Introduction. Horizon métropolitain de la planification et futures tours résidentielles

1« La planification est une démarche organisationnelle qui fixe des objectifs par anticipation » (Flégeau, 2020, p. 644). En France, elle est historiquement liée à l’interventionnisme économique depuis l’échelle des agglomérations. Elle est appliquée au territoire par l’État et concrétisée par le « plan national d’aménagement du territoire » proposé par Eugène Claudius-Petit en 1950. La répartition des humains et des activités devient alors spatialement délimitée par des plans prospectifs rédigés en amont, « selon des objectifs, des échéanciers et des moyens précis » (Merlin, 2003, p. 661-668). Ses effets ont été largement documentés dans le domaine de l’habitat. Le Plan Courant (1953) marque l’étape clé d’une période pendant laquelle ont été produits 5 803 600 logements en France, un record en deux décennies (Mengin, 1999). Critiquée pour sa vision technocrate et surplombante des territoires, la méthode de la planification a été réexaminée à l’aune de ses fondements anthropologiques. Elle s’inscrirait dans la suite logique de la cartographie impériale, du recensement et de l’institution du système métrique en France, de la foresterie scientifique en Allemagne ou encore de la mécanisation de l’agriculture en Union Soviétique pour administrer, uniformiser et « lisibiliser » les territoires (Scott, 1997). L’attention pour les modes opératoires de la planification territoriale est ravivée par les débats autour de la « planification écologique », dans la perspective d’une « opposition » entre le « volontarisme fort et centralisateur » de l’État et les « forces du marché » (Flégeau, 2020). Car si le rôle de l’État est consubstantiel du tournant néolibéral des politiques publiques (Pinson, 2020), son « gouvernement à distance » (Epstein, 2013) n’imprègne plus que discrètement l’imaginaire du futur, par rapport à l’époque où les camions-cinéma du ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme circulaient dans les campagnes (Bertho, 2014). Pour mobiliser une notion située à la croisée de la géographie des perceptions et des représentations et du marketing urbain, les « opérateurs d’imaginaire » sont dorénavant les promoteurs (Schmidt, 2009). Les dispositifs et les instruments qu’ils produisent diffusent « les images iconiques ainsi que les modèles, voire les utopies urbaines, en fonction desquels une ville se construit, se perçoit, se vit et s’exporte » (Appert et al., 2017). Le futur qu’ils dessinent est métropolitain et fait une place accrue aux signes écologiques, à l’heure où plane un climat d’incertitude quant aux objectifs de « préservation du vivant » annoncés depuis la Conférence de Berlin (COP1, 1995).

2Les nouvelles tours d’habitation projetées en Europe depuis les années 2000 (Appert, 2016) cristallisent la métropolisation de la planification territoriale et de l’imaginaire du futur. Par rapport au milieu du XX^e siècle, ce changement d’échelle témoigne toutefois d’un invariant morphologique significatif : de quelle inertie la valorisation continuée des architectures verticales est-elle le signe dans les conditions de production de l’habitat de demain ? Cet article se positionne au niveau des fondements imaginaires de la planification territoriale. Il propose de considérer que ses méthodes spatio-temporelles renvoient à un certain dimensionnement des territoires, soit à une certaine logique de pondération entre les différentes dimensions des relations qui les constituent (Mollé, 2023a). L’hypothèse principale est que la permanence des tours dans les paysages urbains passés présents et futurs exprime une prévalence des dimensions institutionnelles (juridiques-techniques-économiques) sur les dimensions environnementales (bio-physico-chimiques) et expérientielles (symboliques-sensitives-affectives) dans la structuration des évolutions territoriales. Les matériaux mobilisés pour le démontrer regroupent : (1) une base de données actualisée en janvier 2023 recensant les nouveaux projets de tours résidentielles en France acceptés par permis de construire depuis 2014 à horizon 2030 ; (2) un corpus de documents rassemblant les supports de marketing urbain afférents ; (3) un corpus de 21 entretiens semi-directifs anonymisés et retranscrits réalisés entre juin 2016 et octobre 2020 auprès de promoteurs, de chargés de mission habitat, d’architectes, d’évaluateurs immobiliers et d’ingénieurs centrés sur des projets précis. Dans la poursuite des travaux déjà menés grâce à ces matériaux (Mollé, 2023b ; Mollé et al., 2019), le propos s’appuiera sur une analyse multiscalaire menée à l’échelle du territoire français, des métropoles et des périmètres intra-urbains des projets.

