Introduction

Etudier l’ancrage territorial des écolieux au prisme des manières de faire

Comprendre les manières de faire et les modalités d’ancrage territorial

3La question du faire dans les écolieux impose d’inscrire les réflexions dans une acception large de la notion de travail qui, comme rappelé en introduction de la revue Carnets de Géographes (Chapuis et al., 2023), ne se limite pas aux activités de production de biens et de services ou aux activités rémunératrices. La vie en commun suppose un travail collectif, conditionné par l’investissement personnel et bénévole des différents membres au service du lieu (entretien, organisation d’événements, travaux…), en complément d’autres formes de travail, rémunératrices ou non (travail domestique, bénévolat, travail salarié ou indépendant, etc.), à titre individuel.

4Le travail au sens large dans des formes de vie collective a déjà fait l’objet de recherches qui articulent la pensée du travail avec celle du temps et de l’espace, par exemple au sujet des communautés utopiques étasuniennes (Lallement, 2015, 2019) ou des collectifs néopaysans (Sallustio, 2020, 2022). Le cas des écolieux étudiés est néanmoins différent car il n’y a pas d’activité rémunératrice commune à l’ensemble des personnes résidentes. Celles-ci sont unies par le souhait de s’inscrire, sans rémunération attendue, dans une perspective de subsistance collective, tandis que chaque foyer subvient à ses propres besoins financiers. La majorité des foyers ne dépendent pas directement du travail de la terre ou d’un travail artisanal, mais choisissent une ou plusieurs activités en fonction d’arbitrages entre impératifs financiers, désir d’épanouissement, localisation, flexibilité horaire, façonnant ainsi leurs propres espaces-temps du travail. Cela invite, dans la lignée de la Labour Geography (Herod, 1998, 2001, 2018), à mettre au cœur de l’analyse les individus habitants, pour comprendre comment se façonnent leurs propres géographies du faire, en prenant en compte leur agentivité.

5Ces géographies du faire amènent à questionner la combinaison des liens entre les écolieux et leur territoire d’implantation : il s’agit de prendre en compte à la fois la somme des logiques individuelles d’ancrage, ainsi que celles d’une entité morale, aux contours plus ou moins définis, formée par des individus rassemblés en collectif. La notion d’ancrage territorial permet cette double lecture. Elle est utilisée pour décrire des logiques personnelles, dans le cadre de la géographie des mobilités résidentielles (Guérin-Pace, 2006 ; Aouici et Gallou, 2014 ; Melé et Neveu, 2020) pour désigner le sentiment d'appartenance des individus ou des sociétés, à un espace. En cela, elle se rapproche de la notion d’ « attachement au lieu » (Sebastien, 2016). L’ancrage territorial peut aussi se définir comme un ensemble de liens entre une entité et un territoire d’implantation. Utilisée initialement dans le cadre de la géographie économique pour étudier les liens entre une entreprise, une filière et un territoire (Zimmermann, 2005; Filippi et al., 2008), elle est aussi mise au service des réflexions sur le développement local, comme le montrent les études sur les labels de qualité dans l’alimentation (Frayssignes, 2001; Guibert et al., 2022), et plus récemment, dans le cadre de recherches sur l’implantation d’activités « culturelles ou créatives » (Michel et Ambrosino, 2019; Michel, 2022).

6Pour préciser ces différentes formes de lien à un territoire, Bernard Debarbieux (Debarbieux, 2014) définit les lieux de l’ancrage comme ceux dont « la qualité résulte des ressources relationnelles auxquelles celui qui jette l’ancre se voit donner l’accès. » Dans le prolongement de cette définition, nous distinguons ici trois modalités de construction de l’ancrage. Faire dans répond à la question « où » : nous analyserons quelles activités sont faites à quel endroit et pour quels motifs. Faire avec pose la question des différentes ressources et des différents réseaux mobilisés dans un territoire. Il suppose de s’adapter aux contraintes, aux atouts et aux contingences liées au territoire et au milieu d’implantation. Faire pour interroge la capacité des acteurs à prendre en compte l’impact de leurs actions sur le territoire, ce qui suppose de faire coïncider le projet d’une étape de vie avec un territoire donné.

