« J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources […]. De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié. L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête. »
Georges Perec (1974).
1Dans ces quelques lignes, George Perec propose une définition de l’espace qui peut paraitre a priori oxymorique avec l’idée de la planification urbaine : l’espace serait par essence instable et nécessiterait une appropriation subjective. Toute tentative pour le planifier – l’« organiser selon un plan »1 – serait dès lors fatale. Pourtant, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans un contexte de complexité et d’incertitude (Douay, 2016), le recours massif à la planification urbaine – « processus de définition et de mise en œuvre des stratégies territoriales » (p. 45) – s’impose pour gérer le territoire, fixer « les objectifs de développement et de localisation harmonieuse des hommes, de leurs activités, des équipements et des moyens de communication » (Merlin et Choay, 2010, p. 667). L’enjeu est alors, de mettre en cohérence l’action publique et le territoire (Gallez et Maksim, 2007), de cadrer le futur de la ville en la stabilisant dans un discours, en organisant les actions des collectifs qui s’y déploient et en en régulant les usages (Desjardins, 2020). Au risque, nous semble-t-il, de l’immobiliser.
2Pour autant, si l’on partage l’état d’esprit de Perec, doit-on abandonner toute idée de planification urbaine ? En somme, toute planification urbaine, en produisant un régime sémiotique contraignant – tant symbolique que matériel –, n’est-elle pas antinomique avec cette idée de conquête pérecquienne ? Plus globalement, n’est-elle pas contraire à l’idée d’un droit à la ville, d’une « ville œuvre » – « produit d’une pratique sociale, pas toujours organisée – défendus par Lefebvre (1968, 1974) ?
- 2 La sémiotique est une discipline qui s’intéresse aux processus de signification. La socio-sémiotiqu (...)
3Le modèle des interactions (illustration 1), modèle socio-sémiotique2 proposé par Éric Landowski, nous parait particulièrement utile pour traiter ces questions et plus globalement la problématique de la sémiotisation de l’espace dans le cadre de la planification urbaine. Et ceci pour au moins deux raisons principales.
4Premièrement, organisé autour de quatre régimes interactionnels de construction du sens – la programmation fondée sur la régularité ; l’accident fondé sur l’aléa ; la manipulation fondée sur l’intentionnalité, l’ajustement fondé sur la sensibilité – ce modèle invite à sortir de la logique programmative spontanément associée à la planification urbaine (planifier nous le rappelons, c’est fixer des objectifs, organiser, chercher « l’harmonie »), pour s’intéresser à d’autres logiques et régimes de rapport à la ville. En outre, le schéma s’articule autour d’une contrariété principale entre continuité et discontinuité – entendues ici comme deux manières distinctes d’envisager le monde : l’une fondée sur la quête d’harmonie, de fluidité (les fameux lieux « stables, immobiles, intangibles, intouchés (…) » évoqués par Perec), l’autre envisageant le monde comme un chaos, une aporie (des formes de « doute »). Dans le cadre de l’objet qui nous occupe – la planification urbaine –, nous ne pouvons que penser au travail de Sarah Lévy (2015) qui interroge, pour tenter de la dépasser, l’opposition quasi inexorable, entre planification et absence de planification ; entre plan et non-plan (Barker et al., 1969). Le schéma de Landowski nous offre justement la possibilité de creuser les interstices de cette opposition et d’interroger les ontologies qui les sous-tendent.
5Deuxièmement, il permet de mettre en dialogue des résultats et des matériaux de terrains éclectiques (encadré 1) que nous avons collectés au fil de nos recherches et sur lesquels nous nous appuyons pour le présent article. Tel est l’objectif d’un modèle sémiotique : puisque tout est signe (aussi bien un texte, qu’un objet, qu’un espace), il faut conceptualiser des modèles capables de les traiter dans leur diversité, de faire apparaitre leurs points de frictions, de tensions.
Illustration 1 - Modèle des interactions proposé par Landowski (2006)
Source : Landowski, 2006.
6Par ailleurs, Landowski rattache les quatre régimes susmentionnés (la programmation, l’accident, la manipulation et l’ajustement) à des ontologies distinctes qui embrassent des régimes spécifiques de rapport au monde. Il nous semble que ces ontologies se rattachent à des imaginaires – entendus ici dans leur sens idéologique tel que défini par Wunenburger (2013, p. 7), à savoir « une interprétation globale et dogmatique (un prêt-à-penser) d’un domaine de la vie humaine, qui impose une série d’explications stéréotypées, non argumentées, mais auxquelles on adhère par la médiation d’images-forces ». C’est la configuration des interactions entre citoyens·ennes et ville, via ces imaginaires, que nous proposons d’étudier dans cet article.
- 3 Nous pensons en particulier ici à l’article de de Jarcy & Rémy paru en 2010 dans Télérama « Comment (...)
- 4 Nous pensons ici à cette phrase d’un maire tourangeau reprise par Lussault (1992, p. 13) : « la mun (...)
7Dans le sillage de la dynamique actuelle autour de l’urbanisme de l’incertitude (Martouzet 2018 ; Lévy et al., 2019, Amphoux, 2020 ; Moroni et Chiffi 2021 ; Fusco 2023), nous mobilisons ce schéma de Landowski pour penser la planification urbaine à l’aune d’autres modalités interactionnelles que celle de la recherche de continuité, de la « constellation de la prudence » qui lui a été associée initialement à travers cette idée de mise en cohérence (Gallez et Maksim, 2007). Plus encore, alors que la ville est irrémédiablement en crise (Roman, 1994), voire morte (Choay, 1994) et que la France devient « moche » possiblement cause de l’étalement urbain3, la programmer et configurer à travers des outils, des plans, des systèmes sémiotiques aussi pourrait apparaitre comme une manière de la « sauver »4. Mais, cela a-t-il seulement encore un sens (Desjardins, 2020) ?
8Le modèle de Landowski nous offre un cadre méthodologique pour réfléchir à cette question. Il nous permet d’une part de déduire un système pertinent pour analyser les modalités sémiotiques mobilisées aujourd’hui pour planifier le sens de la ville (espace conçu), d’autre part de saisir les conséquences de la planification urbaine sur la ville, les représentations et pratiques individuelles (espace perçu et vécu) et enfin de repenser cette planification urbaine à l’aune d’autres régimes d’interactions.
- 5 Adam et Comby (2021) écrivent : « À rebours d’une urbaphobie très en vogue qui fait, souvent avec d (...)
