Introduction : Un certain futur de l’urbain venant ‘hanter’ le présent

1Les imaginaires futuristes sont au cœur des dynamiques contemporaines de production de l’espace urbain. Cela est particulièrement apparent avec les « mégaprojets » de développement urbain qui constituent une généralisation des projets d’urbanisme à large échelle sur tous les continents (del Cerro Santamaría, 2013). La recherche académique sur les mégaprojets a largement démontré que ceux-ci comportent presque systématiquement des stratégies de marketing urbain et de positionnement global pour des villes cherchant à être compétitives internationalement en tant qu’espaces d’investissement et de consommation. Ces projets reflètent des stratégies de développement urbain néolibérales et entrepreneuriales qui continuent à être largement développées malgré leurs conséquences sociospatiales et financières souvent négatives (Boeck, 2011 ; Mpungose et Maharaj, 2022).

2Les visuels très travaillés qui accompagnent ces projets participent à la circulation et à la définition d’imaginaire du futur de l’urbain, du progrès, ou d’une modernité désirable (Adama, 2018 ; Bunnell et Das, 2010 ; Ghertner, 2015). L’imagerie qui entoure ces projets semble fréquemment exprimer une idée du futur par l’utilisation démonstrative qu’elle fait du numérique : que ce soit par des dispositifs immersifs, sites web interactifs ou encore application pour smartphone dédiée à la visite « en 3D » ou en « réalité augmentée » de mégaprojets d’aménagement.

4Cette citation souligne comment la rhétorique du « smart » se décline et s’accompagne de dispositifs visuels lui donnant corps et participant de son imagerie. Selon Bunnel et Das (2010), cette rhétorique s’inscrit dans une logique de séduction qui voit la technologie mise en avant comme vecteur de progrès et de modernité. Les visualisations numériques de projets contribuent ainsi à créer un imaginaire collectif où le futur est synonyme de villes intelligentes, connectées et efficaces. Ces représentations graphiques ne se contentent pas de dépeindre une réalité potentielle ; elles façonnent les attentes et influencent les décisions politiques et économiques en promouvant une vision ‘technosolutionniste’ du développement urbain qui privilégie l’innovation technologique comme solution aux différents défis auxquels font face les villes (congestion, infrastructure, pollution, etc.).

5En Afrique de l’Ouest, le mégaprojet Eko Atlantic City, situé sur le front de mer de Lagos, au Nigéria, est un cas archétypique de mise en œuvre de cette rhétorique. Souvent présenté comme une « ville du futur » pour le Nigéria ou même le continent, il incarne les aspirations à une modernité hypertechnologique par le développement urbain. Eko Atlantic City projette ce futur notamment au travers d’une imagerie numérique et « smart », comme la plupart des mégaprojets, mais également au travers de deux « dispositifs de simulation du monde » (Sohier et al., 2019). Ces dispositifs servent de point de départ à cette contribution. Deux images reproduites dans cet article permettent de les appréhender. La première est un extrait du tour en » réalité virtuelle » composée d’images à 360° surplombant le terrain d’Eko Atlantic City (illustration 2), la deuxième provient d’une vidéo promotionnelle présentant notamment l’application de « réalité augmentée » – désormais hors service – et qui permettait de visualiser en trois dimensions les modèles de certains bâtiments prévus pour le mégaprojet (illustration 3).

7Pour conceptualiser ces dispositifs et leurs effets, j’utilise les notions de « fantôme » et de « spectre ». En géographie, ces notions ont été mobilisées comme « outil de compréhension de temporalités dissonantes » (Barthe-Deloizy et al., 2018, p. 2) mais aussi pour décrire l’influence ou les traces d’un passé révolu dans l’espace présent (Simone, 2004 ; Vivant, 2018 ; von Hirschhausen, 2017). Filip de Boeck (2011) propose le concept de “spectral urban politics” pour décrire la manière dont les villes africaines sont marquées par des projets de développement qui, bien que souvent inachevés ou abandonnés, continuent d’influencer la planification urbaine et les aspirations des habitants. Ces « fantômes » de projets urbains représentent une forme de gouvernance qui opère à travers les promesses et les attentes d’un avenir meilleur, malgré leur absence matérielle.

