- 1 Anthropologue allemande spécialiste de l’Afrique de l’Ouest, en particulier du Burkina Faso, Sabine (...)
1En hommage à Sabine Luning1
2L’artisanat minier a considérablement augmenté ces dernières décennies. Alors que l’Organisation internationale du travail (OIT) estimait que 6 millions de personnes y étaient impliquées en 1993 (ILO, 1999), 25 ans plus tard, 45 millions de personnes seraient engagées directement dans cette activité, ce qui représente plus de 500 millions de personnes concernées, si on considère les emplois induits et les familles (McQuilken et Perks, 2021).
- 2 Diop A., 2025. Mali : l’effondrement d’une mine artisanale fait une quarantaine de morts à Bilaliko (...)
3La corrélation entre pauvreté et mine artisanale est désormais largement acceptée : l’Exploitation minière artisanale et à petite échelle (EMAPE) constitue une activité de subsistance essentielle des populations pauvres (Hilson et McQuilken, 2014). Quand la pauvreté diminue, le secteur se rétracte (Canavesio, 2011 ; Reys, 2015). Les opportunités que représentent les mines artisanales sont à relier à des contextes sociaux et spatiaux marqués par l'injustice économique, particulièrement en milieu rural et en périphérie du capitalisme globalisé. Ainsi, l’artisanat minier constitue un horizon désirable en dépit de la grande précarité des conditions de travail qui l'accompagne. Il fait prendre de très grands risques aux travailleurs et travailleuses qui y opèrent, parfois à plusieurs dizaines de mètres sous terre, et toujours en respirant la poussière, ce qui engendre des maladies respiratoires et diminue l’espérance de vie (Cossa et al., 2021). Ces travailleurs et travailleuses sont aussi victimes des éboulements, peu médiatisés et pourtant très fréquents : à titre d'exemple, en mars 2025, une quarantaine de femmes orpailleuses perdent la vie dans un trou d'exploration industrielle abandonné au Mali2. Les travailleurs et travailleuses de l’artisanat minier font aussi face à d’autres risques sanitaires causés par l’utilisation de produits chimiques comme le mercure ou le cyanure pour la transformation du minerai en or, par le recours aux drogues pour se donner du courage et par un cadre de travail et de vie qui favorise la diffusion de maladies sexuellement transmissibles (Dzinamarira et al., 2024).
4L’artisanat minier est également associé à son coût environnemental (déforestation, dégradation des eaux et des sols, braconnage) (Taux et al., 2022), qui se répercute sur la santé des travailleurs et des communautés avoisinantes, suscitant des conflits et le délitement des liens sociaux (Malone et al., 2021). Enfin, il est parfois dépendant de groupes armés non-étatiques, et par là accusé de financer de multiples conflits, notamment sur le continent africain dans la région des Grands Lacs ou au Sahel (Vogel et Raemaeykers 2016 ; Lanzano et al., 2021). Ces situations conduisent la plupart des États à tenter d'en limiter le développement, à travers des politiques à dominante répressive qui tendent à accroître la précarité de nombreux artisans miniers, hommes et femmes (Bansah et al., 2018).
5L’artisanat minier n’est cependant pas une réalité monolithique. Ses impacts sociaux et environnementaux varient grandement selon qu’il s’agisse d’une activité saisonnière complémentaire à l’agriculture de terroirs ruraux densément peuplés, ou menée à plein temps au gré des découvertes dans des régions isolées ou faiblement habitées. Dans ce cas, on assiste à la naissance de hameaux temporaires, de mondes à part comme Tchibarakaten à la frontière nigéro-algérienne (Grégoire et Gagnol, 2017), qui peuvent constituer un refuge pour des individus marginalisés dans leur communauté autant que des points d'appui pour des activités illicites ou des groupes armés (Chevrillon-Guibert et al., 2019). Les risques varient donc en fonction du minerai et des transformations qu’il requiert, de la nature des gisements, mais aussi des contextes géologiques, géographiques (zone centrale ou marge isolée, désertique ou non) et politiques de l'extraction.