9Si, comme nous le verrons dans une première partie, la planification urbaine tend à se rattacher presque « par défaut » – c’est-à-dire par sa définition même – à la « constellation de la prudence » – quitte à contraindre l’appréhension, tant sémiologique (régime de la manipulation) que praxéologique (régime de la programmation), de la ville – le modèle de Landowski nous donne à penser qu’il est possible d’imaginer d’autres ontologies de planification, fondées sur « la constellation de l’aventure ». Une constellation qui laisse la part belle, dans la production spatiale, aux accidents, aux sensations, voire même, à la suspension du sens ; aux espaces perçu et vécu en somme. Deux contre-propositions de planification nous apparaissent directement issues de cette constellation :
- Les Sentiers Métropolitains, et en particulier celui des Terres Communes à Bordeaux, que nous rattachons au régime de l’ajustement ;
- Darwin Écosystème – un commun urbain bordelais – que nous relions au régime de l’accident.
Ces deux initiatives, que nous étudierons dans la seconde partie, infiltrent les systèmes canoniques de planification et proposent d’autres modalités interactionnelles qui peuvent ouvrir de nouveaux horizons ontologiques pour la planification urbaine. À partir de ces dernières, et dans l’esprit de Renaudie (2011), de Desjardin (2020) et d’Adam et Comby5 (2021), nous formulons l’hypothèse que la planification urbaine pourrait jouer un rôle dans les dynamiques de (re)conquête de la production de l’espace par les habitants·es, en particulier en redonnant la part belle aux espaces perçu et vécu.
Encadré 1 - Méthodologie sémiotique
Cet article est le fruit d’une approche inductive menée lors d’un travail doctoral. Alors que nous avions identifié la problématique de la « crise de la ville » dans la théorie scientifique, ce sont les textes littéraires, par leur approche sensible, qui nous ont permis de saisir la teneur de cette crise et de faire le lien avec le triptyque lefebvrien. À partir de ces lectures, nous avons formulé l’hypothèse que la crise de la ville n’était peut-être finalement qu’une crise des représentations dans lesquelles elle se trouvait figée. C’est pour tester cette hypothèse que, toujours à partir d’un ancrage sémiotique – c’est-à-dire en gardant comme cœur de travail la question de la signification –, nous avons mené différents terrains, dont deux sont ici présentés. Nous avons cherché à comprendre ce qui pouvait « faire sens » dans ces contre-propositions.
Le présent article, construit lui sur une approche déductive, exploite et met en dialogue ces différents matériaux :
- interview d’Yvan Detraz, créateur du Sentier des Terres Communes ;
- entretiens qualitatifs d’individus choisis aléatoirement sur le site de Darwin Écosystème ;
- cartographies cognitives produites dans le cadre des entretiens qualitatifs ;
- analyses de discours (le discours que tiennent les individus interrogés à propos de leurs productions cartographiques), de pratiques, mais aussi de textes littéraires – finalement un ensemble de signes, que l’on peut analyser de la même façon : ils possèdent une grammaire, c’est-à-dire des règles pragmatiques qui les organisent et qui nous permettent d’y déceler un sens, une signification.
- 6 En 2005, l’urbaniste François Ascher écrivait déjà : « Ces événements nous dépassent, feignons d’en (...)
10Dans un travail récent (2022), le géographe et architecte Pascal Amphoux corrèle l’éparpillement, la dispersion, la désorientation – sociale, symbolique, spatiale – connus par la société, et de facto par la ville, et un renfermement des espaces sur eux-mêmes via la création de « protections étanches » (Amphoux, 2022, p. 54) dont la planification urbaine est l’une des incarnations6. Celle-ci offre en effet une protection pluridimensionnelle : spatiale, praxéologique ou même narrative, axiologique. En ce sens, alors que l’urbanisme « purement » programmatique n’est plus d’actualité, il nous semble que l’urbanisme d’ambiance (Thomas et al., 2010 ; Thibaud, 2022) ou que l’urbanisme fictionnel et narratif (Matthey, 2011 ; Bulher, 2021 ; Ameel, 2021) qui se sont développés ces dernières années ne découlent pas d’une autre logique. Superposer à la ville « réelle » une ambiance ou un récit capable de gérer et de faire accepter la complexité, c’est aussi, d’une certaine manière, en programmer les actualisations futures, en sécuriser la représentation. Peu importe finalement la modalité de la planification, l’ontologie demeure la même : conserver la cohérence, valoriser et rendre lisible le projet de ville, anticiper les représentations de cet espace.
- 7 Pour le sémioticien en effet : « […] le risque n’est guère à l’honneur de nos jours, ni comme notio (...)
- 8 Nous pensons en particulier ici à l’article précédemment évoqué de Télérama qui fait des zones péri (...)
11D’après Éric Landowski, cette recherche de sécurité s’inscrit dans une ontologie contemporaine plus large : la peur du risque7. Face à un monde marqué par la discontinuité (Picouet et Renard, 2006), la sécurité s’impose comme valeur suprême. Et la ville n’y échappe pas, un nouvel idéal est prescrit : la « ville garantie » (Breviglieri, 2013). Pour Marc Breviglieri, l’espace urbain est en effet aujourd’hui « […] recouvert par un espace de références conventionnelles facilitant la prévisibilité de l’utilisation normale [nous soulignons] qu’on peut en faire. Il n’y va alors pas d’un verrouillage pur et simple de l’accès aux zones instables où jaillit l’imprévu, mais de leur prise en charge [nous soulignons] par des « instruments de repérage » qui enserrent l’événement dans un mécanisme de qualification objective en réduisant nécessairement sa complexité immanente » (Thévenot ,1997 in Breviglieri, 2013, p. 6). Le sociologue, tout comme Landowski, rattache la conception de cette ville garantie à une « angoisse civilisationnelle devant l’enfer représenté par l’agonie ou le laisser-aller de certaines villes » (p.4)8. Et les évolutions successives, de la planification spatiale à la planification de projet puis à la planification stratégique (Douay, 2013), ne nous paraissent pas remettre en cause cette ontologie principale : l’idée d’une mise en cohérence de la ville. Qu’il s’agisse de la (re)trouver à travers le plan ou des projets de ville (ibid.), la logique demeure la même : maitriser, ordonner, sélectionner et définir espaces, pratiques, mais aussi, significations.
- 9 Ainsi, dans les parties suivantes, nous utiliserons le « on » pour évoquer ces gestionnaires de la (...)
12Les plaintes qui montent partout selon lesquelles les villes ne font plus sens (Lussault, 1997, p. 522) – c’est-à-dire qu’elles ne correspondent plus à l’image que l’on avait d’elles, avec un centre historique, des frontières claires, une prétendue « urbanité » qui leur était propre, en somme, des signes clairement identifiables – témoignent de cette crainte du désordre, du non planifié. Alors, comme pour subsumer cette crise spatiale, des stratégies d’orchestration sémiotiques de la ville sont imaginées, notamment par les gestionnaires de « l’image de la ville »9.
