- 1 Selon le World Gold Council, la demande annuelle d'or a augmenté de 18 % en 2022 pour atteindre le (...)
- 2 La mine de Tasiast, au nord-ouest du pays, est une des plus importantes de cette société minière, s (...)
1L’or joue plus que jamais son rôle de valeur refuge dans un contexte mondial politiquement et financièrement instable, son cours n’a jamais été aussi élevé, puisqu’il approche ou dépasse les 2 000 dollars l’once depuis mi-2020 et même 3 000 début 2025. Il est produit1 en partie par des sociétés minières cotées en bourse et issues des grands pays miniers occidentaux (Canada, Australie, Royaume-Uni, États-Unis notamment) ou d’autres pays industrialisés (Afrique du sud, Russie, Chine surtout). C’est le cas en Mauritanie où, depuis 2010, le groupe canadien Kinross exploite dans le permis de Tasiast la seule mine industrielle en phase de production2 (illustration 1). Depuis la période coloniale, la Mauritanie est ainsi un exemple emblématique de nombre de pays des Suds qualifiés d’extractivistes – ou néo-extractivistes (Gudynas, 2013) – qui fondent leur développement sur la rente de l’industrie minière et sur une économie extravertie. S’ajoutant au fer et au cuivre, l’exploitation de l’or semble toutefois ne s’inscrire que partiellement dans cette trajectoire minière avec le surgissement brusque et imprévu d’une ruée vers l’or en 2016. Alors que l’artisanat minier était inconnu (en dehors des salines et des carrières pour la construction), la Mauritanie connait un développement inédit et de grande ampleur de l’Exploitation Minière Artisanale et à Petite Échelle (EMAPE) de l’or, selon l’expression consacrée par les organisations internationales et non gouvernementales.
Illustration 1 – Carte de Mauritanie extractiviste en 2024
Auteurs : Laurent Gagnol et Adrien Brugerolle, 2024.
- 3 Pour une discussion sur la formalisation, voir Hilson, 2017.
2Fortement promue par les autorités centrales mauritaniennes, la formalisation de l’EMAPE peut apparaître comme la plus avancée au sein de l’espace saharo-sahélien alors que la Mauritanie est le dernier pays à avoir connu cette ruée vers l’or contemporaine (Gagnol et Ahmet Tchilouta, 2021). Dans la littérature académique et opérationnelle, la notion de formalisation désigne l’instauration d’un cadre juridique et réglementaire à des pratiques jusque-là informelles. Dans le secteur minier3, cela passe par une stratégie de quadrillage et d’équilibre dans l’attribution et la répartition territoriale des types de permis (régis par le cadastre minier), ainsi que par la création d’une bureaucratie (avec la mise en place d’agences semi-publiques, d’organisations professionnelles, etc.) et la catégorisation de nouveaux acteurs privés : c’est le deuxième aspect que nous analyserons, le premier ayant été abordé dans un précédent article (Gagnol et al., 2023).
3L’objectif central de cette analyse est de mieux rendre compte des interactions entre les acteurs de l’EMAPE, avec ceux de sa régulation mais aussi avec ceux de l’industrie minière. En caractérisant l’organisation et les arrangements des acteurs qui interviennent dans la chaîne de production et de valeur de l’exploitation de l’or (extraction, traitement et commercialisation), nous évaluerons les modalités et les effets de la stratégie mise en place par l’État mauritanien pour encadrer l’orpaillage et surtout promouvoir l’émergence du secteur semi-industriel. Précisons que si nous utilisons l’expression d’EMAPE pour sa dimension pratique, on constate que la prospection, l’extraction et surtout le traitement dépendent largement de moyens techniques (appareils détecteurs de métaux, marteaux-piqueurs, gros engins d’excavation, produits chimiques, etc.) et d’investissements financiers importants qui dépassent l’artisanat et relèvent en grande partie d’un secteur émergent qualifié de semi-industriel. La mise en lumière du développement méconnu et invisibilisé du secteur semi-industriel en Mauritanie est centrale dans notre analyse puisqu’il apparait en porte-à-faux avec l’approche « dualiste » (Verbrugge et Geenen, 2020) – opposant l’industrie minière à l’artisanat minier – qui est largement dominante dans la littérature académique et opérationnelle. Intégrée aux circuits globalisés de production et de commercialisation de l’or, l’activité semi-industrielle montre à l’inverse un continuum de l’artisanat à l’industrie, et même leur hybridation. L’hypothèse défendue qui en résulte est que l’expansion de l’extractivisme aurifère pourrait s’accompagner d’une forme d’industrialisation inédite, « par le bas ».
- 4 Elle correspond à une version remaniée d’une communication au colloque La politique de développemen (...)
4Cette analyse4 s’appuie sur trois enquêtes individuelles et collectives de terrain en février 2022, février/mars 2023 et avril 2024, associant des entretiens avec les différents acteurs du secteur minier à Nouakchott et à Chami avec des observations et des entretiens aux abords des sites miniers des régions de Tasiast et de Tijirit (wilayas du Dakhlet Nouadhibou et de l’Inchiri), auxquels s’ajoutent des enquêtes plus ponctuelles à Zouérate, Atar, Akjoujt et leurs environs. Ces données empiriques sont complétées par des analyses à distance, par le biais de l’observation et de l’interprétation des images satellites en accès libre et de haute résolution qui permettent d’analyser des secteurs isolés et d’obtenir une compréhension spatiale mais aussi diachronique plus large. La carte présentée (illustration 1) est issue de ces données géospatiales et, secondairement, de l’examen de rapports issus de la littérature grise.
- 5 Les forgerons (haddad) s’occupent de fonderies artisanales à l’intérieur du centre de traitement de (...)
