Introduction

1L’attention renouvelée au « faire » ne concerne pas seulement le monde économique et productif, mais également la gestion des affaires du monde, l’organisation et l’exercice du pouvoir, autrement dit la politique, en raison de son potentiel de création de valeur et d’émancipation (Dardot et Laval, 2014). La « démocratie du faire » est une notion récente visant à spécifier le caractère commun d’une variété d’expériences sociales, des Fab-lab aux jardins partagés, des tiers-lieux autogérés « aux villes en transition » : tous misent sur l’initiative directe et matérielle de citoyen·nes pour fabriquer, produire, aménager ou offrir des services, en s’auto-organisant et s’autogérant. Sans attendre ni dépendre des autres, et en particulier de tutelles, ils œuvrent à une démocratisation plus large de la société, sur le principe que « le pouvoir est à celles et ceux qui font ou qui sont dans le faire société » (Girard et Muller, 2023).

2La « démocratie du faire » fait partie des utopies « concrètes » (Bloch, 1976) ou « réelles » (Wright, 2017), cet oxymore insistant sur le caractère réaliste, faisable et viable de la formulation et de l’expérimentation d’alternatives autonomes et subversives vis-à-vis du monde tel qu’il est. Ces utopies sont ancrées temporellement : c’est parce qu’elle témoigne d’un futur déjà-là ou bien ouvrent le champ des possibles qu’elles détiennent une capacité transformative (Chezel, 2019). Mais qu’en est-il de leur ancrage spatial ? Quand il est réduit à une question de contextualisation géographique ou d’échelle d’action, il a tendance à constituer un frein : trop spécifiques, trop ponctuelles ou trop modestes, ces utopies, mêmes réelles, n’auraient, aux dires de leurs détracteurs, guère de portée. La réalité du terrain montre pourtant que certaines expériences localisées produisent des effets bien au-delà de leurs frontières, durées de vie et objets. C’est ce à quoi s’intéresse, notamment le récent champs de la géographie des transitions (Trufer et al., 2015).

3Les initiatives relevant de la « démocratie du faire » présentent souvent un caractère territorialisé marqué : elles disposent d’un ancrage local et privilégient l’échelle territoriale pour agir, là où les solutions globales leur semblent échouer, notamment face au changement climatique et écologiques et à leurs conséquences imbriquées de montée des inégalités sociales et de crise de la démocratie représentative. Je soupçonne toutefois, qu’il se trame d’autres choses dans les relations que tissent les protagonistes de la « démocratie du faire » au « fait territorial ». J’émets l’hypothèse que ces relations pourraient constituer des forces, des ressorts de transformation sociale et socio-écologiques, à différents niveaux et égards.

4Pour mettre à l’épreuve une telle hypothèse, cet article s’appuie sur le récit situé d’un cas empirique et emblématique : l’expérience de gouvernance communale du village de Saillans entre 2014 et 2020, dont j’ai été partie prenante. Dans cette commune rurale, une liste citoyenne a été élue et a confié le pouvoir de décision et d’action sur les affaires communales aux habitant·es afin de mener concrètement, à leur échelle, la transformation sociale et écologique. Dans ce texte, j’explore les dimensions territoriales de cette « démocratie du faire » à partir de l’exemple d’un des dispositifs conçus et expérimentés à Saillans : les « groupes action-projet ». Après une présentation du cas empirique et de la méthode d’étude, j’analyse les conditions et facteurs territoriaux déterminants de cette expérience, les ressorts territoriaux mobilisés, les transformations et productions socio-spatiales ainsi que le renouvellement des ordres socio-politiques engendrés.

Matériel et méthode

Le cas d’étude : Saillans 2014-2020 

5Le village de Saillans est situé dans la vallée de la Drôme, à cheval sur la rivière éponyme, au pied du massif des Trois Becs. Organisé autour d’un centre-bourg bien doté en services et commerces, il dispose d’un fort dynamisme associatif et son économie historiquement agricole et ouvrière mute ces dernières décennies vers le tourisme et les services. Il connait un fort regain démographique depuis trente ans, atteignant 1 231 habitants en 2014 (+ 34 % en 30 ans). Les revenus des ménages sont globalement bas mais les niveaux d’études plus élevés que la moyenne rurale française.

6En 2014, des habitant·es regroupé·es sur une liste citoyenne, remportent les élections municipales et mettent en œuvre six ans durant une gouvernance municipale confiant aux habitant.es le pouvoir de fabriquer leur politique communale. Cette gouvernance se base sur quatre principes (collégialité, participation, transparence et expérimentation), organise de nouvelles instances, redistribuant les rôles et les tâches de production de l’action publique entre élu·es, technicien·nes et citoyen·nes (illustration 1). Elle est qualifiée par ses initiateurs et initiatrices, dont je fais partie, de « gouvernance collégiale et participative ». Cependant, avec le recul théorique, et en comparaison avec d’autres expériences démocratiques, le modèle développé à Saillans diffère de la démocratie participative telle qu’elle s’institutionnalise en France. Il hydride deux formes démocratiques, l’une délibérative et l’autre que j’ai qualifié « du faire » (Girard, 2022). Les commissions thématiques participatives, ou bien le mini-public délibératif mis en place pour la révision du PLU, au sein desquels les habitants échangent des arguments pour orienter la décision publique participent de cette forme délibérative, déjà bien documentée dans la littérature (Curato et al., 2020 ; OCDE, 2020). Mais d’autres pratiques démocratiques originales ont pris place à Saillans, tels que les Groupes Action-Projet, au sein desquels des habitants s’autosaisissent collectivement de sujets pour mener concrètement, à l’échelle de leur voisinage ou du village, une transformation des manières d’habiter, de vivre, de faire ensemble société avec son milieu.

