Les auteurs remercient les relecteurs/relectrices anonymes pour la précision et la pertinence de leurs conseils.
1Malgré l’augmentation tendancielle de long terme des surfaces enforestées en France, les pertes de couvert forestier font l’objet de préoccupations récurrentes, par exemple lors des grands feux de l’été 2022 dans les Landes. Plus largement, l’évolution de la couverture forestière fait l’objet de nombreux travaux, notamment dans les pays du Sud en lien avec la déforestation, mais aussi dans certains pays du Nord où l’agriculture perd du terrain face aux friches devenant progressivement des forêts (Perpiña Castillo et al., 2018). Au-delà des aspects spatiaux sont abordées les déterminants socio-démographiques et économiques des changements d’occupation des sols (Guéringer, 2008), ainsi que les représentations sociales de ces dynamiques (Dodane, 2009) et les conflits qui y sont liés. C’est notamment le cas lorsque des modifications massives de l’occupation des sols ont eu lieu (Temple, 2011) ou que des essences forestières spécifiques sont implantées, qu’elles soient résineuses ou feuillues (Robert, 2023).
2Les coupes rases sont une des modalités d’évolution du couvert forestier qui cristallisent des tensions importantes : à l’échelle européenne, leur critique s’intègre à celle du modèle dit scandinave de sylviculture intensive (Winkel et al., 2021). Depuis le milieu des années 2010, elles sont au cœur de controverses intenses en France (Deuffic et Banos, 2020), qui font écho à deux périodes antérieures de débats, autour de la forêt de Fontainebleau au XIXème siècle et dans le contexte des luttes environnementales des années 1970 (Deuffic et al., 2024). Les mobilisations ont été suffisamment importantes pour que le ministère en charge de la forêt ait commandité, dès 2017, un rapport visant à limiter le risque de « contestation du public contre l'exploitation des forêts, suscitée, notamment, par des ONG hostiles. La question est d'autant plus préoccupante qu'un nouveau contexte fondé sur la découverte d'une sensibilité des végétaux est en train de s'installer » (Bardon et Dereix, 2017, p. 5). Plus récemment, la proposition de loi Couturier « relative à l’adaptation de la politique forestière et des milieux forestiers face au changement climatique »1 a envisagé de fixer des seuils nationaux de surface maximale de coupe rase (2 ha pour les feuillus, 4 ha pour les résineux) et de soumettre toutes les coupes à autorisation préalable.
- 2 Définis par l’IGN (2023) comme des « observations permett[a]nt d’affirmer que le peuplement a fait (...)
3Au sein du territoire français, certaines zones sont particulièrement concernées par ces contestations. D’après un relevé des articles de la presse quotidienne régionale et des pétitions portant sur le sujet entre 2015 et 2021 (Deuffic et al., 2023), le Morvan ressort tout particulièrement. À ses côtés, on trouve d’autres zones marquées par de faibles densités humaines (Cossart, 2021), un fort enrésinement (Loisier, 2009) et un relief visibilisant la place des coupes rases dans le paysage, comme le plateau de Millevaches ; mais aussi des zones où c’est à l’inverse la proximité entre fortes densités de peuplement et forêts patrimoniales qui est en jeu, comme l’Île-de-France. À l’échelle du Morvan, où 75 % de la surface forestière présente des signes de gestion2, un dense réseau d’associations environnementalistes locales et régionales entretenant des liens avec des associations nationales (Glinel, 2023) s’oppose aux coupes rases. À l’échelle nationale et européenne, la zone ne ressort toutefois pas particulièrement par l’intensité de sa gestion forestière (Hengeweld et al., 2012 ; Levers et al., 2014 ; Ceccherini et al., 2020).
- 3 Pour « Coupes rases et renouvellement des peuplements forestiers en contexte de changement climatiq (...)
- 4 Par exemple autour du mot-dièse #BalanceTaCoupeRase lancé par Adret Morvan sur Instagram.
4Le Morvan se distingue néanmoins du plateau de Millevaches ou de l’Île-de-France par le fait que les coupes rases ont été précocement inscrites à l’agenda politique local, notamment par l’action du Parc naturel régional (PNR). Jusqu’à la diffusion de l’étude nationale CRREF3 sur les coupes rases fin 2022, c’est dans les cahiers scientifiques du PNR du Morvan (Beck et al., 2021) que « la publication scientifique la plus documentée sur le sujet » (Landmann et al., 2023) a été publiée. Malgré son absence de compétences en la matière, le PNR du Morvan cherche en effet depuis 2019 à encadrer plus strictement les coupes rases. Une expérimentation d’abaissement de 4 à 2 ha du seuil de demande d’autorisation administrative pour les coupes rases hors document de gestion durable est ainsi en cours depuis l’automne 2021 dans 21 communes du massif (Préfectures de la Côte-d’Or, la Nièvre, la Saône-et-Loire et l’Yonne, 2021). Ce volontarisme est motivé par « le rejet social [de la récolte industrielle] encore plus fort que [celui dont a fait l’objet] l’enrésinement », puisque ce type de récolte va de pair avec la « dégradation des chemins, [de la] qualité des cours d’eau, [et un accroissement de la] circulation des grumiers » (PNR du Morvan, 2018, p. 20) et, en conséquence, peut avoir des retombées négatives sur l’activité touristique. Cette dernière inclut tout particulièrement la promenade en forêt, ce qui explique que la contestation des coupes rases ne se limite pas à la transformation de paysages quotidiens (visibles depuis les zones d’habitat et les routes), mais porte aussi sur des coupes réalisées au cœur des massifs – dont des photos et vidéos sont de plus diffusées en-dehors du Morvan par les organisation opposantes4.