8La notion d’imaginaire mobilisée dans cet article s’articule étroitement avec les concepts de « spectre » et de « fantôme ». En suivant Debarbieux (2015) et son utilisation de Castoriadis (1975), l’imaginaire est conçu non seulement comme un ensemble de représentations collectives, mais aussi comme une instance créatrice de significations instituantes, orientant les perceptions et pratiques sociales. Cet imaginaire n’est pas simplement une projection abstraite ; il exerce une force agissante sur le monde matériel, influençant la manière dont les sociétés façonnent et habitent l’espace.

9Dans le cadre d’Eko Atlantic City, je propose le concept de « spectralité inversée » pour comprendre comment le futur se concrétise dans le présent d’un développement urbain en cours, au travers de dispositifs technologiques qui lui octroient une dimension tangible et animée propre venant ‘hanter’ le présent. Le concept de « spectralité inversée » permet ainsi de saisir les dispositifs immersifs utilisés dans la promotion de certains imaginaires urbains comme outil performatif d’une certaine ‘futurité’ et comme outil d’une politique urbaine spectrale.

10Mon hypothèse principale est qu’en complétant la dimension esthétique ou iconique des mégaprojets par des dispositifs de simulation, la séduction exercée par ces projets acquiert une dimension spectrale, sensible et tangible venant compléter la « gouvernementalité esthétique » (Ghertner, 2015) qu’ils exercent déjà.

11Les travaux de Pauline Guinard, notamment son approche des émotions et des méthodologies créatives dans le cadre des transformations urbaines, fournissent un cadre théorique et méthodologique précieux pour comprendre comment ces dispositifs immersifs influencent non seulement le rapport à l’espace urbain en transformation, mais aussi les émotions et les expériences vécues des citadins. Comme elle l’a démontré dans ses recherches comparatives entre Lagos et le Grand Paris, les émotions jouent un rôle crucial dans la manière dont les individus perçoivent, vivent et résistent aux transformations urbaines (Guinard, 2023).

12Cet article s’organise en quatre parties. Tout d’abord, une présentation du projet Eko Atlantic City détaillera le contexte historique et géographique dans lequel s’inscrit ce mégaprojet. Ensuite, la méthodologie est explicitée, avec un accent sur l’utilisation de la vidéographie participative à 360° comme méthode collaborative permettant de recueillir les paroles et la mémoire des habitants affectés par le projet. Enfin, une présentation des résultats, en deux chapitres, discute la gouvernementalité esthétique et spectrale d’Eko Atlantic City ainsi que les limites et les opportunités de la démarche de coproduction expérimentale de vidéos à 360° réalisées dans le cadre de cette recherche.

Planifier le « futur du Lagos » : le cas d’Eko Atlantic City

13Eko Atlantic City est un mégaprojet d’aménagement urbain lancé par l’actuel président du Nigéria Bola Tinubu au début des années 2000 lorsqu’il était gouverneur de l’État de Lagos. Le projet résulte d’un partenariat public-privé entre la South Energyx Nigeria Limited, subsidiaire du conglomérat industriel libano-nigérian Chagoury Group, l’État de Lagos et l’État fédéral du Nigéria. Le chantier a commencé en 2008 par le remblaiement de 10 km² pris sur la mer avec des tonnes de sables (en anglais sandfilling et land reclamation) et développé à partir du front d’eau devant Victoria Island, l’un des principaux centres d’affaires de Lagos.