Deux cas d’étude : le Placis et Demain la Terre

Tableau 1 - Description des collectifs étudiés

9Enquêter auprès d’un collectif suppose d’avoir la confiance des membres qui le constituent, qui partagent entre eux un degré d’intimité particulier. Les observations participantes, dans le cadre d’activités organisées (portes ouvertes, chantiers collectifs, journées portes ouvertes…) ou spontanées avec des personnes habitantes (entretien du lieu, cuisine, travaux…), ont été un moyen de créer le contact et de s’imprégner des modalités du faire dans le collectif et du faire collectif (rituels, règles, activités quotidiennes…). Les entretiens individuels permettent de prendre en considération les démarches habitantes de façon plus isolée, à partir de leur parcours de vie. La question de l’ancrage territorial est envisagée aussi bien du point de vue individuel (les modalités d’ancrage de chaque personne résidente) que du point de vue collectif (les modalités d’ancrage décidées collectivement).

10Les terrains d’observation ne se limitent pas aux lieux de vie en eux-mêmes mais à l’ensemble des lieux pratiqués au quotidien par les membres du collectif, dans une commune et dans un bassin de vie. Cela s’inscrit dans une démarche de compréhension globale des écosystèmes de lieux dans lesquels s’inscrivent les écolieux ; l’échelle locale d’observation permet tout aussi bien d’identifier des formes d’ancrages locaux et les manifestations locales d’ancrages territoriaux mettant en jeu d’autres réseaux et d’autres acteurs.

Instaurer un espace-temps particulier

Changer de rapport au temps dans un espace autre

11Les récits de vie recueillis montrent que, dans un contexte de crise sociale et environnementale, l’écolieu apparaît comme un espace sécurisant, qui ouvre un champ des possibles spatio-temporel. M. (travailleuse sociale) et C. (entrepreneur-artisan), en couple avec deux enfants, témoignent d’un sentiment de perte de contrôle sur leur gestion du temps avant d’arriver à l’écolieu Demain la Terre. La difficulté à rembourser un crédit impliquait des heures supplémentaires, le soir ou le week-end, supposant de faire des concessions sur d’autres temps plus ressourçants (« on était sous pression, hein, avec le crédit. On travaillait beaucoup, on s’engueulait tout le temps, on se réveillait la nuit parce qu’on avait deux enfants en bas âge… »). T. (travailleuse sociale au chômage), mère élevant seule sa fille de 10 ans, témoigne de la période du confinement (seule avec sa fille, en appartement en ville) et de son engagement militant d’abord au moment des gilets jaunes, puis des manifestations contre le pass sanitaire. En parallèle, elle s’inscrit sur des groupes Facebook de mise en relation entre individus et écolieux. Elle découvre ainsi le collectif Demain la Terre et entre en relation avec son propriétaire avec qui elle vit actuellement en couple. Le sentiment de perte de liberté combiné à une perte de contrôle sur l’espace (ne plus pouvoir se déplacer) la pousse à choisir un autre lieu de vie. L’écolieu et la campagne sont pour elle un horizon de possibilités : autonomie en réaction à l’inflation et au désastre écologique (« on pourra vivre un peu plus de nos légumes, des dons, des trocs »), éloignement du sentiment de contrôle social et politique, possibilités pour sa fille de grandir avec d’autres enfants, dans un environnement jugé plus sain.