5On peut distinguer trois maillons essentiels dans la chaîne de production de l’or issu de l’EMAPE et donc dans les possibilités de formalisation : extraction, traitement et commercialisation. Notre schéma de synthèse (Illustration 2) met aussi en lumière les approvisionnements en amont de la chaîne et les étapes intermédiaires (logistique, collecte et fonte) sur lesquels les actions de formalisation ont moins de prises, ainsi que l’écoulement du produit final en aval (exportation, affinage industriel et certification) qui fait l’objet d’une attention accrue par la mise en place d’un « devoir de vigilance pour une conduite responsable des entreprises » (OCDE). À titre indicatif, mentionnons enfin les prestataires de services (commerce, ravitaillement, mécanique, réparation, etc.) qui sont souvent ignorés des stratégies de formalisation et restent dans l’informel, ainsi que les orfèvres qui sont peu nombreux en Mauritanie5.
Illustration 2 - Schéma de la formalisation des acteurs de l’EMAPE et de la chaîne de production de l’or
Exploitation de l’or artisanale (en vert), semi-industrielle (en jaune) et industrielle (en orange).
Auteur : Laurent Gagnol (inspiré de Abdel Hamid M. L., 2021).
- 6 Sur ce schéma, nous suivons le code minier mauritanien qui intègre ces ateliers dans l’artisanat mi (...)
6Pour l’instant, depuis l’extraction jusqu’à l’exportation, le chaînon principal est formalisé (et taxé), puis passe largement dans l’informel à partir des collecteurs d’or jusqu’aux raffineries de Dubaï qui affinent et intègrent l’or dans les circuits commerciaux globaux légalisés (Ummel et Schulz, 2024). S’ajoutant plus récemment aux ateliers de traitement mécanique et chimique (amalgamation au mercure) situés dans des centres dédiés ouverts en 20176, le chaînon « semi-industriel » comprend depuis 2021 les usines de traitement des résidus (lixiviation dans une solution de cyanures) et les petites exploitations minières dont l’activité s’est développée surtout à partir de 2022.
7La formalisation de l’orpaillage en Mauritanie s’est opérée de façon graduelle et différenciée selon le niveau dans la chaîne de production qui s’est structurée progressivement. Nous présenterons successivement la formalisation de l’extraction artisanale, les trois formes de traitement semi-industriel et enfin la commercialisation de l’or.
- 7 C’est aujourd’hui une loi promulguée en décembre 2022 qui organise l’EMAPE, précisant et complétant (...)
8Moins d’un mois après le déclenchement de la ruée vers l’or en avril 2016, l’encadrement de l’EMAPE en Mauritanie a débuté par l’enregistrement et la taxation des prospecteurs (Gagnol et al., 2023). Tout en faisant entrer des taxes dans les caisses de l’État, l’octroi de cartes individuelles par le ministère des Mines a eu pour objectif d’éviter la concentration dans quelques mains de titres miniers. Appelée « couloir d’orpaillage », une seule zone a été autorisée à la prospection et à l’extraction, non loin d’Ahmeyim (au cours du deuxième semestre de 2016), qui s’est très vite révélée improductive pour les orpailleurs. À partir de la fin 2018, d’autres couloirs ont été progressivement ouverts au nord du pays, sous supervision militaire (Gagnol et Ahmet Tchilouta, 2021). Néanmoins, le cantonnement de l’activité a échoué : l’orpaillage s’est très vite étendu à tout le territoire national, en dehors des couloirs dédiés. Entre temps, un décret promulgué en janvier 2018 a donné un cadre juridique à l’EMAPE7, en catégorisant les différents acteurs : les cartes individuelles (catégorie A) ont légalisé la recherche de l’or, qui a d’abord été conduite au moyen d’appareils-détecteurs (catégorie B), puis en exploitant l’or filonien en creusant des puits et des galeries (catégorie C) à l’aide d’outils manuels, remplacés progressivement par des marteaux-piqueurs. Contrairement aux autres pays voisins qui ont réprimé l’activité ou laissé faire, la légalisation progressive de l’orpaillage a permis aux couches défavorisées de la société mauritanienne, notamment haratin, de trouver un nouveau moyen d’existence (Taleb Heidi, 2022).
9Bien que « formalisés », ces orpailleurs restent dans une forme de précarité juridique : l’exploitation artisanale dans les couloirs n’implique pas la reconnaissance d’un droit équivalent à un titre minier, tandis qu’il n’existe aucune garantie sur la pérennité de l’existence de chacun des couloirs : l’exemple des couloirs de Cheggat, empiétés par l’octroi de permis à une société émirati-russe, le montre (Gagnol et al., 2023).
10En Mauritanie, les orpailleurs ne sont pas organisés en coopératives. Les syndicats, quoique fonctionnels et jouant leur rôle d’interlocuteurs privilégiés des autorités, manquent d’une réelle autonomie d’organisation et de décision pour être les porte-voix des intérêts des orpailleurs. La régulation de l’extraction est relativement souple, laissant aux orpailleurs la libre organisation de leur travail, du partage des coûts d’exploitation et des bénéfices. L’organisation du travail passe notamment par une relation de patronage entre un investisseur et la main d’œuvre qui récupère une partie négociée des bénéfices issus de la production d’or (entre 20 et 50 %, souvent un tiers lorsque le patron subvient à tous leurs besoins). Des normes pratiques acceptés par tous, car considérés comme équitables, permettent une forme d’entente et d’équilibre partagés entre les différents acteurs. Par exemple, la solidarité entre les orpailleurs fait qu’un patron ne peut pas limoger un ouvrier seul parmi ceux qui composent l’équipe qu’il a embauchée. De plus, une fois que le puits est en phase de production, le patron ne peut plus renvoyer l’équipe entière.
- 8 Force de travail très demandée sur les sites, les étrangers sont évalués à 10 % des orpailleurs (Ab (...)
- 9 Appelé Komougo, il s’agit d’un système de creusage d’un puits étroit puis de galeries le long de la (...)
11En outre, les ressortissants maliens, force de travail très présente sur les sites mauritaniens en tant que creuseurs8, ont amené leurs techniques de creusage de puits (illustration 3) et de galeries, associées à une organisation du travail différente9. Le patron de puits minier (catégorie C, dont la licence n’est pas ou peu réclamée) peut être seul mais, cas fréquent, il n’est qu’un gérant pour le compte d’un investisseur. La catégorie C est donc la grande absente de la formalisation.