13Si le terme de planification urbaine est avant tout utilisé pour caractériser des planifications spatiales – les PLU, le zonage, etc. – il nous semble que les stratégies de branding territorial ne sont pas de nature différente : comme le théorise Boris Manaydier, la marque est « un mode d’organisation du sens “dans la réalité multiforme autour de nous” » visant « à ordonner, hiérarchiser, mettre en cohérence une réalité qui n’a de sens qu’à la condition qu’on le lui donne » (2009, p. 37) ; visant aussi, sur le plan pratique, à faire son entrée sur le marché mondial des villes, dans une injonction oxymorique à entrer en « coopétition » (Kavaratzis, 2004).
14Ainsi, l’écologie sémiotique – a minima un logo, une base line, une charte graphique, une ligne éditoriale – nous parait produire un imaginaire et agir sur l’appropriation de l’espace de la même manière que le ferait un plan de ville en configurant notre manière de la parcourir. On en planifie les actualisations, les lectures, les interprétations et les représentations selon le sens « qu’on » – entendu ici les détenteurs·trices de l’espace conçu – lui a attribué. Derrière ces accroches publicitaires, ces « I AmSterdam » devant lesquels nous posons, se dessine finalement en creux la constellation de la prudence. Mais, si le branding configure une appropriation symbolique, il ne s’y limite pas. Dans l’esprit de Debarbieux (1995a), nous considérons que l’imaginaire n’est pas simplement une donnée virtuelle, mais une somme de signes façonnant les compréhensions et pratiques du « réel ». Dans notre cas, la compréhension et la pratique de la ville se feraient via l’actualisation de l’imaginaire produit et planifié par le branding.
15C’est typiquement ce qu’illustre Éric Chauvier dans Contre Télérama, lorsqu’il prend conscience que la zone périurbaine, dans laquelle il habite pourtant, lui parait dépourvue de signification : « CLEFS – Ceux qui observent le monde de façon professionnelle se servent de mots-clés pour faire autorité. Nous avions décidé de céder à cette habitude afin de consigner certaines impressions sur notre vie périurbaine. Nous refusions de continuer à vivre ici, dans ces lieux qui nous apparaissaient mutiques et inaudibles [nous soulignons], sans tenter quelque chose, sans mener ce qu’il convient de nommer “une enquête” » (Chauvier, 2014, p. 9). Ces lieux ne sont pas « mutiques » et « inaudibles » par essence, mais parce que le régime interactionnel préempté l’a décidé : ils sont assignés à des fonctions purement pragmatiques (dormir, faire ses courses entre autres). Ce que soulève l’anthropologue, c’est la performativité (Fijalkow, 2017) de ce régime interactionnel, décidé par « ceux qui observent le monde de façon professionnelle ». L’imaginaire produit (le système sémiotique susmentionné) a été à ce point intégré par les habitants·es que ces derniers et dernières s’extériorisent de leurs propres pratiques. Il aura fallu à Chauvier l’enquête pour considérer ces espaces en dehors du pragmatisme qui leur a été associé et pour substituer l’imaginaire « officiel » à sa propre expérience sensible de l’espace. En ce sens, la planification urbaine nous semble produire une forme de domination sémiologique et de facto praxéologique : on prévoit et contraint des mobilités, on caractérise des espaces, on codifie des marques, on tente de sceller la signification de la ville. En termes sémiotiques, nous dirions que la planification urbaine entend ainsi reformer l’arbitraire du signe « ville » en fixant des signes et des pratiques (des signifiants) correspondant à un signifié qui nous parait idéel : la ville « cohérente ».
16Toutefois, au moins deux raisons nous incitent à rattacher la planification sémiotique au régime interactionnel de la manipulation (fondé sur l’intentionnalité, un « faire vouloir »), contrairement à celui de la planification que nous appellerons par défaut « spatiale », que nous rattacherons au régime de la programmation (fondé sur la régularité, un « faire advenir ») :
- impulser la « désirabilité territoriale » (Houllier-Guibert, 2019, p. 82) – principal objectif du branding – est avant tout un « faire vouloir » (et non pas un « faire advenir ») ;
- assurer l’entrée de la ville dans le monde de la « coopétition » relève d’une logique de non-discontinuité (et non pas de continuité) : faire partie du marché mondialisé tout en se singularisant.
17Le branding porte effectivement le double et paradoxal objectif de singulariser la ville (faire vouloir) et d’assurer sa conformité avec le marché mondial (la non-discontinuité). En somme, il faut réussir à créer suffisamment de ruptures pour émerger dans les classements de ville, pour provoquer de la « désirabilité territoriale » et dans le même temps rassurer sur sa conformité avec le marché mondial pour pouvoir y faire son entrée… C’est dans cette logique qu’une écologie sémiotique est conceptualisée par des stratégies de branding. Mais celle-ci n’admet qu’un risque limité : il faut par exemple correspondre aux critères contraints des classements de villes. Aussi, la marque, fondée sur la manipulation, tend à réduire et cadrer les représentations pour produire une « ville produit » facilement exportable, lisible et valorisable. Dans le même temps, la programmation contraint les pratiques afin qu’elles coïncident avec l’idée du projet de ville et avec l’image de la ville véhiculée par le branding.
- 10 Présentation de Waze sur l’Apple Store : « Grâce à Waze et à sa communauté d’automobilistes, restez (...)
18Pour comprendre la logique du régime de la programmation, nous proposons de recourir au modèle des applications GPS et en particulier de Waze10 (illustration 2). Cette idée, nous la devons à Didier Tsala Effa qui propose en 2021 une réflexion sur le rapport programmatique au monde engendré par les outils de navigation routière (Tsala Effa, 2021). La pensée qu’il développe sur le rapport à l’espace nous semble tout à fait transposable à notre objet d’étude. En effet, Waze, à l’instar de la planification urbaine, programme un itinéraire en fonction d’objectifs préalablement établis – ne pas passer par les autoroutes, aller au plus rapide, etc. L’application prend en charge notre rapport au territoire ; celui-ci devient soumis à une logique objectivable en vue de notre projet.
Illustration 2 - Présentation de Waze sur l’Apple Store
Source : Capture d’écran, Apple Store©, Présentation de Waze (consulté le 28 août 2024).
- 11 En d’autres termes, la planification urbaine assigne à la ville une syntaxe et une grammaire fixe. (...)
