1Le manoir du Tourp (illustration 1) est une ancienne ferme seigneuriale du XVIe siècle au nord de la communauté de commune de La Hague regroupant 19 communes déléguées depuis le 1er janvier 2017. Il a été renommé Maison de La Hague depuis qu’il est devenu la propriété du Conservatoire du Littoral en 1994 et est devenu un espace culturel en 2002. Aujourd’hui, le lieu a vocation à promouvoir le patrimoine de La Hague et du Cotentin en misant sur l’identité rurale du territoire parfois surnommé « Petite Irlande ». Nous visitons ce lieu au moment où la commune de La Hague prépare sa candidature au label de Géoparc mondial de l’UNESCO afin de faire reconnaître les qualités géologiques du territoire. Dans un des bâtiments qui fait office d’accueil et de boutique, nous nous arrêtons sur une image satellite qui occupe le sol en entier. Il est difficile de négliger l’usine d’Orano La Hague qui occupe une grande partie de l’espace.
Illustration 1 - Entrée du manoir du Tourp, commune de La Hague
Auteur : Y. Gourain, 2024.
- 1 Orano est une entreprise française spécialisée dans les combustibles nucléaires et dans laquelle l’ (...)
2La Hague correspond à une municipalité, une communauté de commune, une région, un projet patrimonial et à une usine nucléaire. Ce sont des entités a priori distinctes mais qui participent de la polysémie du territoire dont nous peinons à dessiner les contours en arrivant sur le site du Manoir du Tourp. L’espace médiatique semble réduire ce territoire au développement de l’usine d’Orano1, le centre de traitement du combustible nucléaire usé en service depuis 1966. L’emplacement de l’usine de retraitement de combustibles a été choisi dans les années 1960 en raison d’un courant très fort au large de la baie, permettant de disperser le plus possible les effluents radioactifs rejetés. Par ailleurs, le territoire de La Hague présentait des caractéristiques de site (courants marins, vents puissants et structures géologiques solides) et de localisation (éloignement des zones densément peuplées) rendant possible le développement de l’activité nucléaire. Le 8 juillet 2022, EDF met fin à la concertation préalable liée au projet de construction d’une nouvelle piscine d’entreposage de combustibles nucléaires usés sur le site d’Orano-La Hague pour répondre à la saturation des bassins actuels. Cette saturation a fait l’objet d’une alerte en 2010 par l’Autorité de sûreté Nucléaire. Le développement de l’usine Orano-La Hague devient problématique pour de nombreux acteurs (urbanistes, institutions publiques, riverains, associations anti-nucléaires) puisqu’il entérine un projet arrimé au nucléaire pour le territoire de La Hague, là où ces derniers souhaitent valoriser des projets qui ne sont pas liés au nucléaire. En effet, des projets alternatifs à ceux liés à l’usine, dont le Géoparc, remettent en question l’idée d’un territoire unifié porté par les projets de développement de l’usine nucléaire d’Orano-La Hague.
3De nombreux travaux se sont intéressés aux relations entre nucléaire et territoire en mettant l’accent sur l’insertion territoriale controversée des infrastructures nucléaires en raison de la difficulté du démantèlement des usines (Garcier et Le Lay, 2015), de la gestion de ses déchets (Barthe, 2009) ou de la mise en mémoire des risques après un accident nucléaire (Kasperski, 2020). Par ailleurs, les contours du territoire du nucléaire sont difficiles à circonscrire en raison des incertitudes lors de l’identification les risques en cas d’accident (Oiry, 2017). La sociologie s’est penchée sur l’insertion du nucléaire dans les systèmes socio-politiques en montrant l’imbrication des objets nucléaires et techniques, des institutions et des individus (Hecht, 2009). Les travaux les plus récents décrivent un nucléaire « décarboné » qui justifie le déploiement de ses infrastructures en dépit des contestations à son encontre (Topçu, 2008 ; Sato, 2017). Enfin, les études urbaines mettent en avant les problématiques posées par le nucléaire à la planification et l’aménagement en soulignant les difficultés de la gouvernance longue durée de telles infrastructures (Kuppler and Hocke, 2019 ; Sérandour et al., 2022). La littérature explore en moindre mesure la planification des territoires nucléarisés, et comment les acteurs tentent de renégocier cette planification.
