Cet article n’aurait pas vu le jour sans la contribution significative et généreuse de Victoria Delaunay, d’Alice Barthélemy, de Henri Kernen, de Laetitia Herse et de Laurent Herse, sans les relectures critiques de Maud Simonet et de Gaspard Lion, et enfin, pour la traduction, sans l’aide de Marie Piales et de Valentin François. Merci à vous.
1Les bagageries sont des lieux sécurisés où les personnes sans domicile peuvent déposer tout ou partie de leurs effets personnels pendant une durée donnée. Selon l’Insee, une personne est sans domicile si elle a passé la nuit précédant le jour d’enquête dans « un lieu non prévu pour l’habitation » (rue, parc, parking privé, squat, etc.) ou dans un service d’hébergement (hôtel social, centre d’hébergement d’urgence, logement payé par une association, etc.). Durant la seconde moitié des années 2000, constatant le besoin de certaines personnes sans domicile d’avoir un endroit sûr où poser leurs affaires en ville, des associations de quartier, majoritairement composées de bénévoles, se sont constituées et ont imaginé ces nouveaux lieux caritatifs. Une vingtaine de bagageries a ainsi été créée en France entre 2000 et 2022 et complète le réseau traditionnel d’assistance aux personnes sans domicile, composé de lieux (restaurants solidaires, accueils de jour, structures hébergements, etc.) qui prenaient jusqu’alors peu en charge les affaires des personnes sans domicile. Ces bagageries ont la particularité d’être gérées par de petites associations bénévoles, toutes situées dans des villes moyennes ou grandes, à l’instar de la majorité des dispositifs d’assistance proposés aux personnes sans domicile (Zeneidi, 2002). À Paris, dix bagageries solidaires ont été créées, sous l’impulsion notable de la municipalité. C’est l’émergence de ces nouveaux lieux d’assistance parisiens et le rôle de la Mairie de Paris, qui les promeut mais qui invite des bénévoles à les créer et à les gérer, qui retiendra notre attention dans cet article.
2Sur un dépliant de communication, produit en 2022 par la Ville de Paris et présentant les bagageries solidaires de la ville, on pouvait lire ce qui suit :
« Les bagageries sont le fruit de l’engagement bénévole d’habitants souhaitant engager une démarche de solidarité à l’échelle de leur quartier. Il n’y a pas de bagagerie dans votre arrondissement ? Vous souhaiteriez participer à un projet de création ? […] La Ville de Paris et la Fédération des acteurs de la solidarité Île-de-France peuvent vous accompagner dans votre projet ! Contactez-nous. »
3Cette invitation à « s’engager » comme « bénévole » et comme « habitant » de Paris est la manifestation d’une promesse faite par Anne Hidalgo lors de sa dernière campagne municipale en 2020. Dans son programme, la maire sortante, réélue en 2020, avait fixé l’objectif d’aménager suffisamment de bagageries solidaires pour qu’il y en ait au moins une dans chaque arrondissement de la capitale à la fin de son mandat. Toutefois, comme cette communication municipale le suggère, l’accomplissement de la promesse de campagne d’Anne Hidalgo suit une voie singulière. La municipalité n’équipe pas elle-même la capitale en bagageries, elle propose à des habitant·es de le faire bénévolement, c’est-à-dire gratuitement. Tout en étant subventionnées par la municipalité, les nouvelles bagageries créées par la Mairie de Paris ne sont donc pas entièrement municipales : ce sont des bagageries gérées par de petites associations de quartier, des associations d’habitant·es, des associations de bénévoles. De fait, les bagageries parisiennes sont créées et administrées par des acteur·rices privé·es.
4À l’instar de la politique de développement de bagageries à Paris, le déploiement des politiques sociales des grandes municipalités a évolué depuis les années 1990. De nombreux travaux en géographie et en sociologie ont mis en lumière la place croissante de plusieurs acteur·rices privé·es dans la fabrique de la « ville néolibérale » (Pinson, 2020) au détriment d’opérateur·rices public·ques. Tandis que la géographie urbaine a montré que cette « nouvelle privatisation de la ville » (Baraud-Serfaty, 2011) passait par la délégation de services publics urbains et par la signature de contrats de partenariat public-privé avec de grandes entreprises chargées de réaliser de vastes opérations de requalification urbaine, des sociologues ont observé l’instrumentalisation croissante d’associations par les municipalités pour réaliser des missions d’intérêt général, notamment dans le domaine du care (éducation, assistance sociale, etc.) (Cottin-Marx et al., 2017). De fait, depuis les années 1980, la privatisation contemporaine de la ville n’est plus seulement le fait de grandes entreprises. Elle suit aussi des voies non-lucratives, qui sont tracées et ouvertes par des associations, dont la nature, la taille et l’obédience varient. L’alliance entre les pouvoirs publics locaux et de grandes associations professionnelles et reconnues d’utilité publique est ancienne et a été amplement documentée (Cottin-Marx et al., 2017), y compris en matière d’assistance aux personnes sans domicile (Damon, 2012). Toutefois, l’utilisation croissante et massive d’associations bénévoles pour mettre en œuvre des politiques municipales est un phénomène plus récent, qui fait l’objet d’une actualité scientifique.
5À la fin des années 2000, l’émergence d’une sociologie du travail bénévole, portée notamment par Maud Simonet, a mis en lumière l’imbrication nouvelle entre des associations majoritairement bénévoles et les municipalités. De fait, aujourd’hui, de petites comme de grandes municipalités mobilisent de plus en plus des associations bénévoles pour équiper leur territoire en infrastructures publiques et pour mettre en œuvre leurs politiques sociales (Cottin-Marx, 2022). Ce processus de « bénévolisation » (Cottin-Marx, 2022, p. 9) de l’action publique n’est pas le propre des villes : il concerne les pouvoirs publics dans leur ensemble. Louis Bourgois et Marion Lièvre parlent à ce titre d’un « mouvement d’institutionnalisation progressive de l’action bénévole au sein de l’action publique » (2019), à partir de l’étude de la mise en œuvre de plusieurs politiques migratoires locales. La bénévolisation de l’action publique n’est pas non plus le propre des villes françaises. John Krinsky et M. Simonet (2017) ont par exemple souligné comment la ville de New York avait partiellement délégué le nettoyage des parcs et des jardins urbains à des associations bénévoles entre 1980 et aujourd’hui.