19Pour le sémioticien, l’application Waze, motivée par l’évitement d’accidents ou de tout autre élément perturbateur, repose sur le régime de la programmation : elle est en quête de continuité. Pour la trouver, le GPS s’affranchit des plans de ville et des cartes : seule la réduction des aléas importe, quitte pour cela à s’affranchir de toute topologie, de toute topographie. Il nous parait en être de même pour la ville expérimentée à travers la planification urbaine. Si avec Waze « il n’y a plus de carte, mais une plateforme d’échanges sur les instantanés de la route » (p. 130), avec la planification urbaine il n’y a plus réellement une « ville » – en tant que réalité phénoménale – mais une collection de signes et d’espaces savamment organisés pour coïncider avec la régularité planifiée. En outre, pour parvenir à l’organisation qu’elle juge la plus efficiente, l’application sémantise la ville ; tout se passe comme si celle-ci était un texte à décoder, un texte à lire. La planification urbaine, en envisageant la ville comme un objet à modeler, la fige alors dans des chaines syntagmatiques – la combinaison fixe des signes au sein de la phrase, soit l’enchainement des signifiants – et mêmes paradigmatiques – l’ensemble des signes possibles en état d'occuper les positions définies par la chaine syntagmatique, soit les signifiés de même nature11. De facto, ces chaines programment ce qu’Umberto Eco nomme un « Lecteur Modèle » – c’est-à-dire un·e lecteur·rice « capable de coopérer à l’actualisation textuelle de la façon dont lui, l’auteur, le [la] pensait et capable aussi d’agir interprétativement comme lui a agi générativement » (Éco, 1985, p. 71) ; en définitive un·e lecteur·rice coupé·e de la phénoménalité de la ville : puisque tout lui est proposé dans le texte, il n’a aucunement besoin de laisser aller son imagination, au contraire. Umberto Eco insiste sur ce point : « prévoir son Lecteur Modèle ne signifie pas uniquement “espérer” qu’il existe, cela signifie aussi agir sur le texte de façon à le construire [nous soulignons]. Un texte repose sur une compétence, mais, de plus, il contribue à la produire » (Éco, 1985, p. 137). Ainsi, la ville programmée, planifiée, devenue un texte à actualiser, produit un imaginaire qui contraint les habitants·es dans leurs pratiques et leurs actualisations des espaces. L’exemple précédemment évoqué d’Éric Chauvier est encore une fois éclairant. Si le branding configure la représentation de son espace de vie, l’urbanisme en contraint, lui, la pratique : il ne lui vient que tardivement à l’idée de déambuler dans ces zones périurbaines qui n’ont pas été conçues pour cela.
20Toutefois une différence majeure avec le modèle de Waze est perceptible. Comme l’explique Didier Tsala Effa, avec Waze « seul compte le flux, on passe, on traverse, on arrive à destination » (Tsala Effa, 2021, p. 130) ; l’idée d’une conformité avec un plan de ville est évacuée. Ainsi, alors que Waze « prend appui sur le principe d’auto-production et se nourrit de distractions, de ponctualité et de surgissement » (Tsala Effa, 2021, p. 138), la planification urbaine elle, nous parait tendre à l’inverse vers une « réduction structurale » : elle « […] dégag[e] des relations simples, sous la forme d’écarts différentiels et d’oppositions pertinentes » pour aboutir alors « […] à une rationalité intrinsèque évidente de cette complexité […] ». In fine, « le sens qui en découle ne procède désormais que de cette rationalité, en général réduite à des formes logiques qu’il convient d’exécuter ». Desjardin pointe précisément cette problématique concernant la planification urbaine lorsqu’il écrit que celle-ci fait « « comme si » l’histoire n’était pas ponctuée d’événements » (Desjardin, 2020, p.211). La ville n’est plus une temporalité vécue spontanément. Le modèle de la planification stratégique – dite planification de projet – qui se vante d’être plus souple et de pouvoir s’adapter rapidement aux changements n'entérine pourtant pas un changement ontologique majeur. Le passage du plan au projet (Berthelot, 2000 ; Novarina, 2003) signifie moins l’admission d’un présent ponctué d'événements que d’un présent itératif qui, dans l’optique d'aboutir à de meilleurs résultats, autorise une certaine flexibilité du modèle, mais la finalité reste la même.
- 12 Morin (1972, p. 17), définit l’événement comme « ce qui est improbable, accidentel, aléatoire, sin (...)
21Pour le dire autrement, cette forme programmatique appliquée à la ville, à l’inverse de Waze, cherche à effacer le flux – l’adaptabilité aux situations ponctuelles, aux événements12 (Morin, 1972) – pour construire une conformité exacte entre les formes programmées – correspondant aux objectifs, à l’imaginaire préempté dans le projet de ville – et les pratiques effectives. En outre, à l’image de Waze qui n’opère « que moyennant une abstraction à l’idée même de plan de ville » (Tsala Effa, 2021, p.136), la planification urbaine programmatique et le branding ne nous semblent opérer que moyennant l’abstraction de l’idée même de ville. La ville « réelle », topographique, vécue, pratiquée – la ville phénoménologique pourrait-on dire – est ainsi vécue par le truchement d’une ville programmée, codifiée, “brandée”. Les pratiques et représentations individuelles sont considérées comme des compétences à agencer, ordonner, combiner, maitriser en vue de cadrer avec l’idéal sécuritaire.
22En définitive, la planification urbaine, envisagée a priori à travers la constellation de la prudence – en particulier le régime de la programmation –subordonne la ville à l’ontologie sécuritaire, à l’idée d’une « ville garantie » ; et ceci quand bien même Desjardin – reprenant Béhar et Estèbe (2019) – suggère en conclusion de son ouvrage qu’il devrait moins être question de proposer « le bon “scénario” que la bonne “scénarisation” » (Desjardin, 2020, p. 211). Si nous comprenons la nuance, nous formulons toutefois l’hypothèse que celle-ci ne permet qu’un déplacement de régime interactionnel – elle conduirait au régime de la manipulation vu précédemment avec le branding – mais n’acterait pas un changement ontologique qui nous parait nécessaire : sortir de la constellation de la prudence.
23En effet, Éric Landowski lui-même attire notre attention sur les risques liés au régime interactionnel de la programmation et plus largement de la constellation de la prudence : « la programmation ne se laisse pas indéfiniment contenir dans les limites de la fonctionnalité. Elle tend au contraire à s’imposer elle-même, comme une fin en soi. […] Car du sens pratique, de l’esprit de prévoyance et de méthode, de l’amour des choses bien faites, il est facile de passer sans solution de continuité à une pathologie délirante, inhérente au principe même du régime de la programmation : l’obsession de régularité » (Landowski, 2006, p. 75).