4Pour répondre à cette question, nous mobilisons une approche à la croisée de la géographie, de la sociologie et des études urbaines. Nous adoptons une définition large du territoire correspondant à un assemblage d’éléments hétérogènes en constante reconfiguration (November, 2002). La prise en compte de cette hétérogénéité permet d’élargir les modes d’appropriation de l’espace conduisant à l’émergence du territoire. Dans une perspective relationnelle, il s’agit d’un aller-retour entre des formes spatiales négociées (un parc naturel, un zonage, un périmètre d’agglomération) et des entités humaines et non-humaines (des professionnels de l’industrie, des élus locaux, des piscines nucléaires, des bâtiments, etc.). La planification du territoire implique ainsi d’organiser son aménagement à partir des projections des acteurs et de leur mise en concurrence (Devisme, 2015).
- 2 Cette étude a été menée dans le cadre du projet LESLIE « Infrastructures de stockage à très long te (...)
5Notre analyse s’appuie sur une enquête de terrain menée dans le Cotentin en 20242. Elle se base sur une méthodologie qualitative réunissant un matériel varié : documents d’urbanisme, observations lors de manifestations et de visites de terrain en avril 2024, étude de la presse locale et entretiens semi-directifs auprès de quinze acteurs du territoire. La diversité des sources mobilisées et leur mise en regard permet de suivre les acteurs dans leurs visions du territoire et leur inscription dans des projets concrets de planification pour ce dernier. Ces acteurs sont des élus locaux, des institutions en charge du développement territorial de La Hague, des urbanistes, des riverains et des membres d’une association d’opposition au projet. Ces acteurs développent des regards contrastés sur l’avenir du territoire. Par ailleurs, l’analyse des dispositifs sociotechniques de l’urbanisme (les lois, les plans de prévention des risques, les zonages) a pour vocation de comprendre les configurations d’acteurs, les négociations et les arbitrages conduisant à l’émergence de certaines situations territoriales. Nous nous intéressons également à ce que ce projet de « nouvelle piscine », dans un territoire déjà nucléarisé, produit sur le lien social existant au sein de ce territoire. On présentera dans un premier temps sur l’insertion de l’usine Orano-La Hague dans son territoire. Nous montrerons que cette insertion repose sur un projet gouvernemental et que son développement entérine le projet de piscine de stockage nucléaire. En soulignant l’imposition de ce projet, nous montrerons dans une seconde partie que les acteurs non-industriels du territoire ne sont pas passifs dans la formulation d’autres projets mais que ceux-ci doivent composer avec un certain nombre de normes techniques et de structures pour les concrétiser. Nous présenterons dans une dernière partie la conciliation délicate des projections pour le territoire dans un contexte d’exacerbation des incertitudes climatiques. Nous questionnerons alors ces cohabitations et ces frictions en ce qu’elles peuvent ouvrir la voie à des futurs pluriels ou qui seraient condamnés par le nucléaire.
- 3 Ceci dans un contexte post-Fukushima au sein duquel la remise en cause de la filière nucléaire euro (...)
- 4 L’Autorité de sûreté nucléaire est une autorité administrative qui assure les missions de sûreté nu (...)
- 5 Ce dernier alerte sur l’importance de la construction de la piscine : « Une accumulation non maîtri (...)
6Le projet de piscine s’insère dans une politique de relance du nucléaire par le gouvernement d’Emmanuel Macron, après une période où une baisse de la part du nucléaire dans le mix énergétique avait été programmée sous la présidence de François Hollande3. La piscine de La Hague est donc un enjeu important pour la survie de la filière en participant à prolonger la durée de vie de l’usine de retraitement d’un siècle. Elle répond à un besoin devenu urgent d’entreposage des combustibles usés, puisque la piscine actuelle arrive à une saturation prévue pour 2030, selon l’Autorité de Sûreté Nucléaire4, appuyée par le Haut comité pour la transparence sur la sûreté nucléaire (HCTSN)5.
7EDF défend l’implantation de la future infrastructure sur le site de La Hague, qui répond aux exigences du Plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR 2022-2026) qui encadre la gestion des combustibles usés qui présente les critères suivants : « la disponibilité d’un foncier déjà industriel, les caractéristiques techniques du site (qualité du sol et du sous-sol support, faible sismicité…), les aspects logistique et transports, la présence d’un tissu industriel expérimenté »6. Le site est également préféré par EDF car il présente une « logique de cohérence industrielle », en permettant de garder sur le même site le stockage et le retraitement du combustible usé tout en évitant le transport de matières radioactives.
- 7 Américium, césium 137, plutonium, etc.
- 8 L’association citoyenne d’information et de surveillance de la radioactivité est créée à la suite d (...)
- 9 Site Association citoyenne d’information et de surveillance de la radioactivité. Pollution au pluto (...)