6Cet article s’insère dans ce champ de réflexions concernant les politiques du bénévolat municipales. Les études évoquées ci-dessus se sont attachées à décrire la manière dont les institutions publiques mobilisent des associations bénévoles pour mettre en œuvre leurs politiques sociales, la modification de la gouvernance publique et du travail public engendrée par l’action bénévole, ainsi que l’effacement des limites entre ce qui relève du privé et du public dans le service public. Mais les conséquences de la bénévolisation de l’action publique sur la nature du service public rendu et sur les publics visés par les politiques mises en œuvre mériteraient d’être davantage explorées. L’objectif de l’article est donc double : analyser d’une part la politique de promotion du bénévolat que mène la municipalité parisienne pour produire la future ville des personnes sans domicile ; observer, d’autre part, les effets de cette politique sur ses destinataires. Depuis 2006, la Ville de Paris s’appuie en effet sur la mise au travail de bénévoles pour densifier le réseau des bagageries parisiennes. Dans un contexte de restriction budgétaire, elle délègue la création et la gestion de lieux caritatifs à des acteur·rices privé·es, ici des associations de quartier bénévoles. La principale qualité de ces bénévoles est d’imaginer et de produire des lieux d’assistance dédiés aux personnes sans domicile à moindre coût. Or, cette « politique du bénévolat » (Simonet, 2010) parisienne n’est pas sans ambiguïté. Car planifier le Paris des personnes sans domicile avec des acteur·rices bénévoles revient à produire la ville solidaire en s’appuyant sur les représentations et les pratiques d’acteur·rices privé·es, qui de surcroît appartiennent souvent aux classes supérieures. J’interrogerai donc la nature et la qualité du service municipal rendu, car il s’apparente à une forme de « privatisation non-lucrative » (Lebon et Simonet, 2017, p. 581) de la ville produite pour les personnes sans domicile.
Encadré 1 - Méthodologie et terrain
Le présent article est fondé sur une recherche au long cours réalisée dans le cadre d’un mémoire de géographie sociale sur les manières de conserver ses affaires personnelles en ville en situation sans domicile. Puisque Paris accueille la majorité des bagageries solidaires françaises et compte tenu de la localisation de mes lieux d’étude (Aubervilliers puis Créteil et Champs-sur-Marne), il semblait pertinent de prendre la capitale comme terrain d’enquête.
Les résultats d’enquête sont d’abord le fruit de deux ans d’engagement ethnographique dans une bagagerie parisienne : la bagagerie du quartier des Tulipes. En tant que bénévole assurant une permanence de deux heures chaque semaine, j’ai multiplié observations et discussions informelles avec des adhérents de juin 2020 à juillet 2022. Pendant un an, j’ai également pu observer le déroulement des séances mensuelles du conseil d’administration et assister aux « réunions inter-bagageries » organisées par la Mairie de Paris et la Fédération des Acteurs de la Solidarité Île-de-France. En complément de ces temps d’observation participante, j’ai mené une série d’entretiens semi-directifs avec les différentes personnes engagées dans le fonctionnement de la Bagagerie. Au total, 19 entretiens semi-directifs ont été conduits, dont 16 ont fait l’objet d’un enregistrement audio. La plupart d’entre eux ont été réalisés avec des adhérents de l’association : cinq avec des usagers de la Bagagerie, cinq avec d’anciens usagers, trois avec des administrateur·rices de l’association (dont deux avec des personnes ayant joué un rôle notable dans la fondation de la Bagagerie). À l’occasion de deux autres entretiens, je suis parti à la rencontre de quatre travailleur·euses sociaux·ales chargé·es de sélectionner les usager·ères de la Bagagerie. En outre, j’ai sollicité des rendez-vous auprès des deux agents de la Ville de Paris qui étaient chargés, au moment de l’enquête, d’animer le « réseau des bagageries parisiennes » et d’accompagner sur le territoire parisien les porteur·euses de projet de bagagerie. Enfin, deux entrevues avec des professionnel·les de l’association Emmaüs Alternatives m’ont permis d’appréhender les tenants et les aboutissants de l’implantation des « casiers solidaires » dans plusieurs villes et, ainsi, de prendre de la distance vis-à-vis des objectifs formulés par les gestionnaires des bagageries.
7En soutenant activement la création et la gestion de bagageries solidaires par des associations bénévoles, la Mairie de Paris produit-elle la ville des personnes sans domicile à moindres frais ou au rabais ?
8D’abord, je montrerai que la Mairie de Paris a soutenu les initiatives imaginées par des associations bénévoles, en les finançant sans chercher à les encadrer. Puis, j’expliquerai qu’à la fin des années 2010, la puissance publique locale ne s’est plus contentée de « profiter et [de] constater les contributions bénévoles », elle a cherché à les « suscit[er] » (Cottin-Marx, 2022, p. 7) afin de doter la capitale en bagageries supplémentaires. J’analyserai enfin les effets de cette politique d’aménagement municipal sur l’accueil réservé aux personnes sans domicile au sein des bagageries de Paris.
9Les personnes traversant une situation sans-domicile utilisent un certain nombre d’affaires pour habiter en ville : des vêtements, des outils de travail, des documents d’identité, des livres, des outils pour rendre plus habitable la ville (matériel de camping, de cuisine, etc.), d’autres objets plus intimes. Cependant, elles disposent de peu d’endroits où entreposer leurs affaires : le secteur marchand propose des services d’entreposage, mais à des prix élevés, et le secteur caritatif, le plus souvent, n’a ni l’espace ni les moyens humains pour stocker en sécurité les biens des personnes sans domicile. En conséquence, le quotidien des personnes sans domicile est marqué par des situations de forte insécurité matérielle : leurs possessions sont régulièrement volées et se dégradent rapidement, et ce quel que soit leur lieu d’habitation (espace public, hôtel social, etc.) (Herse, 2022). Face à cette insécurité, les personnes sans domicile élaborent des pratiques de conservation, qui relèvent généralement de la « débrouille » et qui sont plus ou moins efficaces et coûteuses en énergie, en temps et en argent. Toutefois, de plus en plus, elles peuvent aussi utiliser des casiers au sein d’une bagagerie solidaire municipale.
Illustration 1 – Huit casiers de la bagagerie du quartier des Tulipes (sur 54 casiers d’un mètre cube)
Auteur : Louka Herse, 2021.
10À Paris, les premières bagageries sont créées à la fin des années 2000 par la rencontre entre des personnes avec et sans domicile habitant les mêmes quartiers et constatant que de nombreuses personnes sans domicile ont besoin de poser leurs affaires dans un endroit sûr. Ces initiatives sont spontanées et ne s’inscrivent pas encore dans une politique de planification municipale. Toutefois, la Mairie de Paris devient rapidement un acteur important du réseau émergent des bagageries solidaires. En effet, elle accepte de soutenir financièrement les premiers projets de bagageries, par l’octroi de subventions de fonctionnement ou par la mise à disposition de locaux à titre gracieux. Cette intervention municipale survient dans un contexte où la « question sans-domicile » s’est constituée en problème public dans les années 1990 et où la visibilité des personnes sans domicile s’est accrue en raison de l’augmentation progressive de leur nombre à partir des années 2000, notamment dans les grandes villes et à Paris où elles se concentrent (Damon, 2012).
- 1 Les dates et les noms de lieux et de personnes mentionnés dans cet article ont été anonymisés.