- 5 Avec une moyenne annuelle de 686 ha, correspondant à 0,54 % des surfaces forestières.
5La conflictualité entre les opposants aux coupes rases et leurs défenseurs reste intense (Marage, 2020). Dans une visée d’apaisement des tensions, le premier axe de la charte forestière de territoire adoptée pour la période 2022-2028 met en avant la nécessité de produire des « savoirs et connaissances pour un dialogue local constructif et apaisé » (PNR du Morvan, 2022, p. 8). Ce besoin est également pointé par l’évaluation environnementale stratégique du Schéma régional de gestion sylvicole (SRGS) de Bourgogne-Franche-Comté. Dans le but de qualifier l’impact du SRGS sur les services écosystémiques rendus par les forêts, un suivi plus précis des coupes rases portant notamment sur « la surface totale cumulée et la répartition par catégorie de taille » (Agence MTDA-Forestry Club de France-Symbiose Environnement, 2021, p. 264) est présenté comme nécessaire. De fait, les trois sources convoquées par le PNR dans son diagnostic territorial de 2018 pointent des dynamiques qui ne se recoupent pas tout à fait : l’analyse des travaux menés par les machines de bûcheronnage depuis 1999 indique une augmentation des coupes rases, tant de résineux que de feuillus ; l’analyse des plans simples de gestion (PSG) et des aménagements forestiers soumis à instruction entre 2012 et 2015 souligne quant à elle une évolution vers plus d’irrégularisation des peuplements ; enfin, l’analyse de photographies satellites prises de 2000 à 2015 montre une forte variabilité interannuelle des surfaces coupées5.
6Dans ce contexte, l’objectif de l’article est de mieux comprendre les dynamiques spatiale, temporelle et sociale des coupes rases du Morvan. Dans quelle mesure les coupes rases se multiplient-elles effectivement et, si oui, pourquoi ?
- 6 Projet FoSoMo Des forêts à ménager ? Gestions du foncier sylvicole et gouvernance territoriale des (...)
- 7 Reprise par la presse quotidienne régionale : Un travail universitaire confirme la multiplication d (...)
7Réalisé dans le cadre d’une recherche initialement non partenariale6, ce travail a permis d’objectiver certains débats locaux, notamment lors d’une restitution intermédiaire en groupe de travail forêt-bois du PNR du Morvan en décembre 20227. Il s’appuie sur le croisement de plusieurs bases de données renseignant l’occupation des sols, les essences forestières, les limites parcellaires, les propriétés foncières et les bénéficiaires physiques des personnes morales. Il a été mené à l’échelle d’un échantillon de communes du Morvan sur la période 2011-2020.
8Après une présentation de la démarche et du protocole méthodologiques, l’article objective les discours sur l’augmentation des coupes rases à partir d’une quantification de leur abondance et de leurs surfaces, puis pointe les causes de cette augmentation en caractérisant les essences concernées, la morphologie et la répartition des coupes, avant d’analyser les rôles respectifs des principaux propriétaires concernés dans cette dynamique, à partir d’une analyse de leurs profils et comportements de coupe.
- 8 Base de données dite UMD-GLAD, consultable en ligne. URL: https://www.globalforestwatch.org
- 9 18 % pour la base UMD-GLAD, inférieur à 10 % pour la base INRAE (pour les altitudes inférieures à 1 (...)
9Deux principales méthodes sont actuellement utilisées pour appréhender l’ampleur et la répartition spatiale des coupes rases. D’un côté, l’Inventaire forestier national (IFN) procède par repérage sur le terrain des coupes supérieures à 90 % du couvert de l’étage dominant à l’échelle de placettes de 20 ares, définies selon un échantillonnage à l’échelle nationale (Wurpillot et Duprez, 2023). De l’autre côté, des estimations de surface ayant perdu leur couvert arboré sont réalisées par des processus automatisés à partir d’images de télédétection (Ose et al., 2023 ; Mermoz et al., 2024) : à l’échelle mondiale par l’Université du Maryland avec une large diffusion8, à l’échelle française par INRAE pour fourniture aux services déconcentrés de l’État en charge de la surveillance des coupes et défrichages illégaux (Ose et Deshayes, 2015). Du fait de taux élevés de faux, tant positifs que négatifs9, il s’agit toutefois plus d’outils de pré-diagnostic que de cartographie : des contrôles visuels in situ restent nécessaires. À l’échelle française, ces derniers sont couramment menés en Aquitaine par la Direction régionale de l’agriculture, de l’alimentation et de la forêt. L’optimisation de la combinaison des démarches de l’IGN et d’INRAE est actuellement identifiée comme un front de recherche notamment par l’Ademe, laquelle vise à développer une « méthode […] de suivi des coupes rases qui s’appuierait simultanément sur […] des données de terrain [… et de] télédétection » (Ademe, 2024, p. 8).