7À partir notamment de l’analyse de cet exemple et en s’inspirant du mouvement des makers (Lallement, 2015), le sociologue du travail Severin Muller et moi-même avons alors proposé de définir la « démocratie du faire » comme « la mise en œuvre pratique de principes démocratiques, fondée sur l’auto-organisation, l’horizontalité, la liberté, l’autonomie et œuvrant à l’élaboration de communs ». Nous avons précisé que « la légitimité des citoyens et des citoyennes émane de l’initiative et de l’engagement des individus et des collectifs », et qu’elle manifeste « la volonté d’agir de citoyens qui nourrissent un projet de démocratisation de la société, sans attendre ni dépendre d’institutions économiques ou politiques » (Girard et Muller, 2023).

Une analyse située de géographe impliquée

Une lecture territoriale de la « démocratie du faire »

9Je propose de mobiliser une grille de lecture issue de la géographie sociale et culturelle, pour explorer les différentes dimensions territoriales de l’expérience saillansonne, dans toute son épaisseur historique et socio-spatiale. Le territoire – comme le paysage – est une construction sociale dynamique et conflictuelle, imbriquée avec l’espace biophysique, modelée par des activités humaines, investie de représentations et d’imaginaires, objet de luttes politiques pour son appropriation et l’exercice d’une autorité (Berque, 2000 ; Di Méo et Buléon, 2005 ; Debarbieux, 2007 ; Ingold, 2000).

10Je vise à documenter à la fois les conditions et facteurs territoriaux déterminants de l’émergence et de la trajectoire de l’expérience (dimension territorialisée), les transformations et les productions socio-spatiales engendrées (dimension territorialisante) et les « ressorts territoriaux » (Girard, 2014) mobilisés par certains acteurs pour infléchir les ordres socio-politiques. Le « territorial » (Brediff, 2021) constitue un outil heuristique pour approcher de manière systémique et processuelle les dynamiques biophysiques, économiques, sociales, politiques et culturelles en se focalisant sur les acteurs, leurs intentions, leurs actions, leurs contextes et cadres structurants ainsi que leurs productions et effets.

Les Groupes Action-Projet (GAP) : illustration des principes et pratiques de « démocratie du faire »

Tableau 1 - Liste et caractéristiques des différents Groupes Action Projet mis en place entre 2014-2020