11Le processus de création et de mise en route de la bagagerie du quartier des Tulipes1 illustre bien la trajectoire – non planifiée – suivie par les premières bagageries et le rapport – passif – que la Mairie de Paris entretient alors avec elles.
12L’idée de créer une bagagerie dans le quartier des Tulipes, un quartier riche de la capitale, apparaît dans le contexte d’une vaste opération de requalification urbaine impliquant le réaménagement de plusieurs espaces publics et privés du quartier. Parmi les aménagements prévus, il est question de mettre en service un nouvel accueil de jour destiné aux personnes sans domicile afin de consolider le dispositif d’assistance du quartier.
13Le projet émerge au sein de « Réaliser », une association de quartier qui regroupe des parent·es d’élèves habitant dans le quartier des Tulipes ou à proximité. Les statuts de l’association de 1999 indiquent que Réaliser « a pour objet d’améliorer la qualité de vie des habitants [des environs du quartier] à la fois par l’action citoyenne et par le développement de la convivialité ». Dans l’association Réaliser, deux femmes jouent un rôle central dans la conception de la bagagerie du quartier des Tulipes : Florence et Marguerite (encadré 2).
Encadré 2 - Présentation des fondatrices de la bagagerie du quartier des Tulipes
Marguerite : Marguerite fait partie des personnages mythiques de la bagagerie du quartier des Tulipes. Née en 1948, cette secrétaire de direction, devenue plus tard mère au foyer, est la fille d’une kinésithérapeute et d’un cadre employé dans une firme énergétique transnationale. Lorsqu’elle emménage à Paris dans les années 1990, elle s’implique, de manière successive ou simultanée, dans plusieurs associations en lutte contre la pauvreté et la précarité : ATD Quart-Monde France, La Levée des Croix de Bois, Réaliser, le centre socioculturel « Pomme », Dos déchargés. Longtemps résidente du quartier des Epilobes, elle a l’habitude de discuter au cours de ses promenades urbaines avec les personnes sans domicile qui habitent le proche quartier des Tulipes. Les relations de confiance qu’elle a tissées avec ces personnes sans domicile et ses multiples expériences militantes facilitent le lancement du projet de l’association Dos déchargés, qui gère la bagagerie du quartier des Tulipes.
Florence : Florence fut l’une de mes principales interlocutrices sur le terrain. De la présentation de l’association en juin 2020 à la préparation de la soirée d’anniversaire de l’association en juin 2022, j’ai travaillé très régulièrement avec elle au sein du conseil d’administration, durant les événements que nous coordonnions et à l’occasion de plusieurs entretiens. Cette figure incontournable de la Bagagerie n’est jamais vraiment absente. Au cours des permanences, il n’est en effet pas rare d’entendre que « si Florence était là, cela ne se passerait pas ainsi… » Depuis une décennie, elle cumule différents emplois au sein de la Bagagerie : membre du conseil d’administration, garante morale du principe d’inclusion des usager·ères, planificatrice des permanences et des grands-ménages, chargée des animations associatives. Née en 1965, fille d’un couple d’agriculteur·rices basques, Florence devient rédactrice indépendante pour le compte d’associations et d’entreprises après sa soutenance de thèse en littérature. Résidant dans l’une des rues principales du quartier des Tulipes, Florence s’est impliquée de 2002 à 2015 dans l’association Réaliser. C’est la première présidente de la bagagerie du quartier des Tulipes et sa principale fondatrice. A côté de ses engagements associatifs, elle a participé au conseil de quartier des Tulipes pendant plusieurs années et s’est présentée aux élections municipales de 2014 à la tête d’une liste citoyenne soutenue par Europe Écologie Les Verts.
14Marguerite est « une femme de terrain », impliquée dans plusieurs associations du quartier assistant les personnes en situation de précarité. Dans le projet de création de la bagagerie Dos déchargés, elle a joué un rôle d’intermédiation entre les habitant·es avec domicile et les habitant·es sans domicile du quartier des Tulipes. Florence de son côté, forte de multiples compétences communicationnelles et d’un riche carnet d’adresses, a su capter dans son sillage les bonnes volontés d’autres habitant·es du quartier. En outre, elle a gagné la confiance de personnes sans domicile, d’élu·es parisien·nes et de travailleur·euses sociaux·ales. Florence est le pivot de la bagagerie depuis sa création. Marguerite, qui fréquente chaque semaine de nombreux·euses habitant·es sans domicile du quartier, se rend compte des difficultés quotidiennes que suscitent la nécessaire gestion de ses affaires en cas de situation sans-domicile : insécurité matérielle, difficultés à se déplacer ou à entrer dans certains lieux de la ville (dans les commerces notamment), mise en visibilité de la situation de précarité. Elle mène alors une enquête auprès des personnes sans domicile habitant le quartier, puis diffuse ses résultats au cours d’une « réunion de travail sur le projet de nouvel accueil de jour pour les gens de la rue » regroupant quelques membres actif·ves de l’association Réaliser. À l’issue de cette première réunion, le projet de bagagerie est formulé.
15La frise ci-dessous résume le processus de création de l’association Dos déchargés et la mise en route de la bagagerie du quartier des Tulipes qui s’ensuit.
Illustration 2 - La trajectoire associative de l’association Dos déchargés
Auteur : Louka Herse, 2024.
16La frise montre que, de la conception du projet de bagagerie à sa mise en œuvre, la mairie joue un rôle secondaire. La Ville de Paris n’intervient qu’en dernière instance dans le projet, et seulement sur le plan financier, lorsque l’association Dos déchargés l’interpelle. En effet, le contrat moral qu’elle signe avec la bagagerie du quartier des Tulipes est sans réelle contrepartie : la Ville n’entend pas alors encadrer les pratiques d’assistance mises en place par les premières associations bénévoles créant des bagageries. À ce titre, les premières bagageries parisiennes font l’objet d’une grande autonomie vis-à-vis de la municipalité.
17De 2006 à 2014, les premiers projets de bagagerie émergent ainsi dans plusieurs arrondissements de la capitale. À l’instar du projet porté dans le quartier des Tulipes, les associations bénévoles qui administrent ces bagageries sollicitent des subventions municipales, qu’elles obtiennent, sans que ce support ne s’accompagne d’une tentative d’encadrement municipal. La mairie ne supervise pas a priori les projets de nouvelles bagageries conçus par les bénévoles, elle n’intervient pas dans la mise en œuvre opérationnelle des bagageries et elle n’évalue pas a posteriori leur activité.
- 2 Les raisons qui ont conduit la municipalité à passer d'une politique passive de soutien à une polit (...)