- 10 Entretien mené par C. Fassert avec un membre du collectif STOP Piscine le 14 avril 2024, Cherbourg.
8La construction de l’infrastructure soulève des oppositions et sa localisation suscite des interrogations. Le projet de piscine est prévu comme une extension de l’usine Orano-La Hague existante. Une partie des 15 hectares prévus se situe sur une parcelle, le « parc aux ajoncs », appartenant à Orano et qui a été contaminée à la suite d’un incendie survenu dans un silo de déchets en 1981. La décontamination du site constitue une étape préalable requérant des travaux, notamment de décontamination du ruisseau des landes, qui passe près du terrain. Il contient des traces de radionucléides7, révélées par les opérations de surveillance citoyenne de l’ACRO8 en 20169 et surveillées par Orano depuis lors10. Au sujet de la décontamination de cette zone, un désaccord est survenu entre l’industriel qui a proposé une décontamination partielle, qu’il juge suffisante pour le futur « industriel » et nucléaire du site, et des riverains qui demandent une décontamination plus complète, notamment en raison de la présence d’une nappe phréatique.
- 11 À Bure, entre Haute-Marne et Meuse, le projet de centre industriel de stockage géologique (CIGEO) e (...)
- 12 Opération actuellement menée dans une autre usine d’Orano, l’usine MELOX, à Marcoule. Ce mélange de (...)
- 13 Dits également RNR, ou réacteurs de 4ème génération.
- 14 Pour l’instant, les projets de développement de ces nouveaux réacteurs peuvent être qualifiés d’« h (...)
- 15 Nous conserverons cette terminologie pour qualifier les piscines puisqu’il s’agit ici d’un stockage (...)
9L’annonce de la construction de la nouvelle infrastructure a également eu pour effet de « déconfiner » (Chateauraynaud et Debaz, 2017) une nouvelle fois la controverse sur la qualification de l’entité contenue dans les piscines. La Hague est une usine de « retraitement », dans laquelle est traité le combustible utilisé par les réacteurs nucléaires. Ce combustible usé est séparé en plutonium, uranium et divers produits de fission. Ces derniers sont qualifiés de « déchets nucléaires » et doivent être stockés dans l’infrastructure de stockage à très long terme CIGEO11. Le plutonium permet de fabriquer du MOX12 qui, irradié dans un réacteur nucléaire, devient du « MOX usé » qui sera stocké à La Hague, dans l’attente d’une utilisation future dans des Réacteurs à Neutrons Rapides13 qui n’existent pas en France14. Le MOX usé échappe ainsi à la qualification de déchet, il est un « combustible usé », une dénomination contestée par de nombreux experts et par les opposants au projet, qui dénoncent une présentation fallacieuse de l’industrie nucléaire. Dans l’attente de cette filière nucléaire, les piscines de La Hague constituent des « infrastructures d’attente » (Denoun, 2022). Cette catégorisation créé une autre différence, opérée entre « entreposage » et « stockage » puisque du point de vue de l’industriel, l’entreposage est temporaire : l’intention est de retirer ultérieurement les matières entreposées. Le stockage15, lui, est définitif : la solution retenue en France pour les déchets nucléaires « ultimes » est le stockage en couche géologique profonde dans le cadre du projet CIGEO.
10La tension observée entre des projets de territoire qui s’opposent, notamment autour de l’extension de l’usine actuelle, génère des « frictions » au sens d’Anna Tsing, à savoir la rencontre de visions d’une cause animant les acteurs du territoire (Tsing, 2020). Ces frictions sont issues des tensions entre d’une part l’image d’un projet nucléaire gouvernemental, porté par l’exécutif, chargé de tout l’imaginaire du « rayonnement de la France » (Hecht, 2004), et d’autre part la matérialité de la future infrastructure que les habitants appréhendent de façon très concrète par des impacts environnementaux et la présence de l’usine dans le paysage.
- 16 Le collectif STOP Piscine est né le 22 novembre 2021 à l’issue de la première réunion de concertati (...)