- 10 En Mauritanie, elle s’inscrit dans la stratégie quindécennale (2016-2030) de croissance accélérée e (...)
12Soulignons enfin que la formalisation, qui a donc débuté par le maillon de l’extraction, est aujourd’hui largement considérée comme une étape conduisant vers le petit entreprenariat minier semi-industriel10.
Illustration 3 - Entrée sous abri d’un puits Komougo
Puits équipé d’un système d’aération (ventilateur dans un tube en bâche de plastique) et d’une poulie pour faire remonter à la seule force de bras le minerai.
Auteur : Laurent Gagnol, site dit de Med. Salem - Tévragh Zeïna, mars 2023.
13Alors que l’encadrement au niveau de l’extraction est limité, le contrôle de l’activité s’opère de façon plus étroite pour les activités de traitement mécanique et chimique du minerai qui nécessitent une consommation d’eau importante. C’est une spécificité de la régulation de l’orpaillage que l‘on retrouve dans tout le Sahara (Gagnol et Ahmet Tchilouta, 2021), où le regroupement des opérations de traitement est facilité par la difficulté d’accès à l’eau. Les centres de traitement permettent de taxer les acteurs, les marchandises et les machines à l’intérieur (catégories D et E) et lors des entrées/sorties (catégories G et H). Ils favorisent aussi le cantonnement de l’utilisation des produits polluants et dangereux pour la santé et l’environnement, liée au procédé d’amalgamation au mercure (catégorie E) et, potentiellement, le contrôle de la vente de l’or produit.
- 11 Ce qui n’empêche pas l’existence de sites de traitement non autorisés à Bir Moghrein et dans le sud (...)
- 12 Essentiellement des grandes cuves de broyage humide à deux meules importées de Chine par des commer (...)
- 13 Créée en mai 2020, la société Maaden est un établissement public à caractère industriel et commerci (...)
14En Mauritanie, le regroupement des activités de traitement du minerai a été décidé fin 2016 par le ministère des Mines en les implantant près de deux villes, relativement proches des principaux sites d’extraction : respectivement, Chami et Zouérate. Les deux centres ont été construits à partir de mi-2017, avant d’être pleinement fonctionnels à la fin 2017 pour le premier (Gagnol et al., 2019) et mi-2018 pour le second. Officiellement, seuls ces deux centres sont autorisés dans tout le pays11, concentrant les opérations mécaniques (concassage, broyage et « lavage ») et chimiques (amalgamation au mercure et « grillage »). Divisés en lots (respectivement 960 et 572 lots) et clôturés par un grillage (par métonymie on les désigne souvent par ce nom), ils comprennent des ateliers de traitement avec des machines12, des chambres pour les forgerons, ainsi que le bureau de l’antenne de l’agence nationale Maaden13 et celui du comptoir d’achat de l’or (illustration 4).
Illustration 4 - Vue de drone du centre de traitement et de la ville de Chami
À noter les ateliers avec cuves de broyage à double meule à l’intérieur du « grillage » et les haldes stockées à l’extérieur pour être traitées par cyanuration par les usines de catégorie F.
Auteur : Michele Cattani, février 2023.
15Les deux centres ont été largement investis par la main d’œuvre soudanaise, reconnus comme spécialiste du lavage de l’or et de l’amalgamation. Leur création a-t-elle été directement inspirée de l’expérience soudanaise en la matière, en tant que « modèle soudanais » (Chevrillon-Guibert et Magrin, 2018) ? Selon les interlocuteurs, plusieurs versions existent concernant l’idée de créer un espace grillagé dédié au traitement de l’or : certains affirment qu’il s’agit d’une proposition d’orpailleurs et de commerçants soudanais (pour vendre les moulins à roues qui apparaissent en Mauritanie dès le mois d’août 2016), tandis que d’autres avancent que l’idée a été suggérée par la société mauritanienne Kenz mining et son associé soudanais (Abu Rugia mining) qui ont construits le centre de Chami. Dans l’administration minière et à l’agence Maaden, on soutient que l’initiative en revient au ministère des Mines à la suite d’une visite de travail au Soudan ou qu’il s’agit d’une recommandation de la GIZ (l’agence de coopération internationale allemande). Un « centre de services » a ainsi été préconisé en Mauritanie dans un rapport de la GIZ daté de début janvier 2017 (Neu et al., 2017), sur le modèle explicite du Shamva mining centre au Zimbabwe. Toutes ces sources d’inspiration se sont probablement additionnées. Au-delà de l’influence patente de l’expérience soudanaise, l’encadrement de l’orpaillage par les centres de traitement est une stratégie prônée dans la formalisation depuis plus d’une trentaine d’années et qui a circulé à travers le globe (Veiga et al., 2014), en tant que modèle-voyageur (Olivier de Sardan, 2021), via les recommandations d’experts globaux, consultants pour les organisations internationales. Initié par une ONG anglaise en 1987, et construit dans les années 90 avec d’autres ONG et la GIZ pour accompagner les artisans miniers, le Shamva mining center a servi de modèle et a essaimé dans d’autres pays africains, d’Amérique latine et d’Asie du Sud-Est. Qualifié de « meilleure pratique en matière d'exploitation minière à petite échelle » par la Commission économique des Nations unies pour l'Afrique en 2002, le projet a néanmoins été abandonné, en raison de la faible inclusion des orpailleurs, de la corruption et des abus de pouvoir dans la gouvernance interne, ainsi que du manque de soutien du gouvernement national dans l’approche décentralisée qui était préconisée (Spiegel, 2015).
- 14 En raison du vent dominant (l’harmattan), le transfert au centre de Chami-nord n’est sans doute pas (...)