14Ce projet est présenté par ses promoteurs comme un moyen d’augmenter l’influence et l’attractivité de Lagos à l’échelle internationale, tout en offrant une protection contre les inondations grâce au « Great Wall of Lagos », un mur de structures en béton censé protéger Lagos, ou du moins Victoria Island, de l’érosion et des inondations dues à la montée des eaux de l’océan. Il prétend ainsi concilier la croissance économique et le développement social en invoquant la protection de l’environnement (Guinard, 2023, p. 82). Ce cadrage « durable » est contesté par plusieurs chercheurs ainsi que par des habitants vivant le long de la côte à Lagos où l’érosion côtière et les risques d’inondation ont augmenté en raison notamment des prélèvements de sable sous-marin nécessaires au remblaiement d’Eko Atlantic City (Ajibade, 2017 ; Ben, 2018).

16La construction d’Eko Atlantic City a nécessité la destruction de la plage de Bar Beach ainsi que l’expulsion des habitants et des communautés qui y vivaient. C’était l’une des rares et des plus populaires plages publiques d’accès gratuit de Lagos. Bar Beach était également un lieu de première importance sur le plan historique et politique pour avoir été l’endroit où les exécutions publiques du régime militaire nigérian (1966-1979 et 1983-1999) commencèrent en 1971 (Njeukam, 2013). Selon Pauline Guinard, Bar Beach fait « l’objet d’une mémoire vive et partagée » non seulement des personnes qui y vivaient et qui ont été expulsées sans compensation, mais aussi des usagers de cette plage qui y venaient se détendre ou prier (Guinard, 2023, p. 85).

Expérimenter et se réapproprier l’immersion : une méthodologie engagée

17Cette recherche s’inscrit dans une démarche à la fois de recherche-action et de recherche créative, mobilisant une méthodologie participative de création vidéographique à 360° visant à faire émerger les paroles et la mémoire d’habitants de Lagos ayant été expulsés en raison du projet Eko Atlantic City. Inspirée des travaux de Cupers et al. (2022) sur les méthodologies créatives et participatives, cette recherche est ancrée dans les études urbaines critiques et en particulier « l’éthique de l’engagement » (Cupers et al., 2022, p. 10). Celle-ci propose de développer des partenariats de recherche plaçant au cœur de leur démarche l’expérience quotidienne et les « luttes urbaines [urban struggle] » (Cupers et al., 2022, p. 10). Cette approche repose sur l’expérimentation, la coproduction, la polyvocalité et l’immersion dans les actes du quotidien (Cupers et al., 2022, p. 23).

18M’inscrivant dans cette démarche méthodologique, j’ai participé à Lagos aux activités de l’équipe média de l’ONG Justice Empowerment Initiative (JEI) alors qu’elle commençait en 2021 à expérimenter les outils de la caméra 360° dans le cadre de ses activités de production de média (principalement vidéo et photo). JEI fait partie du réseau Slum Dwelers International (SDI) connectant des organisations communautaires de résidents de quartiers précaires dans plusieurs pays afin de lutter contre la pauvreté urbaine et les évictions forcées. Le modèle de SDI repose sur des fédérations locales de résidents de quartiers précaires qui s’auto-organisent pour défendre leurs droits et plaider en faveur de leur quartier par exemple en demandant une meilleure qualité d’infrastructure publique. Dans certains pays ces fédérations locales sont formées de groupes d’épargne communautaires. Dans chaque pays, ces fédérations sont soutenues par une « ONG de soutien », qui apporte une expertise technique et facilite les interactions avec les autorités et la visibilisation des causes et des problèmes affectant les résidents des quartiers précaires. JEI est l’ONG de soutien du réseau SDI au Nigéria et au Bénin où j’ai également pu accompagner l’équipe média locale.

19Afin de traiter la question des imaginaires urbains du futur, l’analyse présentée dans cet article se concentre principalement sur les données et les histoires recueillies à Lagos. Elle met en particulier l’accent sur les expérimentations de vidéo à 360° réalisées avec deux anciens habitants de Bar Beach – Abigale E. et Samuel O. – qui ont été expulsés en raison du développement d’Eko Atlantic City. L’analyse intègre également le témoignage de Mustapha E., un membre de l’équipe média de JEI, vivant dans une communauté en bord de mer directement touchée par l’augmentation de la fréquence des inondations causées par la construction du « grand mur » protégeant Eko Atlantic City de l’océan. Abigale est une entrepreneure informelle et parajuriste communautaire de la Nigerian Slum/Informal Settlement Federation qui fait partie du réseau SDI. Samuel est un ancien sauveteur actuellement sans emploi et Mustapha est un activiste médiatique (media activist) indépendant travaillant sur mandat pour JEI et également à son compte comme photographe et producteur de films.

