1Ce dossier thématique invite à interroger la manière dont la géographie s’empare de la question du faire. Dans une période de mutations rapides et combinées de l’économie et de l’environnement où se voient modifiés les modes selon lesquels les sociétés entretiennent des rapports à des espaces eux-mêmes en pleine transformation, comprendre les relations entre faire et espace paraît constituer un enjeu fondamental. Dans ce débat autour duquel convergent de nombreuses perspectives thématiques et disciplinaires, nous souhaiterions insister sur ce qu’est susceptible d’apporter la géographie qui, portant l’effort réflexif au-delà des courants et branches qui la constituent, s’intéresse aux reconfigurations des relations au travail et à la nature dans le contexte de l’Anthropocène. L’ambition est d’éclairer les liens entre les reconfigurations contemporaines du faire et du fabriquer, et le changement spatial à différentes échelles.
2Cette orientation inscrit tout naturellement notre propos dans une « geography of making » (Carr et Gibson, 2016), tout en opérant un pas de côté vis-à-vis de l’acception qu’en proposent C. Carr et C. Gibson, pour investir de manière spécifique le contexte de l’Anthropocène. Invoquer ce concept oriente bel et bien la réflexion vers la matérialité mais aussi la matière et les manières selon lesquelles elle est manipulée et travaillée, c’est-à-dire les pratiques et les savoir-faire qui se déploient dans un monde et dans un moment où les logiques sociales et productives qui les animent sont plus que jamais mises en doute, soumises à des questionnements tant sur leur adéquation aux enjeux de l’environnement – aux limites, à la raréfaction et à la dégradation des ressources –, que sur leurs effets individuels et sociaux.
3Signe de l’écho grandissant que suscitent, dans leur diversité, ces changements et les enjeux qu’ils révèlent dans le monde académique, citoyen et politique, plusieurs numéros thématiques récents de revues de géographie ou de disciplines connexes invitent à des interrogations de même nature, notamment à l’aune de la question du travail : le premier d’entre eux (Tracés) porte sur la redéfinition des frontières du travail et sur la plasticité de la délimitation de cette catégorie à l’aune du capitalisme industriel (Albert et al., 2017) ; le second (La nouvelle revue du travail) porte sur les liens entre travail et émancipation (Jacquot et al., 2019). Le troisième et plus récent, publié dans les Carnets de Géographes (Chapuis et al., 2023), interroge la géographie du travail en partant de l’expérience de celles et ceux qui font cette labor geography (Herod et Ripoll, 2023), à savoir les travailleuses et travailleurs. Ces numéros viennent combler une histoire de la géographie du travail en pointillé, faite de phases d’émergence et d’invisibilisation (Ripoll, 2023). Dans le prolongement de ces initiatives collectives et fort de travaux récents qui nourrissent nos lectures et ce qu’ils interrogent de ces « quotidiens politiques » (Pruvost, 2021) qu’illustrent les modes de faire et de travailler contemporains, l’ambition du présent dossier est de questionner le faire, à la fois dans l’intention, dans l’acte et dans les productions (notamment spatiales) qu’il induit, tout en montrant que le contexte de l’Anthropocène invite nécessairement à transformer le sens, voire les termes même de ce que l’on entend communément par travail.
4L’hypothèse que nous formulions lors de l’appel à articles était que le contexte économique et environnemental changeant induit des interrogations à l’origine de formes renouvelées de travail et de production, résultant tantôt d’adaptations à des contraintes et des situations de crise – le travail contraint, forcé, aliénant –, tantôt de projections et de choix individuels ou collectifs qui ont trait à de nouveaux rapports au monde, à l’écologie, et au faire. Les transformations majeures que connaît la nature et, avec elles, les crises structurelles qui en découlent ou qu’elles préfigurent, tout comme la raréfaction des ressources et les effets des modèles fondés sur des systèmes extractifs, compteraient parmi les déclencheurs de ces changements dans le rapport au faire et dans l’acte même de produire. De fait, l’Anthropocène agirait comme un « grand récit » (Y. Calbérac dans la rubrique Sur le métier de ce numéro) qui reconfigurerait nécessairement les « manières de faire », par le biais de la relation entre travail et environnement ou ressources. Comme le soulignent C. Carr et C. Gibson, « the ability to work with materials, and to make, repair or repurpose physical things are vital skills, for a future where such resources become increasingly limited, and extreme events related to a shifting climate are more common » (Carr et Gibson, 2016). Ce sont ces opérations de fabrique ou de faire, inhérentes à toute activité économique mais qui s’expriment de manière privilégiée face au constat d’un environnement bouleversé, que ce numéro propose d’interroger, en analysant d’un même regard leurs matérialités et expressions spatiales et les logiques sociopolitiques qu’elles sous-tendent.
5Ce dossier comporte six textes, quatre écrits par des géographes, deux par des anthropologues et sociologues. En dépit d’ancrages disciplinaires différents, ils partagent de nombreuses préoccupations, pas tant parce qu’ils concernent des espaces considérés comme supports de pratiques, que par le caractère central que revêt l’espace du faire et dans l’enjeu inhérent aux ressources, à leur gestion et à leurs usages, qu’il s’agisse de ressources sociales ou environnementales, ou que cet espace en lui-même, dans ses configurations et ses lieux, fournisse un ensemble de ressources qui supportent l’acte de faire.
