Le juste et le réel : tissons les fils !
Texte intégral
1Chacun des textes de ce Varia explore un cycle vertueux : limiter la perte de biodiversité, préserver la forêt, qu’elle soit mixte ou primaire, favoriser le dialogue entre blocs géopolitiques, promouvoir la démocratie libérale, promouvoir l’autosuffisance, qu’elle soit alimentaire ou énergétique, retraiter les déchets radioactifs, recycler les déchets textiles, aider les plus démunis, en particulier les personnes sans domicile, permettre aux enfants atteints de cancer, y compris les plus pauvres, d’avoir accès aux soins et une meilleure chance de guérison. Autant de causes qui semblent indéniablement justes.
2Pourtant, dans chaque situation étudiée, le réel oppose ses aspérités, voire sa résistance, à ces visions d’un monde plus juste. Le plus fort et le plus tragique de ces rappels à l’ordre est celui de la guerre et de la barbarie, bellicisme russe en Crimée puis en Ukraine et massacres djihadistes dans le Sahel, pour deux des textes – on devrait, pour être en mesure de faire face aux priorités absolues que sont la justice sociale et environnementale, être indéfectiblement en temps de paix et ce n’est pas le cas.
3Dans le reste du numéro, on identifie d’autres faits qui sonnent comme de multiformes rappels à l’ordre de la réalité.
4D’abord avec trois modèles économiques jusqu’ici triomphants : vue du Togo, l’écrasante force d’un modèle économique global, celui du profit dégagé par les géants de la fast fashion, fondée sur le surplus et le jetable, au mépris de toute rationalité écologique et même sociale ; vue du Morvan, la force du modèle économique forestier reposant sur la monoculture et la rentabilisation au détriment des vertus de la multispécificité des forêts mixtes ; ou encore, vu du désert égyptien, un troisième modèle économique, celui de l’agrobusiness, d’autant plus hégémonique qu’il est contrôlé par l’armée toute puissante.
5Ensuite, c’est la réalité politique des modes de gouvernement des États qui est en jeu. Par le biais des dysfonctionnements d’une gouvernance partenariale à Paris pour les sans-domicile, on découvre en creux les effets de l’insuffisance patente d’une politique nationale de réduction du sans-abrisme et plus généralement de la pauvreté et des inégalités, qu’un État attaché à remplir ses missions se devrait de promouvoir avant tout. Dans des pays pauvres comme le Burkina Faso, la pérennité de l’insécurité sociale et de la grande pauvreté, creuse les inégalités d’accès aux soins pour la majorité de la population face aux ménages qui ont les moyens d’y avoir recours dans le secteur privé. Le cas de La Hague révèle la surdité d’acteurs puissants, comme l’État ou de grandes entreprises parapubliques, aux alertes lancées par les habitants sur les risques induits par certains aménagements imposés comme prioritaires.
6Enfin, ce sont les effets du dérèglement climatique qui jouent comme rappel à la réalité dans la plupart des situations, qu’il s’agisse de la paupérisation chronique des populations sahéliennes, de la perte de biodiversité ou de la raréfaction de l’eau.
7Là où les auteurs et autrices de ce numéro situent leurs questions de recherche, c’est entre ces deux niveaux, entre celui des intentions justes et celui de l’implacable rappel au réel. Dans cet entre-deux, ils explorent finement la manière dont les acteurs locaux, non hégémoniques, à différentes échelles et dans diverses configurations, font avec le réel sans se résigner. C’est la complexité des ajustements, des négociations, du partage des tâches et de l’attribution des rôles qui révèle la puissance des solidarités et des interrelations.
8Mettons le cap sur le grand Nord pour ouvrir ce dossier et commencer par une démonstration de géopolitique critique des problèmes environnementaux. Dans son texte sur la ceinture verte de Fennoscandie, aux confins de la Russie d’un côté, la Finlande et la Norvège de l’autre, Ian Florin retrace l’histoire d’une coopération transfrontalière pour la protection de la forêt boréale. Intrigué par ce front écologique, il documente la manière dont le dialogue interétatique s’est mis en place dans cet étrange contexte d’une forêt qui a été préservée par des années d’immobilisme de part et d’autre du rideau de fer pendant toute la durée de la guerre froide : un paysage frontalier intact, pour ainsi dire naturel, et pourtant menacé par l’industrialisation de la filière papier. En remontant à la genèse de ce projet, Ian Florin montre comment, dès la fin des années 1980, une proposition scientifique et environnementaliste de contrer les appétits du secteur forestier a servi à étayer une vision géopolitique des relations entre l’Europe et la Russie postsoviétique. Cette promotion s’est avérée, dès 2014 avec l’invasion de la Crimée et plus encore depuis février 2022 avec la guerre en Ukraine, une vision simpliste et erronée. Les résultats de la recherche remettent en question la vision angélique selon laquelle les aires protégées transfrontalières seraient un levier efficace contre les conflits et qu’elles seraient toujours favorables aux populations locales : c’est l’instrumentalisation politique de la nature qu’il finit par dévoiler.