Dimensionnement de l’imaginaire de la planification territoriale : les tours en question

3Lors d’une suite de conférences données au Collège de France sur la ville du futur en novembre 2023, Patrick Boucheron voyait une proximité temporelle, une antériorité dans nos représentations de l’avenir, un champ d’investigation heuristique qui, couplé à la connaissance du passé, permettrait de mieux délimiter le sens du présent (Boucheron, 2023). C’est ainsi que le nouveau cycle de production de l’habitat en hauteur (Mollé, 2023b) est analysé dans cet article : comme un horizon dont les modes d’expression et les logiques sous-jacentes, empreints de l’histoire des tours et de l’architecture verticale, permettent d’éclairer la réalité contemporaine.

5Bernard Debarbieux proposait de considérer que les « hauts-lieux » comme le Mont Blanc ou les gratte-ciels « condensent » les imaginaires sociaux, soit ce qui conditionne les modes de schématisation, les systèmes de préférence et les procédures de décision qui dominent selon les moments de l’histoire au sein de groupes donnés (Debarbieux, 1995). Usant d’une métaphore physique – celle de la saturation de l’air en humidité et du changement d’état de l’eau –, il a défini la « spatialité » comme une « dimension constitutive » des « imaginaires sociaux » qui encadrent les significations des expériences et des interactions inter-individuelles (Debarbieux, 2015). Les transformations territoriales induites par la « verticalisation urbaine » (Alvès et al., 2024) ne seraient pas seulement les marqueurs mais aussi les vecteurs des inflexions de l’imaginaire (Debarbieux, 1995). À rebours de Mircea Eliade, il a montré que ces inflexions de l’imaginaire étaient caractérisées par un déplacement vers des significations plus sociales que religieuses au cours de la période moderne (Debarbieux, 1995). On le retrouve schématiquement à travers le passage des cathédrales aux gratte-ciels ou des clochers aux grands ensembles, mais les nouveaux projets de tours posent question. Signaleraient-ils, tout en l’actionnant, un redimensionnement écologique de l’imaginaire de la planification territoriale ?

8Le dimensionnement est à la fois un processus et un état. Il désigne la manière dont un groupe d’acteurs donnés est amené à pondérer, intentionnellement ou non, les relations entre les trois ordres de dimensions (environnementales, institutionnelles, expérientielles) dont l’articulation fait territoire. Il désigne aussi la résultante de ce rapport de pondération, négocié jusqu’à l’échelle des sous-dimensions des territoires (bio-physico-chimiques ; juridiques-techniques-économiques ; symboliques-sensitives-affectives), en tant qu’il conditionne l’imaginaire et donc également l’action, les choix et les décisions des acteurs eux-mêmes. Le système formé par les relations entre ces variables in(ter)dépendantes que sont les dimensions constitue donc le cadre général de la réflexion de cet article. Il est opérationnalisé à travers le cas des nouveaux projets de tours résidentielles, dont les conditions de possibilité forment aussi celles de l’imaginaire du futur. Elles seront analysées depuis le cadre législatif, du point de vue des promoteurs immobiliers et à partir des documents de communication qui mettent en image les projets et qui les font exister aux yeux du grand public. Nous verrons que les relations entre les dimensions qui pondèrent cet imaginaire traduisent des asymétries éclairantes pour comprendre les limites de la planification territoriale, jusque dans son épistémologie spatio-temporelle.

