- 1 Cette expression est apparue pour la première fois en 1989 au sein du groupe de travail de la Conve (...)
1Cet article porte sur le travail de tri de la fripe dans la ville de Lomé (Togo) qui constitue un des maillons ultimes en Afrique de l’Ouest des réseaux mondiaux de circulation des rebuts textiles (Brooks, 2013, 2015 ; Sumo et al., 2023). Ceux-ci apparaissent comme une des conséquences matérielles de l’industrie de la fast fashion, industrie de surproduction et de surconsommation de masse qui augmente dans des proportions inédites et engendre toutes sortes de rebuts textiles que les caprices de la mode ont rendu obsolète, parfois avant même qu’ils aient trouvé un marché. Du fait de l’augmentation exponentielle du volume de rebuts, les pays du Nord global sont dans l’incapacité de les recycler en totalité ; dès lors, les réseaux mondiaux de production de rebuts textiles (global production networks) se sont délocalisés dans les pays du Sud global, participant ainsi à ce qu’on appelle « l’impérialisme des rebuts » ou encore « colonialisme des déchets »1. Auparavant, les importateurs transportaient à Lomé des ballots de fripe conditionnés à partir des centres d’expédition européens, mais les mutations rapides que connait la filière internationale les ont amenés à réorganiser la chaîne de valeur de production en localisant une partie du travail de tri des rebuts dans la capitale togolaise. Le commerce de la fripe a une longue histoire et une dimension géographique intercontinentale ; pourtant, l’intérêt qu’y porte la recherche académique est relativement récent (Milgram, 2012 ; Norris, 2012 ; Hansen, 2000), autant dans l’aire anglophone que francophone (Bredeloup et Lombard, 2008 ; Sandhoval-Hernandez et al., 2019 ; Kouakou, 2023).
2À partir de l’observation de l’organisation du travail dans les nouveaux magasins de tri de Lomé, nous montrons, d’une part, que leur essor a provoqué localement l’apparition de nouvelles opportunités d’emploi et, d’autre part, que les managers (ou organisateurs des opérations de triage) et les travailleurs-trieurs ont développé des compétences nouvelles dans l’art et l’organisation du tri, qui métamorphosent les déchets textiles en fripe commercialisable. Cependant, l’aménagement des magasins et des conditions de travail est bien différent de celui des grandes usines européennes de traitement de la fripe. Notre contribution se situe ainsi dans le cadre des recherches portant sur l’économie des restes et du recyclage (Norris, 2019 ; Brooks, 2015 ; Anstett et Ortar, 2015 ; Joulian et al., 2016 ; Palmer et Clark, 2005), sur le tri de la fripe (Grüneisl, 2024 ; Norris, 2019 ; Boticello, 2012 ; Gauthier, 2006), et particulièrement sur la stigmatisation du travail et les emplois précaires dans le secteur de la récupération (Gregson et al., 2016 ; Tannock, 2015 ; Zimring, 2004). Gregson et ses collaborateurs (2016), qui ont travaillé sur la question du travail dans le secteur du recyclage en Europe, ont forgé la notion de dirty work, ou sale boulot, pour décrire des emplois physiquement exigeants, souvent dangereux et mal rémunérés. Cet aspect du recyclage des rebuts textiles est la partie sombre d’un secteur pourtant essentiel au développement d’une économie circulaire verte et vertueuse. Or, au Togo, nous observons une situation semblable de dangerosité et de vulnérabilité du « sale boulot » qui consiste à trier le rebut textile pour en extraire la fripe.
3Les matériaux que nous présentons ici ont été collectés entre mars 2022 et juin 2024 dans le cadre d’une recherche ethnographique en cours sur la circulation globale et le recyclage local de la fripe à Lomé et à Accra. Nous avons mené des entretiens semi-structurés et informels avec les travailleurs-trieurs et avec les managers et les surveillants. Nous avons aussi effectué des observations dans les magasins de tri et d’emballage. Dans les lignes qui suivent, nous décrivons d’abord le contexte global de surproduction des rebuts textiles qui aboutit à l’augmentation du volume de fripes et à la délocalisation du tri. Ensuite, nous évoquons l’essor des magasins de tri à Lomé et la question des emplois créés dans le secteur de la fripe. Le troisième point est consacré à l’organisation du travail dans les magasins de tri, et aux travailleurs-trieurs et à leur savoir-faire. Dans le dernier point, nous mettons en dialogue le cas du tri à Lomé avec des exemples similaires pris ailleurs, avant de finir par une réflexion sur le contraste entre le « sale boulot » du tri de la fripe et l’« économie verte » du recyclage vertueux.