Intitulé	Commission Participative de rattachement	Nombre de réunions	Nombre de participations unitaires	Date de démarrage	Durée en mois
Aménagement de la grand-rue	Aménagement Travaux	3	67	avr-14	5
Aménagement des rythmes scolaires	Enfance, jeunesse & éducation	10	138	avr-14	46
Transparence : production de l'information associative, culturelle et communale	Transparence & information	40	303	avr-14	70
Valorisation patrimoniale des fontaines	Associations, sports, culture, patrimoine	2	10	mai-14	5
Animations et fêtes de village	Associations, sports, culture, patrimoine	10	106	mai-14	68
Préparer et améliorer les finances de la communes	Finance & budget	12	118	mai-14	54
Modalités d'extinction de l'éclairage public la nuit	Mobilité Environnement Energie	4	45	mai-14	20
Animation des jeunes	Enfance, jeunesse & éducation	5	55	juin-14	69
Valorisation du patrimoine naturel (rivière Drôme)	Mobilité Environnement Energie	3	36	juin-14	10
Mobiliser le PLU pour mieux préserver l'environnement (donnera lieu à la révision du PLU)	Mobilité Environnement Energie	1	7	juil-14	1
Stationnement et circulation dans le village (dont barres à vélo)	Aménagement Travaux	10	77	sept-14	45
Réalisation d'un diagnostic sur les besoins sociaux	Vivre longtemps au village, santé & action sociale	3	41	sept-14	6
Création d'un centre d'interprétation du patrimoine	Associations, sports, culture, patrimoine	3	22	oct-14	4
Facilitation de la transmission des commerces	Economie & production locale	3	25	oct-14	7
Coordination des associations et organisation du forum annuel	Associations, sports, culture, patrimoine	9	171	nov-14	63
Sauvegarde et valorisation du patrimoine culturel	Associations, sports, culture, patrimoine	17	165	janv-15	57
Marquage de l'espace urbain	Aménagement Travaux	4	63	févr-15	4
Projet de centre rural d'animation	Aménagement Travaux	7	114	févr-15	62
Organisation d'un compostage collectif	Mobilité Environnement Energie	11	73	févr-15	61*
Fleurissement du village (activités ensuite hebdomadaires)	Aménagement Travaux	5	48	avr-15	26
Création d'un espace de co-working (le « 36 »)	Economie & production locale	6	82	avr-15	7**
Coordination des acteurs économiques locaux	Economie & production locale	7	63	avr-15	27
Habitat et transition énergétique	Mobilité Environnement Energie	14	112	avr-15	36
Petite Entraide : organisation de l’entraide sociale, bénévolat structuré, aides diverses pour les personnes seules (démarches, déplacement, neige, chaleur)	Vivre longtemps au village, santé & action sociale	8	86	avr-15	60
Amélioration des activités sportives	Associations, sports, culture, patrimoine	2	20	juin-15	10
Mise en place d'une signalétique économique et touristique	Economie & production locale	6	44	juin-15	30
Achat d'illuminations de noël	Aménagement Travaux	3	17	juil-15	10
Organisation d'un marché de producteurs estival	Economie & production locale	7	61	févr-16	26***
Réalisation d'une nouvelle carte du village	Economie & production locale	2	25	mars-16	2
Achat groupé de vélo électrique	Mobilité Environnement Energie	2	26	mars-16	2
Organisation d'un autopartage	Mobilité Environnement Energie	3	29	mars-16	2
Mobilité douce dans le village	Mobilité Environnement Energie	8	61	avr-16	15
Organisation de la semaine de l'économie locale	Economie & production locale	13	117	mai-16	19
Réalisation du nouveau jardin public	Aménagement Travaux	3	22	juil-16	3
Réorganisation du site internet de la mairie	Transparence & information	2	12	janv-17	3
Bardage du Local technique	Aménagement Travaux	1	6	avr-17	1
Mise en place de jardins partagés	Mobilité Environnement Energie	3	27	avr-17	3
Préparation d'un budget participatif	Finance & budget	1	10	mai-17	1
Organisation d'un débat sur le compteur Linky	Mobilité Environnement Energie	1	6	mai-17	1
Sécurisation de l'entrée des écoles	Enfance, jeunesse & éducation	3	17	janv-18	10
Aménagement de la place de la république	Aménagement Travaux	3	25	févr-18	3
Accueil des migrants dans la vallée	Vivre longtemps au village, santé & action sociale	1	35	avr-18	1****
Lutte contre la fermeture de la Poste	Economie & production locale	6	76	août-18	16
Devenir de la Gare (donne lieu à la création d’un tiers lieu, piloté par une association)	Economie & production locale	2	28	sept-18	10
Accompagnement à l'adaptation des logements	Vivre longtemps au village, santé & action sociale	1	15	sept-18	1
Bilan sur l'entretien de l'abri du besoin (espace de gratuité)	Vivre longtemps au village, santé & action sociale	1	13	déc-18	1*****
Choix du mobilier urbain (corbeilles, bancs)	Aménagement Travaux	4	17	avr-19	9
Réduction de l'usage des pesticides	Economie & production locale	3	39	oct-19	2
Remise en état du matériel communal	Aménagement Travaux	1	17	févr-20	1

* Mue/Transformée en collectif autogéré après 2020.
** Reprise ensuite par un collectif.
*** Remplacé ensuite par un magasin de producteurs.
**** Prise en charge en parallèle par une association.
***** Autogéré ensuite par un collectif, activités hebdomadaires.

Auteure : Sabine Girard.

Encadré 1 - Description du fonctionnement et de la vie du GAP « compostage collectif »

