1Le monde des mines est toujours apparu mystérieux. Sans doute en raison de l’éloignement constant entre, d’une part, la dureté des conditions de travail que l’on connaît depuis Germinal de Zola ou le film de Louis Daquin, Le point du jour, sorti en 1949, qui évoque le quotidien de ceux qui travaillent dans les mines du nord de la France, et, d’autre part, le milieu des salariés ordinaires auquel appartiennent les chercheurs et chercheuses. Il n’y a qu’à se déplacer dans les quelques musées de la Mine disséminés sur le territoire français, comme celui de Lewarde, près de Douai, ou de Blanzy, dans les faubourgs de Montceau-les-Mines, pour comprendre ce qu’ont pu être, pour les hommes, les femmes et les enfants du XIXe et du XXe siècles, l’extraction des minerais, la descente au fond des puits, la remontée au grand jour et le retour au domicile, parmi les autres, la vie dominicale et le repos ardemment désirés, au sein de ces gigantesques cités de pavillons éparpillées ici et là, en Europe et dans les pays industriels.
- 1 Pour l’Afrique contemporaine, voir : Douet M., 2025. En Afrique, le filon maudit des mines artisana (...)
2En 2002, lors d’une de mes pérégrinations sur les routes de la région de Kayes, à l’ouest du Mali, je découvris, stupéfait, le complexe aurifère de Sadiola, à 90 kilomètres au sud de la capitale régionale. Au milieu de l’indigence du réseau routier régional, se trouvait, là, une bonne piste en latérite, entretenue, parcourue d’incessants ballets de camions chargés de matériels destinés à alimenter non seulement Sadiola, mais aussi l’autre site voisin, celui de Yatéla. Les véhicules allaient et venaient sans réfléchir, uniquement concentrés sur leur tâche, celle de faire fonctionner l’exploitation industrielle de l’or dont la région est riche. En circulant de façon un peu plus approfondie, on comprenait l’importance de l’activité, son emprise spatiale, la suprématie qu’elle occupe sur la scène locale, déplaçant des villages entiers, enfermant des périmètres de savane arborée derrière des grillages surveillés, classant les actifs en cadres, ouvriers, manœuvres, distinguant dans l’espace les quartiers de résidence des uns – parfois luxueux, avec piscines – et des autres, plus modestes, sous la forme de petits immeubles ou de lotissements reconstruits. Quoique curieux, mes collègues et moi-même, nous ne pûmes fouiller plus avant ce monde-là, tant la crainte des pouvoirs en place de voir le système et ses dérives s’étaler au grand jour est grande. Ce jour-là, je songeai au roman de Richard Llewellyn, Qu’elle était verte ma vallée (Llewellyn, 1939), qui, par le biais du regard d'un enfant, conte la vie des mineurs du Pays de Galles dans la première moitié du XXe siècle, leurs joies, leurs renoncements, leurs sacrifices, mais aussi les conflits, les grèves, les accidents de la mine1, l'émigration.
3Avec le dossier Sur le champ de cette livraison d’EchoGéo, consacré aux mines artisanales, principalement en Afrique, et coordonné par Raphaëlle Chevrillon-Guibert, Muriel Côte et Géraud Magrin, nous nous éloignons quelque peu du monde industriel, de l’opacité voulue et engendrée par les grillages interdisant tout regard. Ici, nous dissipons plutôt le mystère, pénétrant dans l’espace rural troué de puits, celui des villages surgis de nulle part et qui voient leur agriculture complétement chamboulée, nous immergeant dans le milieu des orpailleurs et orpailleuses attirés par le minerai et la réussite facile, au cœur des ruées vers l’or ou vers la pierre précieuse, dans le milieu des creuseurs et des intermédiaires, parmi les petites entreprises qui industrialisent leur système d’exploitation. Du Tchad à la Mauritanie et à la Guinée, du Soudan au Mali et au Burkina Faso, pays sur lesquels nombre d’écrits ont déjà paru, mais aussi, de façon plus inattendue, de la Namibie au Cameroun et à la Tanzanie, sans oublier le pas de côté opéré en Amérique du Sud, avec l’exemple bolivien, le dossier fait le point sur le travail des orpailleurs, sur les rapports de pouvoirs, sur les dispositifs de coopération et d’association, sur le rôle des intermédiaires, sur les concessions chinoises, sur la place des collectivités territoriales, soit un ensemble varié, mais complet, d’activités et d’organisations directement impliquées dans l’extraction minière artisanale.