10Du fait du fondement largement paysager des débats autour des coupes rases, l’article adopte quant à lui une définition paysagère, correspondant aux parcelles dont l’entièreté ou presque des arbres visibles a été coupée en une fois (même si des plants ou quelques rares arbres sont parfois présents). Un seuil minimal de prise en compte de 400 m2 a été choisi, en phase avec la méthodologie d’INRAE (Ose et al., 2023). Ces parcelles ont été intégrées dans un SIG par interprétation de photographies aériennes de la BD Ortho de l’IGN. Afin de renseigner la dynamique temporelle, quatre millésimes ont été successivement utilisés (2020, 2017 et 2014 pour vectorisation des coupes et 2011 pour vérification de la datation des coupes du millésime 2014), permettant de déterminer trois périodes de coupe (2011-2014, 2014-2017 puis 2017-2020).
11Ensuite, les couches des parcelles coupées à ras durant les trois périodes ont été croisées avec les BD Forêt et BD Parcellaire de l’IGN afin de définir les essences abattues, ainsi que le nombre de parcelles cadastrales en jeu dans chaque coupe. À partir de la BD Forêt, une catégorisation adaptée aux essences les plus couramment coupées localement a été définie, composée de huit groupes : douglas, épicéa, épicéa scolyté, autres résineux, chêne, hêtre, autres feuillus, peuplement mixte. Au sein des parcelles identifiées comme en épicéas par la BD Forêt, la différenciation entre les coupes dues ou non aux attaques de scolytes s’est révélée nécessaire pour les millésimes 2017 et 2020 au vu de l’étendue de la crise qui a touché cette essence dans tout le nord-est de la France (Saintonge et al., 2022). Le croisement de trois critères a permis cette différenciation : la présence d’épicéas scolytés en limite externe de coupe, la présence de houppiers d’épicéas de trop petite taille à la période précédente pour avoir atteint la maturité économique à la période observée, la forme de la coupe limitée à une seule partie d’une parcelle cadastrale. Il est à noter que les clairières sanitaires (figure 1) au sein de peuplements d’épicéas scolytés n’ont pas été assimilées à des coupes rases, ni donc vectorisées telles quelles, afin d’éviter des doubles comptes : en effet, ces coupes de quelques arbres contigus ont été généralement inefficaces face à la diffusion des scolytes et les surfaces concernées ont été vectorisées au sein de coupes rases plus larges effectuées lors de la période suivante.
Illustration 1 - Exemples d’identification de coupes rases et de clairières sanitaires par photo-interprétation.
Les limites cadastrales apparaissent en traits fins oranges.
Source : Géoportail. Réalisation : Adrien Baysse-Lainé et Antoine Reynaud, 2024.
- 10 Correspondant à une extraction de la matrice cadastrale des propriétés non bâties des personnes mor (...)
- 11 Représentant sous forme de carte cliquable l’entièreté du cadastre. Site Opendatakoumoul, Carte des (...)
- 12 Donnant accès à l’identité des personnes physiques contrôlant chaque personne morale. URL du site: (...)
- 13 Cas majoritaire en l’occurrence, s’expliquant par la place importante des groupements forestiers da (...)
12Enfin, un croisement a été effectué avec la BD « MAJIC Parcelles des personnes morales »10 (MAJIC-PPM) de la Direction générale des finances publiques (DGFIP), sa réutilisation en webmaping par Koumoul11, ainsi que la BD des bénéficiaires effectifs des sociétés de l’Institut national de la propriété intellectuelle (INPI)12. L’objectif était d’identifier les propriétaires des parcelles où ont été réalisées des coupes rases et, dans le cas où il s’agissait de personnes morales13, de différencier des groupes de propriétaires selon leur statut et leur rapport au territoire, de caractériser la structure de leur propriété foncière et d’analyser leur comportement de coupe. Pour limiter les biais liés aux mutations de propriété au fil du temps, ce croisement n’a été réalisé que pour les coupes rases de la période 2017-2020, sur la base des derniers millésimes des BD de la DGFIP et de l’INPI.
13Notons enfin que ce travail a été conduit en parallèle d’une enquête qualitative par observations participantes (n=3) et entretiens semi-directifs (n=42) avec des acteurs forestiers morvandiaux de secteurs diversifiés : élus locaux, représentants de l’État, filière forêt-bois et associations environnementalistes, dont des verbatims sont très ponctuellement mobilisés au fil du propos.
14L’étendue spatiale importante des forêts du PNR du Morvan (1 492 km2) et la forte densité de coupes rases annoncée par les acteurs locaux a rendu inenvisageable l’application de cette méthodologie à l’intégralité de l’espace de référence. Nous avons donc réalisé une typologie des forêts du Morvan à la maille communale afin de définir une zone d’étude centrée sur les secteurs potentiellement les plus marqués par les coupes rases, mais présentant tout de même une diversité de profils communaux.