Les conditions juridiques et économiques de l’imaginaire des territoires du futur

9L’espace-temps du retour des tours résidentielles en France a déjà été caractérisé en lien avec celui des grands ensembles grâce à la constitution puis à l’actualisation d’une base de données ayant pour but de recenser l’ensemble des nouveaux projets de tours en France depuis 2014 (Mollé, 2023b ; Mollé et al., 2019). Les 184 tours qu’elle comprend ont été acceptées par permis de construire avant janvier 2023 (dernière actualisation). Livrées, en construction et/ou en étude, elles se rapportent à un ensemble de projets de plus large ampleur qui permet de raisonner sur la continuité entre passé, présent et futur. Les méthodes de l’analyse spatiale, et temporelle, associées à plusieurs indicateurs quantitatifs, nous ont permis de vérifier le rôle du tournant néolibéral dans (1) l’évolution de l’assise territoriale des tours résidentielles, dorénavant métropolitaine et péricentrale (urbaine et périphérique pendant les années 1950-1970) et (2) leur productivité en baisse (nombre de logements construits) par rapport à l’interventionnisme d’État dans la construction des grands ensembles (Mollé, 2023b ; Mollé et al., 2019). Il s’agit ici de regarder sous ces changements apparents. Et on constate alors que la projection des tours d’habitation apparaît conditionnée par deux invariants historiques de la planification territoriale : les dispositifs de règlementation zonale et plus largement la logique de l’« espace-cible ». Ils incarnent la prégnance des dimensions juridiques et économiques dans la méthode de transformation anticipée incarnée par la planification territoriale.

10Un schéma déjà publié (Mollé, 2023b) a permis de relever l’interdépendance entre les évolutions des hauteurs bâties et l’évolution des limites règlementaires instituées par l’État. Du Plan Courant en 1953 à la loi de 1957 instituant les « Zones à Urbaniser en Priorité » jusqu’au Plan Directeur d’Urbanisme de 1967, la définition règlementaire des zones d’intérêt de l’aménagement et des contours géométriques de la matérialité urbaine et architecturale est à la base des outils de la planification territoriale. La monumentalité des grands ensembles forme successivement (1) l’empreinte physique des significations d’un imaginaire zonal fondé sur les économies d’échelles, la prospection et la rente foncière puis (2) la matrice phénoménologique de nouvelles significations relayées par la littérature, le cinéma et les textes de loi mettant fin à leur construction comme la circulaire Guichard qui condamne en 1973 la « perte de l’échelle humaine » dans l’aménagement du territoire (Veschambre, 2018). Considéré comme un signe explicite des liens entre le tournant néolibéral des politiques urbaines et la verticalisation urbaine à l’échelle internationale (Nethercote, 2019), le déplafonnement des hauteurs bâties par l’État et les collectivités territoriales s’observe également à Paris dans les années 1970 (périmètre de la Défense, tours du Front de Seine, Orgues des Flandres, Olympiades…). Les Grands Projets de Ville (GPV) de l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU) remplacent les ZUP sans contradiction logique du point de vue de l’historicité des moyens d’action. La projection de l’habitat en hauteur et/ou la planification de sa démolition s’effectuent à l’aune de régimes d’affectation zonale qui traduisent/actionnent une « nouvelle » géographie du capital dans les zones péricentrales accessibles des métropoles.

11En France, le retour des tours résidentielles se précise dès 2014 à travers un ensemble de règlementations « zonales » et une logique de définition d’« espaces-cibles » du renouvellement urbain qui dimensionne géométriquement à l’avance, sur des bases juridiques et économiques, la base physique de l’imaginaire de la future vi(ll)e en hauteur (tableau 1).

12« La carte n’est pas le territoire » (Berque, 2018). Et pourtant, le caractère surplombant de la schématisation cartographique imprègne encore la situation initiale de l’imaginaire du futur. Critiquée dans ses fondements (Scott, 1997) pour sa propension à entretenir les géographies de la domination (Graham, 2016), la planification en vue zénithale semble ici répondre d’une conception exacerbée des dimensions juridiques et économiques des territoires. Mais alors que les territoires sont aussi constitués d’êtres vivants et de circulations biochimiques, c’est surtout par leurs localisations au sol et à travers l’enveloppe spatiale de leurs évolutions physiques qu’ils sont appréhendés. Changer d’échelle va nous permettre de mieux comprendre cette continuité méthodologique de la planification par rapport à l’époque des grands ensembles.