11Une des premières expressions des frictions est liée au sentiment d’impuissance ressenti par de nombreux habitants, quant aux décisions liées à l’industrie nucléaire. C’est en protestation à ce qui est vécu comme « imposé », par un industriel « méprisant » que se crée le collectif STOP Piscine16, qui organise des réunions d’informations mais également des évènements festifs tels qu’un carnaval « déni de démocratie » en avril 2024 (illustration 2). Ce collectif n’est pas composé uniquement d’opposants au nucléaire. Certains sont salariés de l’industrie nucléaire et ne remettent pas en cause la présence de l’usine existante. Cependant ils considèrent la nouvelle piscine comme étant le bâtiment « de trop ». Ce sentiment d’être soumis à des décisions prises loin du territoire local s’ancre dans une histoire longue, plusieurs fois évoquée dans les entretiens, certains de nos enquêtés débutant leur témoignage par une évocation de l’installation de l’usine dans les années 1960 pour souligner cette imposition avec un sentiment de fatalité :
« Ils avaient invité tous les maires à visiter le site de Marcoule, mon père était l’adjoint au maire de Jobourg. […] On est venu les chercher en taxi, ils ont pris l’avion, la plupart montaient dans un avion pour la première fois, ils ont été bien traités, comme disait mon père : à la fin on mélangeait les litrons avec les neutrons ! Il avait compris qu’ils avaient énormément de moyens, des moyens colossaux […] il avait compris qu’on ne pouvait pas s’y opposer » (entretien mené par C. Fassert avec un militant du collectif STOP Piscine, Cherbourg, 12 avril 2024).
Illustration 2 - Carnaval « déni de démocratie » en avril 2024
Auteur : Mathieu Esinger, 2024.
- 17 Source : Mazeaud A., Gourgues G., 2023. Arrêtons ce fétichisme du dispositif participatif. La Gazet (...)
- 18 La CNDP est une autorité publique mettant en œuvre des actions de participation du public dans l’él (...)
12Le contexte des années 2000 est toutefois fort différent. Entre temps, des formes institutionnelles d’implication des citoyens se sont développées, avec une « participation d’État »17 ancrée dans des dispositifs, comme la Commission Nationale du Débat Public (CNDP)18. Pour autant, le processus de concertation est perçu comme orchestré par l’industriel pour atteindre ses propres fins, comme nous l’indique un membre du collectif STOP Piscine :
« La première réunion EDF pour la piscine […] c’était assez épique. Ils font leur présentation, il y avait des gens de La Hague et EDF demande à la fin : il y a des questions ? Oui ! Vous ne parlez pas au conditionnel quand vous présentez le projet... hou…ça a mis de l’ambiance. Mais cette question, c’était quelqu’un qui n’était ni militant ni…seulement un citoyen… » (entretien mené par C. Fassert et Y. Gourain avec un militant du collectif STOP Piscine, Cherbourg, 12 avril 2024).
13Les mobilisations à La Hague revendiquent la possibilité d’un futur ouvert qui vient s’opposer à un futur intangible porté par l’industriel. Le futur dessiné par l’industriel est en effet un futur de développement et de continuité du présent : le territoire à planifier est un territoire nucléarisé, qui sera davantage nucléarisé. Les mobilisations contre la construction de la piscine revendiquent une rupture : ne pas nucléariser davantage le territoire pour ne pas compromettre la possibilité de bifurcations. Toute installation nucléaire étant autorisée à fonctionner avec une limite (d’environ 40 ans) au-delà de laquelle elle peut être arrêtée et démantelée, certains opposants pouvaient se projeter dans un « après-nucléaire », dont l’horizon recule encore si une infrastructure de stockage est construite. Si le processus de concertation tourne court assez rapidement avec le retrait du collectif qui quitte la concertation en juin 2023, c’est notamment parce qu’il se heurte à l’opposition d’habitants d’un territoire considéré comme susceptible d’accueillir sans problème la nouvelle infrastructure.
- 19 Entretien mené par Y. Gourain du 6 septembre 2024 avec le CAUE de Normandie. Le taux d’activité à l (...)
14Les communes de La Hague, en tant qu’intercommunalité, ont bénéficié des externalités de l’usine qui constitue une poche d’emplois pour le Cotentin et sont considérées aujourd’hui comme des communes actives19. Au travers de la dimension économique, l’infrastructure renforce son insertion dans le territoire, c’est ce que nous rappelle une des urbanistes de la municipalité de La Hague :
« On a tous quelqu'un de près, de loin, qui travaille sur l'usine. Et on a aussi un beau territoire. Parce que… l'usine de La Hague a généré aussi des profits au niveau des communes historiques » (entretien mené par Y. Gourain et C. Fassert avec une urbaniste de la municipalité de La Hague, le 12 avril 2024).