9C’est sur une autre scène de la forêt – si on peut se permettre ce clin d’œil à la musique de Robert Schumann –, elle aussi bien loin des fortes densités humaines, qu’Adrien Baysse-Lainé et Antoine Reynaud observent les jeux des acteurs. À propos des coupes rases dans les forêts du Morvan, il est tellement difficile de savoir de quoi on parle réellement que cet article s’avère salutaire. Le sujet est sensible. Il fait l’objet de contestations exprimant le rejet social des coupes rases, non seulement pour une motivation paysagère mais aussi contre les excès induits par la filière bois privilégiant la rentabilisation. Il révèle également une crise, renforcée par le réchauffement climatique, la prolifération d’un parasite, le scolyte, justifiant des coupes sanitaires. Pour autant, quantifier, localiser et comprendre les coupes rases est loin d’être aisé, tant sont divers les propriétaires et leurs motifs, bien difficiles à identifier et à distinguer. Ce texte atteste d’un pas franchi significatif dans la connaissance des forêts. En effet, il exploite l’ouverture de bases de données qui « porte en germe une démocratisation des analyses sur les propriétaires fonciers ruraux » très attendue. Le traitement cartographique inédit de ces données révèle la coexistence de coupes fort différentes, dont certaines sont très visibles alors que d’autres échappent à la mesure. Les résultats de la recherche pourraient à première vue sembler en demi-teinte au regard des revendications des collectifs mobilisés sur le terrain, tant le raisonnement des auteurs est prudent et rigoureux dans ses précautions analytiques. Bien au contraire, ce texte permet d’identifier réellement la part des coupes forestières qui fait l’objet des contestations évoquées au début du texte – la conversion de feuillus diversifiés en monoculture de résineux – part sur laquelle il est enfin précieux de disposer d’informations tangibles.
10Les contestations locales révèlent ainsi la complexité des interrelations sociales et la coexistence de situations contrastées. C’est ce que démontre également le texte de Youenn Gourain et Christine Fassert, qui, comme dans le cas précédent, ont mené une enquête dans le sillage d’une mobilisation collective locale. Il s’agit ici d’un projet d’extension de l’usine de retraitement de déchets nucléaires à La Hague, dans le Cotentin. Il y a d’un côté un projet d’intensification de l’activité liée au nucléaire qui alimente les discours valorisant cette ressource territoriale (et d’emplois) pérenne ; de l’autre, des projets de territoire qui essaient de penser sans le nucléaire, ou à côté du nucléaire (un Grand site de France, un Géoparc, par exemple), et de légitimer des représentations autres pour valoriser différemment l’identité du territoire et l’attachement au lieu. D’autres encore essaient de penser un après-nucléaire.. Beaucoup, élus ou activistes, expriment un ressenti fort de quelque chose qui est imposé par l’État et peu attentif aux points de vue locaux. L’enjeu est de savoir si ces divergences de point de vue entraînent des scissions qui pourraient porter atteinte à la cohésion sociale et à la solidarité locale, en l’occurrence assez remarquables. Les auteurs démontrent que non : les dissensus sont vécus comme des manières de faire avec le réel, aucun des acteurs ne cherche à porter atteinte à ses semblables ni à s’en faire des ennemis, qu’ils bénéficient du retraitement des déchets nucléaires et défendent l’opportunité de son renforcement ou prônent au contraire des voies alternatives.