24Cette obsession de la régularité se traduit par une chasse au désordre, une chasse à l’événement (Morin, 1972, p. 6), au non planifié : avec la ville garantie, c’est la minimisation du champ de dispersion événementiel qui est visée (Breviglieri, 2020), une réduction de la complexité (Guarrasi 1999 ; Boeing, 2018). La planification conçue par la programmation et la manipulation (les fameux scénarios ou mises en scène évoqués par Desjardins), initialement possiblement créée par sens pratique ou esprit de prévoyance, pourrait glisser vers cette « pathologie délirante » comme la nomme Landowski : « l’obsession de régularité ». Thevenot (1995 et 1997 in Breviglieri) parle en ce sens de « régularités prédictibles ». Tout ce qui représente un possible accident, une possible perturbation dans le modèle planifié doit être chassé : tout ce qui peut être cadré, codifié, l’est ; à chaque espace correspond une « zone », une fonction, un sens (ou un non-sens comme en témoigne le récit de Chauvier sur les zones périurbaines). Laisser des espaces non planifiés, ce serait prendre le risque que le Lecteur Modèle devienne un Lecteur Usager : prendre le risque qu’il se détache du scénario, et qu’il lève le voile de la mise en scène.
- 13 Voir à ce sujet l’article Cardy (2011).
25C’est pour prévenir cela que la planification développe, d’après le schéma de Landowski :
- un « faire vouloir » : on s’attache à rendre signifiante la ville – c’est le régime de la manipulation qui entre en jeu. C’est le cas du branding : on fragmente la ville en signes évaluables, comparables (les fameux critères de classements13), on caractérise et hiérarchise ce qui est – et n’est donc pas – « désirable ». On fixe – au détriment d’autres – les imaginaires possibles. Via le branding, l’imaginaire prend chair : certains signes incarnent la ville (le centre-ville, les places, les « petits commerces ») tandis que d’autres, au contraire, lui font perdre son sens (les « zones » périphériques, les centres commerciaux, etc. (Chauvier, 2012, 2014) ;
- un « faire advenir » : les urbanistes s’attachent à cadrer et conditionner les pratiques – c’est dans ce cas le régime de la programmation qui est sollicité. C’est par exemple l’urbanisme qui contraint les usages de la ville : on ne se balade pas en zone périurbaine, car il n’y a pas d’infrastructure prévue pour cela. On s’y rend en voiture, on consomme et on repart ; et par la suite, on déplore que ces espaces soient des « non-lieux » (Augé, 1992, 2010).
26La planification urbaine envisagée via la constellation de la prudence ne donne pas à voir le territoire, mais une mise en récit de celui-ci. Ce qui équivaut finalement à enserrer, réduire, abstraire et simplifier … En définitive, à faire prévaloir l’ontologie sur l’espace et ses pratiques. Doit-on pour autant abolir toute forme de planification urbaine ? Ne peut-on pas la penser autrement que dans une logique programmatique « enserrant l’événement » (Breviglieri, 2020, p. 6) ?
27Face à cette constellation de la prudence et à cet état d’esprit sécuritaire qui, d’après Landowski, s’est imposé dans notre société, des contre-modèles s'échafaudent, infiltrent les systèmes planifiés. Certains proposent, sur le mode de l’ajustement, de composer à partir de la planification urbaine une reconnexion avec l’espace sensible, l’espace vécu et perçu ; c’est le cas des Sentiers Métropolitains (réseau global) et du Sentier des Terres Communes (sentier bordelais), des randonnées périurbaines. Dans le même temps, d’autres entendent imposer de nouvelles formes de planification et repenser la logique de production spatiale ; c’est typiquement le cas de Darwin Écosystème à Bordeaux, une sorte de commun urbain qui redéfinit l’ontologie de la planification via le régime de l’accident. Toutes deux nous paraissent intéressantes pour complexifier la compréhension de la planification urbaine et ne pas tomber dans une logique binaire de programmation / non-programmation, pour nous aider imaginer de nouvelles manières de concevoir et de pratiquer la planification.
« Quotidiennement, nous créons des ébauches de lieux, même éphémères, superficiels, au café du coin, à la boulangerie, dans les commerces de proximité [...] : ainsi il est impossible d’établir des listes de lieux absolus et de non-lieux absolus au sens empirique du terme : tout peut faire lieu. » (Chauvier, 2014, p. 68)
28Tout ne serait qu’une question d’ajustement semble nous dire Éric Chauvier. Ce dernier donne en effet à sentir très exactement ce que Landowski désigne comme le régime de l’ajustement dans son modèle des interactions. Ce régime caractériserait « […] le passage d’une quotidienneté marquée par le maximum de sécurité possible, et corrélativement par l’insignifiance et l’ennui, à une vie “autre”, où les relations entre actants n’auront plus rien de très sûr, mais où, en contrepartie, elles feront sens » (Landowski, 2006, p. 62). Par « faire sens », nous entendons ici le passage d’une actualisation « vide », automatique de signes considérés comme signifiants, à une actualisation « pleine », c’est-à-dire chargée de signification car éprouvée et fondée sur les signes perçus et vécus comme signifiants pour les individus.
- 14 Site du Réseau des Sentiers Métropolitains - Metropolitan Trails, page Sentiers métropolitains. URL (...)
29Et cet enrichissement sémiotique des relations, lié à l’acceptation d’une certaine perte de « sécurité », nous la retrouvons au cœur de la proposition des Sentiers Métropolitains14, des randonnées périurbaines cocréées par des artistes, des architectes, des chercheurs·euses et des habitants·es lors de rendez-vous mensuels. Cette proposition nous parait intéressante pour penser la planification urbaine pour au moins trois raisons.
30Premièrement, elle interroge le statut de ces espaces que l’on a pris habitude de nommer, sans trop y réfléchir, des « zones périurbaines », des « zones périphériques » et qui, dans les logiques de planification urbaine, sont souvent synonymes de « non-lieux ». Les Sentiers Métropolitains sont justement conçus pour redonner à penser ces espaces essentialisés qui, parce que mal représentés ou non-représentés – dans les marques de ville, dans les récits médiatiques, dans la littérature, dans l’imaginaire associé à la ville –, possèdent une charge sémiotique amoindrie, y compris parfois pour les habitants·es (cf. supra). La proposition, en créant les randonnées à partir de récits intimes d’habitants·es, considère le territoire avant comme un construit social et se propose ainsi de réinvestir les « significations multiples et combinées » (Debarbieux, 1995a, p. 15) d’un espace géographique considéré a priori en dehors de tout rapport symbolique. De la sorte, les ébauches de lieux éphémères et superficiels narrées par Chauvier font territoire : elles sont au cœur de la conception des randonnées alors qu’elles étaient exclues de l’imaginaire de la ville.