- 14 C’est-à-dire celles déjà identifiables sur des cartes de Cassini.
15Sur la base de classifications ascendantes hiérarchiques réalisées sous Philcarto, deux typologies spatiales exploratoires, respectivement sur les régimes de propriété et la composition des peuplements ont permis d’identifier l’organisation spatiale du massif forestier. Elles ont ensuite été intégrées en une typologie globale à quatre critères (taux de boisement communal, parts respectives des peuplements feuillus, des forêts privées, et des forêts dites anciennes14), dont les classes ont été analysées notamment sur la base des typologies exploratoires.
16La première classe (illustration 2) correspond au centre et aux péricentres du massif, plus boisés et résineux que la moyenne, avec trois sous-classes se distinguant notamment selon leur taux de forêts anciennes. La deuxième classe correspond aux périphéries plus feuillues, mais moins boisées que la moyenne, avec trois sous-classes se distinguant notamment selon leur taux de forêts publiques. La troisième classe est celle des communes accueillant une forêt domaniale, formant sept îlots dans la forêt très majoritairement privée du Morvan. Enfin, la quatrième classe rassemble les quatorze communes les plus proches du profil moyen.
- 15 La présence des deux forêts de Breuil-Chenue et Au-Duc expliquent cette surreprésentation.
- 16 Les plus étendues étant les forêts communales de Lormes et Glux-en-Glenne, ainsi que la forêt gérée (...)
17Sur cette base, nous avons délimité deux zones d’étude en arbitrant entre l’importance de diversifier les types communaux pris en compte et l’intérêt de cartographier des espaces forestiers étendus afin d’appréhender d’éventuels effets de continuité spatiale. Pour ce faire, nous nous sommes notamment concentrés sur des communes où des manifestations contre les coupes rases ont eu lieu entre 2019 et 2021 (Quarré-les-Tombes, Dun-les-Places et Larochemillay). La première zone d’étude rassemble huit communes situées dans le nord du Morvan et la seconde quatre dans le sud du Morvan. Ensemble, elles couvrent les trois sous-classes de la classe 1, ainsi que les classes 3 et 4 : nous avons ainsi laissé de côté la classe de communes moins boisées et plus feuillues des périphéries du Morvan, étant donné la place limitée qu’y occupent les coupes rases. Les douze communes de l’échantillon s’étendent sur 465 km2 et comptent 271 km2 de forêts, soit 18 % des forêts du PNR sur 14 % de sa surface. En leur sein, 87 % des forêts sont privées (contre 88 % à l’échelle du Morvan), 9 % domaniales (contre 5,5 %15) et 4 % publiques non domaniales16 (contre 6,5 %).
Illustration 2 - Typologie à maille communale des forêts du Morvan
Source des données statistiques : PNR du Morvan. Réalisation : Adrien Baysse-Lainé et Antoine Reynaud, 2023 par CAH sous Philcarto.
18Sur l’ensemble des trois périodes, 597 coupes rases ont été repérées, s’étendant sur une surface totale de 1 275,6 hectares. La taille moyenne s’établit ainsi à 2,14 hectares, avec une plage de valeurs très étendue puisque la plus petite des coupes couvre 640 m2 tandis que la plus grande, avec 48,73 hectares (soit presque la moitié d’un kilomètre carré), est 760 fois plus étendue. Le caractère très hétérogène du profil de répartition des coupes en fonction de leur taille (illustration 3) invite toutefois à singulariser cinq coupes de taille exceptionnellement grandes, entre 20,8 et 48,7 ha. En se concentrant sur les coupes ne dépassant pas 15 hectares, la moyenne n’atteint ainsi que 1,86 hectare.
Illustration 3 - Répartition des coupes rases par surface (fourchettes 0,5 ha)
Source et réalisation : Adrien Baysse-Lainé et Antoine Reynaud, 2023.
- 17 Même si les communes échantillonnées ne correspondent que partiellement à celles concernées par l’e (...)
19Ces valeurs permettent de formuler des projections sur la stratégie de renforcement du contrôle administratif poursuivie par le PNR avec l’expérimentation d’abaissement du seuil d’autorisation des coupes rases17. Pour la zone et les coupes du présent échantillon, le seuil de 4 ha qui était initialement en vigueur correspond à 13 % des coupes. Celui demandé par le PNR à l’État pour mieux contrôler les coupes rases, à 0,5 ha, aurait conduit à ce que 74 % des coupes soient concernées, tandis que le seuil de 2 ha finalement retenu par la préfecture couvre 28 % des coupes. L’absence de données statistiques précises lors de cette prise de décision a pu donner l’apparence d’un choix médian, un seuil de 2 ha apparaissant environ à mi-chemin entre ceux de 4 ha et 0,5 ha. Toutefois, ce seuil conduirait à une multiplication par 2,2 des coupes soumises à autorisation, alors que la position du PNR aurait amené à une multiplication par 5,7.
- 18 Coulaud A., 2021. Mobilisation dans le Morvan : ‘La déforestation, ça ne se passe pas qu’en Amazoni (...)