- 2 Des marques comme Primark, Zara, Shein, H&M sont des porte-étendards de ce modèle économique, basé (...)
4Les rebuts textiles sont l’une des conséquences matérielles de l’industrie de la fast fashion (Racaud, 2023), un mode international de surproduction et de surconsommation de masse (Bick et al., 2018)2. Avec des volumes de consommation de vêtements croissant chaque année, une diminution de la durée d’usage de chacun d’entre eux, se traduisant par la circulation massive de milliers de tonnes d’habits, neufs ou d’occasion (Norris, 2012 ; Brooks, 2015), l’industrie textile est l’une des plus productives à l’échelle mondiale, mais aussi une des plus polluantes. Une étude menée en 2020 dans six pays de l’OCDE (États-Unis, France, Espagne, Italie, Allemagne et Royaume-Uni) a estimé que le marché mondial de l’occasion devrait croître de 15 à 20 % par an dans les cinq prochaines années.
5Ces chiffres recouvrent deux réalités bien différentes. La première est la progression vertueuse de l’économie dite circulaire dans les pays riches qui ne recyclent que la « crème » du rebut textile. Ainsi, en Europe, les initiatives pour la création de filières durables de vêtements slow fashion entièrement recyclables se multiplient. Dans le secteur de la mode – qui est la seconde industrie la plus polluante au monde en raison de l’utilisation de fibres synthétiques – le recyclage de vêtements est devenu une urgence absolue, quoique marginale face à la production de masse de textiles à l’échelle mondiale. L’augmentation du volume des rebuts textiles a entrainé la reconfiguration de la chaîne de valeur des filières internationales et plus particulièrement l’étape du traitement de la fripe. En effet, les centres de tri et les usines existantes en Europe ont vu leurs capacités totalement dépassées par l’afflux des vêtements usagés. Les opérations de tri de la fripe, gourmandes en main-d’œuvre, sont considérées comme peu rentables économiquement. En conséquence, les grandes firmes européennes spécialisées dans le traitement de la fripe ont délocalisé leurs centres de tri vers l’Europe de l’Est (Sandhoval-Hernandez et al., 2019, p. 20), l’Afrique du Nord (Grüneisl, 2024, p. 737) ou au Moyen-Orient (Durand, 2024) où la main-d’œuvre est meilleur marché.
- 3 Les États-Unis sont en tête du classement mondial des exportateurs de fripes, avec plus de 756 000 (...)
- 4 Les acteurs majeurs de la chaine d’approvisionnement mondiale du rebut textile dans le Nord sont le (...)
6La seconde réalité est constituée par les exportations vers le Sud de fripes ou de rebuts textiles non recyclable qui augmentent de manière exponentielle (Norris, 2012 ; Le Borgne, 2021). En effet, si les métropoles riches du Nord ont globalement été débarrassées de leurs activités les plus insalubres et de certains de leurs déchets, c’est d’abord parce que ces problèmes ont été déplacés plus loin. Selon des estimations de 2020, l’exportation des rebuts textiles vers le Sud est aujourd’hui un juteux business qui pèserait près de 5 milliards d’euros3. « L'impérialisme des rebuts » se traduit par le déplacement des déchets des zones de privilèges et de richesses vers les zones de statut économique et d'influence inférieurs4 (Pellow, 2007). Une constante de l’histoire de la fripe est que « l’activité de fripe est d’autant plus développée que la société est inégalitaire – car elle suit les ‘pentes socioéconomiques’ » (Bertolini, 2006, p. 3). De fait, l’essor du commerce de la fripe en Afrique est lié à la recherche de vêtements d'occasion de bonne qualité, à des prix abordables, celui des vêtements neufs demeurant prohibitif pour les ménages pauvres où l’argent disponible est prioritairement destiné à l’alimentation et à l’approvisionnement en eau potable (Hawley, 2006, p. 269 ; Boticello, 2012, p. 170). Cependant, en dépit de la multiplication des opportunités de produits à bas prix, les consommateurs constatent la piètre qualité des textiles de la Fast Fashion et leur dégradation rapide, ce qui accroit le risque qu'ils finissent comme déchets textiles dans les décharges (Racaud, 2023 ; Bick et al., 2018).