11Restons dans les questions géographiques que posent les déchets avec l’article de Sylvie Ayimpam sur le recyclage des déchets textiles à Lomé, au Togo. Sa patiente investigation de terrain dans les ateliers de tri et de conditionnement de la fripe importée lève le voile sur le versant sombre d’une économie globale vertueuse et prétendument verte du recyclage. L’exportation des nuisances, des risques et de la pollution occasionnés par la surproduction de l’industrie textile mondiale vers des pays pauvres comme le Togo s’avère constituer une forme de « colonialisme des déchets », un « impérialisme des rebuts ». Sylvie Ayimpam démontre que cette délocalisation, de grande ampleur et paradoxalement peu documentée, s’accompagne d’un haut degré de vulnérabilité et de dangerosité pour les travailleurs employés à ce « sale boulot », largement informalisé. Ici, pas de contestation possible, alors même que les solidarités collectives sont fortes, en particulier du fait d’une adéquation entre une origine migratoire commune et un microcosme d’emploi hiérarchisé. Ces travailleurs pauvres sont d’autant plus fortement exposés aux risques de maladies professionnelles liés à la forte toxicité des matières à trier que l’absence de protection joue en faveur de leur habileté sensitive pour s’acquitter au mieux de leur tâche et ne pas perdre leur emploi. Voilà qui vient souligner d’un trait éprouvé « les tensions entre durabilité environnementale et justice sociale dans le contexte de la mondialisation capitaliste ».
12Une attention comparable est portée à la matérialité concrète de la précarité et de la vulnérabilité dans le texte de Louka Herse, qui a enquêté à Paris dans une des bagageries associatives ouvertes aux personnes sans domicile. Celui-ci montre qu’au commencement, des initiatives bénévoles d’habitants de certains quartiers de Paris ont permis aux personnes sans domicile de placer leurs effets personnels en sécurité et ainsi de ne pas être obligés de les transporter d’hébergement en hébergement, évitant d’être visibilisées et stigmatisées en conséquence. Dans un premier temps, la mairie a soutenu financièrement ces initiatives. Jusqu’au moment où elle a pris conscience de l’importance du travail effectué au bénéfice de la ville. Elle a proposé alors de fédérer ces initiatives au sein d’un projet de plus grande ampleur, en procédant à une forme de délégation de service à ces associations bénévoles. Ce que montre l’article, c’est qu’en faire une manière de service public sans harmoniser ni systématiser l’offre et les règles de fonctionnement fait émerger une contradiction. Les logiques du bénévolat et les procédures internes aux associations étant ce qu’elles sont, elles varient beaucoup d’une structure à l’autre et peuvent varier dans le temps. Les arbitrages, parfois douloureux, sont donc pris par une pluralité d’acteurs bénévoles, en l’absence de cadre commun et en l’absence de reconnaissance réelle des responsabilités endossées. C’est ce manque de cadre qui est décortiqué : l’opportunité de faire apparaître des initiatives solidaires comme un service municipal à moindre frais pose de sérieuses questions sur l’équité dans l’accès effectif aux droits.
13C’est sur ces mêmes thématiques de la vulnérabilité et de la pauvreté que se clôt le dossier. Marie-Thérèse Arcens Somé et Aude Nikiema ont exploré le rôle joué par la distance, le manque de moyens et les représentations dans le vécu de la maladie par les familles d’enfants atteints de cancer au Burkina Faso – une question peu documentée dans ce pays où les moyens sont restreints et les dispositifs de santé prioritairement dédiés aux maladies infectieuses les plus courantes expliquant l’essentiel de la mortalité. Si la politique nationale de gratuité des soins, conditionnée à une consultation initiale obligatoire dans une structure de proximité, a permis une hausse des consultations, pour autant, les autrices signalent l’incapacité du dispositif à apporter des réponses, en raison de la méconnaissance de ces maladies sur l’ensemble du territoire. De plus, seulement deux CHU, situés dans les deux plus grandes villes du pays, assurent la prise en charge de cette pathologie infantile, ce qui fait peser sur les familles la nécessité de se déplacer et d’être hébergé en ville tout en maintenant les moyens de survie. Telles sont les obstacles de l’accès réel aux soins : financier et de déplacement mais aussi d’offre et de capacité à diagnostiquer et à orienter. À cela s’ajoute une complication géopolitique : la violence et l’insécurité pour les familles de déplacés internes suite aux actes terroristes dans les régions du Sahel. Les autrices insistent sur l’« errance » dans la quête du soin. Arriver en CHU n’est pas un aboutissement : avoir les moyens d’y rester, même si les soins sont gratuits, et arriver plus tôt réduiraient la gravité des cas.
