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Sur le champ

L’ouverture contrastée d’un front écologique dans la Russie post-soviétique : la ceinture verte de Fennoscandie

The contrasting opening of an ecofrontier in post-Soviet Russia: The green belt of Fennoscandia
Ian Florin

Résumés

Cet article montre comment des acteurs réunis sous la bannière de la ceinture verte de Fennoscandie – la Greenbelt of Fennoscandia (GBF) – ont combiné des discours à propos de l’environnement et des relations internationales pour influer sur la politique de conservation de la nature dans la Russie post-soviétique. Fondé sur une recherche documentaire et près de soixante-dix entretiens, il retrace comment le concept de GBF a motivé et justifié l’ouverture d’un front écologique le long des frontières entre la Russie, la Finlande et la Norvège au nom de la protection d’une nature qui serait restée intacte du fait des restrictions d’accès imposées durant la guerre froide. Adoptant une perspective de géopolitique critique, il se penche sur la façon dont la conservation de l’environnement est mise au service de la politique de voisinage européenne, qui vise à faire de la Russie un partenaire diplomatique privilégié en l’aidant à opérer une transition vers le modèle de la démocratie libérale.

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Texte intégral

Cette publication a été réalisée grâce au soutien du Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique (projet n°187869).

Introduction

1Le 17 février 2010, les représentants des ministères russes, finlandais et norvégiens de l’environnement signent le mémorandum d’entente sur la ceinture verte de Fennoscandie, la greenbelt of Fennoscandia (GBF) (illustration 1). À travers cet accord, les trois pays s’engagent à poursuivre le développement d’un réseau d’aires protégées suivant un triple objectif : conserver les massifs forestiers remarquablement préservés du fait des restrictions frontalières imposées durant la guerre froide ; favoriser l’essor de l’écotourisme ; et faire de l’ancien rideau de fer une interface diplomatique entre l’Europe du Nord et la Russie.

Illustration 1 - Carte de la Ceinture verte de Fennoscandie publiée en 2016 par le ministère finlandais de l’Environnement

Illustration 1 - Carte de la Ceinture verte de Fennoscandie publiée en 2016 par le ministère finlandais de l’Environnement

Détenteur des droits de cette carte, le ministère finlandais de l’Environnement précise que « cette image du projet GBF est basée sur le projet de coopération réalisé avant la guerre d'agression de la Russie contre l'Ukraine le 24 février 2022. Compte tenu de l'agression militaire de la Russie contre l'Ukraine, de la violation flagrante du droit international et du fait que la Russie ait définie la Finlande ainsi que d'autres pays nordiques et de l'Union européenne comme des pays inamicaux, la coopération au niveau du projet avec la Russie n'est plus possible ».

© Ministère finlandais de l’Environnement, 2016.

2Dès 2012, un comité de suivi composé de représentants des ministères de l’environnement de la Russie, de la Finlande et de la Norvège est chargé de coordonner la mise en œuvre de la GBF, organisé selon une structure multi-niveau (tableau 1). La Finlande assume la direction de ce comité appelé à fonctionner selon un modèle de présidence tournante avec l’appui d’une coordinatrice engagée en 2013.

Tableau 1 - Structure organisationnelle de la GBF

Niveau

Entité

Mission

International

Comité de suivi

Coordination stratégique entre ministères de la Russie, de la Finlande et de la Norvège.
Suivi global des activités de la GBF et politique générale de communication.

Groupe de travail trilatéral

Définition, coordination et suivi de projets communs aux trois pays.

National

Groupes de travail nationaux

Coordination et mise en œuvre des activités prioritaires dans les différents pays.
Vérification que les décisions prises au niveau trilatéral sont conformes aux politiques nationales respectives.

Régional

Groupes de travail régionaux (Finlande méridionale, Carélie, partie septentrionales)

Développement de projets contribuant à la constitution de la GBF, notamment avec l’aide de financements européens.