De la ville moderniste à la ville « durable » : continuité des logiques de production ?

13Le tournant néolibéral des politiques publiques a accru le rôle des acteurs de marché dans l’aménagement (Pinson, 2020). L’État, qui s’apparente à présent lui-même à un tel acteur de marché (promoteur Icade, bailleur CDC Habitat), alimente par ses lois la compétitivité entre les acteurs en charge de l’ensemble de la chaîne de production des tours résidentielles, depuis leur construction à la vente des logements ainsi parfois que de l’aménagement des espaces semi-publics autour du projet ou même de la voirie. Ces acteurs sont maintenant des « opérateurs d’imaginaire » : leurs projets donnent forme aux représentations du futur en même temps qu’ils traduisent des rapports de valeur partagés au-delà de leur propre milieu professionnel (Schmidt, 2009). Grâce à l’analyse d’un corpus de 21 entretiens semi-directifs anonymisés réalisés entre juin 2016 et octobre 2020 auprès de promoteurs, de chargés de mission habitat, d’architectes, d’évaluateurs immobiliers et d’ingénieurs à propos de projets « innovants » (premières tours lyonnaises, premières tours en bois, premières tours passives, premières tours dépassant le seuil IGH), je montre dans ma thèse que le discours de ces acteurs et l’attention médiatique reçue par ces projets témoignent d’une croyance selon laquelle l’aménagement urbain accomplirait sa transition écologique à travers leur aboutissement (Mollé, 2023a). La focale sur les matériaux de construction des tours est caractéristique de cette croyance. Or, des grands ensembles aux tours en bois, le dimensionnement est similaire. À l’échelle urbaine et architecturale, la prégnance des significations juridiques et économiques de la planification territoriale conduit à l’institution de nouvelles techniques de construction dont la valorisation, par l’intermédiaire de l’impact paysager des tours, contribue à réduire les dimensions environnementales des territoires à leurs dimensions physiques. Les projets de tours recensés dans la base de données ne comportent qu’une minorité de tours en bois mais tous témoignent d’une réflexion sur les matériaux de construction, réflexion jadis au cœur de l’institution des grands ensembles (Le Goullon, 2016). C’est donc moins le matériau en lui-même que sa place dans le dispositif de production et de valorisation des tours qui importe ici.

« On touche à cette question de l’IGH en bois pour avoir un symbole fort qui porte des valeurs dans les murs de l’architecture. C’est le symbole d’une génération qui porte le bois comme le plus grand levier pour accomplir les démarches actuelles environnementales. Et donc l’affirmer sur de la hauteur, c’est changer les habitudes » (architecte de l’agence DREAM, 20/11/2017).

15Du point de vue des méthodes de l’aménagement urbain, cette manière d’envisager les tours comme des signaux est devenue classique depuis l’érection des gratte-ciels à la fin du XIX^e siècle (Appert, 2016). Elle traduit la persistance à penser l’urbanisme comme une question d’agencement d’objets matériels soit comme un « problème de physique » doublée d’un « enjeu de visibilité » de la hauteur comme grandeur significative et rayonnante (Jacobs, 1962). L’utilisation du matériau « bois » s’inscrit dans cette logique, empreinte des contingences politiques sanctionnées par la prégnance des dimensions juridiques (norme) et économiques (rentabilité) dans le processus d’innovation.

« Pour nous un positionnement sur l’innovation doit être peu révolutionnaire et économiquement viable pour produire aujourd’hui ce qui sera la norme en 2030. […] Hypérion souffre d’une conception assez risquée, avec des balcons en bois non maitrisés qui coïncident mal avec l’image hyper attrayante qui leur a permis d’obtenir la première place du concours » (cadre chez Kaufman & Broad, 29/05/2017).