12De nombreuses personnes rencontrées partagent le souhait de disposer davantage de leur emploi du temps et le refus de subir certaines contraintes liées au monde du travail. Plusieurs membres du collectif du Placis ont contribué au développement de l’association des Hameaux Légers et en sont salariés. La semaine de quatre jours (32 h de travail) est la règle, ce qui offre davantage de flexibilité pour développer d’autres activités, collectives ou non (chantiers collectifs, potagers, etc.). Dans le cas du collectif du Placis, la construction d’habitat léger rend l’investissement financier pour accéder au logement très bas. D., et O., deux personnes vivant seules, ont construit leur maison (entre 16 et 20 m² d’emprise au sol) eux-mêmes pour un budget compris entre 11 000 et 15 000 € sans compter l’aménagement intérieur. Chaque mois, les membres du collectif paient entre 150 et 200 € (selon le nombre de lots occupés) pour payer le loyer du bail emphytéotique et pour couvrir les frais liés à la construction de la maison commune (ce qui inclut un emprunt bancaire). Cela offre la possibilité de vivre avec moins de besoins financiers, et donc soit de travailler moins en temps, soit de choisir un travail moins rémunérateur mais jugé plus épanouissant :

• 11 La personne auditionnée habitait en centre-ville d’une métropole.

« Avant11, […] avec les crédits et tout, il fallait 5 000 € pour être bien. Donc ça n'a rien à voir. […] En ayant moins besoin de travailler, ce qu'on se dit, c'est qu’on peut choisir déjà ce qu'on fait comme boulot. […] On peut que dégager du temps, j'ai envie de dire, parce qu'on n'a pas besoin d'argent, au moins. Et le modèle hameaux légers ou l'habitat léger, il permet ça. » (U., en couple avec Z., avec 2 enfants).

13L’installation dans un écolieu procède ainsi de différentes motivations entremêlées, propres à chaque individu ; leur point commun est le refus de contraintes ou de dépendances jugées oppressantes, refus qui se manifeste différemment pour chaque sujet interrogé : refus des contraintes du salariat, aspiration à quitter un environnement urbain, refus d’un mode de vie destructeur et consommateur de ressources, refus du contrôle social ressenti par les obligations du port du masque, sortie de l’isolement… Dans le cas du collectif Demain la Terre, l’écolieu est un espace paradoxal : il offre pour plusieurs membres un refuge, un sentiment de sécurité, tout en étant porteur d’autres formes d’insécurités ressenties, du point de vue relationnel (éloignement des ancrages familiaux et amicaux, difficultés à dialoguer avec des membres du collectif) et du point de vue financier (incertitude liée au lancement dans une nouvelle activité, perte prochaine des droits au chômage). Le sentiment de sécurité, dans ces lieux, étant très relatif, il semble plus approprié de parler de l’écolieu comme d’un espace des possibles, support à la réalisation d’un (de) projet(s) de vie.

Rendre réel et concret l’espace des possibles

14L’écolieu offre la possibilité d’une forme de reprise en main par le faire, pour s’inscrire dans une démarche de subsistance. Dans chaque lieu de vie, la fabrique de l’autonomie s’opère de manière concrète de façon différente, selon un temps particulier, rythmé par les saisons et les projets du moment. Le soin au Vivant intervient dans un grand nombre de questions du quotidien : quels produits acheter ou réutiliser, où, auprès de qui ? Quels matériaux utiliser pour limiter les polluants, réduire l’impact sur la biodiversité locale, réduire l’impact carbone de la construction ? Quelles installations pour limiter l’utilisation d’eau ? Quelle eau boire ? Lors des observations participantes menées au hameau léger du Placis en juillet et à l’automne 2023, une grande partie des activités communes et du temps passé en collectif est consacrée à la construction de la maison commune, une maison « bois-terre-paille » (ossature bois, isolation paille et enduits terre) d’environ 80 m² au sol avec des fondations réversibles. L’objectif étant de réduire au maximum l’empreinte au sol des habitats individuels, la maison commune centralise un certain nombre d’espaces communs : buanderie, cuisine / salle à manger, salle de bain, et chambre d’amis. Le choix du bois procède de différents arbitrages prenant en compte la proximité de localisation, et a finalement été choisi du douglas originaire du Limousin. La terre est récupérée sur le terrain d’une agricultrice vivant dans le village, la paille a été ramassée sur la commune avec l’aide d’un voisin agriculteur. Trois membres du collectif y travaillent à plein temps et prennent les décisions relatives à la conduite du chantier, rejoints pour la partie opérationnelle par d’autres membres, sur un jour de repos hebdomadaire ou sur quelques heures de temps libre. La conduite de ce chantier est considérée par l’ensemble du collectif comme un travail valorisant et concret, même si l’accomplissement de cette œuvre architecturale a fait l’objet d’un effort physique et intellectuel intense. Passer ses vacances ou du temps libre sur un chantier est un vecteur de réalisation personnelle et collective à travers le dépassement de soi, malgré la pénibilité physique de certaines tâches et l’investissement en temps demandé.