Vidéographie à 360°

20Par vidéographie à 360°, je me réfère à la création de fichiers audiovisuels où la caméra utilisée enregistre l’espace visuel non en tant que plan en deux dimensions délimitées par un cadre, mais en tant que sphère, permettant ainsi à celui ou celle qui visualise un tel fichier (par exemple sur un smartphone, un casque de réalité virtuelle ou simplement YouTube) une vision complète « à 360° » de l’espace où la caméra était placée au moment de l’enregistrement. Cela permet entre autres à la personne qui filme de s’affranchir du besoin de cadrer l’image et cela facilite pour la personne qui visualise un tel fichier son immersion dans le lieu et le moment où la caméra à 360° a été activée. La technique de la vidéographie à 360° présente ainsi, autant du point de vue de l’enregistrement de données spatiales et visuelles que du point de vue de leur communication sous forme de simulation, des nouvelles pratiques appelant à être étudiées empiriquement.

21L’utilisation par les anciens habitants de Bar Beach d’une caméra à 360°, positionnée à hauteur du visage et à la limite du terrain d’Eko Atlantic City, a été pensée comme un contre-dispositif immersif. Ce dispositif est une réponse directe à celui employé par les promoteurs d’Eko Atlantic City (le tour en réalité virtuelle, et l’application avec les modèles en 3D). Tandis que les technologies des promoteurs tendent à marginaliser les réalités locales en minimisant visuellement la présence humaine, réduite à de simples pixels dans ces représentations grandioses (illustration 2), l’approche des résidents sert de mécanisme de résistance, réinsérant l’expérience et le témoignage des communautés déplacées au cœur du discours sur l’urbanisation

Données collectées

23Ne pouvant accéder au terrain d’Eko Atlantic City en raison des murs et des gardes devant les portiques d’accès, nous avons décidé de filmer des vidéos à 360° « en chemin » le long du mur interdisant l’accès au terrain d’Eko Atlantic City. Deux prises pour Abigale et Samuel ont été faites. Le choix de la langue de la conversation était libre et Abigale et Samuel ont choisi de s’exprimer en yoruba, Mustapha pour sa part a réalisé une vidéo en anglais. Participant également à la recherche en tant que collaborateur et producteur des vidéos, Mustapha a ensuite produit les retranscriptions et la traduction des vidéos d’Abigale et de Samuel en anglais. La retranscription de Mustapha en anglais des vidéos en yoruba n’a été corrigée que pour les éléments nécessaires à la compréhension de personnes anglophones non nigérianes, et respecte ainsi les formes et expressions de l’anglais nigérian de Lagos (à ne pas confondre avec le pidgin nigérian), et en particulier celui des locuteurs du yoruba. Ce choix relève de la valorisation et la revendication décoloniale des formes « africanisés » des langues européennes, un geste initié en 1952 par Amos Tutuola avec la publication en anglais de L’ivrogne dans la brousse dont Francis Nyamnjoh (2015) a montré l’importance théorique. Après le travail de postproduction réalisé par Mustapha, le consentement éclairé à la publication des vidéos a été demandé à Abigale et Samuel qui ont pu voir les vidéos à 360° éditées sur leur téléphone portable avant la diffusion sur Youtube.

24Nous inscrivant dans une approche narrative et mémorielle valorisant la parole des habitants expulsés, il n’a pas été fait de script avant les enregistrements vidéo, en revanche nous avons collectivement discuté à propos de ce qu’il serait intéressant d’évoquer ou de raconter lors de ces marches narratives filmées. Ces discussions nous ont permis de préciser trois axes thématiques et chronologiques :
- La vie à Bar Beach avant sa destruction (et leur vie dans cette communauté).
- Le moment de l’éviction forcée.
- Le projet actuel de développement urbain d’Eko Atlantic City.