16La plupart des acteurs interrogés reconnaissent que les nouveaux projets de tours ont moins de valeur en eux-mêmes qu’à travers la dynamique d’innovation qu’ils cristallisent pour pallier les objectifs de la transition écologique. Aucun d’entre eux ne fait référence à l’inertie des rapports de valeur qui structurent les horizons de l’aménagement des territoires. Associée à la logique économique du profit immédiat, qui guide les innovations technologiques de la « ville durable » en participant à restreindre sa vision programmatique (Adam, 2017), l’accroissement du champ des normes environnementales véhiculerait également une « emprise technicienne » complexifiant la réalisation des projets (Milanesi et Teresi, 2016). Hypérion et Silva sont parées des « derniers labels environnementaux comme BREEAM » (cadre chez Woodeum, 12/05/2017). Cela justifie en retour le choix de promoteurs compétitifs pour porter de tels projets. On comprend alors comment les modes de valorisation d’un matériau en apparence « innovant » comme le bois pourraient traduire l’hétéronomie d’un imaginaire caractérisé par la prégnance des significations juridiques, techniques et économiques de la planification territoriale (illustration 2).

17La « place grandissante » de l’ingénieur dans les projets par rapports aux urbanistes, architectes et paysagistes, la « multiplication des grilles d'indicateurs, des simulations et des mesures » ainsi que la mise à distance des « aspects sensibles ou humains de la conception de l’espace » qui ne correspondent pas à une « production standardisée et photographique » de la ville (Adam, 2017) sont d’autres éléments qui invitent à approfondir la réflexion sur les continuités entre l’imaginaire de la ville « durable » et l’imaginaire normatif économiste et technicien des années 1950-1970. L’évolution des règlementations, des techniques, des matériaux mais aussi des métiers de la construction est adossée à une réflexion pratique sur l’empreinte écologique de l’aménagement qui subsume encore les questions de santé sous les questions énergétiques dans les méthodes d’action menées au niveau institutionnel (Fijalkow et Wilson, 2023). En résulte une focalisation sur les matières « lourdes » de l’environnement (ciment, béton, bois) a contrario de ses matières légères (feuilles, plantes, air). Cette prévalence de la dimension physique par rapport aux autres dimensions environnementales apparaît comme un nouvel invariant historique qui s’incarne également à l’aune des dimensions plus expérientielles des territoires au sien des stratégies de communication et marketing des nouveaux projets de tours.

Le privilège continué de la vue et la réification des conditions d’habitation dans les tours

« En fait on ne parle pas de tours à nos clients […] je parle « d’écriture architecturale verticale » ou « d’immeuble de belle hauteur » […]. « Tour » je peux comprendre que ça peut avoir une connotation un peu obsolète, une échelle de hauteur qui rend les choses assez peu humaines » (cadre Bouygues Immobilier 09/06/2016).

18Pour plusieurs acteurs rencontrés au cours de l’enquête, l’innovation résiderait moins dans la « forme bâtie » que dans la « façon dont elle est habitée » par de « nouvelles générations qui voient leurs parents vieillir dans des lotissements standardisés » et qui « commencent à [valoriser] l’urbain » par rapport à « l’urbanisme sur dalle » (cadre chez Kaufman & Broad, 29/05/2017). Par contraste avec le « monumentalisme » socialement connoté des grands ensembles (Veschambre, 2018), les documents de communication des nouveaux projets de tours contribuent à l’émergence d’un sens moins massif, plus mesuré, mais aussi plus rare de la hauteur qui s’applique aussi bien à la forme bâtie qu’aux expériences esthétiques qu’elle induit. Ces « documents de communication » regroupent ici les plaquettes commerciales des projets, leurs dossiers de presse, l’iconographie qui permet de les médiatiser ainsi que tout autre type de document téléchargeable à destination du grand public et/ou des investisseurs sur les sites internet des différents acteurs. Ils regroupent des images, des slogans, des informations et des détails qui associent sur un même plan une quantité importantes d’éléments distincts et signifiants quant à l’état de l’imaginaire d’une société (Lussault, 1998). Au-delà de l’« effet de vérité » (Lussault, 1998) auquel renvoient les stratégies de communication, ce sont leurs modes de construction qui nous intéressent, et le dimensionnement des territoires dont ils témoignent.

