1Les cueilleurs de plantes sauvages connaissent deux périodes de travail dans l’année. En saison, de mars à septembre environ, la quantité de travail s’intensifie mois après mois, jusqu’à atteindre un pic d’activité dans l’été. Le moment de ce pic varie suivant les années. Par exemple, l’été 2022 a bouleversé le calendrier des cueillettes, dans un contexte de canicule et de sécheresse exceptionnelle. Pour beaucoup d’entre eux, ce travail se conjugue avec une activité agricole. En effet, l’écrasante majorité des cueilleurs sont aussi des producteurs de plantes à parfum, aromatiques et médicinales (PPAM). Puis, l’activité se calme, jusqu’à être quasi-stoppée pour l’hiver. À l’exception de quelques cueillettes de racines ou de travaux d’aménagement des cultures, c’est un moment de répit pour les cueilleurs, à l’instar de la plupart des métiers en lien avec le vivant.
2Ce court récit d’une saison de cueillette nous montre à quel point le cœur de ce métier est corrélé aux cycles biologiques des plantes sauvages. Ce rythme de travail particulier, en rupture totale avec le monde du salariat, du bureau ou de l’année civile, attire un nombre grandissant de personnes. Pourtant, à la tonalité assez harmonieuse de ce récit, on aura noté quelques fausses notes : dérèglement climatique, pollutions et contaminations diverses, espèces qui se raréfient, pratiques agricoles ou constructions dévastatrices. Et ce, sans oublier un contexte économique concurrentiel, mondialisé et marqué par des crises…
- 1 La professionnalisation trouve une place au sein des différentes dynamiques que connaît un groupe p (...)
- 2 Nous définissons ici l’émancipation comme l’arrachement à un état de dépendance, de passivité, ou d (...)
3Face à ces différents enjeux, une partie du monde des cueilleurs s’est lancée sur la voie de la « professionnalisation » du métier. Elle désigne un ensemble de dynamiques1 qui aboutissent à un état de profession, « jugé bénéfique » pour les travailleurs concernés (Bourdoncle, 2000). Mais c’est un processus ambivalent quant à ses résultats. En effet, la professionnalisation rime souvent avec un bouleversement du contenu du travail et une hausse de la bureaucratisation, « qui met à mal l’autonomie et l’idéal de service » des métiers concernés (Wittorski, 2008). Pourtant, ces cueilleurs réunis au sein d’organisations collectives, et en lien avec différents acteurs institutionnels et économiques, jugent que certains chemins de professionnalisation leur seraient bénéfiques. Seulement, quand ils témoignent de leur métier, les cueilleurs évoquent des formes d’épanouissement, voire d’émancipation2 au travail, que la professionnalisation pourrait bousculer.
- 3 Thèse de doctorat en cours, qui bénéficie d’un financement de l’Ademe dans le cadre de son appel à (...)
- 4 Un objet d’étude « chevelu » se distingue par sa densité et la diversité des sujets auquel il renvo (...)
4Nous nous plaçons dans le sillage des derniers travaux de recherche sur les cueilleurs3, qui ont abordé l’ambigüité de leur professionnalisation (Julliand et al., 2019). La sociologie des professions et du travail constitue une porte d’entrée dans l’étude de cette dynamique. Mais le caractère « chevelu »4 (Latour, 2008) de notre objet d’étude convoque d’autres disciplines, telles que l’anthropologie, l’ethnobotanique, l’économie, l’histoire et la géographie.
- 5 La « passion » que nous évoquons, témoignages de cueilleurs à l’appui, ne possède pas de définition (...)
5Le qualificatif de « vivant » semble correspondre au travail réalisé par les cueilleurs. Il l’est dans le sens où il est dynamique, en évolution constante, voire mis danger. Il l’est aussi dans le sens où le métier de cueilleur fait appel à un usage simultané du corps et de l’intellect, de techniques, de savoir-faire, mais aussi des sens, voire des affects. Une place y est laissée à la sensibilité, aux émotions, en rapport avec les milieux naturels sillonnés par les cueilleurs. Nous souhaitons donc explorer ce caractère doublement « vivant » de la cueillette, à l’heure de sa complexe professionnalisation, entre passion et rationalisation5. Ainsi, en quoi la cueillette professionnelle de plantes sauvages en France métropolitaine constitue-t-elle un « travail vivant » (Cukier, 2017 ; Dejours, 2012 ; Harribey, 2017) à même d’enrichir aussi bien notre vision du travail que celle du rapport productif à la nature ?
- 6 Ce sont les « trachéophytes », plantes disposant de vaisseaux permettant la circulation de la sève.
- 7 Ainsi, les recensements effectués par le syndicat Simples auprès de ses producteurs et « sympathisa (...)
6La cueillette professionnelle consiste en la collecte de plantes ou de parties de plantes vasculaires6 spontanées, pour en faire le commerce et en tirer un revenu. Nous excluons la cueillette professionnelle des champignons ou des bryophytes (mousses) de notre travail. Notre étude se restreint à la France métropolitaine, et plus particulièrement à l’hexagone, du fait des grandes différences d’ordre culturel, économique ou écologique qui peuvent exister entre la métropole et les territoires d’outre-mer (Dejouhanet et Pinton, 2023). À l’international, la recherche en sciences humaines a investi depuis une quinzaine d’années le sujet des nouvelles pratiques de cueillettes, notamment face aux menaces qui pèsent sur les espèces que convoitent les cueilleurs (Łukasz et al., 2012 ; Mina et al., 2023). En France, on estime qu’environ 700 espèces de plantes peuvent faire l’objet de cueillette commerciales (Lescure et al., 2015), soit environ 10 % de la biodiversité végétale du territoire. Les territoires montagneux concentrent une grande diversité d’espèces, mieux conservées qu’en plaine du fait d’une plus faible emprise de l’agriculture, au profit d’agroécosystèmes d’élevage. Ceux-ci laissent plus de place au développement d’activités de production, mais aussi de loisirs, en lien avec la flore. De ce fait, on utilisera indifféremment les termes de « spontanées » et de « sauvages » pour caractériser ces espèces dont la croissance n’est pas maîtrisée par l’homme, mais tout de même inféodées à ses pratiques (Locqueville, 2024 ; Asselain et Pinton, sous presse). Enfin, nous tenons à préciser que l’emploi de la forme masculine de « cueilleurs » tout au long du texte désigne l’ensemble des acteurs et actrices d’un métier au demeurant largement féminisé7.
- 8 Gestionnaires des milieux agricoles (chambres d’agriculture, groupements d’agriculteurs biologiques (...)
- 9 Entreprises utilisatrices de plantes sauvages (laboratoires, industriels, coopératives de cueilleur (...)
7Notre méthodologie est fondée sur la réalisation en 2022 et 2023 de 43 entretiens semi-directifs, au domicile ou sur le lieu de travail des cueilleurs, entre les Alpes, les Pyrénées, l’Auvergne ainsi que la Bretagne. Nous nous sommes appuyés sur une grille d’entretien explorant le parcours de vie et la carrière professionnelle de la personne interrogée, son ancrage territorial, son rapport au végétal et enfin les réseaux dans lesquels elle se positionne et son rapport à la professionnalisation Nous nous sommes également entretenus avec 35 acteurs institutionnels (27)8 ou économiques (8)9. Ces entretiens ont fait l’objet d’une analyse qualitative, dont nous partagerons certains verbatims. Pour des raisons de confidentialité, les noms des cueilleurs et leur localisation ont été modifiés. Nous avons également réalisé plusieurs journées non consécutives de cueillettes durant trois saisons, dans une logique de « participation observante » (Soulé, 2007). Nous avons également participé à une dizaine d’événements fédérant les cueilleurs (assemblées générales d’organisations collectives, séminaires, événements et foires…).