16Solution efficace pour éviter la diffusion des nuisances et encadrer l’activité, la proximité des centres de traitement mauritaniens avec les villes de Chami et de Zouérate (à moins de un et de trois km des quartiers proches) a été bénéfique pour leur développement urbain mais s’est avéré être un problème sanitaire crucial, en raison de la poussière et des déchets générés et surtout de la contamination au mercure (Maha et al., 2024). En novembre 2020, à la suite de consultations menées par l’agence Maaden, décision a été prise de transférer les centres dans des zones désertiques plus isolées, sans aquifères potables : près de la piste conduisant de la route goudronnée à la mine industrielle de Tasiast pour celui de Chami-nord14 et à Sféryat pour le second, à 200 km au nord-est de Zouérate (illustration 5). Quatre ans plus tard, leur déménagement n’est toujours pas effectif. Une partie des orpailleurs mais aussi des habitants et notables des deux villes s’y opposent aujourd’hui, craignant un dépérissement de l’animation commerciale et du marché de l’immobilier, voire le déclin irrémédiable pour la ville nouvelle de Chami.
Illustration 5 - Site de traitement à Sféryat
Installation de la membrane d’étanchéité d’un bassin de lixiviation d’une usine de cyanuration (catégorie F) à Sféryat.
Auteur : X [anonymisé], mai 2024.
- 15 Les premières traces d’activités observables sur les images satellites remontent à avril 2017 près (...)
17Enfin l’ouverture d’un troisième centre de traitement est en discussion depuis plusieurs années près du couloir d’Agan au centre du pays (illustration 5). Malgré la volonté initiale des autorités de cantonner l’orpaillage dans le nord désertique du pays15, l’or y est extrait et traité clandestinement dans une trentaine de moulins à mercure répartis dans trois sites, tandis que trois autres sites possèdent des bassins de cyanuration (IDS, 2024). En limite ou à l’intérieur de la zone agropastorale du sud du pays, ils sont situés parfois en bord d’oueds qui se jettent dans le fleuve Sénégal, ce qui accentue les risques de dissémination du mercure. En cours de construction non loin de la petite ville de Chegar, le centre officiel devrait ouvrir au début 2025 selon l’agence Maaden.
- 16 L’aménagement planifié prévoit 59 lots de différentes superficies, dont 35 à Chami et 24 à Sféryat, (...)
18Tandis que les centres de traitement au mercure relèvent du secteur artisanal dans le code minier mauritanien, le traitement des résidus au cyanure appartient quant à lui au secteur semi-industriel (catégorie F). Les ateliers de Chami et de Zouérate produisent des masses conséquentes de résidus miniers évacués et stockés à l’extérieur des centres (illustration 4). Sans qu’une valeur importante leur soit reconnu au début de la ruée, ces haldes étaient cédées gratuitement et exclusivement à la société Kenz mining, dans le cadre d’un accord passé avec le ministère des Mines, autrefois gestionnaire du centre avant la création de l’agence Maaden. Kenz a en effet aménagé le « grillage » à ses frais, tout en construisant une usine de traitement des haldes par cyanuration dans un permis de petite exploitation minière (à 14 km au sud-est de Chami). Cette situation de monopole et de cession gratuite, mais aussi la crainte d’une contamination de l’aquifère de Benichab ont créé une vague de protestation chez les orpailleurs allant jusqu’au blocage de la route à Chami et à l’incendie du poste de police. Après la suspension du projet d’usine de Kenz par décision administrative en septembre 2019, des consultations ont été menées par l’agence Maaden afin d’ouvrir ce secteur à la concurrence tout en respectant un cahier des charges. L’interdiction de fonctionnement de l’usine de Kenz a été levée en décembre 2020 à la condition de la transférer vers une zone plus isolée. Douze autres sociétés ont également obtenu l’agrément. Jouxtant les centres de traitement au mercure qui devraient eux-aussi y être délocalisés, les usines forment aujourd’hui deux pôles semi-industriels à Chami-nord et à Sféryat16. Elles emploieraient 600 personnes selon l’agence Maaden. À moyen terme, il est attendu un développement urbain avec la pleine activité des usines et les 15 000 emplois prévus.
19Ni les autorités publiques, ni les autorités religieuses consultées, n’ont réussi à trouver un consensus en matière de droits sur les résidus. Le partage des bénéficies est très conflictuel puisque c’est à cette étape que les profits générés sont les plus importants (Verbrugge et al., 2021). Aujourd’hui, bon gré mal gré, les orpailleurs cèdent gratuitement les résidus aux propriétaires de machines qui font le traitement au mercure, lesquels les vendent aux propriétaires d’usines sous deux formes : soit ils demandent un prix à la tonne en fonction de la teneur, soit un pourcentage une fois l’or récupéré par les usines après retraitement. Garantissant l’approvisionnement du minerai et des résidus à bas coût, les orpailleurs sont nettement défavorisés dans le partage des bénéfices.
- 17 En 2020, un total de 4,6 tonnes d’or a été produit pour le secteur de l’EMAPE selon la Banque centr (...)
20Seulement quatre usines ont commencé la production en 2021, six en 2022 selon l’agence Maaden. Début 2023, il y aurait 55 agréments selon le président de la Fédération Nationale des Usines d'Or (FENOR), créée en 2021. À la même date, si 24 périmètres semblent en activité et 11 en construction sur les images satellites à Chami-nord et à Sféryat, il y aurait 20 usines en fonctionnement (14 à Chami et 6 à Sféryat) selon un communiqué de l’agence Maaden en mai 2023 ; 25 selon le dernier rapport de l’Initiative pour la Transparence des Industries Extractives (ITIE, 2023). La production reste donc encore modeste selon les données déclarées par Maaden : 7,9 kilos en 2020, 259 en 2021, 2 383,5 en 2022 et 3 543,5 en 202317. Chaque usine aurait pour objectif de produire environ 80 kg d’or par mois. Jusqu’à récemment, les usines ont pu disposer des résidus accumulés et stockés près des deux centres de traitement au mercure. Selon l’agence Maaden, 1 473 833 tonnes de haldes auraient été acheminées près des nouvelles usines pour être traitées. La FENOR s’inquiète désormais du manque de minerai et elle a donc été pleinement satisfaite de l’ouverture d’un nouveau couloir d’orpaillage à Tamaya en février 2023 (Gagnol et al., 2023). Malgré tout, la production de minerais et de haldes semble déjà insuffisante et les propriétaires des usines cherchent aujourd’hui, grâce à des prête-noms, à acheter ou à financer des puits d’orpaillage et des ateliers dans les centres de traitement pour sécuriser leur approvisionnement. Dans leurs ateliers, ils proposent des tarifs de traitement plus bas afin d’attirer plus de clients et de s’approvisionner plus abondamment en résidus. Les autres propriétaires d’ateliers dénoncent cette concurrence qu’ils jugent déloyale (Abdel Hamid, 2021, p. 22).