6Le « faire », notion empruntée à l’anthropologie ou à la philosophie, qui concerne au premier chef les material studies, est rarement convoquée par la géographie. Elle nous paraît pourtant centrale, notamment parce qu’elle renvoie à la « fabrication de choses matérielles » qui « reste une composante fondamentale du processus de travail qui façonne les sites matériels et les relations entre capitalistes et travailleurs » (Gough, 2003, cité par Bautès, 2022) et qu’elle intéresse pleinement, à ce titre, les rapports à l’espace.
7De fait, l’usage explicite de cette notion occupe une place inégale dans les articles rassemblés dans ce dossier. Dans certains textes (A. Kaba, S. Fanchette), elle est au centre du propos, implicite mais sous-jacente aux objets à l’étude, artisanat, industrie, filières, et aux processus décrits. Dans d’autres, les autrices et auteurs (V. Asselain, G. de Chevron Villette et M. Pouzenc) ont recours à la notion pour qualifier des activités davantage en lien avec les ressources naturelles (cueillette, autosubsistance dans les écolieux). Serait-ce à dire que faire et travail ne s’appliquent pas aux mêmes activités, le premier qualifiant plutôt des métiers ou pratiques traditionnelles (artisanat, industrie, agriculture) exploitant ces ressources ? Si les géographes semblent peu enclins à mobiliser la notion de faire, serait-ce parce qu’elle suppose des limites floues entre activité rémunérée et bénévole, contrainte et choisie, même si les deux sont susceptibles d’avoir une visée de subsistance ?
8Le recours à ce verbe faire est aussi une manière d’aborder des problématiques à la fois courantes et classiques en géographie, qui figurent à l’articulation d’approches thématiques et de lectures théoriques distinctes, tantôt contenues dans les sous-champs de la géographie industrielle (Beckouche, 1999 ; Vanier et Perrat, 1993 ; Veltz, 1993), économique (Benko, 1996 et 2008 ; Chabot, 1947), tantôt, bien que plus rarement, sociale (Rochefort, 1961). De nombreux travaux issus de la géographie économique envisagent les dynamiques territoriales des systèmes productifs (Benko, et al., 1996 ; Benko et Lipietz, 1993 et 2000 ; Storper, 1991 et 2010), interrogeant notamment les liens entre localisation industrielle et urbanisation (Scott, 1986), la place de l’industrie dans les territoires, les spécificités de la petite industrie en milieu urbain (Souchaud, 2014) et leur rôle dans la production de la ville (Froment, 2015). Or raisonner en termes de faire amène à s’intéresser aux pratiques qui tendent à transformer tant les manières de faire, les gestes et les techniques, que de produire, et interpelle à ce titre la notion de « travail vivant » (Marx, [1859] 1972, p. 287-88), qu’il semblerait intéressant de réinterroger à la lumière des conditions actuelles d’existence.
9À travers cette notion de travail vivant, c’est la dimension émancipatrice de l’activité pour les individus qui est en jeu, et c’est aussi la dimension matérielle, sociale et relationnelle de l’acte de travailler qui est questionnée. C’est donc en dialogue avec la socio-anthropologie et avec un champ de la géographie industrielle nord-américaine (Scott, 1986, 1988 ; Storper, 1991 et 2010) et, spécifiquement, avec la géographie économique « relationnelle », s’intéressant à la dimension sociale inscrite et exprimée dans l’acte de production économique (Bathelt et Gluckler, 2003), que les textes rendent possible de penser l’articulation du travail de la matière et du vivant avec le social, et les manières dont cette articulation s’exprime ou se traduit dans l’espace.
10Que nous apprend l’exploration géographique du faire dans l’Anthropocène ? Porter un regard sur de telles dynamiques en train de se faire est, selon nous, une manière d’affirmer l’implication de la géographie dans les débats « sur le type de société que nous souhaitons devenir, sur la manière dont nous pourrions faire et refaire au milieu de la crise environnementale, et donc sur la manière dont les humains se rapportent au monde matériel au sens large, le transforment et sont transformés par lui. Comme l’indiquent C. Carr et C. Gibson, « makers – within and across craft and large-scale manufacturing – must secure a key voice in these debates » (Carr et Gibson, 2016). Plus spécifiquement, l’approche géographique du faire, qui s’exprime par les articles de ce numéro, questionne plus ou moins explicitement le lien du faire aux territoires à différentes échelles. Ces textes éclairent aussi ce que le faire fait au territoire, à savoir la portée transformative du faire sur le territoire.