8Le monde des cueilleurs, intégré à la filière des plantes à parfum, aromatiques et médicinales (PPAM) se caractérise par son hétérogénéité, en termes de pratiques et de profils. Schématiquement, on distingue d’un côté des « petits » cueilleurs, aux faibles volumes de cueillette, qui maîtrisent les processus de l’amont (cueillette et production de plantes) à l’aval de la filière (transformation, et vente de leurs produits). D’un autre côté, on identifie des « gros » cueilleurs qui traitent avec les acteurs industriels du secteur, à qui ils vendent leurs importants volumes de plantes cueillies (laboratoires, industriels, grande distribution…). Il est incontestable que le nombre de producteurs-cueilleurs artisanaux est supérieur à celui des cueilleurs en lien avec l’industrie, malgré l’absence de statistiques officielles à ce sujet. De ce fait, nous avons rencontré des cueilleurs des deux versants, dont une majorité de producteurs-cueilleurs artisanaux.
9Nous explorerons dans une première partie la manière dont la cueillette de plantes sauvages en France est une activité professionnelle qui suit simultanément les mutations sociétales et celles du vivant. Dans un second temps, nous détaillerons les principaux chemins de professionnalisation empruntés par les deux différents « segments professionnels » qui existent chez les cueilleurs. Enfin, nous montrerons en quoi la cueillette professionnelle se pratique à rebours de l’organisation dominante du travail, sans pour autant être complètement détachée de sa matrice capitaliste
10Jusqu’aux années 60-80, la cueillette des plantes sauvages était intégrée au mode de vie des familles paysannes. Avec le développement de la parfumerie et de l’industrie pharmaceutique au XXe siècle, la cueillette est devenue une activité commerciale permettant d’engranger des revenus complémentaires à ceux tirés de l’élevage et de l’agriculture (Larrère et de la Soudière, 1987). L’imposition du modèle agricole productiviste et extensif dès la fin de la seconde guerre mondiale a mis rapidement un terme à cette complémentarité entre cultures et cueillettes, ces dernières étant inscrites dans un imaginaire de pauvreté et d’indigence (Lieutaghi, 1998). L’herboristerie a été marginalisée et délégitimée au cours de la même période, au profit de la molécule de synthèse et de pratiques de soins considérées comme plus modernes ou efficaces. Les pharmaciens et les médecins ont même obtenu à partir de 1941 le monopole de la vente des plantes médicinales, et les derniers herboristes ont disparu dans les années 80 (Julliand, 2008).
Illustration – 1 Tri et séchage de sarriette (Satureja montana), Alpes du Sud, 2022
G…, Cueilleuse - productrice, trie la sarriette fraîchement cueillie dans son séchoir. Elle servira à la confection de tisanes réalisées uniquement à partir de plantes cueillies par ses soins dans un rayon d’une dizaine de kilomètres.
Auteur : V. Asselain, 2022.
11Néanmoins, les vagues successives de « retour à la terre » ont réinvesti et réinventé la cueillette commerciale. À bien des égards, les parcours des nouveaux cueilleurs professionnels de la fin du XXe et de ce début de XXIe siècles sont similaires à ceux des néo-ruraux de la même période. On retrouve le même éclatement des profils, qui donne à voir une population ressemblant à un « puzzle », du fait d’une multitude d’aspirations et de revendications les poussant à s’installer. On y observe, souvent entremêlées, des aspirations post-modernes autour de la recherche du bien-être ou de la tranquillité, la volonté de faire face à la possibilité ou l’imminence d’un effondrement, ou encore des motivations idéologiques et militantes (D’Allens et Leclair, 2015) qui s’inscrivent dans un mouvement plus général de retour du sauvage dans nos sociétés et d’écologisation des activités.
12Mais la cueillette n’implique pas le même rapport à la propriété foncière ou au vivant que pour l’agriculture et l’élevage. Dans les témoignages des cueilleurs, la cueillette se relie à un champ de valeurs autour de la liberté ou du plaisir. Elle est l’activité qui permet d’être tranquille, apaisé, en pleine disposition de ses sens, à l’affût… Elle fait appel à des gestes et des savoir-faire qui ont une influence sur leur rapport au végétal, fait de plus de proximité, de connaissance, voire de spiritualité qu’en agriculture dite « conventionnelle » (Pascal, 2018).
13La hausse de la demande en produits issus des plantes est due en partie à la volonté d’une partie des consommateurs de renouer avec des pratiques de consommation et de soin considérées comme étant plus proches de la nature (Mercan, 2021). Entre 2010 et 2021, les ventes de compléments alimentaires ont par exemple connu une croissance moyenne de 8,5 %. En lien avec cette dynamique, on observe en France métropolitaine une augmentation de 77 % entre 2010 et 2021 des installations et surfaces cultivées en PPAM. La plupart des cueilleurs pratiquent la mise en culture de plantes, dans des proportions variables, et s’inscrivent donc dans ce processus. Ainsi, l’essor de filière des PPAM ne reflète qu’en partie celui de la cueillette professionnelle, dont l’analyse macroéconomique est plus compliquée. En effet, il n’existe quasiment aucune donnée statistique sur les cueillettes commerciales, notamment du fait de l’absence de statut professionnel pour les cueilleurs.
14Le marché des plantes n’échappe pas aux tensions qui se jouent autour des matières premières à l’échelle de la planète. Il repose sur une économie d’extraction globalisée, une absence de régulations efficaces (Aubertin et al., 2007 ; Jenkins et al., 2018), et le faible coût de l’approvisionnement en plantes sauvages pour les acheteurs. Cela a des conséquences sur les produits commercialisés : une faible traçabilité, le risque de contaminations et pollutions diverses ou encore l’absence de transparence sur les pratiques de culture, mais aussi de cueillette (Mercan, 2021).
15Pour des raisons économiques ou de difficultés de mise en culture, la cueillette reste privilégiée pour un grand nombre d’espèces, difficilement cultivables. Or, la croissance de la demande pour une ressource spontanée disponible en quantités limitées la fait tendre vers sa disparition.
16La survie du métier de cueilleur se joue en grande partie à travers la conservation des milieux. Cela appelle à une réponse collective des cueilleurs, dans la mesure où une large partie d’entre eux investit la cueillette dans une perspective de durabilité.
- 10 Amendements réalisés en agriculture en vue de diminuer l’acidité des sols.
- 11 Notre enquête se base sur le découpage de l’hexagone en « massifs », réalisé par le syndicat Simple (...)