3Les programmes de financement de la coopération transfrontalière avec la Russie pilotés par l’Union européenne (UE) sont identifiés comme les sources de financement principales (illustration 2). Entre 2012 et 2015, près de 5 millions d’euros issus de ces programmes sont investis dans différents projets se revendiquant du développement de la ceinture verte. Ceux-ci renvoient par exemple à la création de sentiers et à la rénovation de centre de visiteurs dans les aires protégées en République de Carélie (Metsähallitus, 2014a), à la sensibilisation des populations locales à travers du matériel pédagogique (Tervo, 2015), à l’introduction de modèles de gestion durable de la chasse et de la pêche ou encore à la création de corridors écologiques dans les forêts frontalières (Karelian Research Centre of the Russian Academy of Sciences, 2013).

Illustration 2 - Aires des différents programmes de financement de la coopération transfrontalière en Fennoscandie (2007-2013)

Illustration 2 - Aires des différents programmes de financement de la coopération transfrontalière en Fennoscandie (2007-2013)

© Sylvie Coffre & Éditions Alphil 2024 (In Florin, 2024, p. 16).

4Quand se terminent conjointement le mandat de la coordinatrice de la GBF et la direction finlandaise du comité de suivi trilatéral à la fin de l’année 2017, la représentante russe censée reprendre la présidence du comité est aux abonnés absents. Suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, la participation de cette dernière aux organes de la coopération des pays riverains de la mer de Barents qui avait vu naître le mémorandum de la GBF (The Barents Euro-Arctic Council, 2022), ainsi qu’aux programmes de financements de la coopération avec la Russie piloté par la Commission européenne, est suspendue.

5Cet article adopte à l’égard de la GBF une approche critique qui va à l’encontre de perspectives que l’on peut qualifier d’idéalistes ou de néoréaliste à propos des aires protégées transfrontalières (Fletcher et Büscher, 2017). D’une part, il s’agit de dépasser l’idée selon laquelle les aires protégées seraient des outils capables de transcender les conflits interétatiques tout en renforçant les moyens de subsistances des populations locales (Ali, 2007) pour se demander plutôt quels projets de conquête symbolique et matérielle ce discours consensuel permet de justifier (Büscher, 2013). D’autre part, il faut nuancer la perspective déterministe à propos des relations entre l’Europe et la Russie (Mearsheimer, 2014, 2023), pour considérer qu’elles peuvent opérer à travers des canaux divers et être régies par différentes interprétations à propos de la géopolitique.

6Mon analyse se base sur des données issues d’une recherche documentaire et d’entretiens semi-directifs menés entre 2016 et 2017. J’ai conduit 69 entretiens avec des membres finlandais, norvégiens et russes des différents groupes de travail de l’initiative. Les personnes interrogées incluent des collaborateurs de l’administration ; des collaborateurs de services étatiques en charge de la conservation de la nature ; des chercheurs universitaires ; des représentants d’Organisations Non-gouvernementales (ONG) ou encore des entrepreneurs forestiers et touristiques. Menés en anglais, les entretiens ont duré entre 45 et 90 minutes et ont touché à la genèse et l’évolution de la GBF, l’acception de la conservation de la nature qui la motive et son inscription dans des politiques nationales et internationales. Entre septembre 2016 et septembre 2017, j’ai collecté des documents via des catalogues de bibliothèque et des moteurs de recherche internet ainsi qu’à l’occasion d’événements organisés dans le cadre de la GBF auxquels j’ai assisté. Le corpus étudié se compose de déclarations publiques, de documents de travail, d’archives personnelles, de cartes, de rapports d’études, de comptes-rendus de réunions, de pages web, de brochures explicatives et de documents promotionnels.

Étudier la Ceinture verte de Fennoscandie en tant que front écologique dans une perspective de géopolitique critique

  • 1 La géopolitique critique – ou critical geopolitics – se constitue dans les années 1990 en réaction (...)

