Au cœur du désert égyptien : transformations agricoles, conquête des marges et inégalités
Delphine Acloque
Conquérir le désert. Recomposition des acteurs et des territoires agricoles en Égypte
2024, P aris, Karthala, 228 p.
Texte intégral
L’ouvrage de Delphine Acloque sur la conquête agricole des terres désertiques égyptiennes montre comment ces marges désertiques sont aujourd’hui devenues de vastes espaces de ressources stratégiques convoitées, à la faveur d’un ample mouvement d’expansion et de projection de l’État depuis les terres du delta et de la vallée du Nil. Ce processus de mise en valeur des terres marginales, situées de part et d’autre du Nil, s’entame dans les années 1950 sous l’égide de l’État égyptien, pour se poursuivre dans les années 1990 et 2000 sous les formes d’un agro-capitalisme mondialisé, en rupture avec les paysanneries traditionnelles. Les terres désertiques sont à penser comme le laboratoire d’un nouvel espace agricole et d’un nouveau rapport à la terre. Ce que dessine l’ouvrage, c’est la montée en puissance d’une agriculture sans ruralité, où les catégories d’urbain et rural deviennent inopérantes pour penser ce qui se joue dans les terres désertiques, où les petits producteurs de plus en plus éloignés de la figure du fellah enraciné sur ses terres côtoient des néo-entrepreneurs diplômés en marketing ou des citadins à la recherche d’une résidence secondaire qui vont jusqu’à former des gated desert rural communities. Examinant en profondeur les transformations agricoles et les objets techniques sur lesquelles elles reposent (pivot d’irrigation, tuyaux de « ferti-gation », substrats remplaçant les sols), l’auteure se livre aussi à une géographie sociale et économique de ces transformations, montrant par exemple combien ce processus de mise en valeur est inégalitaire et excluant, notamment pour les populations nubiennes et bédouines.
Annaig Oiry (AO). Quelles sont les réalités de la conquête agricole du désert égyptien ? Sur quels espaces et avec quels types de mise en valeur ?
Delphine Acloque (DA). La conquête du désert égyptien se fait en différentes phases, non pas comme un rouleau compresseur, mais avec des étapes, des avancées et des reculs. Elle s’effectue de part et d’autre du delta du Nil dès le début du XIXe siècle. L’objectif est alors de mieux contrôler le fleuve, avec des canaux qui se déploient vers l’est et vers l’ouest du delta, sur des terres qui sont en fait plus marginales que désertiques. Cette extension de part et d’autre du delta reprend de façon beaucoup plus ambitieuse au cours de la seconde moitié du XXe siècle avec, dans les années 1960 et 1970, la construction d’infrastructures d’irrigation puis la mise en service du barrage d’Assouan. La géographie de la conquête agricole est donc une géographie mouvante. La politique de libéralisation de l’agriculture, menée dans les années 1980 et 1990, libère des capitaux et encourage la mise en valeur agricole.
À partir des années 1990, un autre mouvement s’enclenche, puisqu’il s’agit d’aller chercher des terres plus loin vers le sud, en essayant d’utiliser les eaux du fleuve et du lac Nasser, le lac de retenue du barrage d’Assouan, dans un objectif de créer une « nouvelle vallée » (al-wadi al-gedid en arabe égyptien). Ici, les terres sont réellement désertiques et, plus on étend les superficies, plus on va vers l’aridité. Les vergers qui s’implantent sur ces terres sont irrigués au goutte-à-goutte et localisés en priorité à proximité des centres urbains, des ports et des aéroports pour les besoins des circuits d’exportation. On utilise les eaux du Nil, mais aussi les eaux souterraines. Cette conquête des terres désertiques s’effectue sous forme de secteurs de bonification, où sont cultivés des abricots, des oranges, du raisin mais aussi du blé ou du fourrage.