25Des données ethnographiques et vidéographiques, recueillies lors de deux terrains de recherche (été 2021 et hiver 2023), viennent compléter l’analyse des cinq vidéos à 360° coproduites et discutées dans cet article. Ces données sont issues de l’observation participante effectuée tout au long de mes deux terrains ainsi que d’un corpus de 64 entretiens menés principalement avec différents membres de l’équipe média de JEI, axés sur l’appropriation et l’utilisation de la caméra à 360°. Certains extraits pertinents, reproduits dans la prochaine section, permettent d’approfondir la discussion des résultats.

Au-delà de la gouvernementalité esthétique, la gouvernementalité spectrale

26Bien que la majorité des architectes, urbanistes et géographes expriment des réserves et des critiques sur la pertinence et les qualités urbanistiques des mégaprojets (del Cerro Santamaría, 2013 et 2022), cette position critique n’est le plus souvent pas partagée par les élites locales ni même par les habitants défavorisés parfois menacés ou victimes de ces projets. En effet, il est fréquent que ces derniers soutiennent les objectifs de développement et de modernisation, même s’ils peuvent conduire à leur relocalisation forcée, et sans compensation (Boeck, 2011 ; Larkin, 2013).

27Cela se retrouve très directement dans les cinq vidéos réalisées où Abigale, Samuel et Mustapha évoquent ou évaluent positivement à plusieurs reprises le projet d’Eko Atlantic City. Cela constitue un premier résultat surprenant sur l’attrait qu’Eko Atlantic City continue d’exercer même sur les personnes qui ont été des victimes directes de son développement. Voici quelques extraits de ces entretiens itinérants filmés en 360°.

Mustapha (questionnant Samuel) : What do you think now about the Eko Atlantic project ?
Samuel : What they are doing is good but they should not forget us.
Mustapha : Do you like the project? Yes or no and why?
Samuel : We like the [Eko Atlantic City] project but they are supposed to think about the poor.

28Mustapha posera à Samuel la question d’une manière encore plus directe durant la deuxième vidéo d’entretien itinérant :

Mustapha: What is your thought about the Eko Atlantic project, is it good or bad?
Samuel: What they are doing is good is for the development of the country. But they are supposed to remember the poor. Not that the [Eko Atlantic City] project is bad. It is good. But they just have to remember the poor. That’s what we are begging Nigeria for [je souligne].

29Dans sa marche avec Abigale, Mustapha posera d’une manière plus ouverte la même question à Abigale.

Mustapha : What do you think about the Eko Atlantic project?
Abigale: Eko Atlantic project is very good to see, it is desirable, and it serves as a tourist center. But for us that were forcefully evicted from there - according to the law which Government did - if they want to evict people from a place and use it for public purpose the evictee must be given what the English called “compensation” [je souligne].

30Ces affirmations positives sur Eko Atlantic City sont inattendues, car elles viennent de trois personnes ayant subi le projet. Rappelons qu’Abigale et Samuel ont vécu une éviction forcée de Bar Beach, et Mustapha habite une communauté adjacente en bord de mer qui a vu la fréquence des inondations augmenter après la construction d’Eko Atlantic City. Le soutien d’Abigale et Mustapha est encore plus surprenant du fait qu’ils travaillent et collaborent tous les deux activement depuis plusieurs années avec l’ONG JEI qui se bat pour le respect et les droits des habitants des quartiers précaires et en particulier contre les évictions forcées souvent causées par des projets d’infrastructure ou de développement (privé ou public). Abigale dans sa réponse évoque directement l’absence de compensation comme le problème principal. Ce que Samuel évoquait aussi de manière plus allusive en affirmant « they should not forget us ».