7Les travaux consacrés à la dimension géopolitique des aires protégées s’inscrivent dans un champ de recherche plus large qui touche à la géopolitique de l’environnement dans une démarche critique assumée1 (Hodgetts et al., 2019). Cette littérature a mis en lumière la façon dont les problèmes environnementaux constituent un domaine à part entière des relations internationales (O’Lear, 2018), et que les représentations sociales attachées à ces problèmes peuvent être mobilisées par les États pour justifier des politiques sécuritaires (Dalby, 1992) et néolibérales (Ramutsindela, 2017) Suivant cette perspective, il s’agit d’étudier comment l’idée d'environnement telle qu’elle est mobilisée pour justifier la conservation de la biodiversité influence la relation entre l’État et ses citoyens, ainsi qu’entre les États eux-mêmes (Ramutsindela et al., 2020).

8Le concept d’inspiration foucaldienne d’environnementalité (Agrawal, 2005) été central pour expliquer comment des discours à propos de la conservation de l’environnement mais aussi des structures de gouvernance et des dispositifs technologiques permettent aux gouvernements et aux élites internationales d’utiliser les aires protégées transnationale pour asseoir leur souveraineté à propos de la gestion des ressources naturelles. Dans la perspective de la géopolitique critique en particulier, des recherches se sont penchées sur la manière dont des politiques de restrictions d’accès pour les populations locales parfois peu compatibles avec les politiques nationales peuvent être légitimées par l’invocation d’objectifs internationaux en matière de conservation de la nature ou/et des impératifs diplomatiques. Ce qui peut légitimer la définition de politiques nationales au détriment de souverainetés étatiques. Ainsi, la littérature montre que les initiatives d’aires protégées transfrontalières peuvent servir de prétexte pour légitimer la marginalisation de populations indigènes (Milgroom et Spierenburg, 2008) ou l’introduction de formes de capitalisme vert qui leur sont peu favorables (Büscher, 2013).

9La notion de front écologique apparait comme un concept opératoire particulièrement utile à la critique des aires protégées transnationales dans le champ de la géopolitique critique (Ramutsindela et al., 2020). La notion a été élaborée par Sylvain Guyot pour qualifier la façon dont les territoires transfrontaliers, quand ils sont présentés comme des espaces à forte valeur écologique et esthétique, sont définis et accaparés en tant que tels (Guyot, 2017). La consonnance militaire du terme renvoie à un processus de conquête idéologique et physique d’un espace difficilement accessible au nom de la conservation de la nature, qui opère en plusieurs temps pouvant se chevaucher ou être espacés de plusieurs années (Guyot et Richard, 2009).

10Premièrement, le front est conceptualisé en tant que tel, à travers des préconisations scientifiques qui suggèrent la mise en protection d’un espace, le relai de ces préconisations par des ONG et une déclaration d’intention qui lui correspond. Deuxièmement, l’ouverture effective du front se fait en général depuis une tête de pont à partir de laquelle un ensemble d’acteurs publics et privés – les éco-conquérants – vont s’emparer symboliquement et matériellement de l’espace à conquérir. Troisièmement, le front fait l’objet d’une reconnaissance, voire d’une acceptation, par les acteurs sociaux, État en tête, qui ont le pouvoir de le pérenniser. Toutes ces étapes sont marquées par des conflits à propos des conceptions et des usages différenciés de la nature ou concernant les mesures d’exclusion à mettre en place, qui légitiment la construction du front écologique et vont présider à sa perduration, à son renouvèlement, ou à sa destruction (Guyot, 2017).