- 1 Debarbieux B., Lardon S. (dir.), 2003. Les figures du projet territorial. Editions de l’Aube, 270 p
AO. Cette conquête est aussi la projection de l’État égyptien vers des terres marginales : quel projet politique est associé à la conquête agricole ? Quelles représentations du désert sont véhiculées par ce « projet territorial »1 ?
DA. La conquête du désert est effectivement un projet politique. Dans les années 1950, au moment de la prise de pouvoir de Nasser qui devient président en 1956, la mise en place de la réforme agraire va de pair avec la conquête de nouvelles terres et de nouveaux secteurs de bonification. Il s’agit de donner des terres aux paysans dans les espaces additionnels des espaces les plus peuplés, de développer une Égypte industrielle et agri-industrielle, de faire de ces terres des lieux de transformation agricole, pour moderniser l’agriculture et rendre productifs les capitaux présents dans le pays. Concernant le choix du modèle à suivre, il y a cependant eu des va-et-vient : fallait-il développer des fermes liées à l’État ? Des exploitations de petits producteurs ? Les essais de déploiement de fermes étatiques dans les années 1960 ont tourné au fiasco, le modèle socialisant ne fonctionnant guère. Le processus de libéralisation mené à partir des années 1980 consacre ensuite de nouveaux projets de mise en valeur destinés notamment à l’exportation de produits à haute valeur ajoutée.
Il faut aussi rappeler que l’Égypte est un pays historiquement agricole, avec une population très importante et un fort dynamisme démographique. Le désert fonctionne comme une soupape de sécurité, alors que le delta est en train d’être dévoré par l’urbanisation depuis les années 1980. D’un point de vue politique, mener des pratiques de remembrement sur les anciennes terres aurait été potentiellement dangereux. D’une certaine façon, il vaut mieux conquérir de nouvelles terres plutôt que de risquer de déstabiliser le régime par une modernisation accélérée et un remembrement des espaces ruraux traditionnels. Avec la libéralisation du foncier en 1992, les paysans qui n’étaient plus en mesure de payer leurs loyers se sont vu proposer de gagner le désert, avec l’allocation de terres dans des secteurs bonifiés relativement proches de leurs villages d’origine, et la création ex-nihilo de villages pour ces paysans « compensés ». Les compensations n’ont cependant jamais été suffisantes et certains ont fait le choix de revenir dans leur village d’origine.
Plus largement, la conquête du désert est liée à la recherche de cohésion nationale autour de grands projets de développement. L’inflation des mégaprojets en Égypte est aussi une façon de créer un sentiment d’unité dans un pays qui projette pour partie son avenir dans le désert.
AO. Cette conquête a pu entraîner des mouvements de population, notamment pour déployer de la main d’œuvre agricole. Or, certaines populations n’apparaissent pas dans les dynamiques pionnières, qui dessinent aussi des dynamiques d’exclusion (notamment pour les populations bédouines et nubiennes). En quoi le front pionnier est-il facteur d’inégalités ?
DA. Les terres désertiques sont utilisées par l’État comme des terres vides et désignées comme vierges, des terres où il ferait bon vivre et où un futur pour sa famille est envisageable loin de la pollution des espaces du delta. Or, ces terres ne sont pas vides, elles sont pratiquées, elles sont appropriées d’une façon coutumière. L’accès aux terres se fait sous forme de location ou d’achat, selon une législation qui se met en place progressivement sur un substrat de pratiques coutumières. Les Nubiens sont des populations du sud, transfrontalières entre l’Égypte et le Soudan. Quant aux Bédouins, cette expression désigne les populations nomades qui font pâturer leurs animaux sur des terres désertiques sans aucun titre de propriété.