6Ainsi, l’expansion de l’artisanat minier doit être considérée à l’aune des crises du travail dans des sociétés agraires pauvres (Li, 2013) pour lesquelles la mine et son exploitation, malgré la précarité, offrent de nombreuses possibilités (Bryceson et Geenen, 2016). Les organisations internationales et les bailleurs de fonds du développement, après avoir longtemps évité le sujet, reconnaissent à présent l’EMAPE comme étant une activité de survie (poverty-driven), « vitale pour la prospérité globale et la réduction de la pauvreté » (Banque mondiale, 2024, p. 6), tout autant qu’un « potentiel à débloquer » (IGF, 2024, p. 14). Ils encouragent la formalisation de cette activité, qui évolue dans les interstices plus ou moins légaux de l’État de droit, comme la solution à tous les maux énumérés plus haut. Une telle représentation occulte les mécanismes historiques de production des inégalités ayant conduit à la paupérisation de populations vivant dans les marges socio-spatiales du monde. Ces territoires, parfois qualifiés de « Sud Global », sont les contextes d’émergence de prédilection de l’artisanat minier autant que des réalités nécessaires au fonctionnement du système mondial. Or les politiques de formalisation notamment promues par les institutions de Bretton Woods depuis le tournant néolibéral des années 1990 ne prennent pas en compte ces dimensions et manquent leur cible. Elles véhiculent un biais fréquent en faveur de l’industrie dans l’accès aux ressources qui fragilise les artisans (Hilson, 2019). Ceux-ci se trouvent criminalisés par des politiques de formalisation qui ne leur permettent pas de gains substantiels en termes de droits du travail et de sécurisation foncière. Les travaux scientifiques et les débats sur l’artisanat minier qui ont majoritairement porté sur ses impacts économiques, sociaux, environnementaux, géopolitiques, ainsi que sur les défis de sa gouvernance et ceux des politiques de formalisation, mettent en évidence ces dimensions d'injustice sociale et spatiale (Tschakert, 2009 ; Spiegel, 2016 ; Diallo, 2017 ; Luning et Pijpers, 2017).
7Ce dossier prend ces différentes dimensions d'injustice comme point de départ en se focalisant sur les rapports de pouvoir dans la relation à l'espace, et en invitant notamment à considérer l'artisanat minier comme un phénomène à part entière, en tant que tel. En effet, à force d'être considérée comme une activité informelle, voire illicite, porteuse de nombreux débordements, et au mieux comme une activité de survie, éphémère ou provisoire, la mine artisanale est toujours abordée de façon incomplète, par défaut. Cette représentation traduit avant tout des visions hiérarchisées des formes de production dans lequel les savoirs locaux sont dévalorisés au nom de la modernité, et la production artisanale conçue comme une étape archaïque menant vers l’industrie, à l'instar du développement historique du capitalisme en Europe où l'artisanat a servi de socle à l’accumulation industrielle avec son intégration progressive dans des systèmes marchands urbains (Verlagssystem ou système domestique, distingué du Kaufsystem) (Pfister, 2014 ; Mendels, 1978). Quand ce type de production persiste, il est souvent jugé « non viable », bien qu'il continue d’exister. Or les savoirs locaux de l’artisanat minier et leur circulation sont complexes et sophistiqués (Diouf et Diallo, 2019). Imaginer cette activité comme étant par essence transitoire relève d'une vision téléologique trompeuse. De nombreux travaux montrent combien la petite production ne disparaît pas systématiquement sous le capitalisme, mais qu’elle peut s’intégrer à celui-ci de manière asymétrique et exploitée, quand elle n’est pas maintenue comme une force de travail d’appoint bon marché. De même les frontières entre les deux modes de production artisanal et industriel sont plus poreuses qu'elles ne semblent – les artisans du Verlagssystem ont bien souvent été des ouvriers déguisés dépendants des donneurs d’ouvrage.
8Dans certains cas, les relations sont ambiguës. B. Harriss-White (2022) décrit la coexistence des différents modes de production, avec un État qui tantôt soutient la petite production (via des politiques de microfinance, des infrastructures, etc.), tantôt l’étrangle par des politiques favorisant l’industrie. On retrouve aujourd'hui des dynamiques comparables dans l'artisanat minier, plus ou moins autorisé ou criminalisé selon les États et les circonstances. Robyn d'Avignon (2016) montre en Afrique de l’Ouest comment le secteur industriel minier s'est appuyé sur une « dépossession active » du savoir-faire artisanal et de réutilisation discrète de ses atouts par les grandes entreprises minières, aidées par des États coloniaux et post-coloniaux à travers la criminalisation des mineurs artisanaux, qui permet aux multinationales de capter la richesse minérale en monopolisant l’espace réglementaire. De telles réalités ont moins cours en Amérique latine, où il existe une tradition ancienne d'artisanat minier reconnu par l'État. L’artisanat n’est alors plus seulement une production de survie, mais un mode de production structurant l’économie locale et nationale.
