà. Ce qui change, c’est peut-être la reconnaissance de ce travail qui est vraiment chronophage. Nous sommes soumis en fait à des injonctions contradictoires. L’Université nous incite à développer des pédagogies innovantes, à ouvrir nos enseignements vers la société civile, mais les moyens logistiques ne suivent pas toujours et les blocages sont nombreux et par ailleurs, ce qui compte lorsque nous sommes évalués comme enseignement chercheur, c’est surtout notre production d’articles scientifiques. Comment les instances évaluent la production d’un jeu ? Consacrer du temps à la construction d’un jeu scientifique, c’est ne pas avoir suffisamment de temps pour écrire un article scientifique.

Les jeux et les acteurs non académiques

NF. Les jeux sérieux sont de plus en plus utilisés par des ONG, des associations, des bureaux d’étude pour développer leur stratégie et leur politique mais aussi pour résoudre des situations conflictuelles. Dans quels contextes les jeux conçus par des géographes et des aménageurs sont-ils utilisés par des acteurs non académiques ? Comment s’effectue le lien entre le jeu et son application dans des situations concrètes ? 

DG. L’expérience nous montre que les liens entre le jeu et son application dans des situations concrètes ne sont pas naturellement effectifs. On n’apprend pas le code de la route en jouant aux mille bornes. Le jeu n’est pas un outil magique et il est difficile de faire sortir le jouer du jeu et la mise en pratique dans le réel des apports du jeu n’est pas systématique. Un maire qui joue au jeu Littowag peut avoir perdu la partie en développant une gestion littorale par la mise en place systématique d’enrochement, il peut en avoir parfaitement compris les raisons, mais va-t-il pour autant renoncer à développer une politique d’enrochement dans sa commune ? Rien n’est moins certain.

MG. Nous avons testé le jeu avec la mission Val de Loire et avec le CAUE du Loir-et-Cher. Les retours étaient positifs, un vrai intérêt pour utiliser ce jeu dans le cadre de médiation. Nous savons qu’une centaine de boites ont été achetées mais nous n’avons eu aucun retour de la part des utilisateurs et il est en effet un peu frustrant de ne pas connaitre la réaction des habitants. Le programme de recherche s’est terminé en 2019, le jeu a été achevé en 2021 et nous sommes tous passés à autre chose. Étudier l’impact du jeu aurait demandé d’avoir un temps de recherche plus long qui ne se limite pas à la temporalité d’une ANR. Notre objectif était de fournir un livrable sous la forme d’un jeu sérieux mais désormais le jeu ne nous appartient plus.

NF [à EDP]. Pouvez-vous revenir sur la journée d’étude de mars 2024 qui était intitulée Les jeux sérieux pour améliorer la culture et la gestion des risques naturels ?. L’après-midi de cette journée d’étude a été consacré à l’organisation de deux séquences de jeux où il a été possible de tester plusieurs jeux : Digues, Ouragame, Sim Mana et Mission 2072. Quels étaient les joueurs ? Et quel bilan faites-vous de ces séances de jeu ?

EDP. Cette journée comportait trois phases complémentaires : la matinée a permis de dresser un panorama des grandes catégories de jeux sérieux actuellement utilisés dans le domaine de la recherche. Elle a également permis de bénéficier du retour d’expérience de chercheurs qui mobilisent les jeux dans leurs travaux. Si les apports ont été soulignés, plusieurs difficultés ont été évoquées. Elles concernaient le temps nécessaire pour passer de la conception à la fabrication et l’éventuelle diffusion auprès du public, la question du rôle du jeu dans la formation des participants : où placer le cursus entre le jeu simple et ludique et le jeu compliqué mais instructif ? Le début d’après-midi a réuni plusieurs acteurs du secteur privé et du secteur public mobilisant les jeux pour améliorer la culture du risque, former à la gestion de crise ou réaliser des exercices de crise incluant la population. Tous ont insisté sur l’intérêt de la phase de jeux mais surtout sur la phase de debriefing, sur les réticences initiales parfois notables des « joueurs » pour participer à ce type d’exercice. Enfin, les cinquante participants ont pu jouer ! Les profils étaient variés : un tiers de chercheurs, mais aussi des agences de prévention des risques, des associations et des bureaux d’études. Il y avait beaucoup de géographes, mais pas uniquement. L’observation des différentes séquences de jeu a montré combien le jeu était propice aux interactions entre les participants qui, pour la plupart, ne se connaissaient pas au début de la partie. L’objectif était soit de chercher ensemble des solutions permettant de passer à l’étape suivante, soit d’endosser un rôle et de réfléchir avec d’autres participants à des solutions pour composer avec un risque naturel, gérer un espace fragile ou encore reconstruire un territoire dévasté par une catastrophe. Les rôles joués étaient souvent éloignés de leur zone de confort. Certains ont fait des choix qui allait les mener dans une impasse. D’autres ont dû prendre en compte un ensemble de contraintes associées au rôle, ce qui a pu les détourner des stratégies qu’ils auraient déployées en jouant leur propre rôle: jouer un agriculteur, c’est ainsi être obligé de prendre aussi en compte les contraintes économiques