À partir du moment où l’État voit dans les terres arides un espace de projection et un ensemble de ressources à valoriser, elles sont étatisées et deviennent publiques en 1964. Toutefois, elles restent l’objet de pratiques des populations bédouines et nubiennes. Comme les titres de propriété sont inexistants, on ne peut pas réellement parler d’expropriation des populations lorsqu’une entreprise ou un individu acquiert une terre, mais plutôt de dépossession. Cela engendre un ensemble de conflits. Ces espaces de pratiques nomades entrent alors dans des processus de négociation ou de bricolage entre usagers coutumiers et nouveaux acquéreurs de la terre désertique. Quand une entreprise vient planter des vergers ou installer des pivots d’irrigation pour le de fourrage, les populations bédouines demandent des compensations, exerçant parfois des pressions violentes. Les nouveaux propriétaires entrent alors dans des formes de négociations spontanées par le bas, en donnant par exemple un poste de gardien d’exploitation, en échange du droit de laisser paître les bêtes sur tel ou tel espace. L’État est souvent exclu de ces pratiques de bricolage. Pour lui, c’est même une non-question car les populations bédouines n’ont pas de faire valoir officiel. Quand le conflit devient trop intense, on voit toutefois la mise en œuvre de certaines mesures pour associer et satisfaire les Bédouins : ceux-ci se voient également proposer des terres dans certains secteurs de bonification, mais c’est alors le problème de leur sédentarisation ou du moins des changements de mode de vie qui se pose.
Troupeau appartenant à un éleveur bédouin le long d’un canal

Auteure : D. Acloque, Secteur de Nubariya, gouvernorat de Beheira, 2015.
AO. La mise en valeur par l’État de ces terres désertiques est-elle associée à une militarisation de ces espaces marginalisés ?
DA. Ces terres sont devenues étatiques et l’État est indissociable de l’armée depuis la révolution des Officiers libres en 1952. Le contrôle de l’armée intervient dès qu’il y a une session de terres, puisque cette institution a son mot à dire sur le devenir de toute terre étatique. Par ailleurs, les espaces désertiques sont aussi en partie des zones frontalières, où l’armée est au-dessus de l’État, notamment pour les populations nubiennes lors de la conquête des terres de l’extrême sud du pays depuis les années 1990. L’armée est aussi présente dans la production agricole, elle produit sur ses propres exploitations, avec ses propres entreprises agroalimentaires, depuis le processus de libéralisation économique. Elle a bénéficié de la privatisation de certaines entreprises agricoles. L’armée est donc aussi une puissance capitaliste.
L’armée étend par ailleurs son influence depuis la prise de pouvoir par le Maréchal Sissi en nouant des contacts avec des entreprises pour les aspects logistiques et notamment la construction de routes, car il faut être en mesure d’amener les productions vers les centres de stockage.
AO. Tu soulignes que la dynamique de front pionnier au sein du désert égyptien s’accompagne d’une nouvelle agriculture entrepreneuriale qui a partie liée avec les dynamiques de l’agro-business. Peux-tu expliquer les rouages du déploiement de l’agro-capitalisme au cœur du désert égyptien ? À quels types de productions agricoles ce nouveau modèle est-il lié ? Quels paysages ces dynamiques dessinent-elles ? Comment la petite paysannerie cohabite-telle, ou non, avec les grandes exploitations, dont certaines sont nommées des gated desert rural communities ?