15De nombreuses personnes rencontrées, au Placis ou ailleurs, expriment un sentiment d’auto-réalisation dans le fait de construire eux-mêmes leur habitat ; s’ils ne vivent pas, en général, d’un travail proprement lié à la matière (artisanat, maraîchage…), on retrouve dans leur discours des traits communs avec les charpentiers étudiés par Madeleine Mialocq (2015) : « en plus d’aménager des conditions de travail à leur mesure et économiquement viables, ils expriment un plaisir à l’ouvrage qui réinvente la manière d’envisager le travail. » Cette dernière reprend la distinction d’Hannah Arendt entre travail et œuvre, la seconde répondant à une réalisation de soi « dans l’objet qui dure et dans lequel on se reconnaît ». Pour d’autres, l’écolieu est le support d’expérimentations, qui permettent d’envisager la reconversion vers un autre métier plus proche de leurs aspirations. C’est le cas de W., membre du collectif Demain la Terre : travailleuse sociale en CDD, elle refuse le CDI à temps complet qu’on lui propose, préférant un mi-temps ou quelques mois de chômage, qui lui permettent de s’investir comme présidente de l’association des membres résidents et de consacrer une année complète au potager en permaculture collectif, en vue d’une reconversion dans un métier agricole et d’un projet de vie « plus en autonomie ».

Articuler la réalisation de soi et la dynamique collective

16Le collectif offre la possibilité de s’entraider pour différentes tâches domestiques (surveiller ou accompagner des enfants, entretenir les parties communes…), de mutualiser des forces de travail, donc de libérer du temps pour d’autres activités. Mais la mise en œuvre d’un projet de vie collectif est aussi une entreprise en permanente construction, absorbant une grande partie des énergies individuelles. Elle suppose en tout cas un fourmillement de tâches pour faire avancer les différents projets du lieu (illustration 2) : tâches administratives, travaux d’entretien des espaces collectifs, travail de subsistance… Un temps important est consacré à la coordination des tâches, à la communication entre les membres, à la discussion précédant une décision. Ces temps préparatifs à l’action peuvent être une source d’épanouissement comme une source d’épuisement, selon les situations personnelles.

17Le fourmillement du faire peut conduire à des situations de tension au sein du collectif, comme sur le lieu de vie de Demain la Terre : T. témoigne du sentiment que son temps de travail au profit du collectif n’a pas été suffisamment valorisé, au sens où il n’a pas reçu la reconnaissance espérée auprès des autres membres du collectif. Le fait de faire par et avec le collectif pose la question de la valeur accordée au travail individuel au sein d’un groupe. L’attente de cette reconnaissance sociale s’inscrit dans un jeu d’obligations morales et sociales réciproques, explicites ou implicites, renvoyant aux questionnements sur le sens et la portée du don (Mauss et Weber, 2007) : pourquoi, pour qui fais-je telle ou telle tâche, en échange de quelle contrepartie ? Les questions se complexifient lorsqu’entre en jeu la question de la propriété foncière : le bénévolat est-il opéré au service du collectif ou au service du (des) propriétaire(s) ?