- 18 Dans l’EMAPE en Mauritanie, la cyanuration capterait autour de 90 % de l’or issu des résidus après (...)
21En passant de l’artisanal au semi-industriel, les risques environnementaux et sanitaires s’accentuent. Publié dans le magazine de l’agence de presse officielle mauritanienne (Horizons 2022, p. 13), un cahier des charges à respecter a été soumis aux usines par le ministère de l’Environnement, interdisant formellement l’usage du cyanure de sodium NaCN. Or, la plupart des procédés industriels actuels utilisent la cyanuration qui est la méthode de récupération de l’or la plus efficace18. Un des procédés les plus courants dans l’exploitation industrielle et semi-industrielle de l’or est celui de la lixiviation en tas par percolation d’une solution cyanurée (comme à Tasiast) ou dans des fosses ennoyées (illustration 5). Les nombreux bassins de décantation que l’on peut observer sur les images satellites récentes semblent indiquer que cette dernière est la plus employée dans les usines de Chami et de Sféryat. Il existe aussi un procédé de lixiviation en cuves, notamment celui par agitation et récupération au charbon actif (CIL et CIP), qui est devenu courant dans l’industrie minière et surtout dans l’EMAPE de par le monde (Stapper et al., 2021). Plus couteux en termes d’investissement initial et plus complexe techniquement, il offre une meilleure récupération de l’or que la méthode de lixiviation en fosses plus couramment utilisée en Mauritanie.
- 19 Dans ces vidéos de promotion accessibles sur certaines plateformes et réseaux sociaux, Kenz mining (...)
22Importé depuis la Chine, il semble que le Gold Dressing Agent (GDA), à base de thiocyanate de sodium soit beaucoup utilisé comme substitut au cyanure dans la méthode par lixiviation en fosses. Nouveau procédé développé dans le secteur semi-industriel par les ingénieurs chinois qui l’ont déjà répandu dans d’autres pays (Ghana, Soudan, Afrique de l’est, etc.), il est présenté comme moins nocif pour l’environnement et la santé (ce qu’il faut nuancer, Mkama, 2019), tout en utilisant les mêmes infrastructures et procédés métallurgiques que la cyanuration. Il est ainsi autorisé par le ministère de l’Environnent mauritanien. Des dérogations à l’emploi du cyanure semblent néanmoins existées : des acteurs nous ont affirmé qu’au moins deux usines de Chami achètent des résidus qui ont déjà été traités par d’autres, en utilisant le procédé de lixiviation par agitation dans des cuves19. Signalons qu’à la suite d’une visite de contrôle inopinée du ministère de l’Environnement en avril 2023, trois usines à Sféryat ont dû arrêter leur production par décision administrative, en raison semble-t-il de défauts d’étanchéité des géomembranes déposées au fond des bassins de lixiviation (IDS, 2024, p. 142). Cet exemple montre que les normes édictées ne sont pas toujours respectées, alors que le traitement des usines de catégorie F produit des rejets contenant des complexes cyanurés solubles et des gouttelettes de mercure fortement nocifs après dissémination dans l’environnement (Veiga et al., 2014). Enfin, les employés des usines bénéficient rarement de contrats de travail, d’horaires adéquats, de congés et d’assurance santé, ainsi que d’équipements de protection nécessaires.
- 20 Les petites exploitations minières, d’un périmètre borné de 2 km², ont été créées par décret dès no (...)
23Alors que les usines dépendent de l’approvisionnement en résidus, les petites mines20 sont en principe indépendantes de l’exploitation artisanale puisqu’elles associent les trois niveaux de la chaîne de production : extraction, traitement et vente de l’or. Cette intégration verticale leur permet ainsi de traiter leur minerai en cumulant l’autorisation de catégorie F. Toutefois, les petites mines sont ou seront en position d’acquérir des résidus dans les centres de traitement, se plaçant alors en relation de concurrence avec les usines. De même que pour ces dernières, elles pourraient à terme se passer des ateliers des centres de traitement en se fournissant en minerai directement auprès des orpailleurs. Les propriétaires d’ateliers qui ne sont pas des détenteurs d’usines ou de petites mines se sentent ainsi menacés.
24Pour l’instant, cette menace semble lointaine puisqu’en pratique, la plupart des petites mines ne sont pas fonctionnelles et relèvent de la pure spéculation. De nombreux détenteurs de permis n’ont pas investi sur le terrain et attendent un partenaire. D’après la législation, leur périmètre devrait être borné et l’exploitation commencer dans l’année d’octroi du permis. Or seule une minorité l’ont fait (trois sur 82 dans le secteur de Tasiast-Tijirit, d’après nos observations d’images satellites). Pour la plupart situées dans un couloir d’orpaillage, les petites exploitations minières sont en fait un moyen de capter une partie du travail des orpailleurs. Ces derniers découvrent les gisements et permettent d’estimer les profondeurs et les teneurs des veines aurifères. Une fois le permis attribué, le propriétaire d’une petite exploitation minière leur impose alors un pourcentage sur la production d’or (généralement 20 %). Ceux qui refusent sont expulsés et on en fait venir d’autres. La prospection et l’extraction des petites mines sont ainsi sous-traitées aux orpailleurs.