Quelques jeux sérieux

3Les jeux de la journée d’étude Les jeux sérieux pour améliorer la culture et la gestion des risques naturels (Paris, Institut de Géographie, 13 mars 2024)

4DIGUES
Conception : B. Anselme, N. Becu, C. Carré, L. Goeldner-Gianella
Jeu de simulation participative qui permet d’appréhender l’enjeu de l'évolution future des systèmes d'endiguements des marais littoraux. Il prend pour exemple le cas des marais de la Dives en Normandie.

5Ouragame
Conception : D. Grancher, B. Anselme, P. Durand
Présentation : Labex Dynamite, Film terrain - L'histoire d'Ouragame. URL: https://www.youtube.com/​watch?v=U5C3H0ZRH0c

6Sim Mana
Conception : A. Moatty, F. Taillandier
Un jeu sur la lutte contre les inondations en milieu urbain. L’objectif est de protéger, en collaborant, la ville de « La Vita » des inondations en aménageant le territoire.
Présentation : Fondation MAIF pour la recherche, Lutte contre les inondations. Kezaco les SFN ? Découvrez les secrets des SFN grâce à un jeu sérieux. URL: https://www.youtube.com/​watch?v=8WdoZB6_06w&t=11s

7Escape game EPISEINE 2072
Conception : EPTB Seine Grands Lacs dans le cadre du dispositif EPISEINE ; cofinancement de l'Union européenne, dans le cadre du fonds FEDER
Un outil pédagogique pour sensibiliser les Franciliens aux inondations sur le thème 2072, l'Ile-de-France s'apprête à subir deux crues sans précédent...Vous avez le pouvoir de changer le cours de l'histoire. URL: https://youtu.be/​JNIAIpdaBzg

8Les jeux cités dans article

9La ville sous cloche ?
Conception : A. De Lajartre, M. Gigot, 2021.
Film de présentation La Ville sous cloche ? Jouez avec le droit de l'urbanisme et du patrimoine visionnable sur Youtube. URL: https://www.youtube.com/​watch?v=A0zLcrRRjo4

10ChèvreFeuille
Conception : D. Genin et M. Rotenberg, développé par l’IRD.
Ce jeu apprend à gérer durablement la forêt et les ressources alimentaires de leur troupeau. Film de présentation ChèvreFeuille : un jeu autour du développement durable visionnable sur le site Web de l’IRD. URL: https://www.ird.fr/​chevrefeuille-un-jeu-autour-du-developpement-durable

11Littowag
Développé par l’Inrae.
LittoWag est un jeu de plateau pour explorer ensemble l'adaptation des territoires aux risques littoraux.
Présentation sur le site de Playtime. URL: https://www.play-time.fr/​realisations/​littowag

12Urbax
Jeu de simulation de l’aménagement urbain destiné à des professionnels ainsi qu’aux élus locaux.
URL : https://www.urbax.eu/​fr/​accueil/​

13Cityplanner
Le but de ce jeu est d’agrandir un centre villageois en prenant en compte les règles de l’urbanisme.
Présentation sur le site de France Villes et territoires Durables. URL: https://francevilledurable.fr/​outils/​jeu-cityplanner/​

14La ville en jeux.
Projet qui valorise des jeux pédagogiques sur les thèmes de l’architecture et la ville. Des jeux pour apprendre la ville. Comprend notamment un catalogue de jeux en lignes. URL: https://www.ville-jeux.com/​-Catalogue-.html