18À partir de 2014, la municipalité parisienne change de posture vis-à-vis des porteur·euses de projet de bagagerie : d’un financement passif des bagageries émergentes, elle commence à promouvoir la production bénévole de nouvelles bagageries. Cet infléchissement2 est lisible dans l’encadrement progressif des bagageries solidaires de la capitale. D’abord, en 2014, la Ville de Paris mandate la Fédération des acteurs de la solidarité (Fas) pour intervenir auprès des gestionnaires de bagageries. Considérée pour son expertise dans le domaine de l’action sociale, cette fédération est chargée d’« animer la coordination des bagageries parisiennes » et de fournir un service d’« accompagnement », d’« outillage » et de « conseil » à leurs gestionnaires. Puis, en 2019, la Fas est rejointe par les services de la Direction de l’action sociale, de l’enfance et de la santé (Dases) de la Mairie de Paris. Désormais, les services administratifs de la Ville de Paris se représentent eux-mêmes auprès des bagageries. Ainsi, à partir de 2019, deux agents de la Mairie de Paris – un fonctionnaire municipal de la Dases et un employé de la Fas sous-traitée par la municipalité – sont officiellement chargés de soutenir et de développer le « réseau des bagageries parisiennes ».
19Toutefois, la promotion de lieux d’assistance créés et gérés par des acteur·rices bénévoles a des implications multiples sur la nature du service d’intérêt général rendu, comme j’ai pu le découvrir en m’entretenant avec Sadio (fonctionnaire de la Dases) et Achille (employé de la Fas). Durant le temps de l’enquête, ces deux agents ont pour charge de planifier l’aménagement d’une bagagerie dans chaque arrondissement parisien en travaillant avec des associations bénévoles. Une bagagerie met alors en moyenne deux ans à voir le jour et, selon l’avancée du projet, Achille et Sadio apportent une aide variée : conseiller les bénévoles lors du montage du projet, les mettre en relation avec les associations caritatives implantées dans l’arrondissement, sensibiliser les élu·es locaux·ales afin de renforcer l’acceptabilité sociale du projet.
20À l’instar des premières réflexions menées par les habitant·es du quartier des Tulipes, créer une bagagerie nécessite d’abord de définir les modalités de fonctionnement du futur lieu d’assistance. Pour ce faire, Achille et Sadio présentent à leurs interlocuteur·rices différents « modèles ». Ainsi, lorsqu’Achille entend parler d’un projet de bagagerie, il contacte les personnes à l’origine du projet pour savoir ce qu’elles « souhaitent faire », « comment elles voient les choses », avant de leur montrer « comment fonctionnent les bagageries existantes » en les visitant. De cette manière, il « alimente leur réflexion » en leur « donn[ant] à voir différents modèles » de bagageries.
Illustration 3 - L’aménagement d’un local en bagagerie : l’exemple du troisième local loué par l’association Dos Déchargés
Auteur : Louka Herse, 2024.
- 3 Le budget participatif est un outil de financement créé en 2014 par la municipalité. Chaque année, (...)
21En même temps que les deux agents participent à la maturation théorique du projet, ils contribuent à son montage institutionnel. Il s’agit notamment de réussir à « débloquer les fonds » (Sadio) nécessaires à l’aménagement du futur local (illustration 3) et à son équipement en casiers (illustration 1). Pour financer ces investissements, la Fas aide depuis plusieurs années les associations bénévoles à utiliser le « budget participatif de la Ville de Paris »3, dont les résultats sont visibles dans le tableau suivant.
Tableau 1 - Historique des subventions d’investissement obtenues par les porteur·euses de projet de bagagerie via le budget participatif
Source : Ville de Paris, Les consultations citoyennes de la ville [En ligne]. URL : https://decider.paris.fr/decider/jsp/site/Portal.jsp?page_id=4 (consulté le 20 décembre 2024)
22Au-delà de l’aide fournie pour rédiger et pour déposer un dossier au budget participatif, le montage institutionnel du dossier passe également par « un gros travail de sensibilisation des élus locaux » (Achille). Selon Achille, les maires d’arrondissement peuvent en effet « être assez rétifs à l’implantation de dispositifs accueillant des personnes sans abri » car ces dispositifs « peuvent être considérés comme des points de tension avec leurs habitants », en particulier dans les quartiers bourgeois. Le rôle des deux employés municipaux est alors de convaincre les élu·es qu’une bagagerie a sa place dans leur arrondissement. Ils le font en intercédant directement auprès des maires d’arrondissement et en obtenant le soutien d’acteur·rices caritatif·ives déjà implanté·es dans l’arrondissement.
23Au moment de l’enquête, Achille et Sadio jouent donc un rôle central dans le développement de nouveaux projets de bagagerie à Paris : ils accompagnent la réflexion théorique des porteur·euses de projet ; ils facilitent l’établissement de liens avec les associations caritatives de leur arrondissement et avec les gestionnaires des bagageries en activité ; ils garantissent au projet d’être financé et favorablement reçu par les maires d’arrondissement ; ils favorisent l’implantation des bagageries en allouant des locaux municipaux aux associations ou en les finançant. Pourtant, ce qui ressort du discours de mes deux interlocuteurs, c’est moins le sentiment de servir la construction d’un service public que le sentiment d’être impuissant face à des associations qui décident elles-mêmes de leur mode de fonctionnement puisque, comme me le dit Sadio, elles sont « automatiquement financé[es] » par la municipalité. L’incapacité de ces deux agents à imposer une norme municipale de fonctionnement s’explique par le choix des élu·es parisien·nes de façonner le réseau des bagageries de la capitale avec des bénévoles plutôt qu’avec des salarié·es.
24La politique d’assistance de la Ville de Paris est en effet ambigüe. La création de nouvelles bagageries solidaires est promue, financée et accompagnée par la Mairie. Cependant la conception comme l’administration de ces lieux d’assistance revient à des acteur·rices privé·es, des habitant·es réuni·es en associations de quartier. Or, puisque le service rendu par les bagageries repose sur diverses formes de travail gratuit, la municipalité parisienne est tenue d’accorder une latéralité conséquente aux travailleur·euses bénévoles, afin que les projets associatifs ne soient pas abandonnés. Par là-même, la ville de Paris « dilu[e] largement les frontières du public et du privé » (Lebon et Simonet, p. 576), car cette privatisation non-lucrative de l’assistance municipale n’est pas sans incidence sur les formes d’accueil proposées aux personnes sans domicile au sein des bagageries.
25En 2021, le trésorier de la bagagerie du quartier des Tulipes indiquait que le travail réalisé deux heures le matin et deux heures le soir par les adhérent·es de l’association pour assurer les permanences de la Bagagerie représentait une contribution en nature valorisée de 70 000 euros. Si l’on prenait l’association Dos déchargés comme étalon de mesure et que l’on s’intéressait aux services rendus par dix bagageries, la mairie devrait dépenser chaque année au moins 700 000 euros pour faire fonctionner ces associations. Or, aujourd’hui, seule la partie des dépenses relative au loyer est prise en charge par la municipalité. Sans compter la valorisation des locaux que la municipalité met gracieusement à la disposition de trois bagageries, les dix bagageries parisiennes coûtent, selon Sadio, un peu moins de 150 000 euros à la Ville de Paris.