7Les recherches sur l’économie verte insistent sur le recyclage des textiles usagés comme illustration de la consommation durable ou de la bonne gouvernance des déchets (Gregson et al., 2016). Certains travaux examinent plus spécifiquement l’importance des clusters d'industries de retraitement qui résultent du redéploiement des réseaux de production des rebuts textiles dans les pays en voie de développement. Ils soulignent en particulier que l’organisation mondiale des flux de matières a partie liée avec la différenciation du travail à travers le monde (Zimring, 2004 ; Tannock, 2015). Bien qu’étant présentées comme des exemples d’économie circulaire, les solutions adoptées apparaissent souvent dégradantes et polluantes plutôt que propres et vertes. En analysant le travail de recyclage tel qu’il est réellement réalisé dans les États membres de l’Union européenne, Gregson et ses collaborateurs montrent que le travail de recyclage présente quatre aspects négatifs : il est négligé, voire sale, souvent humiliant, physiquement exigeant et, dans certains cas, dangereux. À cela s'ajoutent les niveaux de salaire, extrêmement faibles. Pour cette raison, la main-d’œuvre locale est généralement réticente à y participer. Il s’agit dès lors d’un travail effectué par des migrants, fortement masculin, selon le type de biens et de matériaux récupérés (Gregson et al., 2016, p. 543). Ces différentes caractéristiques se retrouvent dans le cas du travail de tri que nous observons à Lomé.
8La filière de la fripe à Lomé est dominée par les réseaux des négociants Igbo, dont la région d'origine se situe dans le sud-est du Nigeria. Le commerce de vêtements d'occasion importés au Bénin, ainsi que dans une moindre mesure au Ghana, est également dominé par les Igbo. Olumide Abimbola a montré (2012, p. 187) que l’activité a débuté au Nigéria dans les années 1940, lorsque les négociants Igbo s'approvisionnaient en produits de l’armée à partir de navires qui mouillaient à Port Harcourt. Ils emballaient les ballots de vêtements de seconde main dans des camions et des bus qui les transportaient vers le Ghana, via des escales au Bénin et au Togo. Lors de la guerre civile du Biafra (1967-1970), les commerçants Igbo qui avaient poursuivi l’acheminement des vêtements de seconde main dans les pays voisins, parfois jusqu'en Afrique centrale, se sont retrouvés dans l’incapacité de rentrer au Nigéria. La plupart ont décidé de s’installer là où ils se vivaient au début de la guerre, obtenant des passeports de réfugiés des Nations unies et poursuivant l’importation des vêtements d'occasion dans leur pays d’accueil. De son côté, durant le boom pétrolier des années 1970-1980, le Nigéria a décidé d’interdire les importations de vêtements d'occasion.
9À Lomé, les négociants Igbo travaillant dans la filière de la fripe sont implantés dans le quartier Hedrzanawoé où se trouve le plus grand marché aux fripes de la ville. Le commerce de détail de la fripe est situé à l’arrière du marché, occupé majoritairement par des détaillants Igbo aux côtés de quelques fripiers togolais. Aux alentours, de nombreux magasins de vente en gros et demi-gros, également tenus par des négociants Igbo, traitent les ballots de fripe. Depuis quelques années, on voit émerger à Hedzranawoé des magasins de tri et de reconditionnement de la fripe, avant qu’elle soit vendue aux grossistes.
10La délocalisation des centres de tri dans les pays du Sud a permis aux négociants de régler en partie le problème récurrent de la nature du contenu des ballots de fripe. Le problème est le suivant : les importateurs de fripe basés au Togo, comme au Bénin, paient et importent des vêtements d’occasion emballés dans des ballots qui n’ont pas été ouverts entre le magasin de l’exportateur britannique et celui du détaillant final. L’absence de précision sur le contenu des ballots de fripe est l’un des aléas majeurs du dispositif : ils vont changer de main plusieurs fois avant d'être finalement ouverts. Cela signifie que plusieurs intermédiaires achètent et revendent des ballots sans en connaître la valeur exacte (Sandhoval-Hernandez et al., 2019). Pour limiter l’incertitude, selon Abimbola (2012, p. 187-189), les commerçants igbo présents au Royaume Uni recourent au « système d'apprentissage », une institution de compagnonnage qui s’appuie sur des liens de parenté éloignés pour favoriser la formation de jeunes qui, à leur tour, en forment d'autres. Ce dispositif permet alors d’effectuer au Royaume Uni un premier tri de la fripe, ainsi que de composer les ballots en fonction de la demande et des goûts du moment à Lomé. Pour les importateurs Igbo, ce contrôle en amont et surtout l’installation de magasins de tri au Togo les aident à mieux connaître le type de marchandises et la qualité de la fripe contenue dans les ballots qu’ils fournissent au marché. La conséquence directe de cette organisation est l’augmentation de la valeur des ballots et la réduction des déchets textiles.