- 15 « Zone Artisanale Commerciale », « Zone d’Activités Économiques », « Zone d’Action Prioritaire », « (...)
- 16 Autrement dit, ils ne sont plus que des signifiants mais se chargent de signifiés.
- 17 Ces extraits ont été choisis aléatoirement. Les citations qui accompagnent les différents points d’ (...)
31En ce sens, la proposition infiltre et détourne la programmation de la planification territoriale ; c’est là la deuxième raison de notre intérêt. En particulier, elle fait voler en éclat la logique du zonage qui contraint ces espaces à n’être que des « ZAC », « ZAE », « ZAP », « ZIC », « ZUP »15. Par la narration qui en est faite, les sigles deviennent des signes16. À titre d’exemple, voici des exemples de narrations proposées sur la carte interactive du Sentier des Terres Communes (sentier bordelais appartenant au réseau des Sentiers Métropolitains) :
- dans une zone pétrochimique : « T’as compris de quoi on va parler ? C’est pas une zone Greta Thunberg friendly » ;
- sur un échangeur, le long de l’autoroute : « Continuer tout droit en longeant l’autoroute » ;
- au cœur de la ZUP de Saige-Formanoire ;
- à l’arrière des hangars : « Au bout du chemin, passer derrière les magasins Boulanger et Kiabi. Profiter de la poésie trash du lieu et observer avec quelle délicatesse l’enrobé vient dégouliner sur la berge. Prendre à droite après Kiabi et passer devant Autour de Bébé, puis tourner à gauche après C&A. À l’intersection prendre à droite la rue du 7ème art » ;
- etc.17
32Ainsi intégrés dans des récits intimes d’habitants·es qui sont par la suite retranscrits dans un métarécit, une structure globale – la randonnée périurbaine –, les espaces périurbains sont resémantisés. L’air de rien, comme le choix de l’expression quasi oxymorique « sentiers métropolitains » le suggère déjà (on propose de marcher lentement là où, de manière générale, il est plutôt prévu de passer vite en voiture), les randonnées sont l’occasion d’infiltrer le schéma préétabli par la planification urbaine pour fissurer la constellation de la prudence (illustration 3).
33Tel est le risque à prendre pour que ces zones deviennent bavardes et audibles.
Illustration 3 - Le Sentier des Terres Communes de Bordeaux (juin et septembre 2013)
Source : Site du collectif « Le Bruit du Frigo », Rando autour des refuges #1 & #2 URL : https://bruitdufrigo.com/projets/fiche/rando-autour-des-refuges-1/ et https://bruitdufrigo.com/projets/fiche/rando-autour-des-refuges-2/
34Troisièmement donc : l’initiative admet une part d’insécurité. S'écarter des normes praxéologiques (on ne randonne « normalement » pas dans une zone périurbaine), infiltrer et détourner le programme initial du Lecteur Modèle (on y va pour faire ses courses ou pour dormir), c’est en effet admettre une part d’insécurité : on s’éloigne de l’idée d’une ville-garantie. Les randonnées sont alors l’excuse pour une remise en doute des imaginaires tenus pour acquis (il ne se passe rien dans ces « zones molles » (Chauvier, 2012)), l’occasion d’une nouvelle conquête dirait Perec. Parce que rien n’y est garanti, tout peut faire sens : c’est la « ville sensible ».
- 18 Pour Debarbieux (2015, p. 17) l’imagination « désigne principalement l’activité imaginante d’un ind (...)
- 19 Site du collectif « Le Bruit du Frigo », Randonnées périurbaines 1999-2005. URL: https://randonnees (...)
35En définitive, les Sentiers Métropolitains réinterrogent l’imaginaire labellisé (dans les discours, les codes, les cartes) au prisme de l’imagination individuelle18, de l’espace vécu et perçu. En outre, avec le régime de l’ajustement, ils nous paraissent rendre possible l’émergence d’un « sentiment de périurbanité » comme le formule Yann Detraz : « L’urbanisme chaotique […] est souvent considéré comme utile, mais sans intérêt, et surtout dénué des qualités qui font la ville et des plaisirs qu’elle procure. Pourtant les périphéries urbaines possèdent des richesses à révéler, des atouts susceptibles de faire évoluer notre regard et nos pratiques, et de construire un sentiment de périurbanité […] »19.
36Ce faisant, ils démontrent que la planification territoriale peut recourir à d’autres régimes d’interaction, l’ajustement en particulier. L’initiative déplace ainsi les frontières de l’espace conçu et le réinterroge. En outre, elle démontre que l’on pourrait penser la planification territoriale en dehors de l’ontologie sécuritaire, avec une ontologie sensible par exemple, dont l’objectif serait non plus de cadrer les pratiques et d’organiser les espaces, mais de chercher à développer ce sentiment de périurbanité.
- 20 France 2, 2020. Découvrez les Sentiers métropolitains [visionnable sur YouTube]. URL: https://www (...)
37Toutefois, en reposant sur le régime de l’ajustement, la proposition ne prend pas complètement le risque de voir advenir l’accident. La production spatiale reste cadenassée par l’espace conçu : on l’infiltre, on le détourne, mais il est toujours la base de l’expérimentation : on s’y ajuste. L’« insécurité » n’est pas un « risque pur », ni même l’acceptation de l’aléa. Ce n’est pas non plus une remise en question complète de l’ontologie de la sécurité. En effet, aujourd’hui, ces sentiers dont la philosophie repose clairement sur le régime de l’ajustement tendent de plus en plus vers la programmation ou la manipulation. Comme l’explique Baptiste Lanaspèze – créateur du sentier du GR13 à Marseille, crée pour Marseille Provence 2013 Capitale européenne de la culture –, ces sentiers sont avant tout une « nouvelle vitrine sur le territoire urbain », et aspirent à « modifier votre usage de la ville, votre rapport à la ville, votre façon de vous déplacer, votre façon de la regarder, de la vivre […] »20. Il est donc toujours question de chaine syntagmatique – d’un enchainement canonique de signifiants – quand bien même celle-ci provient « du bas », c’est-à-dire du Lecteur Usager, de l’espace perçu et vécu.
38En conclusion, il nous semble que l’initiative interroge les imaginaires liés au découpage territorial et invite à réinvestir les signifiants des zones périurbaines. Néanmoins, elle reste dans une logique d’ajustement au territoire conçu, elle ne renverse pas le paradigme de la planification territoriale, elle s’y ajuste.
39Face à l’hypersémiotisation de l’espace engendré par la volonté de créer une « ville garantie », des « pirates urbains » tels qu’ils et elles aiment à se définir, choisissent de « hacker le territoire »21. Comme en témoigne le vocabulaire choisi, la résolution est ici toute autre : il n’est aucunement de s’ajuster à quoique ce soit, mais bien de faire intrusion dans la planification urbaine de manière illicite pour en perturber le fonctionnement.