17Les principales menaces existantes sur la flore sauvage sont d’ordre « exogène » à l’activité de cueillette, au sens où les atteintes causées aux populations de plantes à l’échelle globale ne sont pas du fait des cueilleurs. Au premier rang de ces menaces, l’on trouve la destruction des habitats, du fait de l’aménagement urbain et de l’artificialisation des sols. Les pratiques agricoles peuvent également nuire aux plantes sauvages, déconsidérées ou même perçues comme des mauvaises herbes. Un cas emblématique de la sensibilité de la flore à ces pratiques est celui de l’Arnica des montagnes (Arnica montana), très sensible au chaulage10. Les pollutions et contaminations diverses sont également responsables de la dégradation et disparition des habitats. Elles peuvent également représenter un danger pour les humains qui les consomment, comme l’évoque un acheteur de plantes sauvages d’Auvergne11 :
« Nos cauchemars c'est la vigne rouge, c’est l'anis vert… […] Ça, c'est un gros sujet chez nous, parce qu’une très belle plante peut être entièrement polluée, et le site ne préjuge pas, ni ne présage pas de ses qualités intrinsèques. On a vu notamment dans les Balkans des pollutions à l'aluminium dans des zones quasi désertiques où il n’y avait que de la sauge, et elle était entièrement polluée à l'aluminium…alors que l'usine est à plus de 100 km » (entretien, acheteur de plantes sauvages, Auvergne, 2022).
18Cependant, il existe également des menaces « endogènes », qui trouvent leurs origines dans les pratiques de cueillette : mauvaises techniques, concurrences, pillages, absence de gestion… Un exemple emblématique est celui de la Gentiane jaune (Gentiana lutea), dont on arrache les racines. La demande n’ayant cessé d’augmenter, les sites de cueillette sont toujours plus sous pression. Pour répondre à cette problématique, une association réunissant des acteurs de la filière a été créée en 2014. En parallèle, les pouvoirs publics se sont saisis de la question, et plusieurs départements ont publié des arrêtés de protection de la Gentiane jaune, conditionnant souvent sa cueillette à autorisation préalable (Garreta, 2014).
19Ces différentes menaces et pressions appellent à une gestion des sites de cueillettes, à l’échelle individuelle ou collective.
20Les cueilleurs sillonnent des espaces possédés, gérés, travaillés et exploités par d’autres acteurs. Ils se trouvent à différents titres dans une position subalterne, notamment en ce qui concerne l’accès à la ressource, reliée à la propriété foncière. Les cueilleurs sont légalement tenus de demander l’autorisation de cueillir aux propriétaires, que ceux-ci soient des particuliers, des collectivités ou des établissements publics. De plus, certaines cueillettes sont soumises à autorisation auprès des services préfectoraux. Pourtant, la plante sauvage renvoie à l’imaginaire d’un « bien commun » à protéger collectivement, tandis que le droit en fait une propriété privée, dont la récolte sans autorisation est assimilée à du vol (Escuder et Humbert, 2014). Le paradigme juridique centré sur la propriété privée “absolue” est régulièrement remis en cause par les cueilleurs, qui pointent le décalage entre l’absence de considération pour les plantes sauvages et les dommages qui leur sont causés dans le cadre même de la propriété. Pour autant, cela n’empêche pas la mise en place de stratégies et d’actions visant à garantir la durabilité des sites de cueillette. Portées de manière individuelle ou collective, elles montrent qu’il peut être plus pertinent de penser la propriété comme relevant d’un “faisceau de droits”, partagée entre différents usagers (Girard, 2016).
21À leur échelle, les cueilleurs peuvent diversifier leurs sites de cueillettes, ne cueillir qu’une partie des plantes d’un site, ne pas revenir tous les ans, faire des tailles pour favoriser la reprise... Il s’agit principalement de protéger l’habitat et les populations des plantes (AFC, 2022). À cette échelle, et par les termes employés en entretien, on peut dire que les cueilleurs développent une forme de « care » (Brugère, 2021) appliqué à ces espaces, dont ils prennent soin (Doyon, 2019). Les termes employés pour évoquer ces pratiques renvoient souvent à des aspects esthétiques : bien géré, un site n’en est que plus beau, et renvoie au cueilleur une image positive sur son travail, comme évoque cette cueilleuse à propos de ses sites devenus « plus jolis » :
[Question] Ça veut dire quoi "plus joli" ?
Les pieds grossissent, c'est plus facile à ramasser parce qu'ils sont plus homogènes petit à petit, et ça les entretient en fait, y'a plein de plantes qu'on entretient en les ramassant. On les taille en fait. Les vivaces, en tout cas. Le thym par exemple j'ai deux spots, et j'alterne un an sur deux pour qu'il puisse bien se régénérer, je ramasse jamais trop bas pour pas couper trop de bois et pas abîmer la plante. Quand c'est des plantes annuelles ou bisannuelles, par exemple la carotte sauvage, je suis loin de ramasser tout ce qu'il y a, je ramasse que les grosses, les plus grosses têtes c'est ça qui va vite, et puis ça permet qu'il y en ait toute une partie qui se ressème aussi » (entretien, cueilleuse-productrice, Alpes, 2022).
- 12 Délibération n° 20170066 - Réglementation de la cueillette des plantes sauvages (vasculaires et non (...)
22Les stratégies de gestion peuvent également se faire à l’échelle collective. Elles interviennent sur des aspects que les cueilleurs ne peuvent pas maîtriser seuls, comme le maintien de continuités écologiques, ou des gestions de zones dépassant les seuls sites de cueillette. Par exemple, le Parc National des Cévennes a autorisé à partir de 2017 la pratique des cueillettes professionnelles pour une cinquantaine de plantes dans la « zone cœur », après deux années de concertation avec les usagers du territoire12. Reconnue comme une des activités humaines présentes sur le territoire aux côtés d’autres pratiques agricoles ou d’élevage, la cueillette acquiert un nouveau statut, dont elle était dépourvue malgré son existence dans la zone depuis des décennies. Les cueilleurs doivent désormais faire une demande d’autorisation de cueillette, en indiquant les espèces et les volumes de plantes souhaités et effectivement cueillis, ainsi que la localisation de leurs stations. Les botanistes ont, en retour, une meilleure connaissance des populations de plantes de la zone.
- 13 Le conseil départemental, des communes, un syndicat mixte d’aménagement, des agriculteurs, des labo (...)
23L’Arnica des montagnes est également un exemple intéressant. Victime d’une demande croissante en vue d’élaborer des produits de santé anti-inflammatoires et décontractants, elle est aussi sensible aux divers bouleversements qui se produisent dans son milieu : surcueillettes, pratiques agricoles, dérèglement climatique. Une convention multipartite associant de nombreux acteurs13 a été signée dès 2007. La cueillette d’arnica a toutefois été annulée plusieurs années consécutives. Le dérèglement climatique est mis en cause, mais certaines voix pointent aussi des années de cueillette à échelle industrielle, à destination des laboratoires.
24En quelques paragraphes, nous avons fait le récit de ces nouveaux professionnels dans les territoires ruraux que sont les cueilleurs. Aussi marginale que soit leur place au sein de la gestion des espaces qu’ils contribuent à façonner, leur métier n’en est pas moins au cœur des apories qui se présentent à nous. L’évolution du métier de cueilleur au fil des ans vise justement à s’adapter à ces mutations sociales et environnementales.