20Ces statistiques descriptives permettent également de revenir sur les discours alarmistes relayés par le traitement médiatique de la question (avec par exemple l’emploi du terme « déforestation » lors de manifestations18). En définitive, en neuf ans, 4,72 % de la surface forestière totale a été concerné par une coupe rase, soit 0,52 % par an, ce qui correspond peu ou prou aux données calculées par le PNR pour la période 2000-2015 à l’échelle du Morvan (0,54 %). La zone d’étude et le PNR dans son ensemble sont ainsi deux fois plus marqués par le phénomène que leur contexte régional : durant les années 2010, à l’échelle de la région Bourgogne-Franche-Comté, 0,26 % seulement de la surface forestière totale a été concerné par une coupe de plus de 90 % du couvert dominant (Wurpillot et Duprez, 2023).
21Ce taux de prélèvement est donc celui d’une zone de sylviculture active au sein de son environnement régional. Pour autant il ne constitue qu’un plancher des surfaces affectées par l’ensemble des impacts environnementaux et paysagers des coupes rases. Ces derniers s’échelonnent sur plusieurs années (le temps que le couvert forestier commence à se reconstituer) et au-delà des limites parcellaires (à l’échelle du bassin-versant pour l’érosion des sols, par exemple). C’est d’autant plus le cas lorsque des coupes sont réalisées à proximité à peu d’années d’intervalle (coupes coalescentes : illustration 4), ce cumul intensifiant notamment la perception de mutation paysagère par les riverains. Ces impacts cumulés ne sont pas rares dans la mesure où la surface des coupes coalescentes atteint 20,6 % des surfaces coupées à ras. Sur les 597 coupes initiales de l’échantillon, 106 sont en effet concernées, formant au total 44 coupes coalescentes. Ces dernières sont principalement issues d’une coupe de la deuxième période complétée en troisième période (48 %) ou bien de plusieurs coupes voisines durant la troisième période (16 %). Elles se composent en moyenne de 2,4 coupes initiales, avec un maximum de 5. Leur taille moyenne de 6 ha correspond presque au triple de la taille moyenne des coupes initiales et trois d’entre elles dépassent même les 15 ha. Le poids non négligeable de ces coupes coalescentes inviterait à intégrer le cumul des surfaces auquel elles conduisent dans la réglementation sur les coupes rases, notamment en termes de seuil de déclenchement de procédures d’autorisation. Ainsi, plusieurs coupes de moins de 2 ha réalisées côte à côte à peu de temps d’intervalle se traduisent in fine par une zone coupée à ras pouvant dépasser le seuil de contrôle.
Illustration 4 - Formation d’une coupe coalescente de 13,5 ha au fil des trois périodes (Dun-les-Places)
Source : Géoportail. Réalisation : Adrien Baysse-Lainé, 2024.
22Une approche par la densité des coupes permet d’approfondir ce point. La densité théorique de coupes rases dans les forêts de l’échantillon est d’une tous les 4,08 km2/an (ou 0,25 coupe rase/km2 de forêt/an). Il n’y a toutefois pas d’homogénéité spatiale : la cartographie de la densité de kernel (ou carte de chaleur : illustration 5) des coupes rases permet de distinguer des zones de forte concentration (quand les buffers centrés sur chaque coupe ne sont plus distinguables les uns des autres), de faible concentration (lorsque chaque buffer est individualisable) et d’absence de coupes rases dans le voisinage (en l’absence de buffer). La majeure partie des forêts étudiées est ainsi recouverte par des zones de forte concentration, en écho au sentiment des riverains que les coupes rases sont omniprésentes ; comme de nombreux autres enquêtés, une agricultrice explique ainsi qu’« il y a mille endroits en ce moment où ils coupent, coupent, coupent. C'est une frénésie ! » (entretien, janvier 2022, Larochemillay). À l’inverse, les zones forestières sans coupe rase relèvent de deux types distincts : à la fois des ensembles de petits boisements épars situés aux centres de finages communaux, comme à Brassy ou Villapourçon, et des portions de massifs forestiers plus étendus, comme le centre de la forêt domaniale Au-Duc ou la forêt dite du mont Touleur à Larochemillay, intégralement feuillue et appartenant à la même famille depuis l’Ancien Régime (illustration 6).
Illustration 5- Densité de kernel des coupes rases
Auteurs : Adrien Baysse-Lainé, 2024.
Illustration 6 - Exemples de répartition spatiale de coupes rases (captures d’écran du SIG)
Auteurs : Adrien Baysse-Lainé et Antoine Reynaud, 2023.
23La pondération de la densité de kernel par la surface de chaque coupe fait ressortir la partition entre la grande majorité des coupes de faible taille (zones bleu foncé de l’illustration 5, correspondant par exemple au carton de droite de l’illustration 6) et quelques rares coupes de surface très étendue (zones jaunes à rouge). Les zones de densité intermédiaire (bleu clair à vert) correspondent à la proximité de plusieurs coupes de taille moyenne, comme celles du bas du carton central de l’illustration 6. On a donc affaire à la coexistence de coupes qui marquent les esprits par l’importance de la trouée qu’elles provoquent (et le traitement médiatique de la question par leur photogénie) et de coupes plus anodines, présentes dans chaque petit massif forestier et qui donnent au phénomène un caractère ubiquiste (illustration 7).