- 22 L’espace n’est pas totalement occupé illégalement, car en 2009 le groupe Darwin Évolution rachète l (...)
40En 2009, alors que la rive droite de Bordeaux est l’objet d’un nouvel élan d’urbanisation et que des groupes immobiliers s’intéressent à une friche urbaine de 14 000 m2 (illustration 4), l’association Darwin Écosystème portée par le groupe privé Darwin Évolution – une « initiative entrepreneuriale de transition écologique de l'économie » crée par deux entrepreneurs, Philippe Barre et Jean-Marc Gancille – voit dans cet espace l’opportunité de créer « nouveau modèle urbain au service de la transition » et dans le même temps, d’empêcher que les bâtiments ne soient détruits ; quand bien même il faut l’occuper illégalement22 et entrer parfois frontalement en opposition avec les logiques programmatiques.
Illustration 4 - Vue aérienne du site de Darwin
Source : site du Journal 20 minutes – photo Darwin écosystème©, 2022. URL: https://www.20minutes.fr/bordeaux/4014650-20221213-urbanisme-bordeaux-darwin-ville-trouve-terrain-entente-immobiliere
- 23 Discours rapporté d’un salarié de Darwin « (...) il savait qu’il [ndlr : Philippe Barre] était en (...)
- 24 Cf. site de Darwin Écosystème : « faire la preuve par soi-même qu’une autre vi(ll)e est possible » (...)
- 25 Cf. site de Darwin Écosystème : « […] comme tout système, la planification urbaine a des failles d (...)
41Avec ce qu’ils aiment appeler un « hackage », c’est explicitement la question des imaginaires urbains23 et de la planification urbaine24 qui est assénée. Darwin, en s’appropriant la friche urbaine, se réapproprie également la logique de production spatiale25. Il nous semble dès lors que les trois dimensions de la planification proposées par Desjardins volent en éclat : le discours sur le futur, l’action collective et la régulation des sols proposés par la municipalité – l’espace conçu donc – entrent en collision avec les aspirations et pratiques – actuelles ou souhaitées – de certains·es habitants·es. À notre sens, la proposition concrétise ainsi une certaine forme de la « ville œuvre » chère à Lefebvre – une ville des usages, une ville créée comme une œuvre collective – contre la « ville garantie ».
- 26 Participant et participante n°13 : un couple de charentais (70 ans) en vacances.
42Cette friche urbaine située sur la rive droite, « la zone morte »26 de Bordeaux – comme l’évoque l’une de nos enquêtés·es –, n’avait pas vocation à devenir autre chose qu’une zone résidentielle. Pourtant, elle incarne aujourd’hui l’un des symboles de la ville qui n’a eu d’autres choix que de l’intégrer à ses signes labellisés (signes chargés de représenter Bordeaux, comme par exemple le pont de Pierre, le miroir d’eau, etc.) : des cartes postales représentant Darwin sont vendues un peu partout sur le territoire (excepté à Darwin !), des visites guidées in situ sont organisées par l’Office du tourisme de Bordeaux Métropole pour 12 €, « visiter Darwin » est devenue l’une des activités immanquables d’un week-end bordelais réussi, etc. Finalement, la logique programmative initialement prévue – celle de faire de cet espace un immeuble d’habitation – n’était pas nécessairement adaptée aux besoins et envies de certains·es individus.
- 27 Nous avons interrogé les personnes à différents moments : matin, midi, soir, en période scolaire et (...)
- 28 Participante n°7 : femme de 33 ans, travaillant à Darwin (coworking).
43À travers un travail de cartographie cognitive – méthode qui facilite l’étude des représentations et des relations à un espace géographique en aidant à l’extériorisation de ce rapport et en soumettant sa lisibilité au prisme individuel et social, (Ramadier 2021 ; Clementi 2022) – mené à Darwin Écosystème en 2023, nous avons donc tenté de saisir les processus sémiosiques – les processus par lesquels la signification advient pour un individu dans un contexte donné – qui expliquaient le succès de ce « hackage » de la planification urbaine institutionnelle, qui racontaient pourquoi beaucoup de personnes parlaient de « ville dans la ville » à propos de Darwin. Nous avons donc demandé à 24 personnes recrutées spontanément in situ27 de produire deux cartes cognitives : une de Bordeaux (pour saisir comment Darwin s’y situait) et une de Darwin (pour saisir les éléments faisant sens) que nous avons surtout mobilisées comme supports discursifs. Le résultat fut assez étonnant. Alors que les participants·es interrogés·ées à Darwin déclaraient unanimement « [...] on a l’impression que c’est le bout du monde ici, s’il n’y a pas quelque chose en particulier à voir, on ne va pas »28, ils étaient tous et toutes incapables d'indiquer des raisons concrètes pour lesquelles ils et elles fréquentaient ce lieu. Au fil des entretiens, l’absence de signe apparut finalement elle-même un signe. Et ce vide, cette absence de signe ne sont pas fortuits : « Notre secret de fabrique est de ne pas tout programmer [...]. C’est parfois assez déstabilisant, car la plupart des gens n’aiment pas l’imprévu et le changement perpétuel. Pourtant, accepter que ce que l’on avait prévu hier puisse être modifié aujourd’hui, et encore demain, laisse le champ libre aux herbes folles parmi lesquelles poussera une fleur extraordinaire, une pépite que l’on cultivera. […] On ne s’appelle pas DARWIN sans raison » (Barre, 2018).
- 29 Participante 3 : femme de 62 ans, royannaise fréquentant régulièrement Darwin (une fois par mois).
44Il s’agit en l’occurrence d’un choix opéré par les darwiniens·iennes qui récusent le régime canonique de la programmation urbaine. Face à une ville trop cadrée, programmée, symbolisée, le vide darwinien devient signifiant : il permet à la vie de se déployer, à l’accident d’advenir. Tel est en substance ce que nous confia l’une des personnes interrogées : « Ce que j’aime c’est que partout je ressens du repos, il n’y a pas d’obligation, on est au vent... On fait en fonction de ce qui se présente, je n’ai rien de décidé »29.
Illustration 5 - Carte de Bordeaux par l’un de nos enquêtés·es
Cette carte est celle du participant 16 (homme, 57 ans), qui vient plusieurs fois par mois travailler à Darwin, et est alors installé en terrasse, profitant du soleil). « Béton – Darwin, bulle d’oxygène – Béton ».
Source : L. Berthomé, 2023.
- 30 Le champ lexical de la respiration est largement revenu lors de nos entretiens.