11L’opération de tri, cruciale dans le processus de production de la fripe, a fait l’objet de plusieurs travaux (Gauthier, 2006 ; Grüneisl, 2024). Julie Boticcello (2012) est la première à avoir décrit et analysé la chaîne opératoire du tri de la fripe, les capacités des travailleurs à interpréter les qualités matérielles et symboliques des vêtements usagés et à les classer selon leur état, leur usure, ou leur réutilisation. Nous inscrivant dans la même perspective, nous remarquons qu’à Lomé le travail de tri est caractérisé par la précarité de l’emploi et la vulnérabilité. Le travail de classification des trieurs locaux consiste à écarter ce qui est considéré comme sale, souillé, abimé (Douglas, 2005), en suivant les catégories usitées par les importateurs et les managers. L’analyse du tri de la fripe montre que sa « vie sociale » (Appadurai, 2020) suit une trajectoire inverse à celle des objets à leur première utilisation. En effet, c’est à partir de vêtements mis au rebut que les trieurs produisent les catégories de fripe valorisées et de qualité (Boticcello 2012 ; Ayimpam 2016) qui composent les ballots reconditionnés localement. À la fin du tri, sont écartés les « rebuts du rebut » qui deviennent des déchets textiles.
12Installations rudimentaires, les magasins de tri à Lomé sont situés dans le quartier Hedzranawoé, relativement proches du marché aux fripes et des entrepôts de grossistes. Il s’agit en général de grands hangars dont la surface peut varier entre 30 et 100 mètres carrés, avec un haut plafond, fermés par une grande grille métallique qui fait office de porte d’entrée. Selon un manager, cette configuration permet d’éviter que des voleurs ne s’y introduisent. Ils sont aménagés de manière sommaire : il y a quelques banquettes en bois et des chaises en plastique. La porte d’entrée est aussi la principale source d’aération.
Illustration 1 - La devanture d’un magasin de tri et de vente en gros
Auteure : S. Ayimpam, novembre 2022.
13Dans ces locaux mal ventilés, la chaleur est étouffante. Ces magasins ne ressemblent pas aux grandes installations de tri qu’on trouve dans le Nord, comme celle du Wharf End Textiles étudié par Boticcello (2012), au Royaume Uni, ou ailleurs, comme celle de la Sotex étudiée par Grüneisl (2024) en Tunisie. Dans les magasins de Lomé, il n’y a point de tapis roulant pour accueillir et acheminer les ballots vers l’intérieur. Ces magasins ne sont animés que lorsqu’il y a une opération de tri des ballots après l’arrivée des conteneurs au marché, chaque jour de la semaine sur la période, sauf le dimanche.
- 5 Tous les noms qui sont utilisés ici ont été changés pour respecter la clause de confidentialité.
14L’organisation du travail dans les magasins de tri est informelle et relativement simple. Elle s’opère sous la houlette d’un personnage central, le manager, qui relie les importateurs et les trieurs. Un de ceux que nous suivons, Ikemba5, travaille pour un patron qui dispose de quatre magasins de tri et d’un magasin d’emballage, tous situés dans le quartier Hedzranawoé. Ikemba gère quotidiennement les affaires du patron qui n’intervient qu’en cas de problème. Quand un importateur dédouane un container, il prend rendez-vous avec un manager, pour l’informer du volume de marchandises et planifier le tri de la fripe. Un manager peut gérer plusieurs magasins de tri à la fois ; il en choisit un en fonction de la disponibilité du magasin et du volume de marchandises. Il évalue la durée de l’opération et le nombre de trieurs dont il aura besoin pour faire ce travail, puis il fixe la date du début du tri. C’est aussi lui qui recrute les trieurs. Il dispose d’un éventail de trieurs qu’il convoque lorsqu’un tri est programmé. Le nombre qu’il affecte à une opération de tri dépend du volume de marchandises et du type d’articles contenus dans les ballots (vêtements, chaussures, linge de maison, etc.). Après le tri, c’est dans le magasin d’emballage que la fripe est transportée, pour être réemballée et reconditionnée. Si les magasins de tri sont très sommaires, ceux pour l’emballage sont mieux aménagés : ils sont carrelés, propres, bien aérés, disposant de nombreux hublots le long des murs pour éclairer le lieu. S’y ajoutent des grandes lampes et des caméras de surveillance, ainsi que des machines pour l’emballage.