Illustration 7- Visibilité de coupes rases de tailles variées dans le paysage
Auteurs : Adrien Baysse-Lainé et Antoine Reynaud, 2022.
24L’hétérogénéité spatiale se double d’une hétérogénéité temporelle qui permet d’expliquer la recrudescence des oppositions aux coupes rases à la fin des années 2010 (illustration 8). Entre la première et la deuxième période, le nombre et la surface de coupes rases restent relativement stables (137 contre 128 ; 372 ha contre 356 ha), tandis qu’ils augmentent largement lors de la troisième période, pour atteindre 332 coupes rases sur 547 ha. Les surfaces croissent toutefois moins rapidement que le nombre de coupes, lesquelles rapetissent en moyenne de 2,78 ha à la première période à 1,65 ha à la troisième période. Ceci s’explique par une différence dans les tranches de surfaces de coupes portant la croissance des surfaces et du nombre. En effet, la hausse des surfaces coupées est le fait d’abord des coupes comprises entre 1 et 5 ha (+ 118,4 ha), puis de celles inférieures à 1 ha (+ 63,4 ha), tandis que la hausse du nombre de coupes s’explique surtout par une augmentation des coupes inférieures à 1 ha (+ 127), puis de celles comprises entre 1 et 5 ha (+ 68).
Illustration 8 - Évolution du nombre, des surfaces et de la surface moyenne des coupes rases, par tranche de surface
Source et réalisation : Adrien Baysse-Lainé et Antoine Reynaud, 2023.
25Le constat d’une accélération des coupes rases, observable par la comparaison des taux de prélèvement par coupes rases sur les trois périodes (0,44 %, 0,46 % puis 0,67 %), est toutefois à contextualiser au sein de la crise de scolytes de l’épicéa qui a été particulièrement intense dans le Morvan, à l’instar des Vosges, du Jura et des Ardennes (Saintonge et al., 2022). D’après l’Observatoire des forêts françaises19, quatre communes du Morvan (dont deux de la zone d’étude) ont vu plus de 5 % de leur surface forestière attaquée par les scolytes, douze (dont deux) entre 2 et 5 % et quinze (dont quatre) entre 1 et 2 %. Ainsi, le taux de prélèvement par coupes rases non sanitaires reste stable : 0,44 %, 0,39 % puis 0,41 %. Ces dernières correspondent à deux grands types de logiques et d’usages. D’un côté, des plantations équiennes de résineux (notamment des douglas), le plus souvent en monoculture et issus de boisements subventionnés par le Fonds forestier national (FFN) durant la deuxième moitié du XXe siècle, sont arrivées à maturité économique. Leur récolte alimente les scieries du massif, pour des usages de bois d’œuvre, industrie et énergie. De l’autre côté, les forêts feuillues incluent des taillis considérés comme peu productifs par la filière forêt-bois locale parce qu’issus d’anciennes friches agricoles non gérées. Certaines sont coupées à ras pour des usages principalement de bois énergie, du fait des faibles diamètres des arbres, et sont remplacées par des plantations majoritairement équiennes et résineuses.
26Le solde imputable aux coupes d’épicéas scolytés est limité à 0,06 % en 2014-2017, mais atteint 0,26 % en 2017-2020 et finit donc par représenter pendant la dernière période 39 % des surfaces (illustration 9). Les surfaces des coupes sanitaires ont ainsi été multipliées par quatre entre les deux dernières périodes, de 55,8 ha à 213,4 ha, ce qui a mécaniquement diminué les coupes d’épicéas sains (de 61,7 ha en 2011-2014 à 53,2 ha puis 26,7 ha), mais n’a pas empêché un maintien des surfaces de résineux sains coupés à ras, du fait d’une croissance des prélèvements de douglas.
Illustration 9 - Surfaces coupées par groupe d’essences.
Source et réalisation : Adrien Baysse-Lainé et Antoine Reynaud, 2023.
27Les 91 coupes sanitaires recensées sont en moyenne plus étendues que les coupes non sanitaires (2,96 ha contre 1,99 ha). Notamment, sur les huit coupes de taille exceptionnelles (simples ou coalescentes), trois sont dues à la lutte contre le scolyte. De fait, de grandes plantations d’épicéas ont été implantées après-guerre dans le Morvan, hors de la station de cette essence montagnarde.
28Du fait de leur cause non pas liée à la maturité économique d’un peuplement à l’échelle d’une parcelle, mais de la tentative de limitation de la propagation d’un parasite, ces coupes se distinguent également par leur forme. En effet, les limites des coupes rases non sanitaires de l’échantillon suivent presque systématiquement celles des parcelles cadastrales, échelle à laquelle est implanté puis récolté un peuplement forestier. Dans presque neuf cas sur dix, une coupe est contenue dans une seule parcelle (67,8 %) ou deux (18,9 %). De plus, plus le nombre de parcelles concernées est élevé, plus la coupe tend à être étendue. De leur côté, les coupes sanitaires interviennent avant maturité et nombre de propriétaires, pour des raisons économiques, tentent de conserver au sein de leur parcelle les arbres non attaqués, en procédant à une coupe visant la seule portion de parcelle où se trouvent les arbres dépérissants ou leurs voisins. La correspondance entre parcellaire et coupe est moins systématique en cas de coupe sanitaire, avec des coupes de taille modeste pouvant s’étendre sur des parties limitées de plusieurs parcelles.