11Surtout utilisé dans le contexte africain, le concept de front écologique a été également mobilisé dans des études de cas en Europe. Dans son analyse des politiques de coopération entre espaces protégés dans l’arc alpin, Lionel Laslaz démontre que, sous prétexte que la nature n’aurait pas de frontière, le front écologique sert de justification à la mise en œuvre d’une action transnationale dont on peine à voir les effets en termes de création d’aires protégées, de structuration d’acteurs ou d’application à d’autres domaines que la conservation de l’environnement (Laslaz, 2010). De son côté, Marek Weickowski explique que le caractère montagneux et les restrictions sécuritaires le long de la frontière polono-slovaque ont agi comme des repoussoirs aux activités humaines, menants à la conception de fronts écologiques (Wieckowski, 2013). Il montre que l’ouverture de ce front s’est trouvée limitée par les frontières des parcs nationaux, malgré une volonté de coopération affichée suivant l’ouverture de l’espace Schengen.

12Étudier la GBF en tant que front écologique dans une démarche de géopolitique critique consiste à suivre deux axes d’analyse. D’une part, il s’agit de se demander quelles représentations associées à la GBF motivent et légitiment un processus de conquête physique et symbolique des territoires forestiers le long des frontières russo-finlandaise et russo-norvégiennes. D’autre part, il s’agit d’étudier comment ce processus de conquête s’inscrit dans des discours et des dispositifs qui régissent les relations internationales.

Conception, ouverture et institutionnalisation d’un front écologique en République de Carélie

13La proposition d’ouvrir un front écologique dans la zone frontalière entre la Finlande et la Russie est formulée pour la première fois au sein du groupe travail finno-soviétique sur l’environnement, créé en 1985 pour renforcer la coopération existante entre les scientifiques des deux pays (Finnish Environment Institute, 2016). Des chercheurs affiliés au groupe publient en 1995 un article scientifique qui préconise d’établir un réseau transfrontalier – « une ceinture verte » – à hauteur de la République de Carélie afin de protéger les massifs forestiers remarquablement préservés par les restrictions frontalières de la guerre froide ((Titov et al., 1995). Leur argumentaire est centré autour de la nécessité d’intervenir dans la stratégie de développement territorial de la République de Carélie, tournée vers l’industrie – très polluante – du bois et du papier à la faveur de la division régionale du travail en URSS ((Lehtinen, 2006, p. 174).

14Selon Alexander Titov et ses collègues, la création de la ceinture verte permettrait à la fois de préserver la biodiversité et de « déterminer un nouveau profil économique à long terme pour ce territoire » en développant l’écotourisme. Selon eux, la GBF permettrait de contribuer à concrétiser l’idéal d’une Carélie devenue une « république verte », où l’économie écotouristique permettrait d’en finir avec l’emprise presque exclusive du secteur forestier sur l’économie de la région. Ainsi l’« option verte » offerte par la création de la GBF serait le seul futur envisageable pour la Carélie : ils expliquent que la seule alternative sur la table, consistant à faire de la région un centre industriel présente des coût directs – de renouvellement infrastructurel – et indirects – dus à la dégradation environnementale – qui la rendent inenvisageable (Titov et al., 1995).

15L’idée d’ouvrir un front écologique dans la zone frontalière est relayée par des ONG dans le contexte d’un débat ouvert à la fin des années 1980, suivant la décision d’ouvrir l’exploitation des forêts soviétiques aux entreprises occidentales. D’un côté, les forêts caréliennes, rendues accessibles par le partenariat noué en 1989 entre l’entreprise finlandaise Enso Gutzeit et le forestier soviétique Karellesprom apparaissent aux yeux de l’industrie forestière finlandaise comme de nouvelles ressources à conquérir pour alimenter le marché du bois ((Lehtinen, 1991, p. 99 ; 2006, p. 101). De l’autre, des actions de Greenpeace en Allemagne contre Enso Gutzeit, le blocage d’une usine papetière en Finlande par des activistes, et les revendications conjointe d’ONG finlandaises, scandinaves et russes ainsi que de parlementaires européens visent à obtenir des garanties de la part des entreprises actives dans le secteur de ne pas exploiter les forêts anciennes (Lehtinen, 2006, p. 130, 186, 187, 193). Sous la pression publique, la plupart des entreprises forestières opérant dans la République de Carélie et l’Oblast de Mourmansk acceptent dès les années 1996 et 1997 de ne plus utiliser de bois provenant des forêts primaires (Tysiachniouk, 2009).