4Ce que le lecteur sent poindre dans ce dossier, c’est l’instauration d’un ordre puissant de légitimation, l’organisation croissante du secteur, l’installation pérenne de dispositifs extractifs, la formalisation des structures, l’industrialisation de l’exploitation, l’entrée dans la sphère capitaliste. Dans son ouvrage La Diams’pora du fleuve Sénégal, Sylvie Bredeloup (2007) semblait déjà tracer le chemin que suivent aujourd’hui les orpailleurs et autres mineurs présentés dans ce dossier : l’aventure et la ruée vers l’or, partout sur le continent, se heurtent à la nécessaire régulation des marchés, à l’emprise des États sur le minerai ou la pierre, à l’arrivée massive d’opérateurs industriels importants, à la criminalisation de l’activité, mais aussi à la présence croissante des forces de sécurité (car, selon l’expression populaire, « il y a de l’argent à se faire » et il faut protéger les filons et les filières). Les mineurs et autres petites mains ne peuvent résister, demeurant au bas de la hiérarchie, leur monde se délite sous nos yeux, le Far West est d’un autre temps.
- 2 Voir : Le Monde-AFP, 2023. Au Sénégal, les orpailleurs à la conquête de l’Est [En ligne]. Le Monde, (...)
- 3 Ainsi que nous le rappelle douloureusement le cas des centaines d’ouvriers bloqués durant plusieurs (...)
5In fine, des travaux récents documentent de plus en plus la place des migrants dans les mines, à l’image de la thèse de Ndeye Coumba Diouf sur les mobilités des orpailleurs au sud-est du Sénégal, soutenue en 2023 à l’université Gaston-Berger de Saint-Louis (Diouf, 2023). La rubrique Sur le champ nous invite à repenser la condition migrante, celle des femmes et des hommes travaillant dans les mines artisanales. Face à l’industrialisation du secteur, ces personnes, passant d’un filon à l’autre, d’un pays à l’autre2, sont quasiment toujours perdantes. De fait, il est reproché aux orpailleurs et aux chercheurs de pierres originaires de l’étranger d’outrepasser la loi du pays d’installation, ceux-là permettant aux autorités et aux populations locales de régler leurs problèmes sur leur dos, de développer le sentiment nationaliste, d’acquérir des richesses en les spoliant. Comme d’autres de par le monde, en Afrique et ailleurs, dans les mines artisanales, l’étranger, l’étrangère est un travailleur, une travailleuse qui dérange3.
6Il n’y a pas seulement la place des étrangers qui demande notre vigilance, il y a aussi celle des femmes, épouses, mères, filles, qui se retrouvent au centre du jeu, pourrait-on dire, tant celles-ci sont nombreuses à œuvrer au cœur même de l’activité minière dominée par les hommes. Y compris dans la recherche. C’est ainsi que cette même rubrique Sur le métier débute par un judicieux entretien entre Muriel Côte et deux chercheuses burkinabé et malienne, Alizèta Ouédraogo et Bintou Koné, intitulé « Orpaillage et genre : recherche au féminin au Burkina Faso et au Mali », dont les parcours soulignent à la fois les difficultés qu’elles rencontrent pour faire de la recherche aujourd’hui dans les mines artisanales du Sahel et la richesse de leurs questionnements et préoccupations. « L’anthropologie veut une certaine immersion sur le terrain de recherche », dit l’une d’elles pour expliquer la manière dont elle s’y prend pour pénétrer ce milieu et se faire accepter. Et cela semble marcher, à les lire et à les suivre sur la piste des exploitantes en tant qu’observatrices reçues comme des sœurs. S’il est impossible à ces deux collègues d’être insensibles aux sorts réservés aux femmes des villages maliens et burkinabé où elles enquêtent, il leur apparaît tout aussi nettement combien celles-là sont de plus en plus actrices de leur destin, développant autant que possible leur capacité d’autonomisation, jusqu’à, pour certaines, devenir de véritables entrepreneuses de la mine.
- 4 « Il ne s’agit pas d’écrire mes mémoires, le récit de ma vie, mais celui de ma passion pour la géog (...)
7Faut-il désormais relever uniquement de la catégorie de l’entrepreneur ou de l’entrepreneuse pour vivre et survivre, par les temps qui courent, en quelque endroit que ce soit, à la surface du globe ? À lire le second entretien de la rubrique Sur le métier, aux antipodes des mines, qui rassemble Nathalie Fau et Gabriel Fauveaud, professeur à l’Université de Montréal (UdeM), intitulé « Être enseignant-chercheur au Canada », on pourrait le croire. Ce dernier, formé à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, revient sur son parcours québécois en évoquant le décalage entre les façons d’enseigner la géographie à Montréal et à Paris. Ainsi la conception des cursus est-elle différente, laissant grande liberté aux enseignants et enseignantes ; les cours sont évalués à chaque séance par les étudiants ; ceux-ci sont très tôt impliqués dans les programmes de recherche de leur professeur et financés ; la réflexion théorique est fondamentale, mais relègue quelque peu la pratique empirique au second plan. Gabriel Fauveaud insiste sur la nécessité de disposer d’un minimum de culture entrepreneuriale pour avancer dans la recherche à l’UdeM, déplorant dans son ultime réponse l’importante marchandisation de la production des savoirs académiques. En contrepoint, le lecteur ou la lectrice pourra effectuer un pas de côté, décaler son regard et peut-être ré-enchanter son propre avenir, en se plongeant dans la préface de l’ouvrage du géographe français Michel Bruneau, Parcours d’un géographe de transitions, Terrain et concepts (Bruneau, 2023), rédigée par Yann Calbérac4. Une seule phrase de ce court texte mérite d’être méditée : « ce qui peut intéresser ma génération ou la suivante, c’est le témoignage vivant d’un passé pourtant déjà révolu et d’une institution universitaire qui a changé ». Avec M. Bruneau, à la trajectoire éloquente, le libre-arbitre et le libre parcours demeurent, quoi qu’on en dise, possibles. Il faut pour cela que les institutions nous aident et fournissent le cadre pour voyager, observer et penser.