25Afin de donner à voir l’hétérogénéité des profils de cueilleurs, des typologies ont été élaborées ces dernières années pour rendre compte des traits saillants de leur activité, sur la base de critères socio-économiques (Pinton et al., 2015). Quatre grandes figures ont émergé : l’artisan-cueilleur « militant », le cueilleur « industriel » coopérateur, le cueilleur « industriel » indépendant et le cueilleur à la tâche. Notre analyse porte sur les trois premiers types de cueilleurs, qu’on retrouve au sein des organisations collectives du métier. Les cueilleurs à la tâche se relient à la pratique du « collectage » contemporain. Des équipes de cueilleurs sont embauchés pour réaliser d’importants prélèvements, faisant parfois fi de la réglementation sur les plantes mais aussi de celle du travail (Garreta, 2014). À un niveau d’analyse supérieur, nous avons identifié deux « segments professionnels » chez les cueilleurs. La notion de « segment professionnel » rejette le fantasme, retrouvé chez certains sociologues du XXe siècle, d’une prétendue unité des professionnels sous une même dénomination de métier. À l’inverse, elle a permis de faire apparaître la pluralité des identités qui ont cours sous une même appellation professionnelle. Toutefois, un « segment professionnel » renvoie à une forme bien particulière d’identité : une identité organisée et collective (Hénaut et Poulard, 2018).
- 14 « Commerce de plantes médicinales ; magasin où se fait ce commerce » (Source : Site Ortolang, Plate (...)
26Un premier segment s’est constitué très tôt autour de la question du soin et de la reconnaissance de l’herboristerie14, et un second segment professionnel a émergé plus tardivement autour de la question de la durabilité de la ressource. Schématiquement, le premier segment regroupe plutôt des cueilleurs-transformateurs qui se revendiquent en partie du titre de « paysan-herboriste », tandis que le second réunit un panel plus large de professionnels, des « petits » aux « gros » cueilleurs industriels.
27Le « Syndicat Inter-Massifs pour l’Economie des Simples » (Simples), créé en 1982, fédère des producteurs-cueilleurs autour de valeurs écologistes, un cahier des charges exigeant et un réseau d’achat-revente en interne. Il a également tenu aux côtés d’autres acteurs le rôle de « relance » de la profession d’herboriste (Brousse, 2017), amenant à la création en 2016 de la Fédération des Paysan∙ne∙s Herboristes (FPH). Au sein de ce segment professionnel, le partage de connaissances, de pratiques et d’un langage similaire à celui de la médecine allopathique coexiste avec une utilisation de vocabulaires ayant trait aux sentiments, à l’appartenance, ou aux homologies plantes-humains (Bost, 2016).
28Les revendications portées par les paysans-herboristes reposent sur une double critique du monde du travail et du soin. Un grand nombre d’entre eux courent le risque d’être sanctionnés lors de contrôles de la Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes (DGCCRF) du fait de l’illégalité, parfois revendiquée, d’une partie de leurs pratiques de travail (Bost, 2016). Cette précarité face à une régulation perçue comme injuste est dénoncée comme étant le résultat de la collusion entre des puissances économiques (le monde de la pharmaceutique industrielle) et politiques (à travers l’action du législateur et la coercition du pouvoir judiciaire), qui marginalisent des pratiques de soin jugées déviantes, voire dangereuses. Certains acteurs de ce mouvement appellent à une place mieux reconnue des paysans-herboristes dans les parcours de soin, tandis que d’autres évoquent un véritable rôle social de ces derniers, à l’interface entre des plantes recherchées pour leurs propriétés et des humains en quête de soin alternatifs ou complémentaires aux pratiques médicales dominantes. La cueillette constitue une facette du travail de ces « paysans-herboristes », qui ont investi différents « auditoires » pour faire connaître et reconnaître leur place dans le monde du soin (Labbé et Imbert, 2018). Deux chemins sont empruntés : un projet législatif d’ouverture du monopole détenu par les médecins et pharmaciens, ainsi que la création d’une offre de formation reconnue par l’État.
29À la fin des années 2000, plusieurs cueilleurs ont souhaité se réunir pour faire entendre leur voix à propos des menaces qui pèsent sur les plantes, et donc leur métier. C’est dans cette idée qu’est née l’AFC en 2011, à l’initiative de cueilleurs de tous horizons, aux pratiques très hétérogènes et parfois pensées comme antagonistes (Julliand et al., 2019). L’association a élaboré au fil du temps un « projet professionnel » (Champy, 2012) visant à faire connaître l’activité des cueilleurs, et leur faire gagner une position plus légitime auprès des autres acteurs institutionnels ou économiques. Ses adhérents souhaitent que leur expertise au sein des milieux soit mieux reconnue, et se présentent comme des « veilleurs de la nature » (AFC, 2022). Ils se posent ainsi comme « porteurs » et « intermédiaires » (Gadea, 2015) des problématiques environnementales. Le regard que portent sur eux les pouvoirs publics a également évolué en leur faveur. Les cueilleurs sont désormais vus comme potentiels partenaires dans la conservation et la valorisation des milieux, qui ne sont plus perçus comme des dynamiques foncièrement antagoniques (Cambacedes et Garreta, 2018).
Illustration 2 Cueillette de jeunes pousses de framboisier (Rubus idaeus), Auvergne, 2022
Cueilleur-coopérateur durant une cueillette de jeunes pousses de framboisier. La cueillette dure plusieurs jours, et est destinée à une utilisation industrielle, par l’intermédiaire d’une coopérative de cueilleurs (Auvergne, 2022).
Auteur : V. Asselain, 2022.
- 15 Les « mauvais cueilleurs » sont considérés à l’AFC comme ceux qui n’ont pas le souci des conditions (...)
30L’AFC réalise un travail de « production de producteurs » (Champy, 2012), par la diffusion depuis 2022 d’un guide de bonnes pratiques ainsi que des livrets techniques de cueillette. Son projet consiste à promouvoir une cueillette faite de pratiques « validées » par les pairs, en tâchant de protéger les cueilleurs du déclassement, dans un contexte concurrentiel et mondialisé. En effet, dès lors qu’il s’agit de plantes sèches, les entreprises utilisatrices de plantes sauvages peuvent se tourner vers des sources d’approvisionnement moins onéreuses, sans garantie d’un respect minimal des conditions de travail des cueilleurs, et de la gestion durable des sites. Il s’agit aussi de se démarquer de la figure du « mauvais cueilleur »15 et de définir les frontières du « territoire » professionnel qu’ils partagent de manière plus ou moins conflictuelle avec d’autres acteurs (Abbott, 2003).
31Les cueilleurs forment un groupe professionnel hétéroclite, qui se distingue par la densité des liens entre ses membres et leurs organisations collectives. Des conflits le traversent, mais de puissants facteurs d’unité contribuent à la spécificité de ce groupe professionnel. Ils s’ancrent dans la relation qu’éprouvent les cueilleurs avec le vivant, sans pour autant échapper à certaines contraintes ou contradictions.
32Les cueilleurs sont amenés à « sortir du bois » (Julliand et al., 2019) pour s’organiser collectivement, face à de puissantes dynamiques socio-environnementales. Mais en quoi l’étude de leur rapport au travail pourrait, dans un mouvement inverse, aider à repenser les conditions d’organisation du « monde du travail » ? Le travail est un champ de bataille où s’affrontent ses diverses conceptions et organisations.