9Le présent dossier propose d'interroger ce phénomène protéiforme à travers le prisme de la géographie du pouvoir. En se développant à la fois en marge mais aussi de façon enchevêtrée au capitalisme globalisé, l’artisanat minier devient un espace significatif de production politique et de socialisation pour nombre d'individus et de territoires (Velut, 2021 ; Le Tourneau, 2020 ; Cerceau et Laurent, 2023). Nous l’abordons comme la rencontre de logiques et de pratiques de groupes, d’acteurs et d’actrices divers, privés (urbains ou ruraux, autochtones ou migrants, hommes et femmes, détenteurs de capital et exclus, de tous âges) ou publics, autour de la production de minerai de manière dite artisanale, même si nous allons voir que ce terme recouvre une très grande diversité de formes sociales et techniques. Des relations de pouvoir configurent ces rencontres, et leur maillage se « cristallise » (Geenen et Verbrugge, 2020) au travers de dynamiques de contrôle de l’espace et de territorialisation (Côte et Korf, 2018 ; Grajales et Vadot, 2020). Les termes même « d’artisan minier » ou de « mine à petite échelle » expriment des relations de pouvoir : ils s’énoncent en opposition à la mine industrielle à grande échelle, implicitement dépositaire de la modernité extractive, exploitée par des compagnies transnationales qui sont des acteurs politiques bien plus puissants que ceux du monde artisanal, mais pas forcément plus légitimes pour les populations (Capitant, 2017 ; Côte, 2023). Par ailleurs, selon les régions du globe, les acteurs et actrices de la mine artisanale ne sont pas organisés de façon à faire porter collectivement leur voix, contrairement aux puissantes instances de représentation des acteurs industriels.
10Ainsi, les liens qu’entretient l’État avec l’artisanat minier demeurent sous-étudiés et méritent plus d’attention. Il s'agit de mieux comprendre ce que produisent les actions de l’État, à travers la criminalisation des artisans mineurs, la perception de rentes informelles par les politiciens et autres agents de l’État (par exemple Nkomo et Nkomo, 2023), ou encore les frictions territoriales engendrées par la concurrence entre concessions industrielles et sites artisanaux (Geenen 2014 ; Werthmann et Ayeh, 2021 ; Kaufmann et Côte, 2021). De même que pour les activités extractives industrielles (Magrin et Perrier-Bruslé, 2011), l’artisanat minier se construit selon des logiques politiques et territoriales à travers des asymétries de pouvoir entre groupes d’acteurs inégaux mobilisés autour de la production de minerai. Ces relations de pouvoir sont territorialisées, dans plusieurs sens : contrôler l’espace donne du pouvoir sur la mine, quand l’existence même de la mine crée du territoire (qui correspond notamment à l’espace des régulations minières), et donc du contrôle territorial. Alors que les travaux scientifiques sont souvent compartimentés selon les régions étudiées (Amérique Latine, Afrique par exemple), et/ou autour de minerais spécifiques (or, cuivre par exemple), ce dossier tente de croiser les regards pour rendre compte des différences et similitudes dans les transformations profondes qui s’opèrent à partir de l’expansion de cette activité un peu partout dans le monde (Dessertine et al., 2022 pour l’Afrique de l’Ouest et sahélienne ; Lahiri-Dutt, 2018) et autour de différents minerais.
11Une première série de textes met l'accent sur la répartition de la rente entre travailleurs et sociétés semi-industrielles, autorités coutumières minières ou villageoises et représentants de l'État. Ils montrent que la gouvernance de la mine artisanale repose sur des équilibres subtiles et dynamiques entre acteurs, influencés par l'autochtonie, la dynamique de mécanisation, la plus ou moins grande tolérance de l'État, dans le cadre de relations ambivalentes. Si ce dernier ne semble pas au centre du jeu extractif artisanal, qui relève de normes coutumières évoquant une forme d'informalité, il l'influence en permanence. En retour, la régulation en apparence imparfaite de l'activité minière artisanale – si on s'en tient à une lecture positiviste – contribue à la construction de l'État, en favorisant le déploiement sur des marges territoriales de ses normes et de ses agents, simples gendarmes ou puissants, proches du pouvoir, tirant les ficelles de la commercialisation illégale, et en fournissant matière à fiscalité, certes précieuse mais difficile à mobiliser pour les jeunes collectivités locales.