Illustration 2 - L’intérieur d’un magasin d’emballage avec la machine à emballer et les grandes balles
Auteure : S. Ayimpam, novembre 2022.
15On devient trieur dans un magasin de tri à condition d’être d’ethnie Igbo et d’appartenir aux réseaux commerciaux Igbo qui dominent la filière à Lomé. Les propriétaires des magasins de tri, les importateurs, les managers et les trieurs, tous sont Igbo. Les trieurs sont essentiellement des hommes, préférence des managers qui considèrent qu’en raison de leur endurance physique supposée ceux-là sont capables de supporter des conditions de travail exigeantes. Le manager Ikemba, par exemple, ne compte qu’une seule femme dans son équipe, tandis qu’un autre manager, Chinedu, en a trois. Pour devenir trieur confirmé, les candidats-trieurs passent d’abord une période d’apprentissage ou d’essai d’environ deux mois, sans être rémunérés.
« Quand ils quittent leurs villages au Nigeria pour venir chercher du travail ici à Lomé, et qu’ils viennent nous voir pour demander du travail, on ne les recrute pas directement. On leur demande d’abord d’apprendre à faire le tri. C’est difficile, car il y a tout un savoir-faire qu’on acquiert pendant la période d’apprentissage » (Ikemba, manager, 29/06/2024).
16Les trieurs confirment dans leurs dire ce processus d’embauche et d’apprentissage. Il n’y a pas que les nouveaux immigrants qui sont candidats à l’embauche. Il y a aussi des Igbo vivant à Lomé depuis de longues années. C’est le cas de Ogwu qui dispose d’une longue expérience dans le business de la fripe et que nous suivons dans le cadre de la recherche. Ogwu a d’abord connu une ascension socio-professionnelle, avant de subir un déclassement.
« Quand tu vas te présenter chez un manager pour proposer tes services, on te pose d’abord la question de savoir si tu as déjà travaillé dans le domaine de la fripe, et si tu sais faire le tri. Si tu dis oui, on va alors te tester. On ne t’embauche pas dans l’immédiat. Tu auras une période d’essai pendant laquelle on ne te paie pas » (Ogwu, trieur, 30/11/2022).
17Le processus d’apprentissage est encadré par le manager, des trieurs-surveillants et les autres trieurs. Pendant les premières semaines, le candidat-trieur apprend en suivant les critères énoncés par le manager et les surveillants, mais également par les autres trieurs auxquels on va le confier. Une bonne partie de l’apprentissage s’effectue en observant la façon dont les autres trient et de quelle manière ils appliquent concrètement les critères pour catégoriser les vêtements.
« Quand un nouveau travailleur arrive dans un magasin de tri, le premier travail que nous lui donnons est d’apprendre à ouvrir les ballots : il peut être utile en sortant les marchandises des ballots. Il peut aussi aider à porter les ballots quand nous recevons des conteneurs. La formation d’un trieur dure plusieurs semaines, cela peut prendre de 55 à 80 jours. Nous le formons aux techniques de tri, dans les magasins de tri, qui sont comme notre école. En observant les autres et en triant petit à petit, il apprendra » (Chinedu, manager, 09/03/2024).
18Les trieurs sont ainsi formés sur le tas. Les managers tendent à spécialiser les candidats-trieurs sur des types de vêtements : certains les chemises, d’autres les pantalons, jupes, robes, les vêtements pour bébé, les rideaux, les draps, etc. Ce processus est facilité par le fait que les ballots de fripe regroupent en général le même type de vêtements (pantalons, chemises, jupes, robes, tee-shirts, etc.), de linge de maison (serviettes, draps, nappes, torchons, etc.), de chaussures (de sport, de ville, de danse, de bottes, etc.), d’accessoires de modes (ceintures, bretelles, sacs à main, portefeuilles, couvre-chefs, etc.).
19À l’arrivée d’un conteneur devant le magasin de tri, les balles sont déchargées par des candidats-trieurs et posées sur des chariots pour les transporter à l’intérieur du magasin. Il s’agit de grandes balles qui peuvent peser de 200 à 450 kilos. Le manager répartit chaque matin les balles à trier par groupes de deux ou trois trieurs qui les posent à même le sol.
Illustration 3 - Déchargement des grandes balles du conteneur devant le magasin de tri
Auteure : S. Ayimpam, novembre 2022.