Le GAP « compost » émerge en novembre 2014, lors de la seconde réunion de la commission participative thématique « Mobilité Environnent Energie ». Faisant suite à une première initiative associative abandonnée, il affiche l’objectif de « mise en place et gestion durable d’un compostage collectif ». Entre 2015 et 2020, il a regroupé 19 personnes différentes, s’est réuni en salle 11 fois et a mené des activités chaque semaine sur le terrain. En tant qu’élue référente de ce GAP, j’ai conduit les premières réunions, puis une habitante a été désignée référente et s’est chargée d’organiser, d’animer et de suivre l’ensemble des activités du groupe, avec mon soutien, pour les commandes de matériel, l’intervention des agents de de la commune ou le relai d’information dans les médias municipaux.
À son démarrage, le GAP a cherché à s’informer sur ce qu’est le compostage et comment le pratiquer. Il a compté sur des compétences internes présentes, parmi les habitant·es du village, mais a également recherché des ressources externes. La mairie a financé une formation de « maitre-composteur » ouverte à tous et toutes. Le GAP a ensuite conçu et diffusé une enquête auprès des habitant·es pour identifier leurs pratiques et leurs besoins (en termes de rejets de déchets organiques et d’utilisation de compost). Il a réalisé des visites de terrain avec les agents communaux pour identifier les sites de localisation propices, étudié différentes solutions pour s’approvisionner localement en matière sèche et enfin il a réalisé des tests sur la praticité et l’efficacité de différentes matières (paille d’éleveurs, déchets verts de la commune, copeaux de bois de scierie). Les habitant·es du GAP ont dessiné les plans des bacs à compost et des bacs à matière sèche afin qu’ils soient parfaitement adaptés à leurs besoins. Ils ont ensuite identifié et pris contact avec un ESAT spécialisé dans le travail du bois d’une commune voisine, qui a accepté de fabriquer ces bacs sur mesure. Les habitant·es ont ensuite participé avec les agents communaux à l’aménagement d’un premier site, dans le jardin public.
Le GAP s’est alors organisé pour faire fonctionner le site de compostage. Il a défini les différentes taches nécessaires et leur temporalité : veille du compost chaque semaine avec apport de matière sèche, retournement du compost et broyage de la matière sèche tous les mois ; extraction et mise à disposition du compost mur deux fois par an. Il a mis en place des tours de rôle pour prendre en charge, collectivement ces tâches. Ainsi, 21 ‘veilleurs’ différents seront relayés, par binôme, entre 2015 et 2020 pour prendre soin du compost collectif.
Le GAP a également communiqué sur ces activités dans la gazette et l’agenda municipaux et la presse locale, afin de renforcer l’équipe des veilleurs, d’inciter les habitant·es à déposer leurs déchets organiques, puis utiliser le compost produit dans leurs jardinières et jardins. Il a également organisé différentes actions de sensibilisation, en produisant des affiches, flyers, des magnets, et en organisant des évènements conviviaux.
En 2017, le GAP a étudié la possibilité de mettre en place un second site de compostage, étant donné le succès du 1er et son bon fonctionnement. Un nouveau site à l’entrée du village été choisi, de nouveaux bacs ont été installé. Une seconde équipe de bénévole s’est auto-organisé pour le faire fonctionner, et une seconde habitante référente a été désignée.
En 2019, lors de la campagne pour les municipales, les bacs ont fait l’objet de vandalisme, les cadenas des bacs ont été englués, et l’un de ces bacs a été incendié. Cette même année, la pratique collective et autogérée du compostage a été formalisée dans le cadre de la politique intercommunale, avec la signature d’un contrat tripartite, répartissant les rôles et les responsabilités entre les habitant·es, une association accompagnatrice la première année et les pouvoirs publics. De plus, l’ESAT s’est mis à fournir en bacs à compost à l’ensemble de l’intercommunalité.
Ce GAP compost perdure aujourd’hui malgré le changement politique de l’équipe municipale. Un troisième site a été créé. Au total 16 veilleurs différents s’organisent pour veiller sur leur bon fonctionnement, coordonné par la même habitante référente de la première heure, et quelques habitant·es très actifs. L’intercommunalité fournit la matière sèche et le matériel d’entretien. La mairie ne soutient plus en matière d’animation et de communication, mais se charge de l’entretien de l’espace public autour de composteurs à la demande, l’une des membres du groupe étant élue - de l’opposition. Les habitant·es ont créé une liste WhatsApp et un tableur partagé pour s’informer et s’organiser entre eux. Ils participent à l’association de la « Coopérative citoyenne saillansonne » qui relaient leurs activités et actualités. Ils posent aussi des affiches dans l’espace public et font du bouche-à-oreilles pour recruter de nouveaux veilleurs. Malgré l’envie, les volontés manquent pour organiser quelques évènements. Ils se réunissent cependant entre eux au besoin, la dernière réunion était il y a un an.

15L’équipe municipale accompagne les habitant·es volontaires et les soutient dans leurs actions : d’une part, en fournissant des moyens – comme la mise à disposition de salles et d’équipements, de financements et d’appuis techniques, de médias d’informations ou encore des formations – et, d’autre part en organisant et garantissant les espaces et temps de discussion, de prise de décision mais aussi de suivi et de réflexivité sur la méthode et ses effets. Elle joue également un rôle crucial dans la reconnaissance et la légitimation des projets menés par les habitant·es. Concrètement, pour chaque GAP, un·e élu·e est désigné·e référent·e et fait les liens entre la mairie et les habitant·es pour le bon déroulé du projet. Il ne prend pas nécessairement part aux réunions et activités du GAP, et s’il le fait ce n’est pas dans une position d’autorité. Un ou plusieurs habitant·es sont également désigné·es « référent·es » par le groupe et se chargent d’organiser son fonctionnement. Ils travaillent de concert avec l’élu·e référent·e, en particulier pour informer des activités, obtenir des appuis matériels et financiers etc. Chaque GAP s’organise comme il le souhaite, la prise de décision et la répartition des rôles et des tâches sont régulièrement discutés. La plupart d’entre eux développent un leadership faible, des processus de décision horizontaux et basés sur la pratique du consensus.

16Ce dispositif permet une très forte amplification de l’action publique. Au fil de la mandature, 49 GAP différents se sont tenus, auxquels ont participé 449 habitant·es différents, soit plus d’un tiers de la population, tout âge confondu. Ils ont rassemblé chacun entre 6 et 27 personnes. Ils ont donné lieu à 279 réunions (2 792 participations unitaires) et de nombreuses autres activités non quantifiées. Les GAP ont duré en moyenne 20 mois (10 mois de médiane), avec une grande variabilité : six ont été ponctuels (une réunion), les plus nombreux ont duré quelques mois et huit toute la mandature (20 mois en moyenne). Certaines activités de ces GAP perdurent encore après le changement d’équipe municipale, comme notamment la tenue d’un espace de don (l’abri du besoin) ou le compostage collectif, d’autres ont été repris par des associations.