29La multiplication des coupes rases a été attribuée dans nombre de discours locaux et médiatiques à certains grands propriétaires, présentés comme les vecteurs principaux de la transformation des paysages. Il apparaît d’abord que les coupes rases sont surreprésentées en forêt domaniale, au détriment de celles dans les autres forêts publiques. En effet, 12,3 % des surfaces coupées à ras le sont en forêts domaniales alors que celles-ci ne couvrent que 9 % des surfaces forestières totales, tandis que 1,5 % le sont dans les autres forêts publiques (contre 4 % de surface totale) et 86,2 % en forêt privée (contre 87 %). Ces proportions en font des forêts domaniales particulièrement marquées par les coupes rases : à l’échelle de la France, sur la base de l’IFN et durant les années 2010, ce sont à l’inverse dans les forêts privées que les coupes de plus de 90 % du couvert dominant sont surreprésentées, puisque 87,4 % y sont concentrées, alors que ces forêts ne couvrent que 75,0 % des surfaces forestières totales (Wurpillot et Duprez, 2023). Ce constat est confirmé à l’échelle de la Bourgogne : le taux de prélèvement par coupe rase y est de 0,1 % dans les forêts publiques, contre 0,5 % dans les forêts privées (Ose et al., 2023). Ainsi que le rapporte le chef de l’unité locale de l’ONF, cette intensité de coupes rases découlait « de directives de la direction générale à Paris : “Vous êtes dans le Morvan, il y a un potentiel de production de résineux de qualité, or la forêt n'en a que 10 % ou 20 %, ce serait bien de monter à 30 ou 40 % : faites le job” » (entretien, septembre 2021, Avallon). L’effort a notamment porté sur une des forêts de la zone d’étude, la forêt domaniale Au-Duc : « sur une forêt de 1 000 hectares, on en a coupé 100 à ras […] en dix ans. Alors, 10 hectares par an, ce n’est pas énorme et on ne coupait […] pas d'un seul tenant ! Les parcelles les plus grandes faisaient peut-être 5-6 hectares, pas 20 » (entretien, septembre 2021, Avallon).
30L’enquête qualitative est moins à même de documenter les facteurs des coupes rases en forêt privée, du fait du très grand nombre d’acteurs. L’exploitation de la base MAJIC-PPM permet toutefois de distinguer des profils. Sur les 551 ha coupés à ras lors de la dernière période (2017-2020), 53 % appartiennent à des personnes morales, 45 % à des personnes physiques et 2 % sont des biens non délimités appartenant conjointement à des personnes morales et physiques. 39 personnes morales se partagent donc 292 ha. Cinq sont des acteurs publics : l’État, un syndicat d’approvisionnement en eau potable, une commune, une section de commune et l’EPCC Bibracte (qui gère le Grand Site de France du mont Beuvray et des hauts sommets du Morvan). Les 34 autres, privés, peuvent être répartis en trois groupes selon leur activité et leur localisation : 26 sont des sociétés de portage foncier (groupements forestiers, groupements fonciers et autres sociétés civiles) qui possèdent des terres très majoritairement voire intégralement dans le Morvan et ses marges, et sont basés principalement dans le Morvan ou dans le reste de l’ex-région Bourgogne ; trois sont des sociétés d’exploitation forestière principalement actives dans le Morvan ; cinq enfin sont des sociétés d’investissement au lien beaucoup plus ténu au territoire : les terres qu’elles détiennent et leurs sièges sont majoritairement hors de l’ex-région Bourgogne et/ou leurs bénéficiaires physiques effectifs sont étrangers. Trois de ces sociétés d’investissement sont des groupements forestiers de la Caisse des dépôts et consignations, renommée localement pour avoir acquis des surfaces enrésinées très étendues. Pour autant, ces forêts morvandelles ne forment qu’une partie mineure des actifs de ces investisseurs : leurs 511 ha ne pèsent que pour 16 % des surfaces totales possédées par les groupements, dont le solde est réparti entre les grands massif forestiers landais, de Sologne, de la Montagne limousine et des propriétés éparses en Normandie, Alsace, Jura, Massif central, Champagne, Lorraine et Centre.