26De fait, la politique de création de nouvelles bagageries, en actes dès 2014 et inscrite dans le projet municipal à partir de la campagne d’A. Hidalgo de 2020, s’appuie sur le « travail gratuit » (Simonet, 2004) de bénévoles. La promesse de développer le réseau des bagageries ne s’est pas accompagnée d’une politique budgétaire finançant la traite de fonctionnaires municipaux·ales ou d’employé·es associatif·ves. La Ville compte ouvertement sur la mobilisation de « citoyens » et d’« habitants » pour prolonger le service public actuellement proposé dans les lieux d’assistance de la capitale. En ce sens, la Mairie de Paris mène une véritable « politique du bénévolat » (Simonet, 2019).
27Cette institutionnalisation de l’action bénévole au sein de la politique municipale se retrouve dans les missions que la Dases de Paris a confiées à Sadio et à Achille : ils sont tous les deux chargés d’encadrer les projets de bagagerie montés par des bénévoles. Qu’est-ce qu’une bagagerie ? À quoi sert-elle ? Comment fonctionne-t-elle ? Quel public dessert-elle ? Combien de fois est-elle ouverte par semaine et par jour ? Quelle place donne-t-elle à ses bénéficiaires ? Sans directive claire de leur direction, Achille et Sadio répondent eux-mêmes à ces questions en hiérarchisant les modèles de bagagerie selon leurs préférences. À plusieurs reprises, ils m’ont ainsi fait part de leur attachement aux valeurs prônées par l’association Dos déchargés. Le « modèle de la bagagerie Dos déchargés » est un modèle qui « paraît très vertueux » à Achille, tandis que Sadio l’affectionne également. Selon ce dernier, c’est « le mode de gouvernance le plus abouti » parce qu’il est « collégial » et « paritaire » entre des bénévoles « avec domicile » et des bénévoles/usager·ères sans domicile. « Le fait que les personnes accueillies dans [la bagagerie] puissent en fait être décisionnaires aussi, influer sur le fonctionnement, participer… ça c’est ce qui nous paraît le plus abouti. »
28S’ils apprécient certaines règles, Sadio et Achille dévalorisent d’autres pratiques d’assistance comme celle qui consiste à « ne prendre les bagages que des personnes qui ont un titre de séjour » (Achille) ou celle de limiter la durée d’utilisation des casiers à quelques mois. Face à moi, Achille critique longuement cette dernière posture qui a été adoptée dans deux bagageries parisiennes. Il considère que la définition d’une durée maximale de conservation d’un casier est une règle « stricte » qui repose sur des représentations erronées de la situation sans-domicile. Il m’explique que cette limite temporelle est souvent justifiée par l’idée « qu’il ne faut pas que les [sans-domicile] trouvent du confort dans la rue : il faut les mettre en action, en mouvement ». De son côté, il estime qu’il vaut mieux « stabiliser autant que faire se peut les personnes, pour qu’elles puissent faire autre chose que survivre ».
29Tout en me présentant leurs préférences, Achille et Sadio m’expliquent qu’ils ne peuvent pas les « imposer » aux gestionnaires des bagageries. En effet, mes deux interlocuteurs ont finalement « assez peu de prises » sur le processus de conception des bagageries dans la mesure où ce sont des « dispositifs bénévoles » (Achille). Achille précise : « Les bagageries sont libres et autonomes donc on n’est pas dans un rapport hiérarchique vis-à-vis d’elles ». Les deux employés peuvent affirmer leurs points de vue, mais ils doivent le faire d’une façon subtile, « à la sournoise » pour reprendre une expression de Sadio. En fait, leur seul moyen d’agir face aux administrations des bagageries est de suggérer : inspirer sans trop intervenir, faire passer des idées sans les exposer ouvertement, proposer sans contraindre. Ils me disent l’un comme l’autre qu’ils « essaie[nt] de promouvoir » certains principes de fonctionnement au cours des réunions inter-bagageries ou lorsqu’il conseille les bénévoles qui souhaitent développer une nouvelle structure. Sadio me raconte, par exemple, comment il a mis en avant le modèle de l’association Dos déchargés lorsqu’il a rencontré les porteur·euses de projet de la « bagagerie 14 » : « Lorsque je les ai rencontrés, je leur ai dit : “Voilà le fonctionnement d’une bagagerie – j’ai cité Dos déchargés – nous c’est vraiment quelque chose qu’on aimerait voir repris par d’autres bagageries. C’est pas un truc qui peut se faire du jour au lendemain, mais voilà ce que vous pourriez faire, qui vous pourriez rencontrer”. On donne les éléments, et après ils le reprennent ou ils le reprennent pas. Mais c’est aussi un moyen. » Finalement, Sadio et Achille reconnaissent tous deux qu’ils n’ont « pas énormément de marges pour influer sur le mode de fonctionnement des différentes structures » (Sadio). De fait, les administrateur·rices de la bagagerie du 14e arrondissement de Paris n’ont pas retenu le mode de fonctionnement participatif de la bagagerie du quartier des Tulipes.
30La politique du bénévolat de la municipalité amène mes deux interlocuteurs à encadrer les initiatives de Parisien·nes souhaitant venir en aide aux personnes sans domicile. Dans le même temps, cette politique, parce qu’elle est « bénévolisée » (Cottin-Marx, 2021, p. 9), limite la capacité d’influence réelle des représentants de la Mairie de Paris. Craignant que les bénévoles se désinvestissent si il·elles se sentent trop contraint·es par la municipalité, les deux employés municipaux restreignent leur intervention à des suggestions. En définitive, les bagageries sont moins gérées par la municipalité que suggérées par elle à des acteur·rices privé·es, ici des associations bénévoles, qui déterminent elles-mêmes leur « modèle » de fonctionnement. Sadio résume sa perception de la politique municipale : « C’est pas forcément le truc le plus intéressant que de savoir ce dont ont besoin les [personnes sans domicile]. Tant qu’il y a une bagagerie qui est créée, on est bien déjà. »
31Certes, d’un point de vue quantitatif, cette politique municipale porte donc ses fruits. Le nombre de casiers augmente à un rythme soutenu depuis 2020. Une nouvelle bagagerie s’est greffée au réseau et quatre autres seront implantées prochainement dans les 6e, 8e, 17e et 18e arrondissements (illustration 4). Néanmoins, du point de vue du service public fourni, cette politique du bénévolat pose un certain nombre de questions, notamment car les rapports qui se tissent au sein des bagageries entre les bénévoles et les bénéficiaires ne sont pas de la même nature que ceux qui se nouent, ailleurs, entre des usager·ères et des travailleur·euses public·ques ou associatif·ves.
« Travailler avec des bénévoles n’est pas neutre […]. Cela pose aussi la question de ce qu’est le service public. […] Le développer dans l’action publique, donner des fonctions (indispensables ou non) aux bénévoles, n’est-ce pas prendre le risque de remettre en cause des valeurs fondamentales qui fondent le service public comme la continuité du service, l’égalité de traitement et la neutralité ? » (Cottin-Marx, 2022, p. 71-72).