L’expérience vécue du territoire, objet et facteur de mobilisation

17L’expérience démocratique saillansonne émerge dans le contexte particulier de la vallée de la Drôme, typique des « marges rurales innovantes » (Landel et Koop, 2018). La position géographique en retrait, la marginalisation économique et la faible attention politico-médiatique ont, de longue date, favorisé la prise d’initiatives et l’autonomisation, conduisant notamment au développement d’alternatives en matière d’agriculture, d’environnement, d’éducation, d’économie sociale et solidaire, dont l’histoire locale, mêlant enracinement et ouverture, est parsemée (Dugrand, 2020). La démographie est marquée par un regain migratoire, dont l’environnement constitue le principal moteur (Cognard, 2010) ainsi que par des formes poly-topiques d’habitat (Stock, 2006). Saillans constitue pour les natifs le port d’attache auquel ils reviendront un jour, ou d’où ils ne partiront jamais et pour les arrivants, un refuge provisoire ou un nouveau point d’ancrage (Sencébé, 2004). Les expériences vécues des habitant·es et les relations qu’ils et elles tissent avec le territoire communal, la diversité des formes d’attachement aux lieux et de sociabilité qu’ils développent constituent des facteurs centraux de leurs motifs et types d’engagement dans la vie collective du village et dans le projet municipal en particulier.

18Ainsi, l’émergence de la liste citoyenne est marquée par une revendication territoriale : la lutte contre l’implantation d’un supermarché en périphérie du village, menée en catimini par le Maire de l’époque. Elle constitue une réaction des habitant·es dont les vécus et attachements territoriaux sont affectés voire menacés. Elle rend palpable l’oppression à la fois de la libéralisation économique et des processus de décision politique autocratiques, mais elle révèle également la capacité collective à s’y opposer. Enfin, elle permet la constitution d’une communauté d’intérêts territorialisés en dessinant les contours et l’horizon du commun à défendre – et, en creux, ce qu’il convient de laisser de côté(encadré 2).

Encadré 2 - Les conditions et les facteurs territoriaux de l’élection d’une liste citoyenne à Saillans en 2014 (source : S. Girard)

L’émergence de la liste citoyenne est marquée par une revendication territoriale : le refus de l’installation d’un supermarché en périphérie du village, projet mené en catimini par le maire alors en fonction. La mobilisation d’une partie des habitant·es du village, lors d’une manifestation de grande envergure, joue un rôle catalyseur dans le sentiment d’appartenir à une même communauté de destin, autour de craintes partagées – déstabilisation des petits commerces, recours à la voiture, désertification du centre village, perte de la convivialité. En effet, le projet d’installation d’un supermarché en périphérie du village, décision prise autocratiquement par le maire sortant, constitue un révélateur de deux limitations du vécu intime villageois, confinant à une crise presque existentielle, dans la mesure où il met péril à la fois les modes de vie au quotidien et les valeurs qui les soutiennent : vitalité économique locale, par le soutien aux commerçants et producteurs locaux, convivialité favorisée par une mobilité piétonne dans le centre-bourg et des relations d’interdépendances, sobriété en centrant l’offre sur des besoins essentiels, et enfin capacité à décider de son propre destin. Cette prise de conscience des forces et structures externes de domination est un premier élément du processus d’émancipation. Cette lutte victorieuse constitue un mythe fondateur dans le récit territorial de l’expérience, en désignant les ennemis communs, le directeur de supermarché incarnant des dérives d’un capitalisme mondialisé et le maire celles de la démocratie représentative. De nouvelles dimensions territoriales, faisant partie de l’identité villageoise sont mises en évidence, reliées à son histoire et à sa singularité, aux attachements des individus.
Cette opposition cristallisante se mue ensuite en proposition pratique pour faire vivre, ce qui au contraire constitue les aspirations partagées : convivialité, sobriété, implication des habitant·es dans les décisions publiques Après la manifestation, un petit groupe d’habitant·es mène une enquête pour mieux connaitre les besoins et aspirations de villageois, et crée un journal d’information palliant le manque de transparence des instances décisionnaires. Il initie et met en œuvre une série de réunions, en vue de faire émerger une liste citoyenne pour les élections municipales de 2014. La campagne est ensuite conçue comme une expérience pratique de démocratie alternative. Les habitant·es sont invités à s’auto-organiser pour concevoir leur propre programme, après un exercice de diagnostic des besoins du village, à définir la meilleure manière de le porter ainsi que les critères de choix des personnes pour ce faire, et enfin à diffuser ces idées dans l’espace public.
La relation particulière des habitant·es à leur espace de vie, ainsi que la perspective d’agir à l’échelle du village constitue la source initiale de mobilisation et demeure le principal motif d’engagement par la suite. Contrairement, à ce que certains médias ou observateurs retiendront, la liste citoyenne n’a pas été élue pour la cause participative défendue, mais bien parce qu’elle portait aussi un programme d’actions concrètes pour le village, incarnant une certaine aspiration dans les relations aux lieux et aux personnes le constituant, d’autant plus mobilisateurs qu’il a aura été construit par les habitant·es, en fonction de leur propre diagnostic. Par ailleurs, la méthode participative est mise au service d’un horizon, dont le cheminement précis doit être construit collectivement : « définir et créer des moyens d’un mieux vivre ensemble » et de « trouver les équilibres justes en matière sociale, écologique et économique par l’usage d’une politique participative » (Charte citoyenne).