25À l’instar des usines de catégorie F, la professionnalisation de ce secteur reste encore à construire : le droit du travail et les normes environnementales sont difficiles à faire respecter. On observe aussi que des sociétés détentrices de permis de recherches délivrés pour d’autres substances ou de carrières (pierres ornementales, marbre, quartz) les ont été convertis en petite exploitation minière pour l’or. D’autres ne l’ont pas fait alors qu’elles sont devenues des centres de logistique et de traitement informels pour les orpailleurs. Ils louent à l’heure leurs gros engins aux patrons de puits (illustration 6) ou aux prospecteurs munis de détecteurs à métaux : les pelleteuses et chargeurs décapent le sol, ce qui facilitent la détection de pépites et le creusement de tranchées. Des sociétés chinoises, notamment à Ahmeyim, sous-louent une partie d’un permis pour installer leur centre d’extraction et de traitement (illustration 7).
Illustration 6 – Pelle mécanique hydraulique sur un site d’orpaillage
Location par un patron de puits d’une pelleteuse transportée par poids-lourd pour atteindre la roche minéralisée du filon.
Auteur : Laurent Gagnol, Tin Guermich, février 2022.
Illustration 7 - Foreuse d’une société minière chinoise
À noter, les drapeaux mis en évidence (chinois et mauritanien).
Auteur : Laurent Gagnol, Ahmeyim, février 2022.
26La commercialisation et l’exportation de l’or restent le maillon de la chaîne la plus opaque. C’est ici que se situent les plus grandes menaces liées au blanchiment d’argent et au manque à gagner pour l’État en termes d’évasion fiscale. La situation est paradoxale car c’est à ce niveau que les acteurs sont « formels » et peu nombreux, avec la plus grande surface financière. Ils sont aussi les plus influents et bénéficient de leur connexion aux réseaux clientélistes de l’élite politico-économique et militaire.
27Les collecteurs d’or étaient nombreux à l’intérieur et aux alentours des centres de traitement. Autrefois très visibles, ils opéraient comme intermédiaire pour le compte d’acheteurs installés notamment à l’intérieur de caravanes garées le long de l’artère principale de Chami. L’entrée en vigueur de l’attribution du monopole de l’achat de l’or artisanal à la Banque Centrale Mauritanienne (BCM) date de janvier 2019. Jouant le rôle d’intermédiation entre les orpailleurs et la BCM, deux comptoirs d’achat appartenant à la société privée Chami Gold ont été créés dans les centres de Zouérate et de Chami. Cependant, les orpailleurs ont continué à vendre leur or au marché noir. Les collecteurs et les acheteurs d’or sont devenus plus discrets. Ces derniers opérant dans des maisons connues de tous, évaluent le carat par un spectrogramme de masse (illustration 8) et le prix en se rapportant au cours mondial. L’or est ensuite envoyé à Nouakchott, d’où une poignée de grands commerçants exportent l’or en contrebande (Abdel Hamid, 2021). En l’absence de raffinerie d’or en Mauritanie, l’or fondu en petit lingot est acheminé directement par voie aérienne vers les raffineries de Dubaï ou indirectement par voie terrestre en passant par le Mali. Comme ailleurs, la politique visant à rendre obligatoire la vente de l’or à la Banque centrale a été un échec. Le gouvernement mauritanien a changé de stratégie en janvier 2023 en promulguant un arrêté libéralisant la commercialisation de l’or par le biais de comptoirs d’achat privés ayant un agrément d’exportation délivré par l’agence Maaden. Étant toujours en cours d’installation, l’achat d’or a été confié provisoirement à l’agence Maaden, avec toujours l’intermédiation de la société Chami Gold, au grand mécontentement des orpailleurs qui estiment que les appareils de mesure du carat et le prix donnés leur sont moins favorables. C’est pourquoi la commercialisation clandestine de l’or perdure malgré les contrôles accrus. Les usines et les petites mines du secteur semi-industriel avaient également obligation de vendre à la Banque centrale jusqu’à la libéralisation de la commercialisation de l’or. Aujourd’hui, dans chaque usine un employé de l’agence Maaden est requis pour récupérer une redevance de 6,5 % de la vente d’or et se charger de l’exportation de l’or vers une ou des raffineries (à Dubaï surtout semble-t-il et peut-être très secondairement à Istanbul). Remarquons que l’aboutissement principal de la chaîne de production est la même pour le circuit du marché noir, pour celui formalisé du secteur artisanal ainsi que du semi-industriel : les raffineries des Émirats Arabes Unis. De manière générale, l’or issu des mines informelles africaines est souvent assimilé à l’or recyclé dans les raffineries émiraties afin d’être « légalisé » et intégré dans le marché mondial, via notamment les raffineries de Suisse qui sont accréditées par la London Bullion Market Association (Ummel et Schulz, 2024).
Illustration 8 - Spectrogramme de masse et calculatrice utilisés par un acheteur d’or au marché noir
Auteur : Laurent Gagnol, Chami, février 2023.
- 21 Par opposition aux illégalismes de biens des classes populaires, les illégalismes de droit désignen (...)
- 22 Nous avons montré qu’environ 60 % des sites d’orpaillage se situent à l’extérieur des couloirs, alo (...)
28Le schéma de la formalisation de l’EMAPE que nous avons décrit permet de montrer les circuits et les pratiques visibles mais plus difficilement les omissions dans la formalisation ou les arrangements négociés entre les acteurs et encore moins les illégalismes de droit21, qui transgressent, contournent ou détournent la législation minière qui s’est progressivement mise en place. Comme on l’a vu, une grande partie de l’extraction reste dans l’informel en étant en dehors des couloirs22, tandis que les puits ne sont pas enregistrés. Aux différents niveaux de la chaîne de production, les investisseurs (à distance des sites) sont les grands absents de la formalisation. Le maintien partiel de l’extraction dans l’informel est indispensable pour permettre le développement du secteur semi-industriel, bénéficiant ainsi d’une main d’œuvre importante qui l’approvisionne à bas coût en minerai. La formalisation a débuté de l’amont, avec les acteurs les plus précaires et nombreux, pour atteindre progressivement les acteurs dominants, en nombre restreint, en aval. Toucher ces intérêts est sensible politiquement et la mise en place du secteur semi-industriel n’a pas du tout mis fin aux pratiques d’arrangements avec la loi. La tolérance marquée des illégalismes de droits (dérogations et passe-droits, fraudes et corruption, etc.) leur permet de conserver les avantages de l’informel tout en donnant un cadre, voire un vernis, formel.