18Ainsi, support à la réalisation de projets personnels, qui n’auraient pas pu être réalisés à titre individuel, l’écolieu suppose aussi de composer avec d’autres manières de faire. On peut se demander dans quelle mesure ce champ des possibles se limite à un espace très circonscrit, celui de l’écolieu, et comment cet espace-temps particulier du faire s’articule avec le territoire d’implantation.

De l’écosystème de lieux dans un territoire au projet de lieux au service d’un territoire

19Les différentes visites réalisées dans le cadre de la thèse montrent que l’installation d’un écolieu passe rarement inaperçue auprès du voisinage et est souvent désignée par des expressions chargées de stéréotypes (« zadistes », « hippies », « qui vivent au crochet des aides sociales »). Dans un entretien, le maire de Saint André des Eaux distingue des craintes liées à un discours écologiste jugé moralisateur, des inquiétudes pour la tranquillité du village, des peurs liées à une éventuelle détérioration paysagère, tout ceci pouvant à leurs yeux engendrer une perte de valeur foncière pour les propriétaires installés. À travers ces réticences, on peut lire une certaine conception de la valeur du travail liée à la valeur monétaire (l’accès à la propriété foncière matérialise l’effort d’années de travail), qui engendre l’incompréhension d’un mode de vie dans lequel, en apparence du moins, l’accumulation de valeur patrimoniale n’est pas centrale. Il est donc d’autant plus intéressant de s’interroger sur les différentes modalités du faire qui permettent à ces collectifs de s’intégrer dans un voisinage, ce qui contribue à leur permettre, in fine, de s’ancrer durablement.

« Ici, on bosse » : faire et le donner à voir

20Lorsque je pose la question des facteurs qui permettent à un collectif d’être accepté par le voisinage, le premier argument avancé est souvent similaire, résumé ici par C. (Demain la Terre), habitant en yourte avec sa compagne et 2 enfants : « en fait, déjà, ils voient qu’on bosse ». C. est entrepreneur-artisan (plomberie / électricité) mais a revendu son activité et n’a pas de droits au chômage. Entre les gardes à la caserne (comme pompier volontaire) et quelques chantiers dans les environs, il gagne entre 300 et 800 € net par mois (les besoins financiers du foyer sont majoritairement pourvus par le salaire d’environ 2 000 € de sa compagne, M., éducatrice spécialisée), une grande partie de son temps libre est passé avec ses enfants ou sur des chantiers sur le lieu. Le travail à la caserne de la commune est non seulement un moyen de se familiariser avec le voisinage (faire avec), mais aussi une manière de faire pour le territoire tout en favorisant l’acceptation de l’écolieu.

« Plusieurs fois, on m'a dit : « vous êtes de Demain la Terre ? » Je dis, « oui, comment vous connaissez ? » Ici, tout se sait. Y’en a un qui m’a dit « j'ai entendu parler de vous. Maintenant, j’vous rencontre. Vous êtes chez les pompiers ? C'est génial. » Au final, tout démarre de petites intégrations dans le village qui, finalement, créent une super toile où y’a beaucoup de confiance qui s'installe. »

21La discussion avec D. a permis de mettre en lumière une contrepartie espérée de cette forme de bénévolat valorisée et visible sur le territoire : la confiance installée permet de limiter le risque de remontrances potentielles sur la situation des habitats légers, installées sans autorisation officielle en zone non constructible sur le terrain. Cet échange de bons procédés montre que le jeu d’obligations réciproques ne se limite pas au terrain de l’écolieu.