11Or l’action, si elle mobilise des registres d’activité différents ici étudiés (cueillette, artisanat industriel, recyclage des déchets), renvoie à des modalités qui s’inscrivent presque toujours dans le registre du « prendre soin ». Celui-ci est tout autant champ d’action pour et par le territoire, que point de vue sur le monde. En effet, les pratiques inscrivent la plupart des activités étudiées dans une logique qui renvoie à la nécessaire cohabitation entre humains, et entre les humains et le vivant, qu’appelle l’Anthropocène. Plus qu’une éthique, le care devient alors, dans l’Anthropocène, un motif qui façonne de nouvelles spatialités, de nouveaux liens à l’espace (Y. Calbérac dans la rubrique Sur le métier du présent numéro). Ainsi, le care structure les pratiques quotidiennes des habitants des écolieux (G. de Chevron Villette et M. Pouzenc dans le présent dossier), dans l’attention prêtée à l’approvisionnement alimentaire, aux matériaux de construction pour limiter les polluants, à l’eau qui est bue… Si les activités industrielles ou artisanales semblent plus éloignées de ces préoccupations, elles contribuent néanmoins aussi à une logique de care. En effet, la filière du recyclage des déchets, si elle est avant tout envisagée par ses protagonistes comme un moyen de subsistance et comme une stratégie pour accéder aux ressources urbaines, contribue à une économie du réemploi et du réusage dans un contexte généralisé de défaillance des services publics.
12L’inscription des activités dans l’éthique du care repose plus largement sur l’encastrement des activités humaines dans l’espace social. C’est une manière renouvelée d’étudier les liens entre les filières économiques (ou les industries de petite taille) et les matérialités et l’agencement des environnements, les systèmes relationnels qu’ils activent, ainsi que les configurations et enchevêtrements qu’ils structurent dans et avec des espaces multiples (Tsing, 2015).
13Ainsi, les contributions empruntent trois champs d’analyse qui éclairent les reconfigurations du faire, ses modalités et ses ancrages territoriaux.
14Longtemps resté le privilège de sociétés occidentales à hauts-revenus, le questionnement sur le sens du travail (Crawford, 2010) tend aujourd’hui à traverser de très nombreuses sphères professionnelles, issues de l’ensemble de la planète. Dépendance à des capitaux globaux et à des énergies fossiles, inégalités sociales croissantes conduisent en effet à une perte de sens chez de nombreux individus qui s’efforcent de mettre en œuvre des alternatives pour redonner du sens à leurs activités, à leur implication dans le monde et à leur gestes quotidiens (Sennett, 2010). Ces nouvelles manières de faire, qu’elles impliquent directement un acte de fabrication ou non, cherchent à faire coïncider deux conceptions du travail qui tendent à s’opposer ; l’une entendue comme facteur de production, l’autre comme besoin vital et expression de soi (Wojda, 2021). À ce titre, elles font évoluer le rapport au temps et à l’espace par le travail, qui est tout autant un moyen économique de subsister à ses besoins qu’un moyen d’accomplir un style de vie. Ainsi, le travail deviendrait-il un moyen d’atteindre le bien-être et le bonheur, autant de caractéristiques qui constitueraient des formes d’émancipation ?
15Les textes proposent tout d’abord une réflexion sur les contours et la nature du « faire ». Le faire renvoie à la fabrique, à l’artisanat, à la création : fabriquer le verre, créer un produit au sens artistique. Dans ce processus de fabrication, les savoir-faire sont cruciaux, en particulier le geste, toujours perfectible, envisagé comme la composante d’une œuvre plus générale. Ceux-ci se transmettent le plus souvent de manière empirique, « sur le tas », entre pairs. Le cas de la fabrique des boules de Noël dans le pays de Bitche (A. Kaba dans ce dossier), dont l’organisation spatiale a été anciennement structurée autour de l’industrie verrière, montre que l’objectif de la reprise de l’activité artisanale n’est pas la production de verre en elle-même, mais bien la conservation des savoir-faire locaux, érigés en patrimoine régional. Le passage de la production d’un bien d’usage à des biens de décoration patrimonialisés soulève la question de la valeur du savoir-faire. De même, les savoir-faire des cueilleurs mêlent des savoirs issus d’expériences de terrain et des savoirs scientifiques appuyés par des corpus très divers issus de la botanique, de l’ethnobotanique, de la géologie, de l’histoire (V. Asselain dans ce dossier).
16Ainsi, plusieurs des auteurs du dossier soulignent l’importance de l’expérimentation, parfois qualifiée de « bricolage », qui serait propre au faire. Le travail devient alors vivant (Dejours, 2013), en ce qu’il repose sur des formes de créativité qui rapprochent le produit fini d’une œuvre d’art. Il a ceci d’utopique qu’il relève d’une activité qui serait pensée pour le sens du geste et du métier (A. Kaba dans ce dossier). Que ce soient les filières artisanales de recyclage des déchets à Hanoï, la cueillette, l’action collective, ou encore l’industrie patrimonialisée de la verrerie en Lorraine, toutes reposent sur des savoirs tacites (Gertler, 2003), et des savoir-faire non-formalisés issus en partie de formes de transmission familiales ou orales, mais aussi de l’intuition et des sens. D’ailleurs, ces modes de transmission peuvent être problématiques, au sens où la dépréciation des savoir-faire artisanaux par les nouvelles générations peut fragiliser la pérennité des filières. S. Fanchette montre par exemple que les jeunes issus des familles de recycleurs à Hanoï ne veulent plus exercer un métier qu’ils considèrent comme sale.