DA. L’agro-business se développe depuis la libéralisation des années 1980 qui a changé la donne, apportant de nouvelles opportunités pour de grands acteurs économiques hors du monde agricole. Ces acteurs voient dans les terres désertiques une opportunité d’investissement et se positionnent au sein de ce « gâteau des terres désertiques », s’accaparant une part de ce gâteau à des fins d’enrichissement et d’investissement. Il s’agit notamment de businessmen très proches du pouvoir, qui vont accéder à ces terres étatiques au détriment d’autres groupes sociaux car il existe une imbrication très forte entre intérêts politiques, économiques et militaires. L’expansion du secteur agro-capitaliste se fait donc avec des capitaux égyptiens dans les années 1980 et 1990 et est notamment menée par des conglomérats dont le cœur d’activité n’est pas l’agriculture (à l’image des grands groupes égyptiens du bâtiment et travaux publics). Leurs exploitations, de plusieurs centaines d’hectares, vont être en rupture avec le modèle dominant des anciennes terres, où la superficie des exploitations est plutôt d’un ou deux hectares. Des experts états-uniens et israéliens viennent sur le terrain pour accompagner ces premiers agriculteurs capitalistes, en apportant notamment des innovations en matière d’irrigation. On assiste donc à la mise en œuvre progressive d’un modèle qui existe ailleurs et qui se diffuse dans la région. Une main-d’œuvre journalière, qui vient des anciennes terres du delta, est employée sur ces exploitations : on les emmène le matin, on les ramène le soir chez eux. C’est une nouvelle forme de travail agricole, en rupture avec les modèles traditionnels. Toute une hiérarchie se met en place : ingénieurs, main-d’œuvre journalière, main-d’œuvre saisonnière en période de récolte (notamment des jeunes filles), parfois aussi certaines populations étrangères qui viennent travailler avec un visa touristique de quelques mois. Cette main-d’œuvre peut aussi avoir son exploitation sur d’anciennes terres : différents modèles agricoles se mettent en relation et s’hybrident. L’opposition entre grands producteurs capitalistes et petits chassés du delta n’est pas aussi caricaturale. Il existe aussi des formes d’agriculture contractuelle : les petits producteurs contractualisent avec les plus gros, pour pouvoir exporter leur production. Il y a donc des formes d’intégration, avec une forme d’instabilité parce que les contrats ne sont pas toujours reconduits d’une année à l’autre.
Parallèlement à cette frontière agricole qui se déplace, on a un changement dans la définition du rapport à la terre, on passe du fellah qui exploite une petite parcelle souvent héritée, à un agriculteur qui se retrouve avec une parcelle de deux ou deux hectares et demi où il doit inventer un modèle de production en allant chercher auprès d’experts ou auprès de voisins comment utiliser l’eau, comment être en mesure d’investir dans des plants d’arbres. Tout l’apprentissage est nouveau. Le petit paysan devient agriculteur du désert. En outre, certains se projettent sans avoir un passé paysan. Ces néo-agriculteurs ont investi dans des parcelles et deviennent des urbains agriculteurs. Ils ont une activité principale au Caire et mettent une partie de leur salaire dans l’investissement sur une exploitation agricole. Parfois, les stratégies sont purement spéculatives.
Il y a aussi beaucoup d’urbains qui n’ont aucune envie de s’investir dans la production agricole, mais qui veulent avoir une résidence secondaire hors des grandes villes égyptiennes et qui, au moment des années 1980-1990, se sont mis dans cette optique d’acquérir des terres désertiques et ont fait semblant de planter des arbres tout en ayant des stratégies d’optimisation foncière. Se développent alors de grandes villas à proximité des axes routiers, avec des golfs et des piscines. Les terres deviennent des résidences. Mais plus on s’éloigne des grands axes et plus on va loin dans le désert, plus on rompt avec la résidentialité. On observe le développement de « clusters », des sortes de plateformes productives autour d’un puits ou d’un canal où les agriculteurs n’habitent plus. La dimension est uniquement productive. Il y a là une rupture spatiale avec l’espace habité.
Petits agriculteurs et pompes d’irrigation dans des vergers d’agrumes

Auteure : D. Acloque, Secteur de Tiba, gouvernorat de Beheira, 2014.
AO. Le développement de l’agro-capitalisme se fait avec des capitaux égyptiens, et ensuite ?
DA. La conquête désertique des années 1990 et 2000 est fondée sur l’arrivée de capitaux étrangers, notamment des pays du Golfe (Arabie saoudite et Émirats Arabes Unis). Si l’agriculture égyptienne est indissociable de la sécurité alimentaire des Égyptiens, les investissements désertiques menés par États du Golfe visent aussi à sécuriser leur propre approvisionnement, en fourrage par exemple, qui est réacheminé par bateau jusqu’à la péninsule arabique. Se pose alors la question de la dépossession des ressources nationales et de l’accaparement des terres. Et les investisseurs ne sont pas uniquement issus du monde arabe. Récemment, les investisseurs chinois s’intéressent plutôt à l’aval de la filière, privilégiant le secteur de la logistique.