15Pour cette urbaniste, l’usine fait partie du territoire de La Hague et contribue à une image méliorative de ce dernier. Les externalités économiques se retrouvent également dans la consolidation des rapports sociaux et de certaines trajectoires sociales, comme l’indique un des maires délégués de La Hague quand il distingue sa trajectoire de celle de ses proches habitant dans la même commune :
« Il y a quand même des périodes de ma vie où je me suis dit…Je pense à mes potes, ils sont installés, ils ont une copine, ils ont la stabilité, ils ont une belle bagnole. Il y a des périodes de la vie aussi où je me suis dit… Bah quand même. Quand même, pourquoi ? Pourquoi résister ? entre guillemets, à l'appel de l'industrie. Et effectivement je n’ai jamais voulu aller y travailler, mais je ne vous cache pas qu'effectivement, s'en sortir sans aller bosser à l'usine, c'est hyper dur » (entretien mené par Y. Gourain et C. Fassert avec un élu de La Hague, le 11 avril 2024).
16Le regard que porte ce maire délégué nuance un rapport à l’usine nucléaire polarisé entre technophiles et opposants à l’industrie. Il reconnait des bénéfices pour le territoire qui seraient à préserver : des capacités à créer des emplois et donner accès à des salaires attractifs et la construction de liens sociaux étroitement liés à l’usine. C’est aussi ce que nous explique une des urbanistes de la municipalité de La Hague :
« On s’aperçoit quand même que les habitants de La Hague sont aussi dans cette vision de préservation [de l’usine]. […] C’est quand même qu’ils ont un attachement avec ce qui peut se faire, ce qu’il est possible de faire » (entretien mené par Y. Gourain et C. Fassert avec une urbaniste de la municipalité de La Hague, le 12 avril 2024).
17Ces formes d’attachement à l’usine rendent compte d’un enchâssement de l’infrastructure dans le territoire qui dépasse sa circonscription administrative. Les riverains, en dépit des contraintes du territoire, souhaitent préserver certains aspects qui le définissent, notamment les liens sociaux entre les riverains qui travaillent à l’usine. Cela fait écho à d’autres territoires industriels comme Fos-sur-Mer (Gramaglia et Duchêne, 2020). Cela permet d’expliquer en partie pourquoi certains acteurs du territoire adoptent une attitude ambivalente envers l’infrastructure industrielle mais aussi d’interpréter les vives critiques adressées l’usine et son extension.
- 20 Il s’agit des communautés de Communes du Coeur du Cotentin, de la Région de Montebourg, de la Vallé (...)
18Les bénéfices de l’usine ont été progressivement réévalués par une récente reconfiguration administrative du territoire par un arrêté du 4 novembre 2016. La communauté d’agglomération du Cotentin est issue de la fusion, en 2017, de neuf communautés de communes20. Aujourd’hui elle compte 129 communes, dont celles qui composaient la communauté de commune de La Hague. Cette fusion inclut un transfert de charges lié à la gestion de nombreux services (dont l’eau et les déchets) et impose des reconfigurations dans les services municipaux, qui sont vues comme une dépossession par les mairies de l’intercommunalité de La Hague, comme l’indique un des maires délégués :
« L'État nous a braqué. L'Etat nous a commandé en gros. […] La gestion des déchets, c'est parti au quota et nous, on avait du matériel, on avait des camions, on avait des salariés, des fonctionnaires, ils sont partis avec. Les services pour le fonctionnement c'est normal et c'est parfaitement juste. Ils ont eu la compétence, donc ils auront les coûts, donc on leur donne le budget » (Entretien mené par Y. Gourain et C. Fassert avec un élu de La Hague, le 11 avril 2024).
19La communauté d’agglomération du Cotentin a à sa charge le régime fiscal et la définition du mode d’imposition des entreprises, autrefois gérés par les communes qui en bénéficiaient pour leur fonctionnement territorial. Cette réorganisation des budgets au profit de la communauté d’agglomération est perçue par l’intercommunalité de La Hague comme une stratégie de l’Etat misant sur l’acceptation de projets futurs, industriels ou non, par la dépendance aux retombées fiscales.
- 21 La loi relative à la solidarité et au renouvellement urbain (SRU) impose aux communes de plus de 3 (...)
