1Le dossier Sur le champ apporte une contribution précieuse au champ de la géographie du travail, dont il devient de plus en plus évident qu’elle s’impose comme un thème crucial de la géographie francophone. Le thème du travail ne pouvait en effet manquer d’accompagner le renouveau de la géographie sociale, attentive aux rapports sociaux de domination et à la déconstruction critique de leur dimension spatiale. Ainsi, les conditions de travail, l’étude de la spatialité de la relation de travail, les formes d’exploitation et de précarisation ont, au gré de publications récentes, mis en évidence les déclinaisons contemporaines des processus postfordistes d’aliénation.

2Fort de ces avancées, ce numéro explore autre chose. C’est une dimension singulière du travail et une résistance à toute simplification de cette notion qui sont explorées dans les textes ici rassemblés par Nicolas Bautès et Camille Hochedez. Si le renouvellement des approches, mentionné plus haut, mobilisait jusqu’ici la sociologie, celles qu’on découvre dans ce numéro ont davantage d’affinités avec l’anthropologie – comptant comme de juste un anthropologue parmi les auteurs.

3Les auteurs et autrices ont en commun d’avoir été sensibles, dans leurs recherches emipiriques, au pouvoir de résistance et à la pertinence infrapolitique du travail manuel, physique, artisanal et engageant le corps. Dans la lignée de nombreuses observations d’anthropologues, par exemple celles de Tim Ingold, pour ne citer que lui, pour qui « faire » de l’anthropologie a un sens bien précis, les textes présentés dans ce dossier s’intéressent à la manière dont l’activité de fabrication, de manipulation au sens premier, avec ses mains, et de faire ensemble met en mouvement une prise de conscience de l’état des rapports de force à l’œuvre. Cette conscientisation ne se limite pas aux rapports de production proprement dits, mais impliquent également le territoire et la manière dont les consciences sont enchassées dans des contextes géographiques et des jeux d’échelle.

4C’est donc la notion de travail vivant qui est à l’honneur, faisant vivre une proposition de Marx qui a été longtemps laissée au second plan – et dont les tribulations sont présentées par Camille Hochedez et Nicolas Bautès dans leur introduction. Le dossier se fait donc l’écho de nombreuses autres recherches qui ont interrogé ce qu’on peut appeler la fabrication critique, attentive à la défétichisation de la marchandise, à l’élucidation et des rapports de pouvoir et de la plus-value. En parallèle, il témoigne de la fécondité des recherches attentives au soin accordé aux choses, à la réparation, à l’entretien. Plus généralement, les textes présentés ici adoptent un regard sur les artefacts et les matières premières qui est éclairé par ce que de nombreux anthropologues, dans la lignée de Philippe Descola, nous ont transmis sur la manière de tenir compte du non-humain dans les rapports sociaux.

5De plus, ces réflexions choisissent de ne pas éluder ce que la production et la consommation font à la finitude de la nature. On ne saurait penser en dehors du changement climatique et écologique global. En conséquence, ce thème est une déclinaison de l’Anthropocène, qui ne joue ni comme toile de fond ni comme contexte, mais bien comme condition du regard analytique. C’est donc dans une écologie de la fabrication et du travail manuel que nous pouvons pleinement saisir les enjeux anthropologiques de la marchandisation des affects ou des désirs, l’objectification des sujets, l’effet aliénant du consumérisme.

6Ainsi, consommation critique et fabrication critique sont mobilisées ensemble pour déceler des processus d’émancipation, qui passent nécessairement par des positions et des organisations sociales qui se situent dans l’alternative ou en décalage par rapport aux normes dominantes. Ainsi, le travail, envisagé comme épanouissement, autonomisation, construction et enrichissement de soi, ouvre à de nouvelles manières d’écrire la subjectivation. Arnaud Kaba l’analyse au travers de la « conscience de métier », Sabine Girard la nomme « démocratie du faire », Gabrielle de Chevron-Villette et Michel Pouzenc choisissent les locutions « faire autrement » et « faire avec ». Reprenant les termes d’un cueilleur-coopérateur enquêté, Valentin Asselin retient l’expression « moments de magie » et, dans le texte de Sylvie Fanchette, les femmes récolteuses de déchets urbains résument l’importance de leur rôle social et local en avançant qu’elles font « de la diplomatie ».

7Ces textes montrent bien que nul processus de subjectivation et d’émancipation ne se fait sans se heurter à des limites, des frictions ou des contradictions, mais tous insistent sur la découverte de profondeurs et d’horizons insoupçonnés.

8La rubrique Sur le métier alimente encore cette thématique : avec son acuité d’écriture, Yann Calbérac y conjugue réflexivité et théorisation éclairante pour préciser la compréhension que nous pouvons avoir de l’Anthropocène. Cette explicitation est venue à travers un cheminement particulier et une pratique d’engagement de soi, une manière autre de travailler en géographe : ses réflexions sur la scène, la scénographie et le drame viennent éclairer de manière inédite les significations du mot.

9Enfin, dans la rubrique Sur l’écrit, Marie Bonte a évoqué, dans un entretien avec Annaig Oiry, une partie de son travail d’enquête dans la ville de Beyrouth, mené entre 2013 et 2018 et qu’elle a publié récemment dans son ouvrage Nuits de Beyrouth, géographie de la fête dans une ville post-conflit. À l’heure où la préparation de ce numéro s’achève, ce titre résonne bien amèrement au regard du drame qui se joue au Proche-Orient et du retour des bombardements au Liban, de la peur et des villages détruits, en raison de la guerre qu’y mène Israël depuis septembre 2024. Pourtant, il n’est pas innocent de revenir à ce qu’était la situation avant la reprise du conflit, au vu des nombreuses années durant lesquelles la société libanaise a dû vivre avec la guerre. On pourra relire, pour trouver une signification à cette contradiction, le bouleversant récit de Darin a Al Joundi et Mohamed Kacini, Le jour où Nina Simone a cessé de chanter, publié en 2008, qui narrait l’ambivalence, pour toute une génération qui a grandi sous la chape de la guerre civile, que revêtaient la fête, l’oubli de soi et l’étourdissement pendant le précédent conflit.

10Il y a certes un grand écart entre les situations analysées dans ce dossier sur le travail vivant dans l’Anthropocène et la tragédie de la guerre et de l’oppression, devenue lancinante dans l’actualité mondiale. Mais la conscience d’être dans le monde tel qu’il est et l’empathie pour toutes les victimes de violence prennent encore plus de sens grâce à ces personnes enquêtées qui, dans les limites de leurs moyens, veillent, cherchent et osent la tentative d’un monde plus juste et plus humain.