16L’ouverture d’un front écologique associé à l’idée de ceinture verte de Fennoscandie va se faire à travers la création de parcs nationaux en Russie et la mise en place de programme de promotion de l’écotourisme. De 1999 à 2001, 360 000 euros sont alloués par les programmes de coopération entre l’Europe et les anciens pays du bloc soviétique pour démonter la faisabilité de quatre nouveaux parcs en République de Carélie. Le parc national russe de Kalevala sera créé́ en 2007, et celui des îlots de Ladoga seulement en 2017. Deux autres parcs – ceux de Koitajoki-Tolvajärvi et de Tuulos ne verront jamais le jour. En 2003, un bâtiment pour les visiteurs est ouvert dans le parc russe de Paanajärvi pour devenir un centre pour la Ceinture verte fennoscandienne. Entre 2003 et 2008, plusieurs projets européens visent à favoriser le transfert de compétence en matière d’écotourisme entre gestionnaires des aires protégées finlandaise et russes.

17La GBF fait l’objet d’une reconnaissance institutionnelle en 2010, avec la signature par les ministères russes, finlandais et norvégiens de l’environnement d’un mémorandum d’entente dédié à la GBF. Cette forme juridique s’apparente à une déclaration d’intention qui n’engage pas juridiquement les parties à l’accord, laissant penser que la ceinture verte pourrait rester à l’état de coquille vide. Ce risque est assumé par les concepteurs finlandais de l’accord, qui ont écarté d’autres types d’instruments juridiques plus contraignants, jugés trop compliqués à négocier avec la Russie. Si la GBF a servi de concept central pour faire financer avec succès des projets européens dans les années 1990 et 2000 ayant menés à la création de parcs nationaux en Russie et à des transferts de compétences en matière d’écotourisme en Russie, elle n’a pas perduré en tant que front écologique. L’implication des acteurs russes dans l’initiative a été de plus en plus faible depuis 2014, et l’initiative crée suite à la signature du mémorandum n’est pas parvenu à faire émerger des projets, notamment du fait d’un manque de ressources et d’un fonctionnement informel qui rebute les acteurs locaux (Florin, 2023).

Les imaginaires géopolitiques de la Russie post-soviétique qui motivent et justifient la création de la ceinture verte de Fennoscandie

18Dès la conceptualisation d’un front écologique en Carélie par Titov et ses collègues au début des années 1990, celle-ci s’inscrit dans un imaginaire géopolitique développé à la fin de l’Union soviétique consistant à considérer la Russie comme un État failli que l’Union européenne doit aider à opérer une transition vers le modèle de la démocratie libérale (Haukkala, 2010). Tous les projets relatifs à la GBF évoqués jusqu’ici sont ainsi liés aux programmes Tacis, Interreg ou encore Euregio, qui visent à financer des projets locaux et le transfert de connaissances en Russie, tout en conditionnant au moins en partie ce financement à l’adoption de valeurs démocratiques occidentales. L’idée d’ouvrir un front écologique dans la zone frontalière se voit ainsi présentée comme un moyen de contribuer à l’agenda européen, le développement conjoint du tourisme et de la protection de l’environnement en Russie et en Finlande étant explicitement encouragé par ces programmes (Makkonen et al., 2018).