20De surcroît, le territoire de l’intercommunalité de La Hague est contraint par trois dispositifs urbanistiques qui limitent ses capacités à mettre en œuvre des projets de territoire alternatifs à celui de l’industrie nucléaire et d’accueillir de nouveaux habitants. Le premier dispositif est la Loi littoral qui limite l’urbanisation sur une bande littorale de 100 mètres. Le deuxième est la loi Zéro Artificialisation Nette (ZAN) qui impose aux communes de la communauté de commune de La Hague de partager leur enveloppe foncière aux dépens d’une gestion communale. Le troisième dispositif est lié à la création de la communauté d’agglomération du Cotentin du 1er janvier 2017 : l’élaboration, encore en cours, de son PLUi se heurte à plusieurs incohérences du complexe cadre législatif, notamment pour ce qui concerne l’implantation des logements sociaux, dont il manque des quotas dans certaines communes de l’intercommunalité de La Hague21. Cette dernière se trouve dans l’impossibilité de respecter ce quota en raison des limites à la construction. L’usine Orano-La Hague représente un élément permanent pour le territoire car son zonage et sa dynamique ne sont pas débattus dans le cadre de ces dispositifs. Dans ces contraintes à l’urbanisation, les communes se trouvent progressivement dépossédées de certaines externalités de l’usine,économiques particulièrement.
- 22 Dans l’actuel plan local de l’urbanisme d’Omonville-la-petite approuvé par délibération du conseil (...)
- 23 Le PLU indique que « l’extension de la zone d’activités nucléaire actuelle positionnée sur le site (...)
21Du point de vue de l’urbanisme, l’usine Orano-La Hague se trouve en zone Ux ou « zone urbaine à vocation d’activité »22 favorisant le développement industriel, ce qui n’est pas le cas pour les autres entités du territoire. Au nord de l’usine sont identifiées une zone naturelle associée aux activités d’Areva Nuclear Cycle (zone Nx) et une autre zone d’urbanisation à court terme relative aux activités liées à l’industrie nucléaire23 (zone 1Aux). Ces zones ont pour vocation de réglementer l’occupation des sols en interdisant l’implantation des habitations et des activités « qui ne sont pas directement liées à l’industrie nucléaire ». Dans l’intercommunalité de La Hague et plus largement à l’échelle du Cotentin les acteurs composent des projets avec l’usine tout en faisant face à des obstacles en matière d’aménagement, comme l’indique une des urbanistes de la municipalité de La Hague :
« L'usine, elle est là de toute façon. Donc oui, on vit, on vit forcément avec. On a beaucoup de personnes qui travaillent sur l'usine et avec le territoire. […] Ça fait partie du paysage, on sait » (entretien mené par Y. Gourain et C. Fassert avec une urbaniste de la municipalité de La Hague, le 12 avril 2024).
- 24 Voir à ce titre le Plan Local de l’urbanisme d’Omonville-la-Petite qui inclut cette dimension paysa (...)
- 25 Au moment de l’écriture de l’article, la commune de La Hague avait candidaté pour le label de Géopa (...)
- 26 Le périmètre couvre 14 des 19 communes déléguées de La Hague avec la commune d’Héauville. Le site c (...)
22L’idée de « vivre avec » l’usine souligne aussi sa prégnance dans le paysage avec laquelle l’urbanisme doit composer pour faciliter son intégration paysagère dans le Plan Local d’Urbanisme24. En parallèle, deux projets de territoire sont menés dans le but de valoriser le patrimoine naturel et historique de La Hague. Le premier est porté par l’espace culturel et touristique du manoir du Tourp, géré par la commune de La Hague, afin d’acquérir le label de Géoparc25 par l’UNESCO qui valorise le caractère remarquable de la géologie d’un territoire. C’est sur ce caractère que repose l’intérêt des acteurs du manoir du Tourp qui y voient une manière de contrebalancer l’image industrielle de l’intercommunalité. Ce positionnement touristique est une orientation des élus sur le patrimoine de la région de La Hague qui élude l’usine, pourtant située dans le périmètre du projet de Géoparc et du Grand site de France26, des plaquettes touristiques. Par ailleurs, le projet du Géoparc n’est pas adossé à un dispositif juridique contraignant pour l’usine. Il se superpose au territoire existant, dont le territoire industriel fait partie. Cela n’empêche pas les porteurs de ce projet touristique de Géoparc d’entendre développer une autre image de La Hague, reposant sur ses qualités environnementales, comme nous l’indique une des membres de l’équipe portant le Géoparc :
« C’est vrai que le fait que l’usine porte le nom de La Hague, peut-être que c’était pertinent, après dans les années 1990 ça a plutôt porté préjudice, pour beaucoup de gens, La Hague c’est l’usine, un peu frustrant pour les gens qui habitent [ici] […]. Le nom a été confisqué par le côté nucléaire. Donc je pense que communiquer sur le Géoparc c’est pour venir contrebalancer le côté "usine de La Hague"’ » (entretien mené par Y. Gourain et C. Fassert avec une des chargées de mission du Manoir du Tourp le 11 avril 2024).