33Cette dimension émotionnelle des mégaprojets est précisément ce que les dispositifs immersifs et interactifs, tels que le tour en réalité virtuelle d’Eko Atlantic City, semblent essayer de renforcer en proposant plus qu’une représentation d’un futur radieux dans une ville de classe internationale, mais une « expérience tangible » du futur. La gouvernementalité esthétique des mégaprojets se retrouve ainsi complétée par une gouvernementalité spectrale qui ne se limite plus à une adhésion à des normes esthétiques ou des représentations rendues désirables, mais à des expériences tangibles et sensibles d’une temporalité future.

34Toutefois, l’impact local de cette gouvernementalité spectrale ne peut venir principalement de l’exposition des habitants de Lagos aux dispositifs immersifs d’Eko Atlantic City. Ceux-ci restent majoritairement inaccessibles en raison du besoin en données mobiles nécessaires pour en faire l’expérience (au demeurant relativement chères) ou en raison du type d’appareil (smartphone ou casque) requis pour utiliser l’application permettant de visualiser le modèle en 3D. Les nouvelles technologies utilisées dans les dispositifs immersifs « 3D » et de « tour en réalité virtuelle » semblent ainsi exister avant tout comme marqueur ou performance de la ‘futurité’ du projet qu’ils donnent à voir ou expérimenter. Le fait qu’un certain futur puisse être en partie tangible et puisse s’expérimenter semble être plus important que la qualité immersive et tangible plus ou moins réussie du dispositif immersif lui-même. En réponse à la gouvernementalité esthétique et spectrale, la section suivante explore l’utilisation de la vidéographie à 360° comme dispositif mémoriel de (re-)production d’un espace invisibilisé.

Contre-dispositifs immersifs : la voix et la mémoire des fantômes de Bar Beach

35Les dispositifs filmiques immersifs réalisés avec les anciens résidents de Bar Beach expulsés (Samuel et Abigale) étaient conçus comme des moyens de rendre visibles et tangibles les histoires et les voix des personnes effacées par le développement d’Eko Atlantic City. Ce cadrage est inspiré d’une idée proche apparue de manière récurrente dans le travail avec l’équipe média de JEI lors de mes deux terrains : celle d’utiliser la caméra à 360° afin de créer une trace tangible documentant la vie de quartiers précaires menacés de destruction. Au Nigéria, cette idée avait été évoquée notamment par V., un membre vétéran de l’équipe média, qui mentionnait l’usage de la caméra à 360° comme moyen potentiel de preuve qu’une communauté avait existé avant l’expulsion forcée et donc un moyen d’augmenter les chances d’obtenir une compensation. Au Bénin, une idée similaire a été mentionnée par S., un membre de l’équipe média béninoise de JEI qui évoquait l’idée d’une utilisation de la caméra à 360° pour permettre de documenter les possessions et les bâtiments du quartier précaire afin de fixer le montant des compensations. L’équipe média béninoise a également réalisé plusieurs projets vidéographiques (à 360°) orientés sur la documentation du mode de vie ou de l’histoire du quartier et de ses habitants, afin de les faire connaitre à un plus large public, et de faire revivre, par simulation, certains lieux et certaines personnes du quartier.

36V. de l’équipe média du Nigéria a aussi mentionné cette idée d’un usage « plus-que-mémoriel » lors d’un entretien réalisé lors de mon deuxième terrain :

So this is useful documentation for us to actually be…to have a live experience. Not just to remember the community, but have a live experience because 360° places you in the center of the event. It gives you the opportunity to navigate through your narrow alleys and communities. (25 janvier 2023)

37L’idée d’expérience vécue ou vivante – live – semble être ce qui constitue l’intérêt propre de ce type de média pour V. et confirme une dimension spectrale de ce type de média, sa capacité à faire « revivre » des moments, des lieux ou des personnes.

38Comprise ainsi, la caméra à 360° apparait comme un outil particulièrement intéressant pour lutter contre l’effacement opéré par le dispositif immersif des développeurs qui reproduit visuellement ce que le mégaprojet lui-même a fait à la communauté de Bar Beach et à ses habitants. L’extrait de la vidéo d’Abigale présenté dans l’illustration 5 soulève précisément cet effacement et cette absence de traces qui ne permettraient pas à une personne qui viendrait visiter l’endroit aujourd’hui de se représenter ce que fut la vie sur place avant l’expulsion. Pourtant, Abigale et d’autres survivants à l’expulsion forcée existent encore pour rappeler l’histoire d’un territoire devenu fantôme (Vivant, 2018).