- 4 Développée par la sociologie des interactions aux guichets de l’Etat, la notion de pouvoir discréti (...)
32En déléguant la gestion des bagageries à des bénévoles, quel accueil la Mairie de Paris réserve-t-elle aux personnes sans domicile ? À l’instar d’autres espaces d’assistance dédiés aux personnes sans domicile (Zeneidi, 2002), l’enquête souligne que les bagageries sont le lieu de pratiques qui oscillent constamment entre solidarité et contrainte. Or, la dimension coercitive du fonctionnement des bagageries est en partie liée à la politique du bénévolat de la Mairie de Paris, car celle-ci confère un certain pouvoir discrétionnaire4 aux bénévoles administrant ces espaces de solidarité.
Illustration 4 - Les bagageries et les casiers solidaires à Paris et dans sa proche banlieue
Fonds de carte : IGN, 2022 et APUR, 2022. Auteur : Louka Herse, 2022.
33Premier effet de la bénévolisation de l’assistance municipale : les personnes sans domicile sont très peu intégrées à la gestion des bagageries du fait de la domination de classe qu’exercent sur elles les administrateur·rices des bagageries. Cette faible intégration des personnes sans domicile se traduit notamment par leur absence de représentation au sein des conseils d’administration, absence qui est liée à des phénomènes d’auto-exclusion ou d’exclusion des conseils. Tandis que les personnes sans domicile appartiennent aux fractions les plus paupérisées des classes populaires françaises ou étrangères, le profil sociologique des Parisien·nes créant des bagageries est en effet celui de personnes appartenant aux classes moyennes ou supérieures.
34La bagagerie du quartier des Tulipes constitue en cette matière l’unique exception. Dans cette bagagerie, un bénéficiaire peut, s’il le souhaite, devenir membre du conseil d’administration. Ce conseil est composé de trois collèges : un collège d’usager·ères (7 places), un collège d’ancien·nes usager·ères (3 places) et un collège de bénévoles (7 places). En théorie, les bénéficiaires de la Bagagerie sont donc plus nombreux·euses au conseil d’administration que les bénévoles. Chaque bénéficiaire peut alors faire part de ses propres besoins et désirs aux autres administrateur·rices de la bagagerie, ainsi que ceux des usager·ères qu’il·elle représente. À l’inverse, dans les autres bagageries parisiennes, le rôle et le statut des usager·ères sont restreints à celui de « bénéficiaire », et ces bénéficiaires ne disposent pas toujours d’un espace d’expression clairement défini (Dases et Fas, 2020).
35Ainsi, la politique municipale de création de bagageries permet chaque année à environ 600 personnes de bénéficier d’un casier où elles peuvent sécuriser les affaires dont elles ont besoin pour habiter la ville sans domicile. Toutefois, l’aménagement et la mise en valeur de ces nouvelles ressources urbaines se font « par le haut », sans inclure leurs bénéficiaires. C’est au risque parfois que la fonction de ressources urbaines que jouent ces lieux d’assistance soit compromise par les contraintes institutionnelles des bagageries qui pèsent lourdement sur le quotidien des bénéficiaires, comme les deux parties suivantes le montrent.
36Second effet de la bénévolisation de l’assistance municipale : le taux d’ouverture des bagageries parisiennes est très inégal selon l’association. Trois bagageries sont ouvertes deux fois par jours et 365 jours par an. Mais les sept autres sont moins accessibles : la Bagagerie Pélagie n’est ouverte que deux heures le matin et deux heures le soir, et seulement les lundis, mercredis et vendredis ; l’association Viens-poser-ton-bagage-ici est accessible les mardis, jeudis, samedis et dimanches, mais seulement le soir de 18 à 20 heures ; l’association Pour les bagages des sans-domicile n’ouvre que deux matins par semaine.
- 5 Lors de la 7e édition de la Nuit de la solidarité, 3 500 personnes sans abri ont été décomptées à P (...)
37Or, l’inégale ouverture des bagageries témoigne dans la plupart des cas, non pas d’une difficulté à recruter des bénévoles pour ouvrir dans la durée, mais d’une faible prise en compte des besoins des personnes sans domicile. Le choix d’ouvrir plusieurs fois par jour et par semaine les bagageries revient, en effet, entièrement aux administrateur·rices bénévoles des bagageries, comme la liberté de réaliser des sondages auprès des personnes sans domicile pour s’enquérir de leurs besoins. Compte tenu de l’absence systématique d’espace où entreposer ses affaires dans les structures caritatives, du nombre de personnes sans domicile habitant à Paris5 et des résultats du questionnaire réalisé par Marguerite au début du projet de bagagerie du quartier des Tulipes (illustration 2), on peut supposer que le besoin de bagagerie est grand parmi les personnes sans domicile habitant Paris et que, pour une majorité d’entre elles, ce besoin est a minima quotidien. Dans une partie des bagageries, il existe donc un décalage important entre l’offre de service proposée et la demande : l’assistance proposée par la Mairie de Paris au travers des bagageries bénévoles qu’elles financent est limitée dans le temps.
38En plus d’être inégale dans le temps, cette assistance est inégale dans l’espace. Les bagageries se sont en effet davantage et plus rapidement implantées dans les quartiers les plus populaires de la capitale (illustration 4), s’insérant parfaitement en cela dans la géographie ségréguée de l’assistance parisienne (Tessonnière, 1993). Si aujourd’hui plusieurs bagageries sont en cours de montage dans l’ouest parisien, où se trouvent les arrondissements les plus aisés de la ville, il reste que la municipalité parisienne n’a pas fait le choix de modifier de manière structurelle la distribution spatiale de l’offre caritative parisienne en laissant à la discrétion de bénévoles le soin d’ouvrir et d’administrer des bagageries pour des personnes sans domicile.
39Finalement, que l’on s’intéresse à la distribution spatiale des bagageries sur le territoire parisien ou à l’offre temporelle que chaque équipe bénévole propose, c’est l’inégalité de service public qui prévaut. De fait, aucune bagagerie ne propose les mêmes ressources urbaines aux personnes sans domicile, notamment en termes de jours et d’heures d’ouverture. De la même manière, aucune bagagerie n’impose à ses usager·ères le même régime coercitif.
40Troisième effet de la bénévolisation de l’assistance municipale : la réglementation de l’usage des casiers fait l’objet de mesures de contrôle et de sanction plus ou moins développées selon les bagageries. Ainsi, dans deux bagageries parisiennes, la détention d’un casier est limitée à trois mois, les administrateur·rices de ces bagageries estimant qu’il ne faut pas que les usager·ères des bagageries « s’installent trop » (Achille). L’assistance proposée dans ces deux bagageries conjugue donc explicitement un versant solidaire – l’accueil – et un versant coercitif – la précarité de cet accueil, qui relève d’un jugement arbitraire (mais conscientisé) des administrateur·rices –, versant coercitif par ailleurs dénoncé par les représentants municipaux eux-mêmes. De fait, dans bien des cas observés, le fonctionnement des bagageries apparaît moins lié à la prise en compte des besoins des personnes sans domicile accueillies qu’à la perception de ces besoins par des bénévoles, qui ont leur propre conception de ce que signifie « être sans domicile » et du parcours à suivre pour sortir de cette position de précarité résidentielle.