19Par la suite, tout au long de la mandature, les GAP émergent de l’identification par les habitant·es de besoins ou d’aspirations territorialisés, relatifs à la spécificité de leurs manières de vivre et d’appréhender leur environnement immédiat. Ils pallient un manque ou un risque de disparition de services publics (covoiturage contre l’insuffisance des transports public ; lutte contre la fermeture de la poste, etc.) ou bien consistent à (re)trouver des marges d’autonomie (économie d’énergie) ou encore à créer de nouvelles ressources pour faciliter la vie (achat en commun de vélos électriques ou de panneaux solaires) ou mieux résister à ses aléas (petite-entraide). Pour les uns ou les autres, participer au GAP compost est une manière de rencontrer d’autres habitant·es, d’améliorer la vie quotidienne ou encore d’aligner ses convictions politiques avec son mode de vie. Si la motivation se situe à différents niveaux spatiaux et temporels, l’échelon d’action et de temps est uniforme : faire ici et maintenant, à partir de ce dont on dispose déjà. Les habitant·es mobilisent leurs savoirs et savoir-faire ainsi que leurs réseaux pour accéder à des ressources locales utiles à résoudre leurs problèmes, comme le montre l’exemple du GAP compost (encadré 1).

20Ce faisant, les GAP répondent également à des enjeux plus globaux et reflètent l’actualité mondiale : poser des panneaux de sensibilisation et nettoyer les bords de la rivière Drôme pour préserver un écosystème de plus en plus fragilisé par le réchauffement climatique ; organiser l’accueil des migrants qui empruntent la vallée et faciliter leur insertion locale dans la société, ou encore fédérer les acteurs économiques locaux pour accroitre la résilience locale en cas de crise. Toute ces initiatives constituent des critiques en acte de certains effets jugés délétères de logiques dominantes – extractivisme des ressources vitales, libération économique débridée, métropolisation généralisée du monde, montée des nationalismes, etc. Elles revendiquent davantage d’autonomie des processus de décision vis-à-vis des pressions extérieures, qu’elles viennent du marché ou de l’État. Elles manifestent l’intention de transformer, sans attendre, les modes de vie et d’action, en renforçant la démocratie en proposant des pratiques alternatives.

Le territoire, lieu de (re)création de commun(s)

Une appréhension territorialisée de l’idéal démocratique

21Si l’expérience vécue du territoire constitue un facteur d’implication dans la vie publique, elle participe également de l’appréhension territorialisée de l’idéal démocratique.

22Au sein des GAP, « les intérêts communs sont identifiés par tâtonnements, et façonnés par un travail en commun » (Girard et Muller, 2023). Le rapport direct et manuel à la matière et les échanges avec autrui amènent à développer une conscience aigüe des interrelations entre soi, les autres et les milieux et à prêter attention aux conséquences pratiques des actions envisagées puis expérimentées (Ingold, 2017 ; Zask, 2016). La « démocratie du faire » suggère que l’intérêt commun – plutôt que général – se forme dans l’expérience quotidienne, autrement donc que par la représentation des opinions en présence (principe représentatif) ou dans l’échange d’arguments qui transcenderaient des intérêts privés (principe délibératif), comme Chezel (2019) l’observe également. À travers les activités des GAP, la démocratie se redéfinit par ce biais: ce n’est pas l’exercice d’un mode de gouvernement, mais plutôt une manière de vivre, une expérience politique vécue à l’échelle des vies individuelles (Dewey, 2010 ; Zask, 2011).

23Cet intérêt commun est « territorialisé » (Le Bourhis et Lascoumes, 1998) et « circonstancié » (Muller, 2018), en ce qu’il est fortement dépendant du contexte et du moment. Il se construit dans les échanges, les apprentissages croisés, les interrelations. Par exemple, le GAP stationnement en centre-village émerge des besoins exprimés par des parents, des adolescents, des usagers des commerces, de disposer davantage d’espace public sans voiture pour jouer, discuter, se promener. Dans les premières réunions, des riverains leur opposent les besoins de pouvoir se garer en bas de chez eux, pour décharger leurs courses, partir plus rapidement au travail, surveiller leur véhicule. Au fil des interactions, différentes mesures seront prises, comme la réfection d’un parking en bordure du centre-bourg, la fermeture temporaire de la grand-rue aux beaux jours ou le partage spatial de la place de la République, entre parking et espace de convivialité. Les habitant·es font l’expérience, en pratique, de la construction d’un intérêt commun circonstancié, dépassant la somme des intérêts particuliers et procédant d’une recomposition de positions de chacun, sans pour autant ni invisibiliser ni minorer les identités d’action en présence (Fourniau, 2022).

Communs territoriaux et agir commun

24Les GAP contribuent à identifier des biens, des lieux, des milieux ou encore des savoir-faire méritant une attention, au regard de leurs spécificités territoriales mais aussi leurs intérêts pour les villageois, tels la grand-rue, les bords de la rivière, mais également la matière organique, la nuit, les rythmes scolaires, les fêtes de village ou encore l’information communale. Ils les reconnaissent comme des « communs territoriaux » (Defalvard, 2017 ; Kebir et Wallet, 2021) et leur confèrent une consistance à la fois matérielle et symbolique, exprimant les valeurs qui tiennent à cœur aux habitant·es qui y prennent part. Par l’entremise de ces communs, les habitant·es réactivent ou réinterprètent des héritages (comme les fêtes votives) ou donnent corps à de nouveaux imaginaires et usages (comme le bouclage des flux par le compostage des déchets ménagers). Ce faisant, ils tissent de nouveaux attachements territoriaux, renforcent ou transforment leur territorialité (Aldhuy, 2008). Ils développent des sentiments d’appartenance à une communauté d’intérêt, de pratiques ou de destin et des formes de (ré)appropriation et d’identification à un espace, un groupe, un milieu – ou tout cela ensemble (Zask, 2016).