12Le texte de Robin Petit-Roulet, intitulé « Sécurisation et distribution : évolutions de la gouvernance de l’orpaillage en Guinée », aborde les enjeux de la gouvernance des mines d’or artisanales en Guinée dans le contexte de la mécanisation progressive de l’orpaillage depuis vingt-cinq ans. À partir d’une enquête menée à la fois dans une région aurifère ancienne (Kintinian, au nord-est du pays) et dans un espace récemment ouvert à l’exploitation (Kounsitel, au nord-ouest), il montre que cette gouvernance renvoie à des formes précises et dynamiques d’organisation coutumière, dont la fonction est d’assurer la légitimation de l’activité minière, ce qui permet son expansion, en assurant sa sécurisation et une certaine redistribution de la rente. L’évolution des techniques, selon plusieurs phases de mécanisation, complexifie le paysage de la mine artisanale et mène à la cohabitation de formes de gouvernance différentes suivant que l’exploitation est organisée en puits (redistribution plus collective vers des institutions coutumières, telle que le tombolomaw dans les contextes bambaraphone, la police des mines) ou en sites d’extraction mécanisés (redistribution resserrée vers les collectivités locales et les propriétaires fonciers). Cette gouvernance locale, pluriscalaire et polycentrique, s’enchâsse dans le contrôle étatique sur l’espace minier. Alors que le cadre réglementaire minier n’est guère appliqué, l’État oriente l’activité artisanale dans les interstices de sa politique nationale, au gré de vagues de répression qui tolèrent l’orpaillage sous certaines formes et dans certains espaces, ainsi que dans les interactions quotidiennes de ses représentants locaux et des acteurs publics décentralisés, qui s’appuient sur les pouvoirs coutumiers.
13De même, Guillaume Bagayoko (« Orpaillage et territorialisation du pouvoir de l’État au Mali »), inscrit la question de l’orpaillage dans une temporalité longue pour interroger ses interactions avec la construction territoriale de l’État au Mali depuis l’époque coloniale jusqu’à nos jours. À partir des archives et d’une recherche dans le cercle de Sadiola, au sud-ouest du pays, il observe deux constantes dans les politiques de l’État : fixer les orpailleurs ; évincer les pouvoirs coutumiers. Durant la colonisation, la tentative d’imposition de normes étatiques (taxation, espaces réservés), largement infructueuse, s’accompagne d’une reconnaissance tacite du rôle des institutions coutumières. Après 1960, les nouvelles normes étatiques poursuivent le dessein d’exclusion des pouvoirs coutumiers. Elles se précisent à la faveur de la phase néo-libérale, dès le milieu des années 1980, avec pour objectif d’attirer l’investissement industriel dont le Mali a été un des précurseurs en Afrique de l’Ouest. La décentralisation de la gestion de l’orpaillage, théoriquement confiée aux collectivités territoriales à partir de 1999, marque ainsi une tentative de redéploiement de l’État au détriment des pouvoirs villageois. Or lesdits pouvoirs demeurent prépondérants dans la gouvernance de l’activité, assurant notamment sa sécurisation. À rebours de l’idée selon laquelle l’abondance de ressources diffuses telles que l’or affaiblirait les liens des territoires marginaux avec le pouvoir central, le texte montre que l’orpaillage a malgré tout contribué au renforcement du contrôle territorial de l’État, en servant notamment de poisson pilote à l’industrie minière, qui s’accompagne du déploiement de la gendarmerie, agent important de la territorialisation étatique.
14Le texte de Vincent Moutédé-Madji, « Orpaillage et recomposition des systèmes d’activités rurales au sud-ouest du Tchad », met l'accent sur les retombées locales de l'exploitation aurifère. Il décrit les formes du boom récent de l’or dans une des trois provinces aurifères tchadiennes, le Mayo Kebbi ouest, où l’or était connu depuis plus d’un siècle mais exploité de manière ténue et intermittente. Au cours des vingt dernières années, l’exploitation a été marquée par la cohabitation de formes de production et de commercialisation formelles (permis semi industriels et autorisations artisanales) et de pratiques informelles, dont la répression à intensité variable a conditionné la géographie mouvante des sites. Quoi qu’il en soit, les revenus de l’or ont contribué à une forme intéressante de diversification économique au sein des ménages ruraux, en complétant ceux tirés de l’agriculture. Ils n’ont en revanche guère eu d’impact en termes de développement local, tant la taxation est demeurée faible et très peu redistribuée localement.