- 6 Anne. Née en 1954. Retraitée, ancienne enseignante et proviseure d’un collège parisien. Alors prési (...)
41Au-delà des contraintes temporelles qui régissent parfois l’usage des casiers, les administrateur·rices de certaines bagageries imposent une fréquence d’utilisation des casiers aux personnes sans domicile. C’est le cas par exemple de la bagagerie du quartier des Tulipes dans laquelle les casiers sont conçus comme des « endroits pour mettre des affaires quotidiennes » (Florence). Dès les prémices de l’association, utiliser régulièrement son casier a été érigée en règle et l’assiduité des usager·ères est aujourd’hui le premier critère mobilisé par les administrateur·rices pour distinguer les bon·nes des mauvais·ses usager·ères (encadré 3). Alors que les personnes sans domicile que j’ai rencontrées faisaient un usage plus ou moins régulier de leur casier (pour certaines bi-quotidiennement ou quotidiennement, pour d’autres quelques fois par semaine), les administrateur·rices de l’association Dos déchargés n’interprétaient pas ces usages variés comme une diversité de besoins. La gestion administrative des casiers est fondée sur une conception univoque de ce à quoi sert une bagagerie : « le casier doit servir à rendre sa mobilité quotidienne à l’usager·ère en lui permettant de mettre ses affaires courantes en sécurité » (Anne6) ; « la mission n’est pas de faire du stockage additionnel. Le critère n° 1, c’est rendre la mobilité. D’abord ça : “décharger” » (Florence).
- 7 Ludovic. Né en 1967. Polytechnicien. Chef d’entreprise (dirige une trentaine d’entreprises en Europ (...)
42Les pratiques et discours des administrateur·rices de l’association Dos déchargés témoignaient au moment de l’enquête d’une représentation homogénéisée et prescriptive des façons de sortir de la situation sans-domicile. En « rend[ant] sa mobilité quotidienne à l’usager » (Anne), le conseil d’administration pense qu’il « contribu[e] à créer un environnement favorable » (Ludovic7) à sa réinsertion sur les marchés du travail et du logement. C’est pourquoi les administrateur·rices imposent aux usager·ères de venir, si ce n’est quotidiennement, au moins régulièrement, à la Bagagerie. Lorsqu’il·elles ne le font pas, leur « besoin de casier » est remis en question et il·elles sont sanctionné·es par des avertissements oraux et écrits. Les administrateur·rices leur expliquent alors que, pour conserver le bénéfice de leur casier, il·elles doivent l’utiliser plus souvent. Puis, si les usager·ères averti·es n’amendent pas leurs comportements, le conseil peut décider en accord avec le règlement intérieur de « vider » leur casier pour le réattribuer à une autre personne sans domicile.
43Au sein d’associations bénévoles accompagnant dans leurs recherches d’emploi des chômeur·euses disqualifié·es de toutes les autres institutions, Alice Lafavre a observé une domination de classe similaire. Les bénévoles intervenant auprès des chômeur·euses étaient des cadres en activité ou à la retraite qui avaient une conception très spécifique de « ce que devait être une carrière professionnelle ». Or, cette conception, liée à leur position sociale et professionnelle, se retrouvait fortement dans la forme que prenait leur accompagnement (Lafavre, 2020), comme j’ai pu l’observer moi-même à la bagagerie du quartier des Tulipes en enquêtant auprès administrateur·rices appartenant aux classes supérieures et occupant (ou ayant occupé) des fonctions d’encadrement de personnels, au cours de leur parcours professionnel ou associatif. De par leur habitus professionnel et associatif, on peut en effet supposer que Ludovic (chef d’entreprise), Anne (ancienne proviseure d’établissement) ou Florence (présidente de plusieurs associations), tous·tes membres du conseil d’administration de la bagagerie au moment de l’enquête, aient certaines dispositions à encadrer les fractions les plus paupérisées des classes populaires, les amenant parfois à adopter des postures ethno-centristes ou paternalistes à l’égard des personnes sans domicile et à définir comment doit être utilisé un casier pour « sortir de la rue ». Ainsi, l’une des conséquences les plus visibles de la politique du bénévolat de la municipalité parisienne est probablement de rendre plus prégnants les rapports de classe entre bénévoles et usager·ères que dans le cas du travail administratif ou associatif qui est plus souvent effectué par des personnes appartenant aux classes populaires ou moyennes.
- 8 Selon Christophe Jemelin et Vincent Kaufmann (2008), la motilité est la capacité, pour un individu (...)
44De fait, les bagageries de la Ville de Paris sont bien des espaces d’assistance sous contraintes. D’un côté, les bagageries constituent de réelles ressources pour les personnes sans domicile : elles leur permettent de retrouver une liberté de déplacements, de pratiquer la ville en gardant l’incognito et plus sereinement car leurs affaires sont en sécurité. Toutefois, d’un autre côté, ce dispositif spatial fait peser de lourdes contraintes sur ses bénéficiaires. Dans la mesure où les demandeur·euses de casier sont nombreux·euses dans chaque bagagerie, les administrateur·rices des bagageries cherchent à maximiser l’utilité du dispositif caritatif qu’il·elles gèrent. En conséquence, les pratiques des personnes sans domicile sont étroitement surveillées et contrôlées par les administrateur·rices des bagageries afin qu’elles correspondent à l’usage convenu. Le surcroît de « motilité8 » (Jemelin et Kaufmann, 2008) octroyé par l’usufruit d’un casier solidaire autorise une plus grande mobilité, mais celle-ci est contrainte, comme le souligne l’encadré 3.
Encadré 3 - Surveiller les usages, sanctionner les mauvais·es usager·ères : l’un des principaux rôles du conseil d’administration de la bagagerie du quartier des Tulipes
Le règlement intérieur de l’association Dos déchargés stipule que : « En cas de constat d’une utilisation jugée insuffisante, l’attribution du casier pourra être suspendue sur appréciation et décision du conseil d’administration. » L’évaluation de l’utilisation d’un casier repose sur l’étude des feuilles de pointage qui sont remplies par les permanent·es. Avant chaque conseil d’administration, le secrétaire de l’association compile les feuilles de pointage remplies durant les quatre dernières semaines afin d’établir la fréquence mensuelle d’utilisation du casier de chaque bénéficiaire. Dans les faits, les administrateur·rices de l’association commencent « à surveiller » les usager·ères dès qu’il·elles utilisent moins de 15 fois par mois leur casier. En-deçà de ce seuil, les administrateur·rices cherchent à savoir si les détenteur·rices de casier ont vraiment besoin d’un casier au quotidien, en contactant l’usager·ère concerné·e.