26Cette pratique du commun produit des effets sur les dynamiques territoriales locales, dépassant l’échelle villageoise et la temporalité de la mandature. Ainsi, par exemple, le GAP compost a initié des modalités de partenariat de type public-commun dans la politique intercommunale de gestion des déchets, et fait émerger une filière locale de production de bacs à compost par l’ESAT (Établissement et service d’accompagnement par le travail, accueillant des personnes en situation de handicap) de la commune de Recoubeau-Jansac. Cette appropriation institutionnelle, par la transformation des structures et formes de gouvernement, contribue à stabiliser ces nouvelles pratiques et imaginaires politiques.

Le « pouvoir à celles et ceux qui font » ébranle l’ordre territorial préexistant

27La mise en œuvre de la « démocratie du faire » a des implications socio-spatiales et socio-politiques, que l’on propose d’explorer dans le cas de Saillans.

Concernement et rôle élargi des habitant·es

28La « démocratie du faire » se singularise foncièrement de la démocratie participative telle qu’elle s’institue en France, à l’égard des rôles conférés aux citoyen·nes et aux élu·es. Si la participation citoyenne constitue une avancée en termes de démocratisation de la vie publique, elle ne remet pas en cause la prédominance du rôle des élu·es et des expert·es dans la décision publique. Les dispositifs participatifs institués encouragent des publics cibles (habitant·es d’un quartier, riverain·es d’un aménagement, membres d’une classe d’âge, agents économiques, etc.) à participer à l’élaboration ou à la mise en œuvre de l’action publique à certains moments et sur certains périmètres, choisis par les décideurs publics. Ce sont généralement les autorités publiques – ou les experts à qui elles confient la mission – qui définissent les objectifs, les sujets, les publics et les modalités de la participation. Ainsi, la démocratie participative cadre et encadre les activités citoyen·nes et leurs productions, en conférant des droits et devoirs aux participant·es, en valorisant certaines de leurs compétences, tout particulièrement leur expertise d’usage (Gourgues, 2018 ; Mazeaud et Nonjon, 2018, Nez, 2013).

29En contrepoint, la « démocratie du faire » ne sélectionne ni les personnes, ni les activités sociales, ni les espaces de vie concernés. Elle étend le rôle de l’ensemble des citoyen·nes à la définition même des « motifs de l’action publique » (Zack, 2011). Celles et ceux qui s’engagent en « démocratie du faire » définissent à la fois les problèmes et la manière de les résoudre, y compris la nature et les règles de leur propre contribution. Nul contrat ne vient prédéfinir la distribution des rôles. Ils et elles sont libres et autonomes dans leurs intentions et conservent une autorité sur celles-ci. Leur reconnaissance et leur légitimé se fondent à la fois sur leur engagement concret dans l’action, sur les savoirs et savoir-faire mobilisés à cette occasion, mais également sur leur capacité « à porter leur propre projet, de manière autonome, et dans le souci d’autrui et de son environnement » (Sillard, 2020). Broyer de la paille ou concevoir des plans de bacs à compost : les activités manuelles et intellectuelles sont également valorisées. Si la mairie ne peut plus fournir de paille, les habitant·es du GAP essaient de broyer les déchets verts de la commune pour remplacer les apports de matière sèche nécessaires au bon fonctionnement du compostage : la prise d’initiative, la réalisation de tâches diverses et le bricolage sont encouragés (Muller, 2018).

30Le partage des tâches et des responsabilités dans la production de l’action publique, entre élu·es, technicien·nes, expert·es, habitant·es, s’en trouve profondément bouleversés, tout comme les enjeux gestionnaires de son pilotage, en particulier au regard des risques d’exclusion de ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas « faire ».

Réappropriations matérielles et symboliques

31La participation aux GAP dépasse le simple fait d’y prendre part (Zask, 2011). Contribuer, y apporter sa part, permet de gagner en capacité et en légitimité à dire ou à agir dans l’espace socio-politique. La « démocratie du faire » confère à celles et ceux qui font de nouveaux pouvoirs, qui peuvent être mis à profit pour s’extraire de rapports de domination ou de dépendance ou inversement pour exercer un contrôle sur les autres ou l’environnement.

32Le village change rapidement sous l’effet de multiples habitant·es en train de « faire ». Des bacs à compost occupent une partie du jardin public et l’aire d’accueil touristique à l’entrée du village, les lampadaires s’éteignent la nuit, des places de parkings sont condamnées pour créer un espace de convivialité place de la République et d’autres réservées à de nouvelles barres à vélos, de vastes pots de fleurs orange accueillent des plantes comestibles dans la grande rue, les bords de rivière sont dotés de panneaux de sensibilisation à la biodiversité, et la station-service désaffectée a été transformé en espace de don d’habits, de livres et jouets. Ce réinvestissement matériel et idéel des biens et des lieux s’appuie sur leurs pratiques régulières, le tissage de relations multiples, le partage de connaissances, représentations, valeurs et intentions à leur sujet.