- 6 La distinction entre ce qui est propre et ce qui est sale varie selon les sociétés et le contexte ( (...)
20L’opération de tri suppose de savoir si le vêtement usagé qui arrive est un rebut récupérable en fripe ou un déchet non recyclable (Beaune, 1999 ; Harpet, 1999) et si ce rebut peut devenir une ressource (Bertolini, 1978), c’est-à-dire être reconsidéré comme matière première ayant une valeur d’usage et donc une valeur d’échange sur le marché de la fripe. Il s’agit donc d’une opération importante. La première compétence dans « l’art du tri », la plus facile, consiste à estimer rapidement si un vêtement est en bon état et s’il est propre, c’est-à-dire s’il « n’a aucune trace de crasse, de souillure » (Knaebel, 1991, p. 22). Décider, après avoir vu, qu’un vêtement est propre et ou en bon état, est un jugement de valeur sur son état présent de contamination par la saleté ou la souillure6. Ce classement effectué, les trieurs vont répartir les fripes dans l’espace du magasin selon l’état de la marchandise. Dans un premier tas, ils placent les vêtements en bon état, dans un second, les vêtements montrant des signes de dégradation : troués, déchirés, déteints, délavés, etc. Ensuite, ils affinent le tri dans le premier tas, pour distinguer deux catégories : un tas de vêtements de « premier choix », un autre de « deuxième choix ». Dans le « premier choix », on trouve les vêtements neufs, peu usés, à la mode, avec des étiquettes, etc. Les trieurs expérimentés sont aptes à reconnaitre les signes de dégradation des vêtements, invisibles à l’œil nu. Dans cette évaluation, le toucher joue un rôle essentiel. Les trieurs palpent le tissu pour reconnaître si c’est une matière naturelle ou synthétique, un tissu de grande qualité ou non. Ils testent aussi le niveau d’usure. Dans le « deuxième choix », il y a le reste.
21Les trieurs appliquent les consignes apprises durant leur apprentissage, qui permettent de classer les fripes et de les ranger, c’est-à-dire de les séparer et de les classer en fonction des exigences du manager. À toutes les étapes du tri, leur jugement est primordial pour départager le désirable (« qui ne suscite pas de réprobation, de malaise, ou de dégoût ») et l’indésirable qui constitue le déchet résiduel (ce qui est crasseux, sale, taché, souillé) (Knaebel, 1991, p. 23). Avec le temps et la pratique, les trieurs acquièrent une maitrise dans « l’art de trier » la fripe. Ils disent que « la propreté se voit et se sent et que même si la saleté est cachée, on peut la sentir ». Ils identifient ainsi les vêtement sales par l’odeur de transpiration et les propres par celle de détergent, ainsi que les vêtements neufs qui, selon eux, dégagent une odeur « indescriptible ».
22En développant leurs sens tactiles et olfactifs, les trieurs deviennent rapides, une qualité appréciée et recherchée par les managers et les importateurs. Okahome qui fait ce travail depuis quatre ans note qu’avec l’expérience, il est devenu capable de trier aujourd’hui un grand ballot de 300 kg deux fois plus vite qu’il ne le faisait au début.
« Comme surveillant, je vois de nouveaux trieurs arriver, apprendre le métier sur le tas, et à la fin de la période d’apprentissage, ils sont capables de trier un quart d’une grande balle en une journée. Après des mois de pratique, ils deviennent très habiles, et certains sont capables de trier à eux seuls une grande balle en une journée » (Okahome, trieur-surveillant, 26 juin 2024).
- 7 La saleté favorise la maladie et les maladies produisent des saletés (diarrhée, pus, boutons, sang, (...)
23Les trieurs affinent également le deuxième tas, pour séparer les vêtements qui semblent récupérables afin de former un éventuel « troisièmee choix ». Le reste, très sale, démodé, abimé, dégradé, souillé, avec des fortes odeurs ou des traces visibles de transpiration, est mis de côté. Pour identifier les vêtements durant cette phase de tri, ils utilisent leur odorat pour détecter les odeurs d’urine, de matière fécale, de vomi, etc. Avec ces vêtements, les trieurs sont confrontés à la souillure, une nuisance symboliquement plus grave que la saleté7 (Douglas, 1992). Certains vêtements portent des traces de miasmes produits par le travail du corps sur lui-même qui suinte des sécrétions diverses : morve, sueur, urine, sperme, règles, sécrétions vaginales, excreta, etc. (Bouju et al., 2002, p. 38-40). La souillure la plus redoutée est celle occasionnée par les sécrétions et excrétions corporelles des femmes : sang menstruel, sécrétions vaginales (Jolé, 1991, p. 38). Ces différentes formes de souillure renvoient à une sémantique bien particulière : « souillure, contamination ou pollution sont des phénomènes qui affectent l’acteur social dans sa relation à plusieurs objets essentiels pour son existence : son environnement dans le cas de pollution, sa santé dans le cas de contamination, sa pureté et son intégrité dans le cas de souillure » (Harpet, 1999). Avec le manager qui sans cesse nous surveillait, il ne nous a pas été possible de faire préciser aux trieurs leurs perceptions de ces souillures, sujet extrêmement sensible et tabou.