Les quatre extraits suivants illustrent mon propos :
- Décision du conseil pour le casier n° 35 (décembre 2019) : « À surveiller. Saïd lui dit qu’il doit continuer à venir plus souvent » ;
- Décision du casier pour le casier n° 23 (février 2020) : « Kevin serait parti en province et n’aurait plus besoin de son casier. Ludovic C. essayera de le joindre par téléphone ou par mail pour lui demander confirmation » ;
- Décision du conseil pour le casier n° 36 (septembre 2020) : « Première lettre personnalisée : étant logé, [Alexis] a-t-il vraiment besoin de son casier ? » ;
- Décision du conseil pour le casier n° 5 (novembre 2021) : « Yvan fera le point avec Melvin ».
L’objectif de ces prises de contact est double. D’un côté, il s’agit de comprendre si l’usager·ère traverse une situation qui justifie ses absences répétées. D’un autre côté, ces prises de contact constituent des rappels à l’ordre. Il s’agit de « faire un point » avec l’usager·ère : a-t-il toujours besoin de son casier ? Et surtout : a-t-il bien compris que le casier s’adressait uniquement à des personnes qui utilisent au quotidien leur casier ?
Dans certains cas, ces prises de contact débouchent sur un statu quo. Pour une raison valable, qui n’était pas connue du conseil, l’usager·ère ne peut pas venir à la Bagagerie aussi souvent qu’il·elle le souhaiterait. Le secrétaire général écrit alors « On attend », « On garde [le casier] » ou « À surveiller », sur le procès-verbal de la réunion du conseil. Cela signifie que l’usager·ère est excusé·e pour l’instant, mais que le conseil surveillera ses venues. Dans d’autres cas, soit parce que l’usager·ère est injoignable, soit parce que des informations permettent au conseil d’estimer qu’il·elle n’a plus besoin de son casier, le conseil d’administration réagit.
J’introduis ici, dans le même ordre, les décisions prises un mois après les quatre décisions mises en exergue ci-dessus :
- Décision du conseil pour le casier n° 35 (janvier 2020) : « Première lettre. »
- Décision du conseil pour le casier n° 23 (mars 2020) : « Nous lui envoyons une lettre spécifique lui indiquant que nous viderons son casier après le prochain CA s’il ne revient pas régulièrement dans le mois qui vient. »
- Décision du conseil pour le casier n° 36 (octobre 2020) : « Alexis a un hébergement pour la nuit, mais il doit repartir avec toutes ses affaires le matin, sans possibilité de laisser quoi que ce soit sur place. Première lettre car il ne passe presque jamais. »
- Décision du conseil pour le casier n° 5 (décembre 2021) : « Il semble que Melvin dort à l’aéroport, il lui est compliqué de venir régulièrement à la bagagerie. Il ne fait donc pas l’usage de la bagagerie tel qu’il est prévu (entreposage d’affaires dont on a besoin quotidiennement). Il semble important de refaire le point avec lui, ainsi qu’avec nos partenaires. Première lettre. »
Lorsqu’une personne utilise « insuffisamment » son casier sans raison valable, deux lettres d’avertissement lui sont ainsi envoyées questionnant sa nécessité d’avoir un lieu quotidien où prendre et se déprendre de ses affaires. Sans réaction de la part de l’usager·ère, au bout de deux mois, une troisième lettre l’invitant à vider son casier est envoyée.
45La politique du bénévolat menée par la Mairie de Paris a finalement des conséquences très nettes sur la ville des personnes sans domicile. Le Paris des personnes sans domicile est produit par des acteur·rices bénévoles/privé·es qui conçoivent et administrent les lieux d’assistance dévolus aux personnes sans domicile à partir de leurs propres représentations de la situation sans-domicile, et souvent sans prendre en compte les besoins et désirs réels des personnes accueillies. Les pratiques d’assistance qui en résultent au sein des bagageries bénévoles ne sont pas exemptes d’une forte dimension contraignante, perceptible dans le degré d’ouverture des bagageries, dans la réglementation propre à l’usage des casiers ou dans l’inclusion des personnes accueillies.
46Le service public serait-il d’une autre nature s’il était conçu et mis en œuvre directement par la municipalité ? Et s’il était a minima encadré par une série de principes définis par la Ville de Paris ? Sans pouvoir répondre à cette question, l’enquête permet de souligner les limites de la politique du bénévolat menée par la Mairie de Paris pour étayer son réseau de bagageries. En finançant des bagageries bénévoles, la Ville de Paris crée des lieux d’assistance dans lesquels le service public est, selon les associations, discontinu et inégal, tout en étant souvent coercitif envers les personnes sans domicile.
47Au fil de mon engagement dans la Bagagerie du quartier des Tulipes, j’ai commencé à me demander comment des acteur·rices privé·es, comme Florence, Anne, Ludovic et Marguerite pouvaient disposer d’un tel pouvoir discrétionnaire : ils avaient le pouvoir de décider de la façon de traiter des personnes sans domicile alors même que la Bagagerie bénéficiait de subventions publiques. Ce questionnement a pris une autre ampleur quand j’ai commencé à participer aux réunions inter-bagageries. Au cours de ces réunions, j’ai réalisé que la nature des prestations proposées par les dix bagageries parisiennes variait largement d’une association à l’autre, autant du point de vue de leurs jours et horaires d’ouverture que de la place donnée aux bénéficiaires dans la marche des structures. Les pouvoirs publics semblaient financer indifféremment des associations qui, tout en prétendant respectivement accomplir la même mission – proposer un espace de stockage sécurisé à des personnes sans domicile – offrent, en réalité, des services qui n’ont guère de ressemblance. Pourquoi la Mairie de Paris laissait-elle donc les administrateurs des bagageries décider du mode de fonctionnement de leur association ?
48La municipalité parisienne a fait le choix depuis 2006 de déléguer la production de nouveaux lieux d’assistance à des associations de quartier bénévoles. Ce faisant, la Ville de Paris a augmenté le nombre de casiers solidaires de la capitale. Mais dans le même temps, elle a délégué à des acteur·rices privé·es la gestion des effets personnels des sans-domicile et, par extension, le traitement des personnes sans domicile elles-mêmes. Or, l’absence d’encadrement municipal des pratiques des administrateur·rices des bagageries a des effets sur la qualité du service public proposé aux personnes sans domicile (illustration 5). En laissant des acteur·rices privé·es/bénévoles fabriquer la ville des personnes sans domicile, c’est-à-dire la ville de personnes appartenant aux fractions les plus paupérisées des classes populaires françaises ou étrangères, sans imposer de normes de fonctionnement municipales, la Ville de Paris a produit une ville qui paraît plus solidaire. Mais elle n’est pas plus juste.
Illustration 5 - Une politique du bénévolat qui produit des espaces d'assistance sous contraintes
Auteur : Louka Herse, 2024.