34Car cette (ré)appropriation des biens et des lieux de la commune est aussi de nature symbolique, affectant possiblement les identités sociales des individus et des groupes (Ripoll et Veschambre, 2006). Les expériences au sein des GAP facilitent l’attachement affectif. « Faire–ensemble » devient une nouvelle modalité du sentiment d’appartenance, se substituant ou complétant celles préexistantes fondées sur la naissance, la propriété ou le travail. « Faire pour le village » devient une nouvelle façon de revendiquer ou légitimer sa place dans le jeu social. Ainsi, au fil de la mandature, j’observe une inflation des justifications dans les prises de parole publique : avant de s’exprimer, chacun se sent obligé de préciser, d’une part, sa date d’arrivée et sa motivation pour habiter à Saillans, et d’autre part, l’ampleur de sa participation aux activités associatives ou municipales du village.

35Enfin, les GAP permettent de nouvelles sociabilités, puisque des personnes de groupes sociaux différents, dont les modes de vie ne les amènent pas habituellement à se côtoyer, se trouvent regroupés et à faire ensemble autour d’un objet partagé, à échanger des points de vue différents à son sujet. Certains nouveaux arrivants témoignent combien participer au GAP a constitué un facteur d’intégration dans le village, mais d’autres au contraire, critiquent la génération d’un nouvel entre soi, ou se sentent menacés par la rapide mutation démographique du village. Car à la différence de la sortie d’école et de la place du marché – autre lieu public de sociabilité –, au fil de la mandature, le GAP apparait comme un espace politisé et non neutre. Si au départ, les oppositions s’expriment au sein même des GAP, au fil du temps, le refus d’y participer se mue en moyen d’expression du désaccord avec la politique menée. Le post-it et le pot de fleur deviennent les symboles péjoratifs de l’expérience démocratique saillansonne, dans sa méthode comme ses résultats.

36Une partie de la population et des élus s’émeuvent de cette politisation des espaces de vie villageois, et les incidents de l’été 2018 et 2019 sonnent comme un avertisseur. En raison de leurs multiplications, les GAP ne peuvent pas tous se tenir dans les arènes institutionnelles classiques (salles communales) et prennent place de plus en plus souvent dans l’espace public ou privé, habituellement dévolu à d’autres activités, comme le city-stade, les bords de Drôme ou les terrasses de café. Les réunions et les évènements organisés en journée, mais aussi les soirs et les week-ends à une fréquence élevée, saturent le temps et les espaces de la vie villageoise. Ils entrent en concurrence avec les activités associatives ou dérangent ceux qui fréquentent et utilisent ces espaces à d’autres fins. La « démocratie du faire » impose son empreinte spatiale et son tempo, un peu partout et tout le temps, au détriment, de fait, de celles et ceux qui ne s’y engagent pas. En réponse, l’équipe municipale propose de sanctuariser certains espaces et certains moments de la vie villageoise, tels les bords de Drôme en soirée par exemple, et d’y limiter les autorisations de rassemblements politiques ou associatifs.

37Au final, les tensions entre unité et diversité propres à toute fabrique territoriale (Barbier & Hamman, 2021) se réactualisent à la fois dans la redéfinition des identités territoriales, les débats sur les manières de faire société ensemble ou encore dans les pratiques d’exclusion/inclusion des groupes et des lieux du « faire ».

Conclusion 

38À partir de l’étude empirique de l’émergence et de la mise en œuvre du dispositif de Groupe Action-Projet développé lors de l’expérience démocratique de la commune de Saillans entre 2014 et 2020, j’ai mis en évidence et caractérisé les dimensions territoriales – territorialisées et territorialisantes – de la « démocratie du faire ». Si les attachements territoriaux sont un puissant facteur et moteur d’engagement dans l’action, l’expérience saillansonne montre aussi combien l’échelle territoriale – en ce cas villageoise – demeure un lieu privilégié de (re)création de communs mais aussi et surtout de mise en œuvre du principe politique du commun, comme acte de résistance, mais aussi de proposition alternative à la néo-libéralisation des vies et de la société. Cependant, ces dimensions territoriales ne se résument pas aux questions de la pertinence des échelles d’action ni au poids des contextes et héritages.

39La « démocratie du faire » transforme en profondeur à la fois les modes d’habiter et la qualité des relations – entre humains, entre humains et milieux (Faburel et Giraut, 2018 ; Marage et Jégou, 2002). Elle donne une place centrale à l’ordinaire et au quotidien et engage à concevoir à nouveaux frais les définitions et les pratiques de la démocratie et de la politique à cette aune.

40Enfin, cette « démocratie du faire » se traduit par un bouleversement des ordres socio-spatiaux et socio-politiques existants, en particulier ceux institutionnalisés de la représentation politique ou de l’appartenance territoriale. Les expressions et formes spatiales liées aux acteurs, logiques d’action et modes d’organisation de la « démocratie du faire », viennent compléter voire supplanter les territoires hégémoniques décrétés, tels celui politico-administratif des élus (Vanier, 2015), mais également celui de « projet de territoire », issu de la territorialisation des politiques publiques et promu par le marketing territorial (Colletis et Pecqueur, 2018).

41La perspective directe de ce travail porte sur la manière dont les dimensions territoriales de telles expériences de « démocratie du faire » conditionnent, facilitent ou handicapent leurs capacités de résistance et/ou de transformation des ordres socio-politiques contre lesquelles elles ont émergé.