22Selon les collectifs, les formes de mise en récit et les modalités d’acceptation sont très différentes. À Saint André des Eaux, l’installation du collectif du Placis s’est faite de manière concomitante avec le déploiement de l’association Hameaux Légers, plusieurs membres du collectif en sont salariés. Celle-ci a pour but de favoriser le déploiement d’habitats écologiques réversibles, légers du point de vue de leur coût d’investissement et de leur empreinte écologique, à partir de partenariats avec des communes. Le hameau léger du Placis est l’un des premiers « hameaux légers » à s’installer en 2021, et compte alors parmi les rares lieux de vie collectifs pensés pas uniquement au prisme du faire dans mais aussi du faire avec une commune. L’installation du collectif du Placis, autorisée par un permis d’aménager sur un terrain communal, fait office de pilote, ce dont témoigne le maire en entretien :

« On essuie les plâtres parce que forcément, on est en train de voir juridiquement comment est-ce que ça peut tenir, comment ça peut être reproductible. C'est ce que je leur ai dit au départ […] : par contre, ne faites pas n'importe quoi comme maison, faites des belles maisons parce que vous allez être regardé. […] Parce que si vous voulez que votre projet soit reproductible ailleurs, il faut qu'il soit beau. Et il faut qu'il soit au-delà des règles définies aujourd'hui pour que justement, on n'ait rien à vous reprocher. »

23En quelque sorte, le collectif du Placis endosse une forme de responsabilité, non seulement vis-à-vis de la commune mais aussi vis-à-vis d’acteurs de l’habitat réversible, par le fait de rendre possible et visible ce premier hameau léger. En cela, la portée du faire autrement se joue à d’autres échelles que celle du territoire d’implantation. Dans le cas du hameau léger du Placis, le faire pour se matérialise aussi par le choix de réinvestir le café-concert l’Éprouvette. Si l’animation du lieu ne dépend pas uniquement du collectif du Placis, ses membres y sont fortement investis, de façon bénévole ou salariée, et contribuent à son rayonnement. Les locaux accueillent depuis septembre 2022 une épicerie associative zéro marge, proposant des produits bio et locaux. La programmation culturelle est riche et variée (près de 250 événements programmés en 2023).

24Les stratégies du faire pour, dans chacun de ces lieux, procèdent de différentes manières de faire avec mais ont pour point commun de renforcer l’ancrage territorial d’individus associés à un collectif.

Le territoire d’implantation : variable d’ajustement ou prolongement de la perspective de subsistance ?

25Un autre éclairage des relations au territoire d’implantation nous est donné par l’analyse des mobilités alimentaires. Celle-ci permet de comprendre à la fois l’inscription des pratiques spatiales des personnes résidentes dans un bassin de vie et les logiques qui sous-tendent les choix alimentaires.

26Dans le cas du collectif du Placis, l’Éprouvette centralise la grande majorité des déplacements. Les membres du collectif y trouvent essentiellement des produits locaux en provenance de communes voisines. L’achat à l’épicerie matérialise le souhait de faire avec le territoire en choisissant certains réseaux marchands plutôt que d’autres. La pratique de prix peu élevés repose sur le bénévolat des membres de la coopérative (deux heures par mois environ). Les mobilités alimentaires du collectif Demain la Terre sont beaucoup plus diffuses. Beaucoup expriment le souhait de consommer au plus proche de ce qu’ils aimeraient défendre, mais des considérations économiques entrent également en jeu : « Financièrement, le bio, ça coûte quand même un bras. Donc, même si c'est hyper important de bien consommer, des fois, j’peux pas m’le permettre... ». Si le potager a une place centrale dans le projet du collectif, sa production et son entretien sont à l’image du temps que les membres peuvent y consacrer. Beaucoup y voient un support à une vie plus autonome et souhaiteraient en dépendre au maximum, mais cet idéal se confronte à la réalité d’impératifs économiques, imposant de trouver un travail rémunéré laissant moins de temps pour les tâches de subsistance. Leurs mobilités alimentaires s’inscrivent davantage dans une logique du faire dans, dans la mesure où les lieux de consommation alimentaire ne sont pas spécifiques à un territoire en particulier. Plus généralement, les mobilités alimentaires du collectif Demain la Terre sont le reflet d’une marge d’action plus limitée : le territoire apparaît davantage comme une variable d’ajustement de la perspective de subsistance, offrant des points d’amarrage complémentaires à une démarche d’ancrage territorial.