15La deuxième série de textes apporte un éclairage bienvenu sur la diversité des formes d’organisation dans l’artisanat minier, en montrant que les mineurs, hommes et femmes, ne sont pas simplement des acteurs isolés en quête de survie, mais des individus développant des stratégies collectives et adaptatives pour structurer leur activité face aux contraintes économiques, sociales et légales.
16L’article proposé par Claude Le Gouill (« Les logiques du coopérativisme minier en Bolivie. Ancrages locaux, savoirs et luttes sociales comme légitimités d’une activité contestée ») explore les dynamiques du coopérativisme minier en Bolivie, où 90 % de la main-d’œuvre minière travaille au sein de coopératives artisanales. Il met en évidence trois logiques associatives distinctes mais parfois imbriquées. Une logique hiérarchique verticale perpétue des formes de domination héritées de l’histoire minière du pays, notamment en exploitant une main-d’œuvre journalière précaire, comme à Colquechaca, où une élite locale s’approprie les ressources et marginalise les paysans-mineurs. Une logique communautaire repose sur la prise de contrôle des mines par des groupes indigènes, qui réinvestissent le modèle coopératif pour sécuriser leur souveraineté territoriale et maintenir l’équilibre entre activités agricoles et minières, bien que certaines hiérarchies internes subsistent. La logique entrepreneuriale, enfin, illustrée par la coopérative Multiactive de Catavi, adopte une gestion plus moderne et collective des ressources, valorisant les savoirs techniques et la formation afin de garantir la rentabilité et de répondre aux exigences environnementales. Ces logiques, parfois hybrides et conflictuelles, révèlent que le modèle coopératif minier ne constitue pas une alternative politique homogène, mais un espace de luttes où l’ancrage local sert de levier pour légitimer l’appropriation des ressources et structurer des formes variées d’organisation collective.
17Le texte d’Antoine Latarge, Hugo Quemin, Kaarina Efraim, Marie Forget et Mélanie Duval (« Miner dans le désert : logiques d’association et formes spatiales de la mine artisanale en Namibie ») analyse les formes d’association des mineurs artisanaux de pierres semi-précieuses en Namibie. Il identifie quatre logiques organisationnelles façonnées par des facteurs économiques, sociaux et géographiques : le modèle du mineur solitaire repose sur l’extraction individuelle peu coûteuse mais source de précarité. L’association horizontale, fondée sur une collaboration égalitaire entre mineurs, se caractérise par le partage des ressources et des bénéfices, bien qu’elle puisse inclure certaines hiérarchies informelles. L’association verticale repose sur un leader qui possède un titre minier ou des équipements, ce qui lui confère une position dominante dans la répartition des gains. Enfin, la contractualisation implique des relations entre les mineurs et des investisseurs externes, qui financent l’extraction en échange d’un contrôle sur les bénéfices. Cette forme d’organisation, bien que sécurisant l’accès aux ressources, renforce des rapports de dépendance et de domination. Ces modèles, souvent combinés selon les opportunités et les contraintes, montrent que l’artisanat minier en Namibie est un espace de luttes et d’adaptations, où les stratégies d’association sont des réponses aux tensions engendrées par la précarité, aux régulations imposées par l’État et aux rapports de force avec les propriétaires fonciers et les acheteurs.
18Ces travaux montrent que les mineurs artisanaux ne sont pas seulement soumis aux aléas du marché ou aux politiques de formalisation, mais qu’ils créent eux-mêmes des formes de gouvernance locales et des rapports de pouvoir plus favorables, en fonction des ressources disponibles, du cadre légal et des relations avec d’autres acteurs (propriétaires fonciers, intermédiaires, institutions). Une telle approche permet de dépasser l’image d’une activité strictement informelle et marginale et de mieux comprendre l’articulation entre formes de coopération, inégalités internes et intégration différenciée au capitalisme extractif.