33L’économie est aujourd’hui dominée par un capitalisme d’accumulation par captation (Lowenhaupt Tsing, 2017) de rentes et de ressources, humaines et non-humaines. Dans ce cadre, l’organisation dominante du travail, majoritairement salariée et tertiarisée sous nos latitudes, nourrit une « économie politique du travail mort », celle du capital, de la marchandise et de l’aliénation. Dans son organisation contemporaine, le travail est une composante essentielle de la destructivité du capitalisme, à l’origine de multiples souffrances pour les humains et non-humains (Cukier, 2017 ; Porcher, 2022). Mais un nombre croissant d’individus ne s’identifient plus aux logiques communément admises en son sein. C’est ce qu’illustrent par exemple les « secteurs en tension » en France, le processus de « grande démission » observé aux États-Unis ou encore le concept de « bullshit job », un « job à la con » dépourvu de sens (Coutrot, 2019). Cette organisation domine largement l’économie d’un travail plus « vivant », qui ne s’extrait pas nécessairement du capitalisme, mais reste reléguée dans des zones périphériques, au propre comme au figuré (Cukier, 2017).
- 16 Les débats autour de l’émancipation et de son lien avec le travail sont souvent imprégnés d’un fort (...)
34Nous faisons l’hypothèse que le concept de « travail vivant » entretient des liens serrés avec la réalité de la cueillette contemporaine en France. Il est un pivot entre la critique de l’aliénation au travail, empreinte d’amertume, et la recherche, plus stimulante, de l’émancipation au sein du travail16. De plus, les cueilleurs entretiennent un lien complexe avec le vivant. Nous considérons que cette relation donne à voir un rapport au travail particulièrement riche de sens, à même de briser des dichotomies profondément ancrées dans la modernité, et particulièrement l’opposition faite entre ce qui relèverait de la passion, et sa contrepartie rationnelle, légitime, dont nous connaissons aujourd’hui les limites.
35Dans ce cadre, le travail ne doit pas être uniquement perçu dans une conception « doloriste » (Méda, 2022), en tant qu’activité essentiellement pénible, usante ou punitive. Il peut, sous certaines conditions, offrir aux individus la possibilité de créer un monde plus humain, et relier l’émancipation individuelle à une émancipation collective. Bien organisé, il est une manière de tisser des liens de « coopération, du vivre-ensemble, ou mieux encore des arts de vivre » entre humains, chacun contribuant par son travail à la production d’un monde commun (Dejours, 2017 ; Deranty, 2017). Les cueilleurs que nous avons interrogés font signe vers cette conception critique et optimiste du travail. Leur professionnalisation est aussi un défi : comment conserver le caractère si « vivant » du métier, tout en travaillant à maintenir les milieux où on l’exerce ?
36Dans nos entretiens, il est manifeste qu’une grande majorité des cueilleurs éprouvent une relation passionnelle à leur métier, confirmant ainsi les travaux réalisés sur les cueilleurs par le passé (Julliand et Garreta, 2017 ; Julliand et al., 2019). Nous y avons observé la place que prennent la sensibilité et les émotions au travail, ainsi que la manière dont circulent les savoirs au sein du métier. La conservation de dimensions extra-rationnelles au sein du travail s’oppose à des logiques de rationalisation observables dans le monde agricole ou au sein des métiers de gestion des espaces naturels (Alphandéry et Fortier, 2013). La description du métier de cueilleur ne peut pas être réduite à ses seuls aspects rationnels, tangibles, ou encore sa proximité avec les sciences de la nature.
37La pratique commerciale de la cueillette implique de poser un regard un tant soit peu rationalisé sur les sites visités. Ces derniers doivent pouvoir fournir au cueilleur une quantité suffisante de plantes, ne pas impliquer de déplacements superflus, les plantes doivent correspondre à certaines exigences de qualité, dans le but d’assurer un revenu jugé décent, etc. Pour autant, cette rationalité, principalement d’ordre économique, est redoublée d’une approche qui laisse place à des dimensions sensibles, émotionnelles, voire affectives.
Illustration 3 - À la recherche du sureau (Sambucus nigra), Alpes, 2023
En immersion sur « son » site, un cueilleur est à la recherche de fleurs de sureau. Le corps et l’esprit sont mobilisés ensemble, dans une expérience de travail largement perçue comme épanouissante, sans en renier les aspects négatifs (pénibilité physique, précarité économique, concurrences sur les sites, dégradation des milieux…) (Alpes, 2023).
Auteur : V. Asselain, 2023.
- 17 Elles existent chez les cueilleurs, qui peuvent travailler notamment au sein d’une coopérative, tou (...)
38Les organisations productives, et notamment les entreprises, se structurent à partir de l’idée qu’elles sont essentiellement rationnelles (Jeantet, 2017)17. Les émotions admises au sein du travail y sont souvent subordonnées à la logique entrepreneuriale, et dévalorisées dès lors qu’elles l’entravent ou s’y opposent. À l’inverse, nous constatons que le métier de cueilleur laisse place, voire même invite à intégrer des affects et des émotions au sein de l’activité. Interrogés sur ce sujet, les cueilleurs éprouvent souvent des difficultés à mettre cet aspect de leur travail en mots, ou hésitent sur les termes à employer. Cela renvoie au décalage existant entre le langage et ses mots génériques face à une réalité indicible, ineffable, singulière (Bergson, 2013). Souvent, ils évoquent l’environnement autour d’eux, composés d’êtres vivants en action, et soulignent le caractère exceptionnel de leurs expériences en cueillette.
- 18 Notes d’entretien avec un producteur-cueilleur (Bretagne, 2022).
39Par exemple, la cueillette procure à T., cueilleur en Bretagne, « des moments de magie », du fait d’être dans la nature. Il détaille un souvenir de cueillette de chanterelles, durant lequel il a dû se cacher sous un petit sapin blanc pour se protéger de la pluie. Pendant ce moment, il s’est retrouvé derrière les branches, à observer les gouttes d’eau en suspension, dans lesquelles la lumière du soleil se réfractait aux couleurs de l’arc en ciel. À cet instant, un roitelet ne l’ayant pas vu derrière les branches est venu boire une des gouttes d’eau irisées par le soleil, « comme un colibri ». Dans ces instants de cueillette, il dit se sentir animal, proche de l’homo sapiens, et pense qu’il existe des gestes présents dans « le cerveau reptilien », puis finit par avouer qu’il ne sait pas quel vocabulaire utiliser pour décrire ce ressenti18.
40Dans ce genre de témoignages, les sentiments de gratitude, de chance et de bien-être sont très souvent mentionnés. Ils font état d’une situation de travail durant laquelle le cueilleur se situerait sur un gradient allant d’un état de pleine conscience et d’intense réflexion, à une « déconnexion » vis-à-vis de ses pensées, immergé dans sa tâche. Un cueilleur-coopérateur dans le Massif Central explique qu’à l’inverse de collègues appréciant les moments de réflexion que permet la cueillette, il ne se concentre au travail que sur une seule chose : bien faire son travail ; et cela lui va parfaitement. Très sportif, amateur de longues sorties, notamment à vélo, il semble aimer cette « vacance » des pensées durant de telles escapades, où sa seule préoccupation réside dans le fait de savoir où il va trouver de l’eau et de la nourriture.
- 19 Ces journées intitulées Cueillir en coopérant avec les plantes : Savoir être, savoir faire, savoir (...)