19L’analyse des documents de communication sur les premiers « écoquartiers » français soulevait déjà la « cosmétique des représentations », le « green washing » et son « univers verdoyant et lumineux, figé dans un été permanent à l’ensoleillement invariable » (Bertho, 2014). Il est connu que les significations écologiques sont instrumentalisées par les acteurs pour faire valoir leur légitimité à proposer un futur désirable de la métropole de demain. La dénonciation de la « publicité mensongère » est souvent alimentée par l’évaluation souvent négative de l’empreinte écologique des projets (Hissette, 2020). Mais si l’innovation est moins une cause efficiente de la nouveauté qu’un indicateur du renouvellement « tumultueux » de l’imaginaire des sociétés (Alter, 2000), l’intérêt de critiquer la normalisation des représentations des projets n’est pas de dénoncer l’écart entre les promesses et la réalité de ces projets, c’est-à-dire l’« illusion » de la « transition écologique » d’après Jean-Baptiste Fressoz. Il est plutôt de mettre en avant la manière dont ces instrumentalisations apparentes, en renv (2023)oyant aux goûts des segments aisés de la population métropolitaine, traduisent un champ restreint de pratiques faisant également écho aux premiers cycles de production de l’habitat en hauteur.

21Les résultats du graphique montrent qu’en dépit d’une valorisation importante des dimensions expérientielles de la vi(ll)e en hauteur, l’imaginaire associé demeure réifiant, comme à l’époque où Le Corbusier (2008 [1923]). définissait l’architecture comme le « jeu savant des volumes assemblés sous la lumière ». Les nouvelles tours résidentielles sont affirmées comme les supports matériels de modes de vie mondialisés, moins significatifs par leur empreinte écologique que par leur singularité et leur caractère distinctif au niveau local. Dans le plan Voisin (1921), les élites industrielles prenaient déjà possession des hauteurs avant-gardistes de Paris. Aujourd’hui, les nouvelles hauteurs des territoires métropolitains demeurent valorisées par et pour ce qu’elles offrent de particulier aux catégories sociales privilégiées : une déconnexion du niveau du sol et de l’espace public par un effet de sas, gage de sécurité, et un accès physique au skyline métropolitain (France : Mollé, 2024 ; Mexique : Artaga Botello, 2016, Davis, 2013).

22Soline Nivet (2023) insiste, à la suite de Raphaële Bertho et Marie-Madeleine Ozdoba, pour considérer les images du futur à l’aune d’une « naturalisation de la fiction » due à leur inscription dans un nombre important de dispositifs normatifs qui les conditionnent (dossiers et panneaux de concours, demandes de permis de construire, pages de revues ou internet, affichages in situ…). L’analyse des documents de communication des nouveaux projets de tours permet de retrouver l’empreinte des dimensions juridiques, techniques et économiques exacerbées sur la réduction des dimensions environnementales des territoires, surtout traitées à l’image dans leur physicalité, et la prévalence du visuel dans la restitution des dimensions expérientielles de la vi(ll)e en hauteur (illustration 4). Les expressions sélectionnées dans les plaquettes de commercialisation des projets Joia (Nice), H56 et H99 (Marseille), Résidence BelvY (Lyon), Référence (Paris 18^e) et Panache (Grenoble) mettent l’accent sur la restriction des dimensions environnementales à leur physicalité (« votre séjour positionné en angle bénéficie systématiquement d’une double exposition »), sur l’essentialisation visuelle des dimensions expérientielles (« ces panoramas exceptionnels seront les vôtres au quotidien »). La prévalence du caractère physique et visible des milieux n’est pas absolue (invocation de la question de la « fraîcheur » et de la « convivialité ») mais elle reste amplement significative. Cette double polarité est imprégnée par le thème juridique de la propriété privée (« vue imprenable », « bouleverse la façon dont on s’approprie les espaces extérieurs ») et les bénéfices techno-économiques liés au package tout entier (« des appareils de domotique participent à votre confort quotidien tout en favorisant la maîtrise de vos dépenses énergiques »).