29Pour les orpailleurs, la grande difficulté d’accéder au crédit et à constituer une épargne est en partie responsable de cette dépendance face à des acteurs dominants s’imposant comme partenaire en proposant des financements extérieurs et en disposant également d’un accès facilité aux autorités nationales et aux réseaux commerciaux globaux. Ainsi, le poids des intérêts des hauts gradés militaires et de l’élite politico-économique dans les investissements nécessaires au creusement de puits et à la prise en charge des équipes de travail explique les situations de conflictualité ou de blocage liées aux relations clientélistes et au favoritisme dans l’action publique. C’est ce que montre les déguerpissements ou la pérennisation des sites d’orpaillage, ainsi que les délocalisations retardées des centres de traitement. On l’a vu aussi à travers les situations de monopole de sociétés privés dans la commercialisation comme dans l’émergence des usines de catégorie F. Ces « dysfonctionnements » (du point de vue légaliste) dans l’action d’encadrement contribuent à affaiblir la confiance des orpailleurs vis-à-vis des autorités compétentes mais ils sont aussi un levier d’action indispensable pour les acteurs dominants et une condition essentielle de la rentabilité de l’activité semi-industrielle, garantissant le développement de l’entreprenariat minier mauritanien.
30Dans l’état actuel, loin de se substituer à eux, les trois grands acteurs du semi-industriel (ateliers, usines et petites mines) sont en relation symbiotique avec le travail à bas coût des orpailleurs. Les rivalités entre acteurs portent sur les moyens par lesquels ils cherchent à sécuriser leur approvisionnement en minerai, en finançant de façon plus ou moins directe les orpailleurs dans les sites d’extraction. Il apparait clairement que la formalisation fige l’extraction artisanale dans une situation d’archaïsme et de dépendance accrue par rapport aux acteurs du semi-industriel qui évoluent vers un entreprenariat minier à petite échelle, qui est le modèle économique largement soutenu. Il n’y a pas eu de substitution de l’artisanat par le semi-industriel, mais symbiose et accentuation des relations hiérarchiques et des formes de dépendance entre acteurs de la chaine de production.
31Si une partie de l’activité semi-industrielle dépend de l’artisanat minier, l’autre a partie liée avec les industries minières pour ses techniques et sa main d’œuvre qualifiée. Plus globalement, le secteur semi-industriel se positionne dans une relation ambivalente avec les industries extractives, alternant les situations de rivalité (sur le plan de l’octroi des permis notamment) avec des formes de complémentarité puisque, au nom du « contenu local », les industries minières sous-traitent à bas coût une partie de leurs opérations à ce petit entreprenariat minier. Par ailleurs, guidés, informés et approvisionnés en minerai par les orpailleurs, les exploitations semi-industrielles poursuivent l’exploitation de gisements de surface non rentables pour les grandes sociétés minières (jusqu’à 150 mètres de profondeur). Il existe une circulation de l’expérience, des techniques et des employés entre elles. Soulignons aussi qu’il existe une continuité certaine entre la diffusion de la ruée vers l’or à partir de 2016 et l’histoire et la géographie de l’industrie minière mauritanienne : cette dernière a préparé et a guidé les premières prospections qui se sont dirigées prioritairement vers les tranchées et les sondages des compagnies minières, à l’intérieur parfois de leur permis d’exploration et d’exploitation. Les rapports de prospection, les cartes géologiques et les indications sur la minéralisation des terrains aurifères ont très vite circulé entre les orpailleurs, de même que les informations délivrées par les employés des sociétés minières ou l’administration du service des mines. Le développement du secteur semi-industriel témoigne ainsi d’un continuum entre l’EMAPE et les industries minières.
32En outre, si les industries minières en Mauritanie se plaignent de l’incursion d’orpailleurs dans leurs concessions, la formalisation leur est profitable, non pas tant qu’elle détourne de leurs périmètres les orpailleurs clandestins (kollabeu), « volant » le minerai la nuit, mais qu’elle oblige les autorités centrales à agir et à les déguerpir. La formalisation ne permet plus à l’État d’instrumentaliser les orpailleurs comme un moyen de pression dans les négociations de convention d’exploitation avec les sociétés minières (Gagnol et al., 2023). Elle empêche l’utilisation de la rhétorique du « hors de contrôle », d’un orpaillage qui serait par essence anarchique et incontrôlable. Néanmoins, si le processus de formalisation provoque une légalisation de certains acteurs jusqu’alors informels, dans le même mouvement, il produit à l’inverse une criminalisation des acteurs non formalisés, en faisant disparaitre ou décroître la tolérance du secteur informel. Extraire l’or en dehors des couloirs dédiés revient à un vol. De ce point de vue, la formalisation produit une intensification des illégalismes de droits (souvent tolérés du secteur semi-industriel) et des illégalismes de biens (souvent réprimés du secteur artisanal).
33Il existe ainsi un continuum entre la mine formelle et informelle, et même qu’entre l’orpaillage et l’industrie minière, au sein d’un monde extractiviste globalisé qui tend à s’unifier. Dans les conditions actuelles et à moyen terme, plutôt que de transition et de substitution de l’artisanat par le semi-industriel, les acteurs dominants de la formalisation cherchent à maintenir une co-évolution, avec d’un côté une formalisation qui n’est que partielle des acteurs artisanaux (au niveau de l’extraction), et une « informalisation » (Verbrugge et Geenen, 2020) des nouveaux acteurs semi-industriels par la tolérance de leurs illégalismes de droits (au niveau du traitement et de la commercialisation).