AO. Dans cette conquête agricole du désert, quel est le rôle des acteurs scientifiques ? La conquête agricole repose sur de nouveaux objets, de nouvelles techniques (pivots d’irrigation, tuyaux pour la « fertigation », etc.) : en quoi cette conquête est-elle associée à des vagues d’innovation, dans la nature et les modes de production, dans les modalités d’accès à l’eau ?
DA. La frontière agro-désertique est une frontière à différents niveaux. C’est une frontière de l’innovation en lien avec le contrôle de l’eau et de l’irrigation. Et aussi une frontière de nouveaux modèles productifs : quels choix de semences, quels types de produits ? Elle est associée à la recherche de solutions techniques, avec des risques de dépendance : dépendance aux importations de ces solutions, dépendance en termes d’expertise étrangère de la Chine, de l’Europe. Cela permet de faire du goutte-à-goutte, d’importer des semences adaptées aux conditions d’aridité. Le cultivateur y laisse par conséquent une partie de son indépendance. Par exemple, certains producteurs de raisin achètent désormais des plants qui sont sous licence de grands groupes internationaux et qui ne peuvent être reproduits sur l’exploitation.
Ce modèle agro-désertique n’est pas né en Égypte, mais aux États-Unis et en Israël. Il regroupe des coalitions d’hydrologues et d’agronomes, qui se rencontrent dans des séminaires, dans des organisations comme la Banque mondiale. Il s’inscrit dans une idéologie techno-solutionniste. Ainsi, dans les années 1980-90, l’Université UC Davis en Californie va largement financer la recherche et former des experts qui diffusent ces modèles productifs nouveaux, avec de nouveaux paysages associés. Ceux-ci sont très spécifiques, ils reposent à la fois sur la géométrisation, la rationalisation, et la diffusion de cultures hors-sol. La terre disparaît en effet au profit de substrats importés, ce qui est aussi une perte d’indépendance pour les cultivateurs. Cette nouvelle agriculture transforme les paysages et les façons de faire, elle crée de nouveaux réseaux d’approvisionnement et d’importation pour fournir les intrants requis.
AO. Dans la conclusion de l’ouvrage, tu évoques la question de l’eau, avec l’idée que le pouvoir égyptien tente de s’affranchir peu à peu des eaux du Nil pour garantir l’irrigation des cultures. Est-ce que tu as pu étudier ce qu’a provoqué, chez les Égyptiens, le projet du barrage éthiopien « Renaissance » ? Quelles sont les tensions géopolitiques associées ?
DA. S’affranchir du Nil, qu’est-ce que cela peut signifier en Égypte ? Sur les terrains des secteurs de bonification, l’eau souterraine devient une ressource majeure, car l’eau du Nil, surtout quand on est en bout du canal, peut être irrégulière. L’incertitude est très forte et le recours aux eaux souterraines permet de l’éviter, au moins à court-terme.
Dans un contexte de changements climatiques et de besoins croissants pour la population et les usages économiques (agricoles, industriels, touristiques), l’eau est sous forte pression. Il est donc nécessaire de recourir à d’autres sources, d’autant que les eaux souterraines sont en partie fossiles et non renouvelables. Une solution alternative est de se tourner vers les eaux « traitées », c’est-à-dire des eaux agricoles de drainage traitées pour être réutilisées, des eaux issues des stations d’épuration, ou encore des eaux dessalées. Mais cela coûte cher, notamment dans le cas du dessalement qui est par conséquent réservé aux usages non-agricoles. Le recyclage des eaux usées mériterait d’être plus étudié et diffusé, il y a actuellement beaucoup d’investissements sur cette question dans la région et ailleurs dans le monde. Mais cela renvoie aussi à des dimensions culturelles, éthiques, religieuses qui peuvent être des freins : peut-on consommer des produits qui ont été irrigués avec des eaux usées ?