8Si le sous-sol terrestre attire les investisseurs depuis la nuit des temps, il est rejoint depuis plus d’un siècle par les nouveaux espaces de loisirs que constituent les pentes herbeuses des Alpes françaises (et européennes). Leur exploitation à des fins de développement touristique, en offrant des activités de ski tous azimuts, a remodelé complètement les paysages, l’économie, les emplois, la société locale, les imaginaires des régions concernées. Un retour sur l’histoire des plans de pistes de ski, dont la confection est effectuée à la demande des stations en pleine croissance, est de ce point de vue passionnant et éclairant. C’est ce que proposent Alexis Metzger, Maxime Petre et Martine Tabeaud dans un article de la rubrique Sur l’image, intitulé « Les plans de pistes de ski : une nature hivernale fantasmée ? ». Rien n’est trop beau pour montrer des pistes toujours enneigées, équipées de remontées mécaniques dernier cri, ensoleillées et virevoltant des sommets jusqu’aux premières maisons du village historique. C’est un beau et riche travail que mènent les trois auteurs et autrice pour sortir des cartons ces plans de pistes, dont l’évolution, permanente, demande de la part des artistes dessinateurs de l’imagination et aussi de la ruse, pour masquer les difficultés du relief, les défauts d’enneigement, le difficile retour, skis aux pieds, à la station, les problèmes pour l’environnement. Mais les interrogations demeurent et croissent. Comment continuer à promouvoir par les plans des stations à l’avenir si incertain ? Comment continuer à vendre des pistes si blanches, alors que la compétition pour l’eau des sources et des nappes, en vue de fabriquer de la neige artificielle si fragile et si éphémère, s’accentue ? Comment enfin imaginer le futur durable de ces sites montagnards, autrefois en butte à la fin de l’agriculture et de l’élevage et aujourd’hui à celle de la neige ?
9Pour achever ce tour d’horizon du numéro 71 d’EchoGéo, je vous invite à lire, dans la rubrique Sur l’écrit, le remarquable entretien de Sophie Didier avec David Frati, auteur de Les réfractaires du désert. Rejet du travail et appropriation de l’espace dans le désert d’Arizona. Celui-ci revient sur la manière dont, durant sa thèse, il a abordé les snowbirds, ces seniors, ou quasi, venus du Midwest ou du Canada ancrer leur camping-car dans les steppes arides du sud-ouest états-unien, souvent pour de longues durées. « J’ai fini par payer le loyer », raconte David Frati relancé par l’interlocutrice. Tout est dit. Le chercheur se doit de s’intégrer à la communauté qui l’accueille à bras ouverts, de participer aux tâches collectives, de chanter en karaoké, de vadrouiller en quad des heures durant. Et, dans le même temps, comme les gens qu’il observe et avec lesquels il échange beaucoup – « […] tout à fait intégrés, ils sont sur Facebook », dit Frati –, il n’est pas isolé, bien au contraire, en recherche permanente d’informations à la mairie, au Bureau of Land Management (qui administre l’espace et les autorisations), revenant maintes et maintes fois durant quatre années de rang. « Les résidents de la Posa, ce sont des gens qui ne peuvent plus vivre en ville, c’est aussi bête que ça », ajoute-t-il. En rupture de ban avec l’économie capitaliste dont ils et elles ne peuvent plus satisfaire l’appétit insatiable, éloigné e s de leurs familles, avides de sensations et de chaleur humaine, ces hommes et ces femmes conservent le goût de vivre près des coyotes et dans la canicule estivale ou les vents froids d’hiver, entre les caravanes, autour des feux et des bières consommées à volonté. Pour qui se souvient de Nomadland, le film de Chloé Zhao, sorti sur les écrans en 2020, adapté du livre de Jessica Bruder, Nomadland: Surviving America in the Twenty First Century, lui-même publié en 2017, les corps trinquent, la vieillesse envahit l’horizon, mais, pour ces gens qu’on penserait paumés, l’avenir est encore possible et magnifiquement rendu dans cet entretien avec le chercheur.