19Au-delà de la compatibilité de l’idée de GBF avec l’imaginaire géopolitique européen au sortir de la guerre froide, ma recherche démontre que l’idée de GBF apparait comme un moyen pour les autorités finlandaises d’influer sur la politique russe de conservation de la nature. Un membre du groupe de travail finno-soviétique confirme que le concept a toujours été motivé par cette perspective, la disproportion des territoires à haute valeur écologique entre les côtés finlandais et russe étant « évidente depuis les premières images satellites dans les 1990 ». Pour la conceptrice du mémorandum de 2010, il s’agit de s’inspirer du succès des activistes occidentaux des années 1990, qui avaient réussi à stopper l’expansion de l’industrie forestière finlandaise vers les forêts anciennes de Carélie.

20Selon plusieurs membres du groupe de travail trilatéral, la GBF, il est essentiel d’influer sur la conservation de la nature en Russie à travers la GBF, la biodiversité du côté russe constituant « la source principale de biodiversité́ pour la Finlande » alors que les territoires écologiquement importants à l’ouest des frontières finno-russe et russo-norvégiennes seraient déjà fragmentés ou feraient déjà l’objet de mesures de protection. Les participants russes de plusieurs groupes de travail dénoncent le fait que le concept de GBF serait « dirigé vers la Russie », leurs partenaires finlandais se servant du concept pour leur dicter « de préserver ceci et cela ! » et de les sermonner à propos de « cette aire protégée [qui] n’est pas encore créée ? » (entretiens avec des chercheurs universitaires impliqués dans les groupes de travail trilatéral et pour la Carélie, 1er et 18 juin 2017).

21La volonté de vouloir développer la conservation de la nature en Russie à travers la GBF s’appuie sur une rhétorique classiquement utilisée dans la justification des aires protégées transfrontalières, consistant à affirmer que les dynamiques environnementales n’étant pas régies par les découpages administratifs, elles ne sauraient être gérées suivant ces mêmes découpages. Cette idée est au cœur de la création d’une structure de coopération internationale autour de la mer de Barents dans le cadre de laquelle est signé le mémorandum de 2010. Créée en 1993, cette structure vise à faire advenir une conception des relations entre l’Europe du Nord et la Russie appelée de ses vœux par Mikhaïl Gorbatchev peu avant la fin de l’URSS, dans laquelle la protection de l’environnement, l’utilisation des ressources naturelles et la recherche scientifique agiraient comme des domaines privilégiés de désescalade et de collaboration (Heininen et Lomagin, 2016, p. 270).

22Depuis les années 2000, la GBF est associée à des initiatives dont on peine à mesurer les effets concrets mais qui entendent lui donner une vocation diplomatique et symbolique. La ceinture verte de Fennoscandie est ainsi considérée comme la partie septentrionale de la Ceinture verte européenne (illustration 3), portée par une association allemande qui veut faire de l’ancien rideau de fer une zone de conservation de la nature qui agirait comme une interface entre les anciens ennemis de la guerre froide (Frobel, 2009).

Illustration 3 - La ceinture verte européenne

Illustration 3 - La ceinture verte européenne

Source: EuroNatur Foundation & BUND Project Office Green Belt, 2014, p. 8.

23Une brochure de promotion de la GBF parue en 2014 intitulée « La nature ne connaît pas de frontières » et dont l’image de titre fait se fusionner les drapeaux russes et finlandais (illustration 4) présente différents parcs établis et intégrés à des collaborations dans les années 1990 et 2000 comme des parcs jumeaux qui constitueraient les principaux maillons de la ceinture verte de Fennoscandie (Metsähallitus, 2014b, p. 14-15). Constitué en 2008, le parc trilatéral de Pasvik-Inari, qui regroupe des aires protégées russes, norvégiennes et finlandaises est également régulièrement cité comme un exemple de réussite attribué à la GBF (illustration 5).

Illustration 4 - Page de titre de la brochure La nature ne connait pas de frontières

Illustration 4 - Page de titre de la brochure La nature ne connait pas de frontières

Source : Metsähallitus, 2014b.

Illustration 5 - Le parc trilatéral de Pasvik-Inari

Illustration 5 - Le parc trilatéral de Pasvik-Inari

© Sylvie Coffre & Éditions Alphil 2024 (In Florin, 2024, p. 79).