17Dans un autre contexte au contraire, la quête de sens s’appuie sur une revalorisation du travail manuel, fortement connecté à la fois aux sens et à l’intellect. Le texte sur les cueilleurs professionnels (V. Asselain dans ce dossier) insiste sur la dimension sensible de cette activité qui dépasse les cadres de rationalité classiques, dans un rapport au végétal caractérisé par des formes de spiritualité et de proximité. Elle fait appel à un usage simultané du corps et de l’intellect, des techniques et des sens, ces derniers étant mobilisés pour identifier les plantes, les transformer ou encore rechercher des sites. Ainsi le travail, au sens de geste, voire d’œuvre (Arendt, 1958), constitue l’intermédiaire entre l’individu et le monde. En cela il exprime, tout autant qu’il est façonné par, un rapport sensible au monde.
18Ces caractéristiques inscrivent les lieux, activités et filières décrits par les articles dans le champ du travail vivant, conçu comme un apprentissage ou une transmission de savoirs et de savoir-faire, un espace de pratique voire d’expérimentation corporelle, qui suppose un engagement du travailleur et une source d’émancipation, de bien-être, de bonheur et de plaisir. La notion, développée par K. Marx puis par C. Dejours, plaide pour une reconnaissance de la part subjective et affective du travail, « où la subjectivité s’investit librement dans les tâches productives » (Cukier, 2017)
19Ce faisant, ce champ replace au centre la question du sens et de la valeur du travail. Les textes éclairent la manière dont les changements induits par les transformations dans les manières de faire, de fabriquer et de produire, font évoluer la signification morale du travail.
20Les initiatives et activités décrites dans les textes soulignent que le faire met en jeu de nouveaux rapports au travail, qui identifient des acceptions renouvelées de la question de la valeur (Graeber, 2022). Elles mobilisent un registre de sens et de justification qui place en son cœur la valeur « du travail, de la ressource et des biens produits, mais aussi celle des relations sociales et des pratiques politiques qui leur sont propres » (Bautès, 2022, p. 245). Le sens réside aussi dans le travail de la matière, dans la maîtrise du geste et surtout de son temps de travail, par opposition au salariat. Le faire opère un retour à la temporalité du quotidien. Le texte sur la vie en écolieu montre bien que faire, plutôt que travailler, permet tout autant d’accomplir un mode de vie que de gagner sa vie (Gabrielle de Chevron Villette et M. Pouzenc). Le texte de V. Asselain débouche sur l’intérêt du travail vivant pour décrire la réalité de la cueillette contemporaine en France, dans une conception à la fois optimiste et critique du travail : il est un pivot entre la critique de l’aliénation au travail et la recherche de l’émancipation par le travail. Deux caractéristiques du faire identifiées par les auteurs permettent d’avancer sur la question du sens et de la valeur du travail vivant.
21Tout d’abord, faire soi-même, plutôt que faire faire, opère un détachement volontaire du système capitaliste. Il s’agit de se réapproprier ses moyens de subsistance. Par exemple, la vie en écolieu repose sur des pratiques qui mettent à distance un certain mode de vie consumériste et individualiste. Elle passe par la reprise en main de ses propres conditions d’existence : autoconstruction de son logement, pratique du potager et élaboration de conserves, gérer soi-même ses toilettes sèches pour limiter la consommation en eau, etc. (G. de Chevron Villette et M. Pouzenc dans ce dossier). Faire soi-même opère un détachement de la société consumériste.
22La valeur au travail résiderait aussi davantage dans les relations sociales que dans le registre marchand. C’est non seulement l’ancrage dans un faisceau de relations sociales, mais aussi la création de celles-ci, envisagées comme de véritables richesses, qui donnent tout son sens au travail vivant. Ainsi, G. de Chevron Villette et M. Pouzenc montrent que la vie en commun au sein des écolieux suppose un travail collectif au service de l’entretien du lieu, qui est fait bénévolement, en complément d’autres formes de travail individuel, rémunérées ou non. La dimension collective n’engendre pas d’activité rémunératrice commune à l’ensemble des habitants, mais procure des moyens de subsistance collective, notamment en s’entraidant pour différentes tâches domestiques. L’exemple de la production des boules de Noël en Lorraine développé par A. Kaba, montre la manière dont la patrimonialisation d’une activité industrielle traditionnelle (la verrerie) a opéré un changement de logique de production, désormais tournée vers une logique de collection. Cela confère au bien produit une valeur marchande, mais aussi une valeur de mémoire, de patrimoine du passé industriel, et enfin une valeur esthétique. Les boules de Noël sont érigées en véritable « objets de mémoire ».