41Malgré le fait que la sensibilité des cueilleurs au travail semble prendre racine dans des expériences principalement solitaires, celle-ci est également socialisée. Aussi solitaires que puissent être les instants de cueillette – qui sont aussi pour certains des moments collectifs, entre cueilleurs – ils représentent une composante essentielle de leur identité professionnelle. En décembre 2023 se sont tenues des journées d’étude sur le rapport sensible au végétal, en réponse à une demande de l’AFC et en partenariat avec les chercheurs du projet « PlantCoopLab »19. Elles font suite à un questionnement de longue date de ses adhérents sur le terme de « ressource », très usité pour évoquer la plante sur un plan commercial. Trop réifiante, la « ressource » ferait disparaître toutes les autres qualités de la plante au profit de sa seule exploitation en vue d’un gain économique. L’existence de ce type d’espaces au sein du métier nous semble être une preuve de la réflexivité particulière dont peuvent faire preuve les cueilleurs.
42Une autre dimension importante dans l’identité des cueilleurs est la manière dont ils acquièrent et incorporent leurs savoirs professionnels. À l’inverse d’un modèle de transmission descendant et scolaire, nous constatons qu’ils sont plutôt « passés », au sens de transmis de pair en pair. Ce mode de transmission favorise une « culture professionnelle » à même de susciter une unité par-delà les différences de sensibilité (Champy, 2012).
43Les savoirs des cueilleurs rayonnent du cœur de métier, à la connaissance des plantes et des techniques de cueillette, pour englober toutes les autres pratiques qu’ils sont amenés à intégrer à leur activité : transformation, commercialisation, conseil, vente, communication… L’importance des réseaux d’interconnaissance qui se constituent autour des organisations collectives, et au premier rang desquelles le syndicat Simples, est un élément saillant de la circulation des savoirs (Pinton et al., 2015). Ils permettent aux cueilleurs d’effectuer des stages et des sorties chez un grand nombre de collègues, et devenir bien souvent passeurs de savoirs à leur tour.
- 20 C’est le cas par exemple du CFPPA de Nyons, qui propose un UCARE « Conduire une activité de cueille (...)
- 21 Le titre de paysan-herboriste est enregistré au Répertoire National des Certifications Professionne (...)
44Un grand nombre de producteurs-cueilleurs intègrent également des Centres de Formation Professionnelle et de Promotion Agricole (CFPPA) lors de leur formation. Ceux-ci ont été créés dans le but de former des agriculteurs, et ouvrent la voie, entre autres, à l’obtention des aides à l’agriculture par l’obtention du Brevet Professionnel Responsable d'Entreprise Agricole (BPREA). Mais les savoirs de la cueillette débordent les cadres de l’activité agricole telle qu’elle a été promue depuis l’après-guerre. Toutefois, dès les années 2000, plusieurs CFPPA intègrent des enseignements reliés à la cueillette dans leurs cursus. Ils investissent la question du soin autour des pratiques d’herboristerie, les techniques de cueillette, ou encore les activités de transformation20. Signe d’une avancée sur le chemin de la reconnaissance de l’herboristerie, les CFPPA de Nyons et Montmorot ont été habilités fin 2023 à délivrer le titre de « paysan-herboriste »21. De même, des « écoles des plantes » privées, présentes dans tout l’hexagone (Lyon, Paris, Montpellier, Plounéour-Ménez…), se focalisent sur des enseignements autour de l’herboristerie. Si elles ne sont pas spécialisées sur les questions de cueillettes, elles ouvrent leurs portes à des interventions de cueilleurs. Ceux-ci servent alors de courroie de transmission des savoirs décrits plus haut.
45Néanmoins, la pertinence de l’enseignement scolaire vis-à-vis des savoirs de cueillette est souvent discutée lors de nos entretiens. Ce dernier fournit des informations importantes au niveau de la structuration de l’entreprise, de la réglementation, des pratiques de transformation, soit autant de savoirs généraux, valables pour tous les cueilleurs. Mais en ce qui concerne les savoirs de cueillette, ceux-ci sont souvent décrits comme relevant de l’expérience immédiate, de l’empirisme. C’est ce qu’exprime une cueilleuse intervenant dans un CFPPA où elle fut elle-même formée dans les années 2010 :
- 22 Botaniste très reconnu chez les producteurs-cueilleurs, spécialisé dans les plantes bio-indicatrice (...)
« […] On passait des heures dehors à apprendre des plantes, alors que c'est sûr que c'est difficile, y'a pas de rendu à la fin, on peut pas dire : "ceci, ceci, cela". C'est juste…on était dehors, t'as Gérard Ducerf22 qui te montre au mois de novembre un truc tout sec, il te parle tout en latin [...], mais en même temps, moi j'ai tout appris là. Et puis c'est ça qui m'a donné le goût, hein, c’est pas de rester en classe devant des photos, en train de faire des dossiers, de recopier des livres, "telle plante ça sert à ça, ça ressemble à ça"… » (entretien, cueilleuse, Massif Central, 2022).
46Une première codification des savoirs de cueillette semble se faire à l’AFC, qui publie des livrets techniques de cueillette depuis 2022. Ils sont le résultat d’une hybridation entre des savoirs botaniques, écologiques ou ethnologiques, et des retours d’expériences de cueilleurs sur le terrain. Pensés sous l’angle de la durabilité, ces savoirs semblent difficilement « monopolisables » du fait de leur circulation entre cueilleurs. Ils sont dans le même temps un facteur d’unification des professionnels sous une valeur qui les relie.
47Le travail dit « vivant » fait appel à des « gestes, [des] savoir-faire, [un] engagement du corps, [une] mobilisation de l’intelligence, [une] capacité de réfléchir, d’interpréter et de réagir à des situations » (Cukier, 2017). Il ne sacrifie pas une de ces composantes au profit d’une seule tâche dans un cycle de production. Ce type de travail n’est pas « mort » au sens où il serait devenu lui-même une marchandise, l’humain à sa source étant considéré comme tel.
48Dans son approche des cueilleurs du champignon matsutake aux États-Unis, A. Lowenhaupt Tsing fait le portrait d’individus mus par des conceptions diverses d’un même concept : la liberté (Lowenhaupt Tsing, 2017). Dans notre cas, la liberté est parfois citée par les personnes interrogées, mais il nous semble plutôt que l’attrait pour le métier est porté par un champ de valeurs et de sentiments plus généraux, convoquant la tranquillité, l’apaisement, l’engagement…C’est un premier point commun avec les cueilleurs signataires de la charte de l’AFC, qui refusent en partie l’hétéronomie d’un travail dicté de l’extérieur, vu comme un moyen au service de l’enrichissement (Vercellone, 2009) :
« Les signataires s’engagent en faveur de ce principe de liberté, qui doit être compris comme une posture de responsabilité et d’autonomie, dans le respect des lois et des ressources naturelles. Ils refusent les systèmes dans lesquels la cueilleuse ou le cueilleur serait en situation de dépendance vis à vis d’un opérateur qui pourrait, sans accompagnement ni formation, lui fournir l'accès à la ressource, les itinéraires techniques et lui achèterait sa production. » (AFC, charte, 2020).