19La contribution de Merlin Ottou, « Les intermédiaires locaux dans la topographie politique de la gouvernance minière au Cameroun », étudie quant à elle les logiques de régulation locale dans l’exploitation minière artisanale semi-mécanisée au Cameroun, en mettant en lumière le rôle central joué par des intermédiaires locaux, organisés en collectifs villageois. Reconnus par les autorités administratives, ces acteurs encadrent les relations entre orpailleurs et entreprises minières, souvent chinoises, en régulant l’accès aux résidus aurifères et en assurant la stabilité sociale à travers des normes pratiques non codifiées. Leur action s’inscrit dans une logique de « décharge indirecte » où l’État délègue certaines fonctions de régulation, de sécurité et de gestion sociale tout en conservant un rôle d’arbitrage. Responsables de projets de développement local, ces collectifs agissent comme courtiers entre entreprises, autorités publiques et populations, notamment en supervisant la mise en œuvre de la responsabilité sociale des entreprises. Par leurs activités, ils participent à une transformation socio-spatiale des territoires miniers, redéfinissant les usages de l’espace, structurant les rapports sociaux et introduisant de nouvelles infrastructures dans un contexte de forte marginalisation. Ils incarnent ainsi des formes hybrides de pouvoir, mêlant autorité coutumière, reconnaissance administrative et fonctions techniques. Bien qu’ils contribuent à pacifier les tensions liées à la dépossession foncière, leur légitimité reste fragile, souvent contestée par les orpailleurs qui dénoncent l’opacité dans la gestion des ressources collectées et les rapports de pouvoir inégalitaires. Ce mode de gouvernance localisée révèle un équilibre instable entre délégation étatique, initiative communautaire et captation des bénéfices extractifs, au cœur des mutations politiques des territoires miniers contemporains.
20Une troisième dimension importante de la géographie du pouvoir autour de l'artisanat minier concerne la construction politique de la frontière (légale, symbolique, géographique, empirique) entre différentes formes d'extraction. Le travail de Sabine Luning a été particulièrement fondateur de ce champ de réflexion, dévoilant le large éventail des rapports de pouvoir autour de l'accès à la terre minière (Luning 2006, 2008, 2010, 2012, 2014). Il a mis en avant le rôle des relations de légitimation entre entreprise minières, État et communauté avoisinantes, qui sous tendent la possibilité d'exploiter une terre, ou pas, et qui ont inspiré nombre de travaux de recherche. Plusieurs articles du dossier abordent ces dimensions à travers différents cas sur le continent africain.
21L'article de Matthieu Bolay et Paule Pastré (« Du droit d’usage au droit au profit ? La cohabitation minière à l’épreuve de l’arbitrage d’investissement en Tanzanie ») explore les dynamiques d’arbitrage entre industrie et artisanat minier en Tanzanie. La Tanzanie est souvent citée comme exemple de bonnes pratiques en matière de formalisation de l’artisanat minier, soutenue par la Banque mondiale, mais elle fait aussi face à des arbitrages internationaux pour des conflits miniers, notamment après que le gouvernement de John Magufuli a résilié la possibilité pour les compagnies internationales de maintenir des « licences de rétention », renforçant les dynamiques de spéculation foncière. L’article fait cas, d’une part, de ce qui apparait être un tournant dans les régulations opérées par les pays miniers vers le retour d’un certain « nationalisme des ressources ». Il montre également que les enjeux territoriaux se déplacent : ils se concentraient au niveau national lorsque la législation était en faveur des companies minières internationales ; ils deviennent internationaux, à travers le déploiement de normes hybrides par des entreprises étrangères visant à sécuriser des « territoires forteresses ». L’artisanat minier se retrouve alors au coeur de modèles concurrents de territorialisation, l’un prônant la coexistence de l’industrie et de l’artisanat minier, l’autre excluant l’EMAPE.
22Le texte de Laurent Gagnol, « Expansion extractiviste en Mauritanie. Vers une industrialisation « par le bas » avec la formalisation de l’exploitation artisanale et semi-industrielle de l’or ? », analyse ce qu’il appelle l’émergence d’une industrialisation par le bas en Mauritanie, qui remet en question le partage entre un secteur artisanal qui serait naturellement local et l’industrie par essence internationale. L’article retrace l’émergence d’un secteur « semi-industriel » depuis la ruée vers l’or de 2016, et la manière dont les politiques de formalisation ont été plus ou moins mobilisées. La grande originalité du texte est de ne pas se confiner aux seules dynamiques d’accès à la terre et d’aborder aussi le commerce de l’or et des produits connexes (mercure) ainsi que les réinvestissements des bénéfices de l’or dans d’autres circuits commerciaux. L’analyse met en évidence l’émergence et la consolidation en Mauritanie d’une élite locale extravertie (au sens de Bayart, 1995), à travers la mobilisation de capitaux étrangers, provenant notamment du golfe Persique, mais également de sociétés partenaires soudanaises, chinoises, indiennes et turques… Ces capitaux sont essentiels pour le financement des activités d’orpaillage et la montée en capital vers le semi-industriel. Cependant, ils se déploient de manière clientéliste et dysfonctionnelle, à la faveur d’une concentration dans quelques mains, au niveau national et international. Cette dynamique est à la fois facilitée et invisibilisée par les discours officiels de formalisation à travers l’ouverture de « couloirs d’orpaillage ».