24Après le tri, les vêtements sont remis dans les grands sacs et transportés par chariots jusqu’au magasin d’emballage. Là, ils vont être emballés pour former des ballots appropriés et étiquetés. Les trieurs-surveillants les insèrent dans une grande machine, choisissent le type d’emballage et règlent l’indicateur du poids. De cette opération ressortent des ballots de fripe de 80 kg ou de 50 kg, selon la demande de l’importateur, avec étiquette visible, indiquant le type d’articles, le poids du ballot, le nom de l’importateur ou du grossiste, la catégorie du ballot. Puis, les ballots sont ficelés et stockés dans le magasin jusqu’à la fin de l’opération. Ensuite, l’importateur récupère les ballots pour les acheminer vers ses propres magasins de gros.
Illustration 4 - Les ballots de fripe reconditionnés et posés dans le magasin de tri
Auteure : S. Ayimpam, novembre 2022.
Illustration 5 - Le reste de fripes qui ne fera pas partie des ballots
Auteure : S. Ayimpam, novembre 2022.
Illustration 6 - Des fripières/détaillantes du marché Hedzranawoé convoyant les ballots de fripe
Auteure : S. Ayimpam, novembre 2022.
25L’emploi proposé aux trieurs étant informel, ces derniers ne bénéficient pas de contrat de travail. Ils travaillent comme journaliers de 7h30 à 16h30, avec une pause d’une heure à midi, et sont payés 2 500 francs CFA [soit moins de 4 euros] en fin de journée. Ils n’ont pas de protection sociale en cas de maladie ou d’accident de travail. Le travail des trieurs est donc caractérisé par la précarité et la vulnérabilité, ce qui les rend vulnérables aux aléas de la vie et aux pratiques de travail abusives.
26La demande de main d’œuvre pour le tri est fluctuante. Cette variabilité est un autre signe d’incertitude et de précarité. Les travailleurs ne sont pas assurés de trouver un travail chaque jour et leur revenu en souffre. Cette instabilité contribue à la précarité économique des travailleurs et les empêche de se projeter dans l’avenir.
27La sécurité et l’hygiène sur le lieu de travail sont préoccupantes. Il manque de mesures de sécurité adéquates pour protéger les trieurs contre les risques physiques inhérents à la manipulation de grandes quantités de vêtements usagés qui peuvent être contaminés. Les managers et les trieurs ne cachent pas que la manipulation de vêtements souillés, contaminés ou poussiéreux, dans les conditions de mauvaise ventilation, engendre des allergies et des problèmes respiratoires, mais aussi des irritations cutanées à cause des produits chimiques présents sur certains vêtements. Selon eux, le port de gants ne permet pas de bien palper les vêtements, le port de masques de bien les humer. Certains ressentent aussi de l’étouffement avec la chaleur qui règne dans les magasins mal ventilés. Le manque de protection adéquate expose d’autant plus les travailleurs à des risques sanitaires élevés qu’ils sont loin d’être tous équipés de leurs propres masques et gants qu’ils doivent se procurer par eux-mêmes. Quand ils ne le font pas, ils s’exposent à diverses affections dont ils doivent gérer les conséquences sanitaires et financières.
28Du point de vue des dynamiques socio-économiques locales, on observe que, par leur statut de nouveaux migrants à Lomé, beaucoup de trieurs dépendent de ces emplois pour leur subsistance quotidienne, malgré la faible rémunération et les conditions de travail difficiles. Cette dépendance, couplée à leur nécessaire insertion au sein des réseaux socio-ethniques Igbo, les rend peu susceptibles de contester les conditions de travail ou de plaider pour des améliorations. Bien que le tri de la fripe soit une source d’emploi, il ne permet pas la mobilité économique dans le secteur, l’amélioration du travail ou même de meilleure rémunération. La filière de la fripe est caractérisée par des inégalités socio-économiques flagrantes, certains (les propriétaires de magasins, les managers, les importateurs/grossistes) profitant de leurs positions pour exploiter un gisement de migrants sans emploi.