23Ce faisant, ces manières de faire sont motivées par des valeurs de liberté et d’autonomie, qui s’incarnent dans un autre rapport au temps et à la propriété par rapport au travail salarié. Le faire se caractérise par un rapport au temps moins normé et standardisé. Outre un respect des rythmes de la nature qui peut se traduire par une saisonnalité des activités, l’enjeu du faire est de retrouver le contrôle de la gestion du temps. Cela peut s’exprimer par le ralentissement du rythme de travail permis par des formes de détachement de la société consumériste. Les pratiques des habitants des écolieux décrites par G. de Chevron Villette et M. Pouzenc témoignent ainsi du souhait de « disposer davantage de leur emploi du temps et le refus de subir certaines contraintes liées au monde du travail ». Réduction du temps de travail sur la semaine, emploi par une association, flexibilité de l’emploi du temps, sont autant de garde-fou pour avoir la maîtrise de son temps. Le travail vivant est aussi celui par lequel l’individu s’affranchit de la propriété. L’exemple de la cueillette montre que les cueilleurs ont un rapport différent à la propriété foncière et au vivant, par rapport aux agriculteurs et aux éleveurs (V. Asselain). N’étant pas propriétaires des terrains sur lesquels ils cueillent, ils doivent concilier l’usage des biens communs que sont les plantes avec la propriété privée des terrains.
24Si certains exemples mettent en évidence l’exercice d’un travail vivant qui émancipe les individus, comme en témoigne l’autoconstruction en écolieu, ils opèrent dans des niches spécifiques qui sont loin de représenter l’essentiel des rapports au travail. Ils semblent ainsi faits de brutalité et de pénibilité, de précarité, comme le montrent bon nombre de travaux sur le travail dans les mondes de la cueillette, notamment dans une perspective géographique (Zeinedi, 2013).
25Il semble important, à ce stade, d’indiquer combien de tels détachements et mises à distance, à la fois vis-à-vis des mondes du travail capitaliste et des modes de consommation et de propriété dominants, relèvent de situations données susceptibles d’être exclusives et de dissimuler bon nombre d’obstacles économiques, sociaux, voire raciaux et, ce faisant, d’inégalités structurelles, faisant de ces exemples des particularismes. Ils interrogent des situations de précarité professionnelle et sociales, notamment en regard d’espaces dans lesquelles le simple fait d’être là pour travailler est remis en cause par les transformations des espaces, comme le montre le cas des recycleurs vietnamiens qui tentent de trouver des interstices là où la ville et ses logiques – excluantes – de production le permet encore, fût-ce-t-elle pour un temps éphémère (S. Fanchette dans le présent dossier).
26Il semble tout aussi important de souligner que ces exemples, loin d’être des métaphores, comptent, pour certains, comme des situations susceptibles de changer rapidement à mesure de la transformation des lieux et donc des possibles et, pour d’autres, comme des pratiques émancipatrices et viables sur lesquelles il s’agit de porter l’attention, en ce qu’elles permettent de « renouveler notre compréhension de l’économie » (Tsing, 2015, p. 205). Les textes du dossier montrent que ce renouvellement réside aussi dans les transformations du lien au vivant dans le contexte de l’Anthropocène. Qualifier ce lien d’« enchevêtrement avec la nature » (Tsing et al., 2017) revient à éclairer les nouvelles modalités d’ancrage du faire dans les écosystèmes à différentes échelles.
27Plutôt que d’associer trop rapidement ces manières de faire à des reconfigurations spatiales allant nécessairement dans le sens d’une transition socio-écologique, ce dossier éclaire les modalités selon lesquelles des initiatives ciblées opèrent en des lieux spécifiques selon des dynamiques qui éprouvent des manières de fabriquer, de faire avec, par et pour les ressources existantes, tout en générant des moyens de subsister moins prédateurs pour l’environnement.
28Les textes éclairent d’abord les reconfigurations du travail dans ses relations à la matière et à la matérialité. C’est une manière de creuser la figure de l’enchevêtrement « avec la nature » telle que l’envisage A. Tsing (2017), à savoir un assemblage d’éléments instables caractéristique des « pratiques mises en œuvre avec l’espace » (Y. Calbérac dans la rubrique Sur le métier du présent numéro) induites par l’Anthropocène. Ce dernier reconfigure le rapport aux écosystèmes dans une logique d’adaptation.
29En effet, les activités décrites dans les textes de ce dossier se caractérisent par des pratiques d’adaptation des activités aux ressources, dans un double souci de les préserver, mais aussi d’assurer la pérennité de l’activité. Ainsi les cueilleurs s’opposent-ils, à leur échelle, à la logique extractiviste des matières premières sauvages à l’échelle du globe, en adaptant leurs pratiques. La diversification des sites de cueillette, les tailles pour favoriser la reprise, ou le fait de ne pas revenir tous les ans sur un même site pour laisser les plantes se régénérer sont autant de pratiques qui visent à protéger les habitats et les ressources (V. Asselain dans le présent dossier). De même, les pratiques d’autoconstruction dans les écolieux reposent sur des choix de matériaux qui témoignent d’une réflexion sur l’usage raisonné des ressources, notamment l’eau. D’autres activités ont un rapport plus ambigu aux ressources. C’est le cas de l’industrie verrière, dépendante de la forêt, par un double rapport d’attachement et de prédation (A. Kaba dans le présent dossier).