23L’étude des documents de communication des nouveaux projets de tour amène à constater au moins quatre nouveautés par rapport aux stratégies du ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU) (Bertho, 2014). (1) Les représentations des grands ensembles témoignaient du peu d’intérêt pour les spécificités géographiques de leurs contextes d’implantation. Aujourd’hui, la centralisation métropolitaine des compétences en aménagement s’accompagne au contraire d’une valorisation des « atouts » locaux, y compris depuis l’intérieur des logements par le biais des vues symboliques proposées par les promoteurs. (2) Les représentations étaient des produits de l’État, les documents de communication mêlent aujourd’hui des images financées par les collectivités, les promoteurs et les architectes et créées par les agences de communication (Nivet, 2023). (3) Quand les techniques de représentation se réduisaient au film ou à la photographie, à la perspective verticale, oblique, en contre-plongée puis de face à partir des années 1960-1970, les perspectives sont maintenant également virtuelles, en 3D et à 360° grâce à l’imagerie par drone (Lao et al., 2019). (4) Alors que la propagande du MRU s’adressait à tous par le biais de la télévision publique, le spectateur devient ici acteur grâce à son immersion et à la possibilité de moduler la scène qui lui est donnée à voir (Lao et al., 2019). Ces quatre points démontrent l’existence d’un invariant historique dans l’encastrement des échelles de la planification territoriale, de l’aménagement local et de la construction des tours, de même que dans l’intrication des dimensions environnementales, institutionnelles et expérientielles des territoires. Jusqu’ici, la structure de l’article faisait état d’une relation causale entre la prévalence des dimensions institutionnelles et la réification des dimensions environnementales et expérientielles des territoires (nature mise en pot, réduite à un panorama). La prise en compte de la condition conflictuelle des territoires (Raffestin, 1980) nuance cette logique.

Fluctuations de l’imaginaire du futur : vers un redimensionnement des territoires ?

24Matricielle dans le champ des approches constructivistes de l’imaginaire en géographie sociale et culturelle (Debarbieux, 2015 ; Chivallon, 2008), la philosophie de Castoriadis repose sur une dialectique entre deux formes de l’imaginaire : (1) « l’imaginaire social-historique » qui désigne la société et son système de signification en tant qu’ils sont déjà institués ; (2) « l’imaginaire radical » qui désigne la puissance de création de nouvelles significations, le pouvoir instituant des sujets qui composent la société (Castoriadis, 1999 [1975]). La perspective du dimensionnement nous a permis de catégoriser et de distinguer les principaux régimes de signification consolidés par la projection de la vi(ll)e en hauteur. Par emboitement d’échelles, elle nous a conduit à identifier des rapports de pondération analogues entre les différentes dimensions faisant territoire, de la planification territoriale à l’aménagement local jusqu’au niveau de la construction des tours et des stratégies marketing mises en place pour valoriser leurs logements. En insistant sur l’invariance historique du dimensionnement physique, social et visible des territoires, nous avons donc plutôt mis en relief une certaine forme d’hétéronomie de l’imaginaire social-historique du futur des territoires.

25Des grands ensembles aux nouvelles tours d’habitation, le rôle de l’État, des collectivités locales, des promoteurs immobiliers et des architectes est certain dans l’installation de cette hétéronomie, bien qu’elle se soit constituée à l’échelle de l’ensemble de la société. En effet, c’est bien parce que les grands ensembles ont été/sont encore habités, critiqués, démolis et patrimonialisés et que les logements des nouvelles tours d’habitation trouvent preneurs que les significations de l’imaginaire de la vi(ll)e en hauteur restent encore si prégnantes dans les représentations du futur, associées à un réservoir d’expériences sensibles et affectives de plus en plus profond. Le fait est que les futurs projets de tours commencent à être critiqués à l’aune de significations, de ressentis et d’affects qui tendent à ne plus réifier les dimensions biochimiques des territoires, une réalité qui commence à être appréhendée dans les recherches sur leurs conditions d’habitation (Mollé, à paraître). Cette réalité émergente interroge d’autant plus qu’elle porte atteinte à ce que Castoriadis appelle les significations « nucléaires » de l’imaginaire (dont fait partie le biologique), les plus ancrées, les plus profondes, celles par lesquelles les sociétés se distinguent et se « ré-instituent » (Castoriadis, 1999 [1975], p. 495).