23Ce projet, s’il n’a pas vocation à empêcher le développement de l’usine, véhicule une nouvelle identité du territoire de La Hague qu’il tente de substituer à celle de l’usine. Ce changement d’image, reposant sur la valorisation de l’environnement plutôt que sur le nucléaire, permettrait de développer de nouvelles fonctions du territoire : attraits liés au tourisme, valorisation du patrimoine et de l’environnement, développements de pratiques agricoles alternatives. Les acteurs de projets alternatifs à l’usine « font avec » l’usine enchâssée dans le territoire, dans l’économie, les relations sociales ou encore dans le paysage, mais ils perçoivent l’ajout d’une piscine supplémentaire comme la fermeture de futurs souhaitables.
24La planification future de La Hague s’envisage avec l’usine. Les entretiens insistent sur l’idée que l’usine suit les générations, certains l’intègrent même dans une projection à long terme, comme l’indique un des maires délégués de la commune de La Hague :
« L’usine va se développer à fond, avec la nouvelle piscine, l’usine va se renouveler sur elle-même donc on va signer sur cent, deux-cents ans d’industrialisation » (Entretien mené par Y. Gourain et C. Fassert avec un élu de La Hague, le 11 avril 2024).
25D’autre part, le temps d’une génération n’a pas permis de trouver de solution de remplacement à l’usine, et plus généralement au nucléaire. Ce temps a permis au contraire de renforcer son imprégnation dans le territoire. Comme ce maire délégué l’explique :
« Et la génération après la mienne va s’habituer à l’usine comme moi je me suis habitué à l’usine à l’échelle de mon père. […] Moi je le vis comme quelque chose d’écrasant, c’est-à-dire un échec, on n’a pas trouvé de solution pour faire une transition sociétale saine donc on renquille pour plusieurs générations de nucléaire » (Entretien mené par Y. Gourain et C. Fassert avec un élu de La Hague, le 11 avril 2024).
26L’usine, si elle constitue une partie du territoire de La Hague, présente une croissance qui semble inarrêtable, favorisée par un projet gouvernemental. L’existence d’autres projets de territoires comme le Géoparc donne lieu à des intersection de périmètres avec celui de l’usine. Cette superposition d’espace est perçue notamment par le collectif Stop Piscine comme une manière d’invisibiliser les dangers du nucléaire tout en favorisant la prégnance des infrastructures associées (dont l’usine et la piscine). La puissance des projets liés à l’usine vis-à-vis des projets alternatifs sont ressentis comme injustes par des riverains et des élus locaux en ce qu’elle entérine un futur du territoire inéluctablement et toujours davantage « condamné au nucléaire ». Pour les opposants au projet, la nouvelle piscine augmente encore la concentration des dangers dans un territoire déjà saturé d’installations industrielles à risques. Ceux-ci mettent en évidence le paradoxe entre la continuité et le développement des projets d’usine et le vieillissement des infrastructures matérielles capable de les soutenir, comme l’indique une des membres du collectif Stop piscine :
« [L’usine] était prévue pour durer jusqu’à un peu après 2040… on était un peu sur quelque chose de calé, [que] ça allait être démantelé, ne pas s’étendre, ça suffit. Et puis il y a eu ce projet de piscine puis arrive ce projet de renouveau nucléaire, ça relance une machine » (entretien mené par C. Fassert avec une membre du collectif Stop Piscine le 12 avril 2024).
27La construction de la nouvelle piscine, parce qu’elle signifie la continuité de la présence de l’usine initiale dans les projections futures du territoire, interroge les processus participatifs mis en place et repose à nouveaux frais le lien entre industrie nucléaire et démocratie. Plusieurs membres du collectif « Stop Piscine » témoignent de leur désenchantement sur les registres d’actions qu’ils peuvent mobiliser pour proposer des futurs alternatifs, en évoquant par exemple « une espèce de rouleau compresseur qui est sur le territoire » (entretien mené par C. Fassert avec une membre du collectif Stop Piscine, le 12 avril 2024).
28Depuis la dernière décennie, le territoire du Cotentin est déstabilisé par de nombreux événements liés au changement climatique tels que des tempêtes ou l’érosion du trait de côte, provoquant des incertitudes sur les possibilités d’aménagement. L’érosion et l’augmentation des ravines renforcent les réserves de nouveaux habitants à construire ou s’installer en zone potentiellement inondable car ils ne seront pas dédommagés en cas d’incident. C’est ce qu’indique une urbaniste de la communauté de communes :
« Pour moi, ça va perdre de la valeur. […] Les personnes, quand elles voudront acheter quelque chose en bord de mer, [il faudra] qu’elles se munissent d'une assurance qui voudra bien les assurer, et elles prendront leurs responsabilités d'avoir acheté un bien qui est peut-être dans les années à venir… Qui peut se casser la figure. » (entretien mené par Y. Gourain et C. Fassert avec une urbaniste de la municipalité de La Hague le 12 avril 2024).