30Ces pratiques témoignent de rapports et de formes d’organisation du/au travail qui s’inscrivent en porte-à-faux avec l’organisation du travail capitaliste qui repose, quant à elle, sur une « accumulation par captation » (Tsing, 2015) de rentes et de ressources, selon un rapport de prédation. Les revendications de durabilité de la ressource sont même au fondement de la constitution d’un des deux segments professionnels des cueilleurs décrits par V. Asselain, segment plus tardif qui regroupe des « petits » aux « gros » cueilleurs industriels se revendiquant « veilleurs de la nature ».
31Le travail vivant serait alors celui qui est « en lien avec le vivant », nécessairement dynamique et connecté aux rythmes de la nature. Par ailleurs, le travail du vivant, qui bouge sans cesse et auquel il faut s’ajuster, traduit le souhait, dans les activités décrites par les textes, d’instaurer une relation durable avec le monde des objets et le monde de la nature (Pruvost, 2013).
32Les enchevêtrements du faire avec la nature s’expriment aussi par des rapports à l’espace transformés par le contexte de l’Anthropocène. Tous les textes éclairent d’autres (nouveaux) rapports entre le faire et l’espace à différentes échelles, à la fois au niveau des formes d’engagement individuel et des interactions sociales qui se produisent dans l’expérience de la matérialité. Les changements induits dans le rapport à l’espace sont ainsi envisagés plus ou moins directement par les auteurs, à travers une réflexion sur les territorialités du faire à différentes échelles. Les « territoires du faire » en travail vivant sont-ils nécessairement d’échelle locale ? Dans quels espaces et dans quels lieux ces transformations opèrent-elles ? Émanent-elles de contextes économiquement stables ou adviennent-elles dans des situations d’instabilité, de précarité ou de vulnérabilité structurelles ?
33De prime abord, les espaces et lieux des transformations opérées par le faire sont plutôt d’échelle locale : celle du lieu (écolieu, G. de Chevron Villette et M. Pouzenc), celle du quartier (S. Fanchette), celle du village (S. Girard, A. Kaba). Le local peut être délimité par l’aire des ressources mobilisées par l’activité, comme dans le cas des territoires parcourus par les cueilleurs, qui s’inscrivent dans un « rayon local », sans qu’un ordre de grandeur de l’aire géographique concernée ne soit toutefois précisé (V. Asselain). Cette inscription locale contribue à imbriquer lieu de vie, lieu de travail et milieu. De même, les filières de recyclage des déchets à Hanoï, si elles dessinent une géographie en réseau qui peut dépasser le cadre métropolitain, sont ancrés dans un territoire local en ce qu’elles valorisent des déchets locaux issus de chantiers de rénovation de quartiers spécifiques (S. Fanchette). Mais, plus qu’une aire de ressource, le territoire local est aussi un puissant motif d’action. Les écolieux contribuent ainsi à ancrer leurs habitants dans un espace local, processus qui passe par un « faire avec », « faire pour » et « faire dans » le territoire (G. de Chevron Villette et M. Pouzenc). C’est la même logique qui préside à la « démocratie du faire » évoquée par S. Girard pour développer le cas du village de Saillans, dans la Drôme : il s’agit de faire pour le local, avec les ressources locales. Ce mode de gouvernance est fortement dépendant du contexte et du moment. Il se construit dans les interrelations, dans les apprentissages, qui sont nécessairement localisés. La territorialité, au sens d’attachement à un territoire ou de sentiment d’appartenance à une communauté, est un puissant facteur et moteur d’engagement dans l’action, tout autant qu’il se trouve renforcé par le faire.
34A priori, les espaces du faire décrits dans les textes sont bien délimités, ce qui pose la question de l’essaimage des initiatives reposant sur le travail vivant. Le territoire construit par la démocratie du faire ne s’apparente-t-il pas, dès lors, à une bulle, certes ancrée dans le territoire, mais dont la dynamique est difficilement reproductible (S. Girard) ? C’est aussi la question que posent G. de Chevron Villette et M. Pouzenc à propos des écolieux. Pour aller à l’encontre de l’idée reçue selon laquelle ils seraient des espaces « en dehors de », l’auteure analyse une série de pratiques habitantes qui œuvrent à un processus d’ancrage territorial des habitants (cf. infra). Ceci étant, les initiatives présentées comportent souvent une visée transformative à une échelle plus globale. Le texte de S. Girard montre comment le faire cherche à répondre par le local (accueil de migrants, nettoyer la rivière Drôme) à des problématiques globales : celle des migrations ou du réchauffement climatique par exemple.
35La visée transformative des initiatives qui figurent au centre des articles, de même que les modalités selon lesquelles opèrent leurs acteurs pour inscrire l’acte de faire dans un territoire local en vue de répondre à des problèmes d’envergure globale, déploient un travail de formulation et de mise en récit éminemment politique.
36Ce dossier éclaire les logiques sociopolitiques sous-tendues par les manières de faire. Les textes interrogent le politique, à la fois contenu dans et produit par ces initiatives et à leurs abords. Les manières de faire évoquées dans les textes induisent-elles des pratiques politiques spécifiques ? Si c’est le cas, en quoi influent-elles sur le politique, tout autant qu’elles en sont constitutives ?