- 8 Certains surveillants sont directement impliqués dans les vols. Ils ferment les yeux s’ils reçoiven (...)
29Dans ces conditions, les larcins et autres vols constituent un pis-aller, une forme de débrouille pour améliorer leur maigre pécule. Le vol de vêtements durant le tri est une préoccupation pour les managers. Ils redoublent d’attention, multiplient les surveillants, les fouilles et les contrôles à l’arrivée et au départ du magasin. Quant aux trieurs, ils estiment que leur faible rémunération d’un travail difficile les pousse à subtiliser les vêtements8. Pour les surveillants, ce sont les trieurs les plus anciens qui subtilisent le plus les articles ; ils maitrisent l’art du tri, en même temps que les techniques de vol.
30Nous avons décrit les principes de base de l’organisation du travail dans les magasins de tri de la fripe à Lomé, en mettant en lumière les dynamiques qui la traverse. Il nous semble intéressant de comparer le travail de tri à Lomé avec ce qui a été observé ailleurs, notamment au Royaume-Uni, à la frontière USA-Mexique et en Tunisie. Au Royaume-Uni, Botticello (2012) décrit un système méticuleux de tri et de catégorisation, où les travailleurs utilisent des connaissances tacites et expérientielles pour évaluer les qualités matérielles des vêtements et les classer en fonction de leur prochain contexte d'utilisation. Cela inclut des jugements sur la propreté et l’usure des articles. Botticello souligne l’autonomie relative des trieurs britanniques dans l’appréciation de la qualité et la classification qui en découle, alors que les trieurs de Lomé semblent plus contraints par les normes imposées par les gestionnaires. Gauthier (2006) a analysé le rôle et l'expertise des trieuses dans les installations de tri à la frontière entre les États-Unis et le Mexique : là, les vêtements usagés importés des États-Unis sont triés, classés et réemballés pour être revendus sur les marchés locaux et internationaux. On y emploie principalement des travailleuses locales, souvent issues de milieux défavorisés. Grüneisl (2024) qui examine la féminisation du travail dans les usines de tri en Tunisie montre que les trieuses acquièrent des compétences spécialisées et semblent développer une identité professionnelle spécifique.
31La comparaison révèle des différences marginales qui tiennent au niveau de développement économique des pays (l’infrastructure des usines). Elle montre surtout des similitudes dans la difficulté du travail (pollution, manque d’hygiène, etc.) et les compétences requises pour l’évaluation de la qualité et la classification de la fripe par les trieurs.
32La délocalisation du recyclage du tri des vêtements usagés dans le Sud participe indéniablement à réduire à l'empreinte écologique du secteur textile dans les pays de Nord, mais cette économie circulaire ne peut être considérée comme « verte ». Pour l’instant, le Nord n’a fait qu’externaliser les nuisances, les risques et la pollution, ce que d’aucuns n’hésitent pas à qualifier « d'impérialisme des rebuts ». La réalité du « sale boulot » dans le secteur du recyclage des vêtements usagés à Lomé, sur laquelle nous avons centré notre analyse, est un aspect du colonialisme des déchets. En Europe, à la frontière mexicaine ou en Tunisie, le « sale boulot » traduit le même rapport de classe. Ce côté sombre du tri de la fripe, dans lequel prévalent des tâches physiquement exigeantes, parfois dégradantes, exécutées par des travailleuses et des travailleurs précaires, dans des conditions insalubres, contraste avec les discours optimistes sur l’économie verte et les vertus de l’économie circulaire.
33Pourtant, les activités assurées par les trieurs dans les magasins au Nord et au Sud jouent un rôle irremplaçable dans la chaîne de valeur de l’économie circulaire. Ils sont indispensables au processus de recyclage des vêtements usagés et à leur réutilisation par des consommateurs souvent modestes qu’eux. La contradiction entre « économie verte » et « sale boulot » souligne les tensions entre durabilité environnementale et justice sociale dans le contexte de la mondialisation capitaliste. La compréhension des dynamiques à l’œuvre dans les magasins de tri de Lomé, tout au bout de la global supply chain de la fripe, illustre bien l’internationalisation des formes d’exploitation du travail par la mondialisation capitaliste.