24La GBF va se retrouver au cœur de la véritable crise d’identité géopolitique déclenchée par l’invasion de la Crimée en 2014 (Laine et al., 2021, p. 8). Les programmes de coopération transfrontalière sont laissés en dehors du paquet de sanctions prises par l’Union européenne et des contre-mesures adoptées par la Russie, en étant considérés comme des outils qui devraient pouvoir fonctionner indépendamment des aléas géopolitiques, suivant l’idée que la société civile peut collaborer localement de façon pragmatique au-delà des différends internationaux (Fritsch et al., 2015, p. 2584). Les promoteurs de la GBF présentent alors la ceinture verte comme une initiative fondée sur des liens interpersonnels, qui constituerait un cadre propice pour « continuer un dialogue constructif […] au-delà du climat politique » (Kalske et al., 2014, p. 7). Les années suivantes, les slogans phares de la GBF – « la nature ne connaît pas de frontières » et « les frontières séparent. La nature unit ! » – sont utilisés lors des réunions des groupes de travail pour mettre en évidence la nécessité et la possibilité de coopérer malgré l’invasion de la Crimée. De nombreux participants à l’initiative soulignent la force des liens interpersonnels au sein de l’initiative, qui permettrait de surpasser les tensions géopolitiques en cours.

25La perspective de poursuivre le développement de la GBF dans l’idée d’attendre des lendemains plus pacifiques s’estompe avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022. La campagne d’invasion de l’Ukraine verra la Russie mise au ban de la communauté européenne et la Finlande rejoindre l’OTAN. Le site internet de la GBF est fermé par le ministère de l’environnement finlandais, et plusieurs personnes impliquées jusqu’alors dans l’initiative reçoivent l’instruction de couper tout contact avec des interlocuteurs russes.

Conclusion

26Ce travail montre comment le concept de ceinture verte de Fennoscandie a été mobilisé pour concevoir, ouvrir et institutionnaliser un front écologique le long des frontières entre la Russie, la Finlande et la Norvège. L’idée de protéger une nature qui aurait été laissée intacte par les restrictions d’accès durant la guerre froide est mise au service d’un projet politique plus large, porté par des scientifiques finlandais et soviétique, des ONG occidentales et le ministère finlandais de l’environnement dont l’objectif est d’influer sur la conservation de l’environnement en Russie. Comme démontré dans le contexte africain (Guyot, 2006), le front écologique apparait comme un processus inspiré par des discours environnementaux à la résonance mondiale, qui justifient la création d’entités de conservation par un ensemble d’éco-conquérants extérieurs aux territoires concernés.

27Mon analyse explique comment la conception, l’ouverture et l’institutionnalisation de la GBF sont motivées et justifiées par un imaginaire géopolitique à propos des relations entre l’Europe du Nord et la Russie post-soviétique ainsi qu’à la soi-disant capacité de la conservation de la nature à créer des interfaces diplomatiques efficaces entre ces deux blocs. Le développement de la GBF est ainsi légitimé – et financé – suivant un positionnement consistant à mettre en scène la manière dont la protection de l’environnement et l’écotourisme participeraient de la politique de voisinage de l’UE visant à aider les anciens pays soviétiques à opérer une transition vers le modèle de la démocratie libérale. Cette idée est couplée avec un discours à propos de la nature sans frontière, qui présente la conservation transfrontalière de l’environnement comme un horizon inéluctable sur le plan écologique et diplomatique.