45L’espace de Darwin est programmé pour accueillir l’événement. Le vide laissé volontairement un peu partout dans la friche urbaine est une occasion, rare en ville, de s’installer quelque part sans attente : il est, comme en témoigne l’illustration 5, « une bulle d’oxygène » – spatiale et temporelle – dans un univers bétonné30. En effet, le zonage octroie généralement à chaque espace une fonction et ouvre à une possibilité restreinte d’usage : on mange au restaurant, on fait ses courses aux supermarchés, on flâne dans les rues commerçantes… mais à Darwin le zonage est remis en question : les usages se superposent, les contours de ce qui est, ou non, autorisé ne sont pas clairement établis ce qui laisse une place au doute, au détournement, à l’accident. En ce sens, Darwin appartient bien au régime accidentel : il produit un espace via de l’espace vécu et perçu qui rend possible un « faire advenir » non maitriser. Et c’est précisément ce que viennent chercher les usagers·ères du lieu, ce qui explique leur incapacité à faire figurer sur la carte des signes tangibles. En définitive, l’espace offre les conditions pour une planification ouverte ; une planification de la non-planification. Et c’est finalement ici que le modèle de Waze se retrouve : Darwin, à l’instar de l’application, « s’intéresse aux variations individuelles, non reproductibles a priori et clairement extérieures au modèle d’action en cours » (Tsala Effa, 2021, p. 137) – le modèle étant en l’occurrence la planification urbaine canonique. Comme avec Waze, ce « sont des contournements inattendus, des détours, des contresens » (Tsala Effa, 2021, p. 137) qui font sens.
46En définitive, Darwin planifie l’implanifiable : il offre un espace intégrant « le vide » – qui n’est pas « du rien » (Renaudie, 2016) – pour qu’émerge l’événement, pour qu’advienne l’accident. La proposition admet les discontinuités sans y voir un danger pour sa propre continuité, au contraire, ces ruptures et ces événements lui fournissent sa continuité : « la vie ». L’illustration 6 présentée ci-dessous témoigne de cette place accordée au vide, à la possibilité de l’événement ; l’espace n’est pas saturé de signes, d’injonctions, de signification, de grands espaces demeurent ouverts à des praxis non planifiées.
Illustration 6 - Darwin, allée principale, le 19 juin 2022 à 15h19 et contre-allée le 25 août 2022 : du vide, du vide et des flâneurs·euses
Autrice : L. Berthomé, 2022.
47Finalement, la planification urbaine pensée par le truchement du modèle de Landowski nous parait dessiner les contours de quatre ontologies distinctes de ville. Nous proposons de restituer cette idée en reprenant, adaptant et simplifiant très largement le schéma des interactions (illustration 7).
Illustration 7 - La planification urbaine au prisme du régime des interactions de Landowski
Autrice : L. Berthomé, 2024.
48Aujourd’hui, et alors même qu’il existe un nouvel élan vers un urbanisme de l’incertitude, le signifiant « planification urbaine » parait toujours assez rapidement corrélé à un signifié reposant sur l’idée d’une « ville garantie » chargée de configurer des interactions stratégiques avec la ville, de garantir des pratiques, des mobilités, des expériences conformes avec l’idée de la ville préemptée par les institutions dans les projet de ville ; et d’une « ville produit » – cadenassée dans des fragments, des signes facilement lisibles et exportables, capables de faire intégrer les classements de ville.
49Toutefois, depuis quelques années, un changement de paradigme parait poindre : les tactiques – « les relectures et les réappropriations quotidiennes » infiltrent les stratégies « de l’ordre du contrôle », (De Certeau, 1990). Tout comme dans la littérature scientifique, des propositions, plus ou moins institutionnalisées, à l’image des Sentiers Métropolitains et du Sentier des Terres Communes, en admettant l’événement, en admettant la « ville sensible », immiscent ainsi les espaces perçu et vécu dans l’appréhension territoriale ; toutefois, pas dans sa production.
- 31 Debarbieux (1993, p.6) le définit comme « un lieu érigé délibérément et collectivement au statut de (...)
- 32 À titre d’exemple, la friche urbaine autrefois laissée à l’abandon, vouée à la démolition, compte a (...)
50Darwin Écosystème fait ce pas vers la « ville œuvre » chère à Lefebvre, vers une production spatiale faite à partir de l’espace vécu et perçu. En laissant de l’espace et du temps, en accordant une place à l’implanifié, le lieu configure un autre régime interactionnel qui laisse la possibilité à la vie de se déployer. Peut-être effleurons-nous ici l’une des raisons qui a fait basculer, en quelques années, un quasi non-lieu en haut-lieu31 (Debarbieux, 1993)32. Ainsi, en gardant à l’esprit d’une part qu’il n’est pas question d’ériger Darwin en modèle – sous peine d’en perdre l’essence même – d’autre part qu’une enquête sociologique est nécessaire pour compléter notre approche sémiotique afin d’interroger ce à quoi renvoient précisément les espaces perçu et vécu darwiniens, cette proposition démontre que d’autres régimes interactionnels, pratiques et ontologies de planification urbaine sont non seulement possibles, mais aussi souhaités par certains·es usagers·ères de la ville. Il conviendrait pour cela de « libérer » certains espaces de toute injonction sémiotique et interactionnelle, de renouer avec la complexité (Chettiparamb, 2014) « en ne craignant plus les contradictions, les changements et l’impermanence » (Renaudie 2011, p. 17). Ce qui ne signifie pas pour autant une abolition de toute idée de plan qui pourrait conduire, comme le suggère Jean-Louis Genard dans la préface du livre de Sarah Lévy (2015, p. 7), à « “flous normatifs”, acceptés voire entérinés par les acteurs, ouvrant la porte à ce qu’on pourrait appeler des “arrangements consentis” ».
51In fine, accorder une place à l’incertitude (Amphoux, 2022), à des « bulles d’oxygènes », à du « vide » nous parait matérialiser une manière de (re)conquérir la production spatiale et, plus largement, de redéfinir ontologiquement la planification urbaine. Une planification envisagée au temps présent, dans ce qui nous engage et nous expose. Dans l’espace urbain du XXIe siècle, saturé de signes et d’injonctions, celle-ci pourrait être repensée à l’aune de la « constellation de l’aventure », comme une forme de planification allant au-delà de l’opposition entre planification et absence de planification : une planification sans planification pourrait-on dire. Le ou la chef·fe d’orchestre qu’est l’urbaniste acceptant alors de devenir « un improvisateur » ou une « improvisatrice » (Lévy et al., 2019) œuvrant pour suspendre le sens et laisser la possibilité à l’accident, gage de vie, d’advenir.
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