23Le texte d’Edith Sawadogo Barry et de Kouka Sawadogo (« Orpaillage filonien, un facteur d’ancrage territorial au Burkina Faso : le cas de la commune de Kampti ») repense également les distinctions entre artisanat et industrie en interrogeant la manière dont les acteurs (généralement des hommes) qui financent et contrôlent les puits d’orpaillage adoptent des pratiques de légitimation de leur activité qui peuvent être assimilées à une forme de Responsabilité sociale des entreprises (RSE), notion habituellement associée à la mine industrielle. Le texte montre que ces promoteurs contribuent au développement local à travers des investissements locaux permettant aussi bien de construire des infrastructures communautaires que de procéder à des sacrifices rituels pour assurer la productivité et la sécurité de leurs activités. Ce type d’investissement inscrit dans une logique de développement local apparaît comme une nécessité pour légitimer les projets extractifs, même artisanaux, et ainsi permettre leur ancrage dans les territoires d’accueil.
24Dans ce dossier, nous avons pu développer plusieurs dimensions des recherches contemporaines sur l’EMAPE, en approfondissant notamment les logiques associatives qui structurent l’organisation des mineurs et facilitent le travail collectif. Les contributions explorent également l’évolution des frontières entre l’industrie minière et l’artisanat, longtemps perçues comme des sphères distinctes. Les articles révèlent des continuités et des chevauchements entre ces deux modes de production, en particulier à travers les normes et les régulations qui les encadrent mais aussi les savoirs, mettant en lumière des zones d’interconnexion souvent sous-estimées. Par ailleurs, les études ici réunies montrent comment l’EMAPE offre une lecture pertinente de processus de construction étatique par le bas, ou en tout cas à partir d’activités considérées comme informelles ou aux marges de la légalité, en révélant les pratiques de gouvernance locale, les rapports de pouvoir et les formes d’encadrement institutionnel qui se déploient autour de l’accès aux ressources.
25Cependant, à une exception près, les contributions se concentrent sur le contexte africain, soulignant la nécessité d’élargir les comparaisons à d’autres régions du monde à travers des études comparatives et transversales. L’unique article portant sur l’Amérique latine illustre de manière significative la façon dont les modèles d’organisation peuvent varier selon les contextes. Dans cette région, les coopératives peuvent regrouper des milliers de membres et jouer un rôle central dans la structuration des activités minières, contrastant fortement avec les approches africaines, où les coopératives sont généralement perçues comme des outils de formalisation visant à intégrer progressivement les mineurs informels dans un cadre réglementaire plus strict, parfois utilisé d'une manière opportuniste par des acteurs qui les utilisent comme chevaux de Troie pour l'accès aux ressources. Ces comparaisons enrichissent la réflexion sur les modèles d’encadrement, les logiques d’acteurs et les spécificités territoriales, offrant ainsi une compréhension plus globale des dynamiques de l’EMAPE. Dans différents contextes, il s'agirait également d'interroger en quoi ces modèles sont réellement « coopératifs » et engagent la propriété collective des moyens de production par les travailleurs et travailleuses sociétaires.
26En outre, les liens entre conflits, violence et EMAPE ont fait l’objet de discussions approfondies depuis plus de vingt ans, notamment à travers les efforts de régulation visant à responsabiliser les acteurs situés en aval des chaînes d’approvisionnement, tels que les raffineurs et les acheteurs (Luning, 2013 ; Luning et de Theije, 2014). Les blood diamonds et le processus de Kimberley (2003) ont été emblématiques à cet égard, suivis quelques années plus tard par les premières régulations contraignantes mises en place par les États-Unis (loi Dodd Frank). Depuis, d'autres initiatives ont vu le jour, notamment celles de l’Union européenne et de l’OCDE, qui concentrent aujourd'hui leur action sur les questions d’éthique et de sourcing « propre », ainsi que des standards privés, tels que ceux établis par la Swiss Better Gold et la London Bullion Market Association (LBMA). Toutefois, ces dispositifs sont loin de garantir la déconnexion entre les mines artisanales et les conflits armés. Il est d’ailleurs notable de constater l'absence de contribution explorant ces dynamiques, alors même que l’intensification de la demande en minerais, stimulée par la transition énergétique, exacerbe les rivalités entre acteurs et engendre des compétitions pour les ressources qui ne sont pas sans implications territoriales, comme le montre par exemple le rebond du conflit dans l'est du Congo depuis 2024.