- 27 Les Plans de prévention des risques (PPR) sont des plans élaborés par les services de l’État sous l (...)
29Pour autant, ces risques restent pris en compte séparément dans les outils de la planification et de l’aménagement. Dans le Plan de Prévention des Risques Naturels (PPRN)27 du 30 décembre 2019, le risque nucléaire fait bien l’objet d’un risque identifié mais l’identification des éléments déclencheurs d’une potentielle catastrophe reste imprécise voire absente. Cette séparation a de problématique qu’elle soulève un impensé sur les effets dominos (comme dans le cas de Fukushima) ainsi que sur les combinaisons de risques (risques dits compound) (Fassert et al., 2023).
- 28 Entretien mené par C. Fassert avec un militant du collectif STOP Piscine, 13 avril 2024, Cherbourg
- 29 Entretien mené par C. Fassert avec un militant du collectif STOP Piscine, 13 avril 2024, Cherbourg.
30Ces risques inédits, en raison de leur intensité, ont pour effet d’occulter progressivement le risque industriel et nucléaire. Pourtant, ces risques sont identifiés sur un territoire déjà touché par le risque de submersion marine et de tempête. La présence simultanée de plusieurs risques sur ce territoire renforce l’exposition de l’infrastructure au risque de catastrophe et crée des situations de blocage pour le développement urbain en zone littorale. L’intrication des risques liés au changement climatique et du risque nucléaire est un impensé notamment en raison de la spécialisation des institutions en charge de la gestion de ces risques. Enfin, le changement climatique exacerbe les conflits d’usage du territoire, en particulier concernant la ressource en eau, dont l’utilisation pour la nouvelle piscine de stockage entre en concurrence avec les besoins agricoles28. Pour ses riverains, La Hague est un territoire « saturé ». Ces derniers refusent de le voir être considéré comme « une poubelle »29, terme évoqué à plusieurs reprises. Si dans les années 1960, le territoire de La Hague avait été identifié pour ses caractéristiques géographiques rendant possible le développement de l’usine nucléaire, ces mêmes caractéristiques sont mises à l’épreuve par le changement climatique. Elles soulèvent des incertitudes sur la stabilité de l’infrastructure. Ces préoccupations ouvrent la voie à des approches de type « biorégionaliste » (Sinaï, 2023) qui nous invitent à penser localement le partage des ressources d’un territoire et leurs limites.
- 30 Compagnie Générale des Matières Nucléaires créée en 1976. Le 1e mars 2006 elle devient Areva NC, fi (...)
31Nous avons suivi l’insertion de l’usine Orano-La Hague dans son territoire et les agencements des acteurs que cette insertion occasionnait, parfois de manière forcée. Ceci nous a amenés à questionner la difficile coexistence des projections portées par les acteurs de La Hague, incarnées dans des projets concrets d’aménagement du territoire, dans lesquelles l’usine prend une place prépondérante. Nous pouvons ici tirer deux résultats. Le premier est que l’infrastructure est enchâssée dans le territoire, dépassant l’emprise spatiale et la matérialité de l’usine. Le cas de l’usine nucléaire est spécifique en ce qu’elle met en évidence la prégnance dans le temps de l’infrastructure liée à une vocation industrielle nucléaire presque immuable dans les projections des acteurs du territoire. Le second résultat est la mise en évidence de frictions entre des projets inconciliables. Ces frictions sont autant de matérialisations des projections pour le territoire de La Hague qui se superposent, s’agencent ou contournent l’usine mais dont la cohabitation reste délicate. Cependant, force est de constater que ces frictions ne se traduisent pas en des fractures entre groupes sociaux. Des opposants au projet d’Orano évoquent des « relations », des « camarades » qui travaillent à l’usine et ne sont jamais des « ennemis ». Si le « bonhomme EDF » est brûlé lors du carnaval, le travailleur de l’usine, lui, n’est pas honni. Et si certains de ces travailleurs partent à la retraite en regrettant l’âge d’or de la COGEMA30, c’est à des opposants qu’ils confient leurs inquiétudes, comme si le souvenir partagé de l’usine d’avant rendait possible, plus que son avenir, le maintien d’un lien social au sein de la « presqu’ile au nucléaire ».