39Dans ce cadre de résistance à l’effacement d’un territoire et de ses habitants précarisés, la caméra à 360° offre un outil particulièrement riche et ouvert pour enregistrer et reproduire la densité d’un témoignage itinérant in situ. Cet acte peut même être compris comme le contraire d’un effacement, l’inscription dense d’une trace pouvant être vécue au travers d’un dispositif de simulation.

40Les cinq vidéos à 360° constituent ainsi une forme de micro-résistance face à la politique du « nettoyage urbain » dont sont souvent victimes les quartiers informels (Appadurai, 2013). En utilisant une technologie similaire à celle des développeurs, mais en l’appliquant pour raconter des histoires personnelles d’évictions et de pertes, ces vidéos perturbent le récit univoque du progrès et de la modernité proposée par les promoteurs d’Eko Atlantic City. En offrant une perspective humaine et intime, ces vidéos à 360° font plus que rendre visibles les effets occultés du mégaprojet sur les vies des habitants expulsés ; elles donnent à revivre, par simulation, un moment de témoignage in situ, personnel et mémoriel.

42En montrant ces réalités par des dispositifs immersifs de narrations, ces vidéos peuvent donc être comprises comme une forme de « contre-dispositif spectral ». Elles offrent une alternative aux récits dominants, en intégrant des perspectives souvent marginalisées par un dispositif de simulation sensible qui conteste en partie les représentations homogènes de la ville future. Ce faisant, elles réintroduisent dans l’espace public et numérique des voix et des expériences qui ont été délibérément occultées. L’expérience immersive et sensible, par laquelle ces témoignages sont proposés, renforce la dimension affective du message qu’elles contiennent.

Conclusion : Eko Atlantic City, bientôt une ville fantôme ?

43La notion de spectralité nous permet de saisir la manière dont les dispositifs immersifs de réalité virtuelle et augmentée ne se contentent pas de projeter une image du futur, mais cherchent à le performer, à le rendre vivant dans l’imaginaire collectif. Cette performance du futur porte en elle le risque que ces projets ne deviennent que des spectres de ce qu’ils auraient dû/pu être. Comme le souligne Simone (2004) dans ses travaux sur les « villes fantômes » et le spectral à Douala au Cameroun, les mégaprojets qui ne sont pas ancrés dans les réalités socio-économiques locales risquent de devenir des coquilles vides, des monuments à la démesure plutôt qu’à la prospérité. Eko Atlantic pourrait ainsi rejoindre la liste des projets urbains abandonnés, laissant derrière elle une empreinte indélébile sur le paysage de Lagos. Actuellement la surface du projet gagnée sur la mer reste très majoritairement vide bien que quelques projets soient en cours de construction par endroits.

44Le processus de coproduction de vidéo à 360° avec Abigale, Mustapha et Samuel a mis en lumière la deuxième dimension spectrale, plus que mémorielle, de ce type de média lorsqu’il est utilisé comme moyen d’inscription particulièrement dense d’un témoignage. Les vidéos coproduites pouvant aussi être comprises comme tentative de ‘hanter’ le projet d’Eko Atlantic City par un dispositif immersif rappelant sans cesse ce qu’il a effacé et détruit.

45Toutefois si écouter et reproduire les voix et les histoires des personnes directement marginalisées par les projets de développement est une étape nécessaire pour un accompagnement plus juste des transformations urbaines alors que ces acteurs sont bien souvent ignorés, ce n’est de loin pas suffisant pour garantir que les projets urbains ne les invisibilisent pas et leur soient bénéfiques. Tout comme l’utilisation ou la création de contre-dispositifs technologiques immersifs ne suffisent pas en soi pour résister à l’attrait spectral d’Eko Atlantic City.