14Nous découvrons un univers déroutant et très rarement documenté, dans le Sahara égyptien, avec la rubrique Sur l’Écrit. Delphine Acloque, interrogée par Annaig Oiry, dévoile ce qu’a révélé d’inédit son travail d’enquête dans les nouvelles terres mises en culture en plein désert. Elle montre que la bonification de ces terres désertiques conjugue diverses pressions : la croissance démographique, la dépendance alimentaire, la pression sur l’eau en aval de l’immense bassin versant nilotique touché par le changement climatique. Ces fronts pionniers agricoles se sont multipliés tant dans les marges désertiques du delta du Nil, au nord, qu’au sud de l’Égypte dans le sillage du projet pharaonique de la New Valley. Un paysage agricole artificiel est façonné, qui n’a rien d’une campagne. C’est un paysage d’agriculture hors sol à forte technicité, élaboré avec l’aide d’experts étatsuniens et israéliens, rompus comme on le sait à la colonisation agricole en zone aride, qui se développe à proximité des canaux aménagés et des plateformes logistiques acheminant les productions. Un système social profondément inégalitaire a accompagné le façonnement de ce paysage. D’un côté, des petits paysans qui n’ont pu conserver leurs terres dans la vallée du Nil à la suite de la libéralisation du foncier en 1992. Ensuite, des populations bédouines et nubiennes dépossédées de leurs terres de parcours. De l’autre, cet agrobusiness productiviste entre les mains d’hommes d’affaires proche du pouvoir et de l’armée – confirmant, ici encore, sa toute-puissance capitaliste. Les capitaux étrangers sont également présents, des pays du Golfe principalement, avec des formes d’accaparement de terres agricoles, en contradiction avec l’objectif d’autosuffisance alimentaire proclamé par l’État. Dans ces immenses exploitations travaillent des ouvriers agricoles journaliers venus de loin. Enfin, de faux agriculteurs profitent de l’opportunité d’optimisation foncière à des fins résidentielles, faisant semblant de planter des arbres pour développer des condominiums fermés.
15Le numéro s’achève avec un point d’orgue qui laisse résonner les lancinantes questions soulevées par les différents textes et nous incite à admettre qu’il est possible d’imaginer des solutions. Dans la rubrique Sur le métier, Muriel Côte a convié Vasna Ramasar à partager ses réflexions sur son engagement multiforme au sein de nombreux réseaux militants de toutes les parties du monde en tant que chercheuse activiste préoccupée par les effets des crises multiples qui hypothèquent l’avenir. On ne peut qu’être frappé par la dégradation des conditions de vie du fait de l’hégémonie de systèmes destructifs et d’un capitalisme encore fondé sur l’extractivisme perpétuant les modalités coloniales. Parmi les multiples engagements aux côtés d’acteurs non académiques impliqués pour des transitions justes et la lutte contre les injustices sociales et environnementales, on retiendra ici un élément saillant. Il s’agit du projet intitulé la Tapisserie globale des alternatives. Elle part de l’idée des « plurivers », attachés à la prise en compte de la pluralité des problèmes, des causes et des positions, par opposition à l’unicité d’un univers, développée par Arturo Escobar dans la lignée des mouvements zapatistes. Ce projet se démarque de l’habituelle répétition de modèles prédéfinis de développement, qui perdent de vue le passage à l’action face à la potentialité de l’effondrement des systèmes bio-géophysiques. Au contraire, il s’agit non pas de promouvoir une solution unique, qui serait forcément inadaptée à la variété des situations, mais de connecter les initiatives émergeant partout dans le monde, de leur permettre d’entrecroiser leurs propositions et de les mettre en commun. Entretisser ces multiples fils porteurs d’espoir : voilà qui permet d’associer des acteurs non académiques dans les processus de recherche et de financement de la recherche pour une production non extractive de la connaissance.
16Chacun des textes ici rassemblés a prouvé une nouvelle fois que les liens qui se tissent entre différents types d’acteurs se révèlent d’une force et d’une fécondité inattendues pour faire avec le réel et ne pas perdre de vue, en dépit des obstacles, les causes justes.
17Faisant écho à la proposition jadis formulée par l’anthropologue Germaine Tillon dans un titre inspirant, À la recherche du vrai et du juste (Le Seuil, 2001), ces textes nous invitent à être attentifs aux liens et aux fils, même ténus, que chacun d’entre nous peut contribuer à entretisser afin que les visions justes s’incorporent concrètement dans le réel, malgré son imprédictibilité et quelles que soient les tournures que prennent les résistances.
Pour citer cet article
Référence électronique
Serge Weber, « Le juste et le réel : tissons les fils ! », EchoGéo [En ligne], 70 | 2024, mis en ligne le 31 décembre 2024, consulté le 11 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/echogeo/28502 ; DOI : https://doi.org/10.4000/133h4
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