37Les textes répondent tout d’abord à la question de la politique du faire en décrivant les acteurs qui la formulent, et en élaborent les récits et l’action. Le faire est-il à la portée de n’importe qui ? Tous les acteurs du faire occupent-ils la même place dans les initiatives ?
38Les figures d’acteurs à l’œuvre dans les textes amènent à répondre à cette question de manière nuancée. En effet, le faire anthropocène advient souvent du fait de « nouveaux » acteurs, du moins de nouveaux habitants. S. Girard montre que la liste élue citoyenne aux élections municipales à Saillans qui met en œuvre ce qu’elle qualifie de « démocratie du faire » est surtout le fait de nouveaux arrivants, pour qui la participation aux GAP (Groupes Action-Projet) est un moyen de s’intégrer au village, tout en affirmant leur politisation. De même, les habitants des écolieux évoqués par G. de Chevron Villette et M. Pouzenc s’inscrivent dans des trajectoires d’installation relativement classiques de « néos », par définition extérieurs au territoire d’accueil, mais aussi aux activités pratiquées dans les lieux.
39Ces nouveaux habitants produisent un autre regard sur le territoire d’accueil, envisagé à la fois comme un espace-refuge, mais aussi comme un « espace des possibles, support à la réalisation d’un (de) projet(s) de vie ». A. Kaba explique également que les verriers participant au renouvellement de l’activité industrielle par le design et la patrimonialisation sont des personnes extérieures ayant suivant un cursus de formation ailleurs en France. Cette « jeune génération » formée en dehors des structures locales et familiales questionne les rapports de domination et de genre particulièrement présents dans la région, en revendiquant auprès de la direction de l’usine une déhiérarchisation des rapports professionnels à l’usine ainsi qu’une féminisation de la filière. De manière plus inattendue, S. Fanchette montre qu’une partie des acteurs de la filière de recyclage des déchets, en particulier les collecteurs (partie la moins noble de la filière), sont originaires des espaces ruraux agricoles environnant Hanoï. Le recyclage constitue une activité d’ancrage pour se reconvertir professionnellement et éventuellement retourner au village en ayant accumulé un capital. Pour les migrants saisonniers, la collecte des déchets constitue une activité d’appoint lors de la basse-saison agricole. Une fois le capital social accumulé, certains ruraux progressent dans la hiérarchie de la filière pour devenir gérants de dépôt. On voit comment, d’un côté, « la migration nourrit ce système », et, de l’autre, comment elle introduit des ambiguïtés amenant à considérer l’activité de recyclage tantôt comme une activité de survie maintenant ses acteurs dans une position subalterne et précaire, tantôt comme « un petit capitalisme fragile, mais pouvant être l’instrument d’une élévation socio-économique et d’outils d’une affirmation de certains groupes marginalisés » (Zérah, 2020, citée par Fanchette).
40L’ancrage des néos réside dans les revendications politiques de leur action, orientée pour les « communs » d’un territoire, et qui articulent intérêts locaux et globaux. La notion d’ancrage, au sens de sentiment d’appartenance des individus à un espace, est d’ailleurs au cœur de l’analyse menée par G. de Chevron Villette et M. Pouzenc Elle montre que les logiques de « faire avec », « faire dans » et « faire pour » un territoire d’implantation constituent des modalités d’ancrage pour les habitants en écolieu. Ces derniers s’investissent dans des activités « au service du territoire » : animation de cafés associatifs ou de projets d’épiceries locales, emploi sur des chantiers communaux, implication dans le bénévolat local, pratiques de consommation alimentaire locales. C’est particulièrement le « faire pour » et le « faire ensemble » (S. Girard) qui ancrent localement, au sens où ils supposent de faire coïncider « le projet d’une étape de vie avec un territoire donné ». Le « faire pour » s’apparente alors à une véritable stratégie pour désamorcer les réticences des autres habitants du village quant à leur présence, et faire accepter leur mode de vie. Il contribue à l’intégration dans les sociabilités de voisinage, tout en étant une manière de revendiquer ou de légitimer sa place dans le jeu social local (S. Girard). L’idéal démocratique engendré par le faire produirait des « communs territoriaux » et des formes d’« agir commun » (S. Girard) qui visent à améliorer l’expérience habitante quotidienne. Le faire devient ainsi une action collective qui vise au « bien vivre ensemble » et au « bien-vivre » dans et avec son écosystème.
41La réflexion sur l’ancrage par le faire ouvre un champ de questionnement sur le rapport au politique des initiatives du faire : résistances, alternatives dans ou en dehors du système ?
42L’ancrage des initiatives irait plutôt à l’encontre de l’idée d’utopies déconnectées du territoire : les différentes formes de « reprise en main sur les matérialités de l’existence » sont une manière d’être dans le territoire, tout en revendiquant d’être en dehors des valeurs néolibérales. Cette altérité résulterait d’une géographie du faire qui façonnerait de nouvelles normes et valeurs sous-jacentes à et par l’action. Cette réflexion est abordée dans les textes à travers la question de l’institutionnalisation des initiatives inscrites dans la logique du faire. Quel essaimage possible ?