31La comparaison des taux de prélèvement par coupe rase, sanitaire ou non, renseigne sur les grandes orientations de gestion forestière de ces propriétaires. La surface moyenne des coupes rases des personnes physiques est sensiblement plus petite que celle des personnes morales : 1,3 contre 2,3 ha. Parmi les personnes morales, le taux de prélèvement annuel par coupe rase à l’échelle des zones d’étude est le plus élevé, à 2,8 %, pour les sociétés d’investissement et l’EPCC Bibracte. Ces deux groupes de propriétaires ont procédé aux coupes rases en moyenne les plus étendues (3,7 et 3,3 ha), mais ce sont aussi ceux dont les taux de coupes pour raisons sanitaires sont les plus élevés (75 % et 87 %). À leur côté, seul l’État (par l’intermédiaire de l’ONF) a lui aussi majoritairement procédé à des coupes sanitaires. En deuxième position pour le taux de prélèvement viennent les sociétés d’exploitation forestières, à 2,2 %. À l’inverse des acteurs précédents, celles-ci ont le taux de coupes rases de feuillus le plus élevé (75 %), loin devant les personnes physiques (31 %). Ces coupes correspondent probablement à des conversions de peuplement, particulièrement dénoncées par les opposants aux coupes rases qui promeuvent le maintien de la forêt feuillue héritée. Le taux de prélèvement des sociétés de portage s’établit quant à lui à 1,5 %, avec seulement 29 % de coupes sanitaires. Enfin, les autres acteurs publics (commune, section de commune, syndicat d’eau) ont très peu coupé à ras leurs forêts (0,5 % de prélèvement).
32Les coupes rases en France sont restées peu documentées par la littérature scientifique pendant un quart de siècle – depuis la contribution souvent citée de Barthod et al. (1999) jusqu’à la publication de l’expertise CRREF (Landmann et al., 2023) – alors même que se démultipliaient à leur propos les discours médiatiques et de praticiens depuis la fin des années 2010. Un intérêt croissant pour leur détection et cartographie semi-automatisée s’est progressivement fait jour, notamment en vue d’améliorer l’application effective de la réglementation. L’article contribue au renouveau des analyses de cette modalité d’évolution du couvert forestier depuis une géographie sociale de l’environnement attentive aux déterminants sociaux des dynamiques spatiales. La portée de ses résultats est limitée par le recours à un échantillon de communes tirées d’un massif, le Morvan, ce qui n’empêche pas de faire ressortir des facteurs et tendances généralisables.
33Sur le plan empirique, d’abord, le taux de prélèvement par coupe rase dans l’échantillon de communes est le double de celui de l’environnement régional du Morvan, ce qui traduit le maintien, localement, de la coupe rase parmi les outils courants d’une gestion forestière active. Ces coupes rases sont dans l’ensemble très petites et peu concentrées spatialement, ce qui leur donne un caractère anodin et ubiquiste. Toutefois, quelques-unes atteignent de très grandes tailles et participent à construire cet objet comme frappant visuellement, avec des effets de reprise militante et médiatique. Les coupes rases illustrent à la fois la poursuite des conversions de peuplement feuillus typiques du Morvan (taillis), l’atteinte de la maturité économique des plantations résineuses du FFN et l’épisode de la crise sanitaire des scolytes de l’épicéa. C’est cette dernière qui a soutenu la croissance importante du nombre et des surfaces coupées à ras à la fin des années 2010 et a pu participer au renouveau des contestations de la pratique. L’article montre également que plusieurs catégories de propriétaires se distinguent en fonction de leur taux de prélèvement par coupe rase et de la part de ces coupes liées à des raisons sanitaires : les investisseurs institutionnels et l’État (forêts domaniales) sont par exemple davantage dans une réponse à la crise sanitaire que les sociétés d’exploitation forestière, dont les coupes rases portent plus fréquemment sur des peuplements feuillus hérités.
34Sur le plan méthodologique, ensuite, la principale nouveauté de cet article est d’avoir eu recours au croisement des bases de données en accès libre MAJIC-PPM (de la DGFIP) et des bénéficiaires physiques effectifs des personnes morales (de l’INPI) pour reconstituer les réseaux de personnes et de sociétés possédant les forêts de la zone d’étude. Cette opération a permis de caractériser, certes à grands traits, des comportements de coupe différenciés selon les profils de propriétaires. Ce croisement de bases de données porte en germe une démocratisation des analyses sur les propriétaires fonciers ruraux, longtemps limitées par le caractère chronophage du dépouillement des matrices cadastrales ou par des restrictions d’accès financières et/ou juridiques.
35Sur le plan opérationnel, enfin, des pistes apparaissent pour la réglementation de la pratique. D’un côté, les seuils de déclenchement des demandes d’autorisation de coupe (qui sont définis par arrêté préfectoral départemental) gagneraient à être définis sur la base d’une analyse de la répartition statistique des tailles des coupes actuellement pratiquées dans la zone concernée. Cet enseignement pourrait plus généralement s’appliquer à tous les seuils déclenchant le contrôle par la puissance publique d’usages de l’espace (on peut penser au contrôle des structures pour la concentration foncière en agriculture, par exemple). D’un autre côté, les seuils relatifs aux coupes rases et visant à en diminuer les impacts négatifs sur l’environnement (qualité des sols, des eaux, maintien de la biodiversité) pourraient intégrer les paramètres spatiaux et temporels du phénomène, en prenant en compte la coalescence de coupes voisines au fil du temps. Cela impliquerait toutefois de remplacer l’actuelle définition basée sur la pratique (une coupe rase est une opération d’exploitation forestière réalisée en une fois) par une définition écosystémique qui limiterait les droits d’usage de propriétaires forestiers voisins et poserait de ce fait des défis en termes de mise en œuvre concrète.