27Les enjeux de pollution, quant à eux, sont fréquemment mobilisés par les acteurs étatiques pour justifier les politiques de formalisation au profit de l’industrie minière. Dans cette perspective, les gouvernements s’appuient souvent sur les travaux issus des sciences de l’environnement mettant en avant les impacts écologiques de l’EMAPE, comme la pollution au mercure ou la turbidité des eaux. Toutefois, en sciences sociales, des recherches récentes se développent autour de ces enjeux de territorialisation et de pollution, en particulier par l’étude des enjeux de compensation informelle associés aux mines artisanales – au sens où certaines formes de redistribution locale peuvent être interprétées comme relevant d’une compensation des externalités environnementales extractives. Ces dernières deviennent en effet souvent des points de tension avec les populations vivant dans les zones minières. Dans ce cadre, il serait intéressant de poursuivre l’exploration des liens entre conflits et mines artisanales, et notamment l’évolution des modalités de leur règlement, comme dans le cas d’une forme de « RSE » mise en œuvre par les artisans mineurs ici décrite au Burkina Faso.
28D’autres pistes de recherche mériteraient d’être approfondies, telles que l'intégration plus poussée de la dimension de genre, d’autant plus pertinente que l’on sait aujourd’hui que l’EMAPE est une activité principalement menée par les populations les plus pauvres à l’échelle mondiale, parmi lesquelles les femmes figurent en première ligne. D'une part, la présence de ces dernières dans la chaîne de production artisanale de minerais est sous-estimée (Ouédraogo 2020 ; Abrefa Busia et Arthur-Holmes 2024). En effet, la mine artisanale est une activité couramment masculinisée, car associée à un travail considéré comme ne pouvant être fait que par des hommes. Or les femmes sont loin d'en être absentes : non seulement certaines d’entre elles financent dans l'ombre les activités extractives, mais la production de minerai ne serait pas possible sans le déploiement d'une myriade d'activités de reproduction sociale féminisées qui la soutiennent (soin des enfants, des personnes âgées, des malades, cuisine, commerce d'eau, etc.) (Kassa 2020 ; voir Koné et al. dans la rubrique Sur le Métier dans le même numéro). D'autre part, le caractère féminisé de ces activités laisse à penser que les implications environnementales et de santé qu'engendre la mine artisanale le sont également : les destructions environnementales et les répercussions sur la santé publique touchent particulièrement le travail (non rémunéré) alloué aux femmes, ou à certaines femmes, qui alourdissent leur travail, engendrant des formes d'injustice qui pourraient susciter des stratégies collectives encore inexplorées. Il s'agirait donc d'interroger les rôles spécifiques des femmes, les inégalités auxquelles elles font face et les stratégies qu’elles déploient, notamment dans des contextes d’accroissement du capital et de mécanisation des mines artisanales qui redistribuent les rôles et les rapports de pouvoir.
29Enfin, les travaux sur les mécanismes de règlement des conflits autour du partage de la rente demeurent aussi à approfondir. La structuration souvent informelle de cette activité artisanale, particulièrement aux premières étapes de la chaîne de valeur, favorise des dynamiques de captation parfois violente des ressources. Ces situations soulignent la nécessité d’analyser plus finement les rapports de pouvoir locaux, les stratégies d’appropriation et les tensions qu’elles suscitent, en liens avec les processus continus d'innovation technique et d'investissement qui traversent le monde de l'EMAPE. En croisant les contextes, les échelles d'analyse et les disciplines, ces pistes permettront à la fois d’enrichir les débats sur la mine artisanale en appréhendant avec plus de finesse la complexité des transformations contemporaines liées à cette activité, et de modéliser les lignes de force et les enjeux sociaux et politiques des dynamiques à l'oeuvre, afin d'éclairer de meilleures politiques publiques.