49Au travail, la cueillette fait appel à tous les sens, et met également à l’épreuve l’intellect, que ce soit pour travailler à l’identification des plantes, à la recherche des sites ou encore lors de la transformation. Elle peut être décrite comme une pratique professionnelle « prudentielle » (Champy, 2012). Elle fait appel aussi à l’observation, la connaissance des espèces et des espaces, qui participent au discernement du cueilleur sur le terrain, plutôt qu’à l’application rigoureuse et immuable d’un savoir scientifique préalable, tangible, rationnel. L’environnement des cueilleurs est toujours fluctuant, mouvant, dynamique. Les sites évoluent, disparaissent, d’autres acteurs y interviennent. Cela oblige à repenser à intervalles réguliers et parfois de manière impromptue ses méthodes et lieux de travail.
50Cette confrontation à la complexité des dynamiques naturelles fait de la cueillette un exemple bien particulier de « travail vivant ». Elle s’opère dans un premier temps en se confrontant à une ressource qui n’est pas maîtrisée de bout en bout. Les cueilleurs s’écartent ainsi du paradigme scientifique et technicien, qui prévaut encore largement au sein des métiers en lien avec le vivant. Mais elle se redouble dans un second temps quand on réfléchit à la nature du rapport des cueilleurs avec les plantes. Ils maîtrisent un « savoir indiciaire » (Champy, 2012) issu d’innombrables remontées d’expériences de terrain, tout en s’appuyant sur des corpus scientifiques très divers (botanique, géologie, ethnobotanique, histoire…). En somme, le travail sur la plante spontanée échappe toujours en partie à sa rationalisation, pour une infinité de raisons. Changement climatique, évolution des sites dans le temps, perturbations humaines et non-humaines… Les plantes incarnent la « résistance » du réel (Dejours, 2017), et certains cueilleurs leur accordent de ce fait une forme d’agentivité : une capacité des plantes à agir, faire, ou faire faire (Jézégou, 2022). C’est une des raisons pour lesquelles un bon nombre d’entre eux en font de véritables sujets, avec lesquelles ils peuvent rentrer en relation, voire en coopération. C’est ce qu’explique un cueilleur expérimenté, évoquant ce lien pouvant paraître curieux, voire dérangeant :
« T’as l'impression de recevoir des messages ou des enseignements des plantes, en les observant. Alors c'est peut-être un monologue que tu t'es fait tout seul dans ta tronche. Mais j'ai l'impression que les plantes m'ont beaucoup appris mon métier, tu vois. Et ça c'est quelque chose dont on ne parle peut-être pas assez. Et même plus que mon métier, presque ma manière d'être, ou de me comporter. Et pour moi elles sont un peu, presque, parfois, comme un guide. […] » (entretien, cueilleur-producteur, Massif Central, 2022).
51Les cueilleurs nous font voir un travail fait de plaisir autant physique que cognitif, de mise en pratique de valeurs qui leur sont fortes, voire d’incarnation d’un rôle social dans les pratiques de soin. Pour autant, cela ne doit pas nous faire tomber dans la caricature d’une activité faite uniquement d’épanouissement individuel et collectif.
52Le « travail vivant » reste un modèle théorique, un idéal à viser dans une certaine perspective critique. La réalité de la cueillette n’échappe pas à certaines contraintes ou contradictions. Si la professionnalisation représente à certains égards un processus risqué, elle est aussi pensée comme un moyen de répondre à ces problématiques.
53L’hégémonie du travail « mort » et la destructivité du capitalisme sont liées, se conjuguent, et rendent certaines situations de travail particulièrement pénibles, notamment au sein de l’agriculture (Louazel, 2016). En s’intéressant aux marges du système productif en lien avec le vivant, nous observons des acteurs qui lient leur métier avec la sensibilité, un rapport renouvelé au vivant et un engagement plus ou moins fort pour la durabilité des milieux de vie (Deléage, 2017). Pour autant, il est important de nuancer ce constat. Il ne faut pas avoir une conception trop irénique ou éthérée du métier de cueilleur. Cela nous ferait tomber sur un versant bien peu pertinent de la critique, qui minimiserait les problématiques auxquels sont confrontés les cueilleurs, ou participerait d’une vision stéréotypée de leur métier. Nos entretiens montrent que la cueillette reste malgré tout une activité précaire, dévalorisée et parfois pénible.
54Si l’on pense la précarité sous l’angle du revenu, nous observons de grandes disparités en termes de rémunération des cueilleurs. Les cueilleurs fournissant de grandes quantités de plantes à l’industrie sont ceux qui perçoivent les plus hauts revenus. Toutefois, rapportées au taux horaire, cette fourchette haute des rémunérations reste modeste, de l’ordre de 1 500 à 2 500 € mensuels, vis-à-vis des heures de travail en saison et de la pénibilité de l’activité. Les producteurs-cueilleurs qui transformant leurs plantes et commercialisant leurs produits sur des circuits de proximité connaissent plus de difficultés à vivre pleinement de leur travail. La précarité est ici synonyme de revenus faibles, fluctuants, ou du recours à des aides sociales comme le RSA pour soutenir l’activité. Le revenu est un indicateur de précarité économique, mis en rapport à une référence sociétale, comme le salaire minimum ou le seuil de pauvreté. Pour autant, il ne doit pas être corrélé directement à la qualité de vie, notion elle-même très subjective. Les réseaux et communautés dans lesquels certains cueilleurs s’inscrivent peuvent ainsi participer à l’amélioration d’une qualité de vie qui repose sur des échanges, des dons ou des rétributions extra-économiques.
55Mais la précarité est également celle du métier. Elle peut être définie comme la condition dans laquelle on se trouve vulnérable aux autres, sans possibilité de contrôle et de confiance dans des structures stables (Lowenhaupt Tsing, 2017). Les menaces exogènes et endogènes décrites plus haut en sont la cause principale. De plus, la crise sanitaire a entraîné une embellie générale dans le secteur des PPAM, qui n’a cependant pas duré. Aujourd’hui, ce sont les acteurs économiques les plus importants qui tirent leur épingle du jeu au sein de la filière des PPAM : industries du complément alimentaire, pharmacies et parapharmacies, entreprises d’export... À l’inverse, les circuits de distribution plus alternatifs connaissent une importante crise, notamment du fait d’une forte baisse de la demande dans un contexte inflationniste (Gillot, 2023), qui touche plus ou moins durement les cueilleurs.
Illustration 4 - Arrachage de racines de pissenlit (Taraxacum) revendues à un laboratoire, Alpes, 2023
Loin d’une image stéréotypée de la cueillette, l’arrachage des pissenlits illustre la pénibilité d’une activité qui la relie à celle du monde agricole (Alpes, 2023).
Auteur : V. Asselain, 2023.
56Enfin, le caractère pénible et éreintant de la cueillette ne doit pas être occulté. En saison, les journées de travail s’allongent, requérant de la force physique et une endurance sur plusieurs mois, à quoi s’ajoute du travail sur les cultures. La pénibilité du métier est souvent dépeinte par les cueilleurs comme l’élément qui surprend (et parfois décourage) le plus les aspirants au métier. C’est ce que dépeint une salariée d’une entreprise d’achat et revente de plantes lorsqu’elle a commencé à y travailler :
« Y’avait peut-être [mon] côté naïf, on s’attend à voir quelqu’un se balader avec son panier dans la forêt, et quand on voit les cueilleurs dans le tilleul ou l’aubier de bouleau, c’est des bûcherons ! » (entretien téléphonique, acheteuse, 2022).