27Le décalage entre ces deux dimensionnements témoigne de la réalité complexe de l’imaginaire du futur, qui ne peut être réduit à ses aspects les plus dominants. Si ces derniers continuent à affecter les représentations des opposants aux projets portés par les décideurs, le privilège des valeurs visuelles apparaît atténué par la prise en compte de l’ensemble des dimensions environnementales (bio-physico-chimiques), soit également d’éléments invisibles relatifs par exemple à la pollution de l’air et de l’eau, au réchauffement des sols et des nappes aquifères. De plus en plus prises en compte par les concepteurs, ces considérations biochimiques ne prennent pas le pas sur la rationalité juridique, technique et économiques de leurs projets, d’où l’émergence de conflits territoriaux de grande ampleur et de grande intensité ces dernières années (ZAD Notre-Dame des Landes, méga-bassines). La perspective du dimensionnement pourrait offrir un nouveau cadre d’analyse pour étudier les conflits à venir ainsi que les fluctuations qu’ils produisent dans l’imaginaire du futur.

Conclusion. Ré-évaluer le paradigme spatio-temporel de la planification territoriale

28En tant qu’« opérateurs d’imaginaires » (Schmidt, 2009) et garants des conditions de production de l’habitat en milieu métropolisé, promoteurs, architectes et urbanistes auraient le pouvoir de transformer le dimensionnement des futurs urbains et d’infléchir le cours de la planification territoriale. Celui-ci a finalement peu varié depuis le milieu du XX^e siècle. Les discours et les documents de communication des nouveaux projets de tours fournissent un observatoire de l’invariance du dimensionnement physique-institutionnel-visible des territoires qui structure l’imaginaire du futur. En incorporant la position de l’acheteur-habitant dans la conception des représentations des tours, la valorisation de l’habiter en hauteur s’effectue surtout en lien avec les caractéristiques physiques de l’immeuble, le régime de la propriété privée, le prix du logement, les services incorporés à la résidence, les techniques de vente fondées sur l’immersion visuelle et la réalité virtuelle, sur l’ascenseur et la vue de skyline. Les mécanismes normatifs, les moyens techniques et les logiques de marché qui en dépendent font encore peu de place aux dimensions biochimiques dans la planification territoriale, malgré des soulèvements citoyens de plus en plus prompts à s’en saisir, comme dans le cas des luttes contre la tour d’Occitanie. Si l’on se souvient que les fondements urbanistiques de la planification territoriale furent posés à travers la lutte contre la pollution de l’air urbain, la plupart du temps invisible, c’est peut-être en levant le verrou du visible que la planification territoriale pourrait tendre vers un horizon écologique.

29Cette hypothèse mériterait d’être approfondie dans des travaux ultérieurs, non plus seulement au niveau des traductions concrètes de la planification territoriale (projets, formes bâties, aménagement, documents d’urbanisme, lois et autres dispositifs administratifs) mais également au niveau de son épistémologie, qui maintient l’exercice d’une rationalisation spatiale et temporelle des territoires. Flattés par les répercussions disciplinaires du « tournant spatial » (Volvey, et al., 2021), les géographes continuent de défendre l’usage distinctif d’une notion abstraite empreinte de l’épistémologie de la physique et des mathématiques (Berque, 2018). Or on connaît les répercussions concrètes du spatialisme mené dans le champ de l’aménagement et de l’architecture depuis les années 1920. C’est dire à quel point le paradigme de la planification territoriale est issu de ce qu’il continue à reproduire : une vision schématique et mécaniste des territoires, réduits à des portions d’espace bien délimitées en long, en large et en hauteur. La prise en compte du vivant fait obstacle à ce paradigme. Si bien que les géographes concernés par la perspective du changement tâcheront sans doute d’inventer et de partager de nouveaux outils de réflexion pour ré-évaluer les fondements des modes d’analyse du réel, c’est-à-dire le réel lui-même.