28Ces résultats soulignent l’importance d’être attentif à l’instrumentalisation politique de la nature aux confins de l’Europe ainsi qu’aux liens entre conservation de la nature et géopolitique à un moment plus qu’opportun. D’une part, la décision de la Commission européenne de mettre sous protection 30 % du territoire européen d’ici 2030 fait craindre à la multiplication d’initiatives qui utiliseraient la nécessité de protéger la forêt soi-disant vierge à l’est de l’Europe pour influer sur les politiques nationales et marginaliser encore davantage les populations de régions périphériques (Iordăchescu, 2021). D’autre part, mon étude de cas illustre la manière dont la relation entre l’Europe et la Russie et mise en pratique suivant la combinaison d’interprétations géopolitique diverses, alors que les analyses récentes du conflit russo-ukrainien ne laissent aucune place à des futurs non-conflictuels (Mearsheimer, 2023).

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Notes

1 La géopolitique critique – ou critical geopolitics – se constitue dans les années 1990 en réaction à un retour assumé de la géopolitique classique, en appelant à considérer celle-ci non pas comme la pseudo-science qu’elle prétend être, mais comme un discours sur les relations internationales qu’il s’agit d’analyser comme tel (Dalby etTuathail, 1998).

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Table des illustrations

Titre Illustration 1 - Carte de la Ceinture verte de Fennoscandie publiée en 2016 par le ministère finlandais de l’Environnement
Légende Détenteur des droits de cette carte, le ministère finlandais de l’Environnement précise que « cette image du projet GBF est basée sur le projet de coopération réalisé avant la guerre d'agression de la Russie contre l'Ukraine le 24 février 2022. Compte tenu de l'agression militaire de la Russie contre l'Ukraine, de la violation flagrante du droit international et du fait que la Russie ait définie la Finlande ainsi que d'autres pays nordiques et de l'Union européenne comme des pays inamicaux, la coopération au niveau du projet avec la Russie n'est plus possible ».
Crédits © Ministère finlandais de l’Environnement, 2016.
URL http://journals.openedition.org/echogeo/docannexe/image/28349/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 628k
Titre Illustration 2 - Aires des différents programmes de financement de la coopération transfrontalière en Fennoscandie (2007-2013)
Crédits © Sylvie Coffre & Éditions Alphil 2024 (In Florin, 2024, p. 16).
URL http://journals.openedition.org/echogeo/docannexe/image/28349/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 190k
Titre Illustration 3 - La ceinture verte européenne
Crédits Source: EuroNatur Foundation & BUND Project Office Green Belt, 2014, p. 8.
URL http://journals.openedition.org/echogeo/docannexe/image/28349/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 224k
Titre Illustration 4 - Page de titre de la brochure La nature ne connait pas de frontières
Crédits Source : Metsähallitus, 2014b.
URL http://journals.openedition.org/echogeo/docannexe/image/28349/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 1,0M
Titre Illustration 5 - Le parc trilatéral de Pasvik-Inari
Crédits © Sylvie Coffre & Éditions Alphil 2024 (In Florin, 2024, p. 79).
URL http://journals.openedition.org/echogeo/docannexe/image/28349/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 226k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Ian Florin, « L’ouverture contrastée d’un front écologique dans la Russie post-soviétique : la ceinture verte de Fennoscandie »EchoGéo [En ligne], 70 | 2024, mis en ligne le 31 décembre 2024, consulté le 12 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/echogeo/28349 ; DOI : https://doi.org/10.4000/133gy

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Auteur

Ian Florin

Ian Florin, ian.florin@epfl.ch, est collaborateur scientifique à l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne, Laboratory of Landscape Development, Lausanne, Suisse. N° ORCID : https://orcid.org/0000-0003-0307-6505. Il a récemment publié :
- Florin I., 2024. Du rideau de fer au réseau écologique : Géopolitique et conservation de la nature aux frontières de l’Europe du Nord. Neuchâtel, Editions Alphil-Presses Universitaires Suisses.
- Florin, I., 2023. The limits of devolving sustainable development to the local level: The case of the Greenbelt of Fennoscandia initiative [En ligne sur Archives UNIGE]. Sociologia ruralis, vol. 63, p. 611-628. URL: https://archive-ouverte.unige.ch/unige:167491

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