57Une partie des cueilleurs s’insèrent dans des filières capitalistiques, leur fournissant un revenu substantiel, portion congrue de la plus-value tirée par les acteurs en aval. On retrouve dans leurs mode de vie et leurs pratiques – pouvant être décrites comme relevant du « péri capitalisme » à certains égards (Lowenhaupt Tsing, 2017) – les attributs si « vivants » du métier. On observe dans cette fragmentation de la filière les mêmes attributs que ceux de toute économie extractive : la matière première non-transformée est peu rentable, et le bénéfice est accaparé par des acteurs privés qui la transforment et la commercialisent (Bednik, 2019). Mais dans quelle mesure cette manière de travailler fait-elle réellement le pont avec une émancipation collective ?
58Le régime de croissance indéfinie que poursuit le capitalisme s’applique à l’économie de la cueillette. Les freins qui lui sont posés seront, toutes choses égales par ailleurs, l’épuisement des ressources, ou des régulations drastiques imposées à l’ensemble des autres usagers de plantes sauvages. Difficile alors d’y voir un avenir professionnel radieux, tant au niveau individuel que collectif. Cette configuration du marché nous rappelle les « patchs » décrits par A. Lowenhaupt Tsing dans la chaîne d’approvisionnement du matsutake, qui lie entre des sites hétérogènes via des instances de « traduction » permettant, in fine, l’accumulation privée de richesses (Lowenhaupt Tsing, 2017).
59Cela se redouble par le caractère extrêmement concurrentiel et mondialisé du marché des plantes sèches (Jenkins et al., 2018 ; Mercan, 2021 ; Timoshyna et al., 2020), cause de dévalorisation du travail effectué par les cueilleurs-producteurs en France. Malgré la recherche affichée de durabilité, traçabilité et qualité par nombre d’acheteurs industriels, la facilité de l’approvisionnement en plantes sauvages à bas prix pousse ceux-ci à se tourner vers des régions au coût du travail moins élevé : les principaux exportateurs de plantes vers la France sont la Chine, le Maroc et l’Inde, pour une augmentation de 44 % (en volume) des exportations entre 2010 et 2020. Les conditions sociales des travailleurs ainsi que l’attention à la durabilité des sites de cueillette sont opaques ou, à l’inverse, le théâtre d’injustices sociales et environnementales criantes (Greiner et Bollig, 2023). La création d’une éventuelle certification de cueillette française durable est en discussion à l’AFC, mais la route est encore longue avant de convaincre la majorité des entreprises de ne pas obéir en dernière instance à la seule logique du prix. L’association a proposé en 2023 une formation auprès des acheteurs et des gestionnaires, en collaboration avec le Conservatoire National des Plantes à Parfum, Médicinales, Aromatiques et Industrielles (CNPMAI). L’idée était de « mieux connaître les conditions dans lesquelles les plantes sauvages sont utilisées », « comprendre l'impact des politiques d'achat sur les ressources […] », et « appréhender les pratiques autour de la cueillette commerciale en France » (AFC, 2023).
60Ainsi, on remarque que les cueilleurs se sont emparés à un niveau collectif de cette problématique. Mais leur marge de manœuvre est très limitée, face à la dimension « totale » du capitalisme sur l’ensemble de nos pratiques. S’il permet de rendre vivable le métier de cueilleur en valorisant les plantes sauvages, cette organisation productive ne répond qu’à des besoins solvables, consuméristes, individuels (Vercellone, 2009). Nos rayons sont donc garnis de produits qui créent et entretiennent du même coup des attentes bien souvent symboliques, voire superflues, nuisant bien souvent au reste de la société (Keucheyan, 2019). Nos désirs consuméristes façonnent à l’infini nos subjectivités individuelles, réduites à notre statut de consommateurs tiraillés entre des logiques et des attentes contradictoires autour de la nature. Du point de vue national, la complémentarité des pratiques de soin, la relocalisation de nos circuits alimentaires, la gestion territorialisée des sites entre acteurs de terrain ou la reconnaissance des cueilleurs au sein du monde rural et urbain sont autant de pistes vers lesquelles se tourner. Mais peut-on réellement, sans bouleversement plus global de nos structures productives en lien avec le vivant, donc bien au-delà des cueilleurs français et du territoire de l’hexagone, consommer inlassablement les plantes du monde entier et chanter les louanges d’un nouveau rapport à la nature ?
61La cueillette est donc un miroir de nos paradoxes sociétaux. Elle répond, dans le large éventail des pratiques commerciales qu’on y observe, à deux tendances caractéristiques de la modernité tardive, et qui sont inconciliables. D’un côté, vouloir revenir à la nature, tant du point de vue de nos pratiques de consommation que des modes de vie ou des métiers qui lui sont associés. De l’autre, participer de sa destruction, immergés dans des structures capitalistes dérégulées, mondialisées et désencastrées, qui reposent sur des logiques extractivistes à sens unique (Bednik, 2019 ; Harvey, 2004 ; Polanyi et al., 2009). Mais la cueillette est aussi en décalage permanent vis-à-vis des institutions et des normes les plus ancrées dans nos sociétés : Etat, propriété privée, individualisme juridique, accumulation et enrichissement privé. Nous restons, à bien des égards, dans le prolongement de l’exclusion séculaire des populations nomades et cueilleuses des premiers Etats, qui domestiquaient plantes, animaux et humains de concert (Scott, 2019).
62Cet écart vis-à-vis des cadres établis est une composante essentielle de la cueillette contemporaine, au cœur des motivations des cueilleurs à exercer leur métier. Faire évoluer l’activité, c’est nécessairement créer une nouvelle identité professionnelle un autre métier, et de nouveaux travailleurs. D’un côté, les cueilleurs sont « sortis du bois » (Julliand et al., 2019) ces dernières années en créant de nouvelles organisations collectives et en s'investissant au sein de diverses arènes, en lien avec une constellation d’acteurs publics et privés. De l’autre, ils multiplient malgré eux les risques « d’emprises » et de tentatives de contrôle de leurs pratiques par des acteurs plus puissants (Chateauraynaud, 2006), et par là les différentes épreuves de justification et normes auxquelles ils peuvent avoir à se soumettre dans le futur. Ces différents chemins de professionnalisation, entre conservation des aspects passionnels du métier et rationalisation de ses pratiques, sont donc semés d’embûches, et ne se présentent jamais comme des évidences.
63La « gestion » semble nécessaire, ici et maintenant, pour penser la durabilité des sites et du métier, mais elle est loin d’être suffisante au vu des enjeux auxquels nous faisons face. Si les cueilleurs doivent prendre une place parmi les professionnels du monde rural, peut-être ont-ils bien plus à recevoir qu’un statut de « partenaires » dans la gestion des espaces, en participant au mouvement, déjà engagé dans les marges du monde agricole, de mise en cohérence de nos productions végétales et animales avec des cycles naturels que nous ne maîtrisons pas entièrement. Dans les interstices de l’organisation dominante du travail, leur métier renouvelle aussi la manière dont nous pouvons penser notre rapport à cette tâche nécessaire à la construction de la vie en société. Qu’il soit en lien direct avec le vivant ou pas, le travail est une composante essentielle de nos vies. S’interroger sur son sens et sa finalité est un pas vers une existence collective moins destructrice et d’autant plus émancipée. Au-delà du travail, c’est aussi à l’humain sensible et sensé qui se cache derrière le consommateur que certains dilemmes doivent se poser.
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