Dans ce contexte de pressions multiples sur l’eau, le barrage éthiopien agit comme un détonateur. Pendant des décennies, l’Égypte était le pays hydro-hégémonique au sein du bassin du Nil. Aujourd’hui, les pays en amont revendiquent le droit de mettre en valeur leur partie du Nil, ce qui suscite beaucoup d’inquiétudes en Égypte. Il y a eu plusieurs phases dans l’épopée du barrage éthiopien, avec par exemple en 2013 une menace par l’Égypte (alors sous la présidence de Morsi) de bombarder le barrage. Malgré les oppositions égyptiennes constantes au cours de la dernière décennie, le barrage s’est construit, mais sans parvenir jusqu’à maintenant à un accord entre les différents pays sur la gestion de la ressource.
Face aux revendications des pays en amont, la nécessité pour l’Égypte de trouver des alternatives afin de sécuriser son approvisionnement en eau est d’autant plus nécessaire. Et d’autres inquiétudes se profilent pour l’avenir, notamment du côté du Soudan, si le pays choisit d’investir fortement dans son agriculture après la guerre qui le ravage actuellement.
AO. Peux-tu nous dire un mot de ta méthodologie et de ton terrain ?
DA. J’ai surtout rencontré des producteurs, avec un large éventail de modèles productifs, depuis le petit paysan du delta qui a reçu une terre désertique au sein d’un secteur de bonification, jusqu’aux très grandes entreprises. J’ai enquêté en priorité au sein des marges occidentales du delta, car on y voit bien toutes les étapes de la mise en valeur depuis les années 1960. Enquêter en Égypte demande d’être introduit par des acteurs locaux, car se positionner pendant un certain temps sur une place de village peut par exemple attirer l’attention et les ennuis. Je suis donc entrée sur le terrain par le biais d’un projet d’une institution internationale qui m’a permis de rencontrer différents types de producteurs. J’ai commencé par enquêter sur l’agriculture et la production en tant que telle, pour ensuite essayer de comprendre les intérêts et les conflits politico-économiques. « Se cacher » derrière la dimension très agricole m’a permis de faire évoluer mes recherches vers des questions de géographie sociale, politique, économique. J’ai aussi eu recours à la littérature grise (Banque mondiale, USAID, AFD, etc.), afin de saisir comment les terres désertiques sont devenues des lieux de projets et de projections. Cette littérature grise est une littérature de projet, y recourir a été pertinent pour questionner la succession de grands projets de développement agricole sur mes terrains. Qui se projette dans ces espaces et pourquoi faire ?
Notes
1 Debarbieux B., Lardon S. (dir.), 2003. Les figures du projet territorial. Editions de l’Aube, 270 p.
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Titre | Troupeau appartenant à un éleveur bédouin le long d’un canal |
Crédits | Auteure : D. Acloque, Secteur de Nubariya, gouvernorat de Beheira, 2015. |
URL | http://journals.openedition.org/echogeo/docannexe/image/28409/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 935k |
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Titre | Petits agriculteurs et pompes d’irrigation dans des vergers d’agrumes |
Crédits | Auteure : D. Acloque, Secteur de Tiba, gouvernorat de Beheira, 2014. |
URL | http://journals.openedition.org/echogeo/docannexe/image/28409/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 1,3M |
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Titre | Pivot d’irrigation dans l’ouest du Delta |
Crédits | Auteure : D. Acloque, 2015. |
URL | http://journals.openedition.org/echogeo/docannexe/image/28409/img-3.jpg |
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Pour citer cet article
Référence électronique
Delphine Acloque et Annaig Oiry, « Au cœur du désert égyptien : transformations agricoles, conquête des marges et inégalités », EchoGéo [En ligne], 70 | 2024, mis en ligne le 31 décembre 2024, consulté le 12 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/echogeo/28409 ; DOI : https://doi.org/10.4000/133gz
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