43À un premier niveau, l’essaimage passe par la formalisation d’une activité-passion en métier. V. Asselain décrit les pistes de structuration des cueilleurs en champ professionnel. Celui-ci passe par des formes d’organisation collective qui se construisent plus ou moins « contre » (le monde du travail classique ou le secteur pharmaceutique), dans le but de défier les logiques des filières mondialisées.
44À un second niveau, les textes interrogent ce que ce processus d’institutionnalisation fait à l’altérité des initiatives du faire : comment s’institutionnaliser et vivre de son travail sans compromettre les idéologies de départ (liberté, plaisir au travail et bien-être) ? A. Kaba montre que, malgré les velléités de la jeune génération de verriers, leur nouvelle manière de faire ne parvient pas à totalement remettre en cause les rapports de domination et de genre à l’usine. Tandis que la création du centre s’accompagnait de la volonté de ne pas reproduire les conditions d’exploitation qui marquaient le quotidien de l’usine, en expérimentant de nouvelles formes de travail et de rapports sociaux dans l’atelier, les pratiques réelles révèlent des formes de travail précaires (sous la forme du CDD ou de stages), des conditions salariales peu attractives, ainsi que des cas de harcèlement auprès d’ouvrières.
45Le rapport des activités du faire aux politiques locales est une autre manière de questionner leur altérité. Il peut s’exprimer tantôt par un rapport d’opposition, tantôt par des formes de récupération politique, ou encore entrer en dissonance avec l’image que les politiques locales veulent donner de leur territoire. Le texte de S. Fanchette montre toutes les contradictions entre les activités de recyclage et la modernisation de la ville d’Hanoï. Dans le contexte d’une ville policée voulue assainie et esthétisée passe par la volonté publique d'éradiquer la filière recyclage, et par une éviction des commerçants de rue, tandis que ces économies sont alimentées par les opérations de rénovation urbaine. On voit ainsi toute l’ambiguïté de l’attitude des pouvoirs locaux, et les limites de leur propension à évincer ce qui contribue, fût-ce de manière non souhaitée, à la fabrique urbaine. De telles contradictions sont mises en évidence dans l’exemple développé par A. Kaba, où la patrimonialisation de la fabrique des boules de Noël est à la fois promesse de maintien du travail vivant et source de pression, voire d’aliénation des travailleurs et travailleuses.
46Ces débats font écho à celui soulevé par la sociologue S. Bulle à propos de l’autonomie politique comme régime d’action. Celle-ci est-elle irréductible et peut-elle – doit-elle – résister au processus d’institutionnalisation ? Même si les initiatives présentées dans les textes n’ont pas la radicalité de certains mouvements revendiquant l’autonomie politique (les ZAD par exemple), leur structuration politique est néanmoins jalonnée par des formes de conflictualité et d’antagonisme qui révèlent des conflits de valeurs à la fois internes et externes. Par exemple, les malveillances (vols dans les jardins, dégradation des composteurs), à l’encontre des néoruraux à qui sont attribuées les pratiques du faire à Saillans, en Ardèche (S. Girard), témoignent du caractère dominateur des injonctions à la transition écologique. En effet, celles-ci ne correspondent pas à tous les modes de vie, en particulier à ceux qui travaillent à l’extérieur du village (besoin de la voiture, de places de parking, etc.). Cette situation rappelle qu’autonomie politique et écologie ne font pas toujours bon ménage, ce qui nous conduit, suivant S. Bulle, à adopter une posture critique face à la fabrique de la démocratie, surtout quand celle-ci fait de la nature ou du vivant un « enjeu de gouvernement » (Bulle, 2020). L’exemple développé par S. Girard montre que les formes démocratiques qui se veulent alternatives et écologiques tendent malgré elles à « normaliser les vies » (Bulle, 2020) en imposant de nouvelles normes sociales. La logique d’institutionnalisation au nom de la transition écologique ferait perdre en autonomie politique.
47Enfin, les différents textes soulèvent la question de la nécessité, pour garantir le travail vivant, d’adopter des modes d’organisation et d’action spécifiques. Cela rejoint la position de D. Brachet qui considère que l’émancipation passe par une refondation de la manière de produire et de redistribuer les richesses, sobre, économe en énergie et respectueuse de la nature, et que cette refondation est le socle d’un pouvoir d’agir qui engage la capacité collective des individus à s’auto-organiser démocratiquement et à contrôler efficacement la production et la distribution des biens et des services (Jacquot et al., 2019).
48Les contributions rassemblées posent ainsi de premiers jalons pour un débat à poursuivre, notamment autour de l’enjeu qui consiste à « penser le rapport entre travail et démocratie » (Dejours 2021). En effet, les tensions et conflits, la violence et la domination qui marquent le champ du travail, de même que les formes de récupération politique des initiatives inscrites dans le faire montrent que, contrairement aux mouvements prônant l’autonomie politique et le travail vivant, on est loin d’« instaurer un nouveau cadre de la politique dans les ruines de l’État néolibéral et « autoritaire » » (Chamayou, 2018).
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