Conclusion

27Parce qu’ils attirent des individus qui interrogent leur rapport au monde et leur rapport au travail, les écolieux sont des objets particulièrement intéressants pour les géographies du faire. Ils offrent la possibilité d’une reprise en main sur l’espace, le temps et la matière. Le faire s’inscrit dans un certain nombre d’obligations réciproques, formulées ou implicites. Dans un contexte de lieu de vie collectif, les tâches de subsistance sont le support de relations sociales, d’apprentissages, de transmission de savoirs et de savoir-faire qui rendent plus floues les frontières entre travail domestique, travail rémunéré et loisirs, invitant au dépassement de soi par la conduite de chantiers communs et au dépassement du soi par la confrontation de ses besoins propres avec ceux du collectif. Elles supposent forme de ralentissement, mué par la nécessité de mettre au diapason les différentes personnalités, en prenant en compte les rythmes et les aspirations individuels. Tout cela rejoint certaines conclusions des travaux de David Graeber (Graeber et al., 2021), faisant reposer la valeur du travail davantage dans les relations sociales que dans le registre marchand. La vie en écolieu est mise en récit, rendue visible par les individus habitants ; s’il s’agit souvent d’un moyen de rendre un projet lisible et accepté dans un territoire, c’est aussi une manière d’inviter au questionnement des personnes qui sont en contact avec ce lieu de vie. Ainsi, la portée du faire autrement au-delà des frontières symboliques de ces espace-temps particuliers, est sans cesse interrogée. Si le faire autrement s’inscrit dans une remise en cause d’un mode de vie axé sur l’accumulation de valeur monétaire, la valeur patrimoniale associée au travail n’est pas pour autant effacée. Ces lieux apparaissent non pas comme des espaces symboliquement en dehors d’un système de valorisation du travail, mais comme des espaces autres rendant possibles d’autres formes de valorisation du travail.

28Du point de vue des personnes résidant en écolieu, la fabrique de l’autonomie passe non seulement par une reprise en main sur les matérialités de l’existence, mais aussi par une reprise en main sur l’immatériel, le temps et l’espace. Faire autrement est à la fois un idéal de vie et une condition qui permet de disposer davantage de son temps, en déployant des projets dans des espaces choisis. La recherche d’un mode de vie « alternatif » procède également d’une volonté de rendre visible et possible « ce qui est en train de se passer d’autre » (Tsing and Pignarre, 2017) dans un territoire d’implantation. L’analyse de ces lieux ne peut être isolée de celui-ci, témoin de logiques d’autonomie qui s’articulent avec d’autres logiques territoriales. Dans le cas du hameau léger du Placis, l’espace de la commune prolonge l’espace des possibles pour les membres du collectif. Dans le cas du collectif Demain la Terre, le territoire d’implantation est tantôt un espace-temps choisi, tantôt un espace-temps contraint, ambivalence que l’on retrouve dans l’expression faire avec : il est notamment un support pour subvenir aux besoins financiers des différents individus par le biais d’un travail rémunéré qu’ils considèrent souvent comme « alimentaire ». L’étude des mobilités alimentaires montre que l’ancrage territorial est ainsi le reflet de réalités sociales diversifiées : cela invite également à s’interroger sur la place du capital socio-culturel dans certaines modalités du faire avec et du faire pour un territoire. Analyser les manières de faire éclaire ainsi les modalités d’ancrage territorial des écolieux. Réciproquement, étudier en quoi ces modalités d’ancrage territorial orientent les manières de faire, selon les aménités, les contraintes et les représentations d’un territoire spécifique, permettrait d’éclairer encore davantage les rapports socio-spatiaux à l’œuvre dans les écolieux.