- 23 Pour une définition et une discussion plus poussée de cette notion, voir Childs (2016) et Hatcher ( (...)
34En Mauritanie, l’élite économico-politique a fortement investi tous les niveaux de la chaîne de production. Il peut s’agir d’orpailleurs ayant exceptionnellement réussi dans l’or, mais la plupart du temps cela concerne des sociétés de commerce familiales devenue, en se diversifiant, des conglomérats (Antil, 2019). Pour passer à l’exploitation semi-industrielle, cette élite a renforcé ses stratégies d’extraversion (Bayart, 1999). Autant globalisé que l’industrie minière, le petit entreprenariat minier a élargi la diversification des investisseurs internationaux, autrefois centrés sur les partenariats des pays arabes (« stade Dubaï de l’extraversion » selon Choplin et Lombard, 2009, reprenant en la modifiant l’expression de Mike Davis). En plus de la recherche de partenariats visant à attirer les capitaux des pays du Golfe persique (saoudiens et émiratis notamment), on note aussi la présence de sociétés minières des pays des Suds (en premier lieu soudanaises, mais aussi chinoises, indiennes, turques, etc.), ainsi que des exilés des conflits du Soudan, du Yémen, de Syrie et du Liban qui ont investi dans l’or ou le commerce. De même que les permis de petites exploitations minières, la grande majorité des usines relèvent d’un partenariat entre un investisseur étranger et un Mauritanien, associé ou souvent prête-nom, puisque la société créée doit être de droit mauritanien. Le secteur semi-industriel a également bénéficié ou sollicité l’arrivée d’une main d’œuvre qualifiée d’ingénieurs/techniciens internationaux (soudanais et chinois surtout, mais aussi indiens, russes, et ressortissants d’autres pays minier d’Afrique comme le Zimbabwe, la Tanzanie, le Ghana, etc.). Le rôle des innovations technologiques et de l’accès à bas coût de machines, d’équipements électroniques et de produits chimiques est particulièrement important. Grace à la diaspora commerçante mauritanienne (Bensaâd, 2011), ils sont importés directement depuis la Chine ou via Dubaï qui s’est imposé comme plaque-tournante de l’import-export du matériel pour l’exploitation aurifère. L’exemple de l’approvisionnement en appareils détecteurs de métaux le montre. En outre, la connexion probable entre l’approvisionnement en mercure et la commercialisation de l’or vers les raffineries de Dubaï peut expliquer l’échec ou plutôt l’absence de volonté de lutter fermement contre l’utilisation du mercure. Faute de capitaux, de maitrise des procédés techniques, d’accès à certains produits chimiques et de main d’œuvre qualifiée (métallurgiste et ingénieur), la dépendance vis-à-vis de l’étranger est donc forte. Le semi-industriel est encore loin de remplir les critères d’un nationalisme des ressources23 affiché comme doctrine et résultat de la politique de promotion du secteur. Témoignant d’une mondialisation extractive plus discrète, par le bas (Choplin et Pliez, 2018), il n’est pas vraiment dénoncé par le nationalisme des ressources qui cible beaucoup plus les grandes sociétés minières occidentales financiarisées qui cherchent à entretenir le plus possible un rapport d’extraterritorialité au pays, sous la forme d’enclaves.
35Si la dynamique extractive y a été sans doute accélérée au regard d’autres contextes nationaux, la Mauritanie n’est pas un cas à part. La petite exploitation minière et le secteur semi-industriel se développent rapidement et à bas bruit en Afrique et ailleurs dans le monde, comme en Amérique latine et en Asie. Il est encore prématuré d’affirmer que le petit entreprenariat minier aura un effet d’entrainement durable sur le développement économique national en faisant émerger un tissu semi-industriel. Si jusqu’à présent « l’extraversion économique de la Mauritanie conduit à privilégier le commerce, quel qu’il soit, à céder les ressources nationales et à délaisser la transformation locale » (Choplin et Lombard, 2009), l’exploitation de l’or a néanmoins été portée par un engagement inédit des acteurs (informel, public et privé) et a apporté une valeur ajoutée qui paraissent sans précédent dans l’histoire extractive du pays. À travers la formalisation partielle de l’orpaillage artisanal, c’est surtout la promotion du secteur semi-industriel qui a été recherchée et qui en résulte. L’État soutient ainsi les intérêts des élites politico-économiques investissant dans l’or, tout en compensant les couches populaires s’adonnant à l’extraction par l’ouverture de nouveaux couloirs. Cette dynamique d’extractivisme par le bas est en fait rendu possible par le haut, mais aussi par les connexions globalisées des élites mauritaniennes avec des individus et des sociétés, des capitaux et des techniques qui circulent dans ce que l’on nomme le « Sud global ». Les relations clientélistes font se perpétuer une stratégie d’extraversion d’un nouveau type avec des ingénieurs, investisseurs, fournisseurs et acheteurs étrangers, qui sont invisibilisés dans les discours officiels.
36La Mauritanie est ainsi devenue brusquement une nouvelle « frontière » de l’expansion globalisée de l’extractivisme aurifère. Huit ans après le déclenchement de la ruée en 2016, l’exploitation de l’or s’est beaucoup transformée par une forme d’extractivisme et d’industrialisation par le bas. Dans la phase actuelle d’expansion, sont largement invisibilisés le maintien d’une large part de l’extraction dans l’informalité, la gestion différentielle des illégalismes (de droit et de biens) et le développement des inégalités par la concentration dans quelques mains de l’accès aux ressources minérales (extraction, transformation et commercialisation). Leurs effets sont aujourd’hui amoindris par l’ouverture de nouveaux couloirs d’orpaillage et par la mobilité des orpailleurs qui perdure et se déporte même vers les pays voisins au nord, où la criminalisation de l’activité les fait apparaitre comme des fronts pionniers en devenir. Dans la phase de décélération qui suivra nécessairement à plus ou moins moyen terme avec l’épuisement des gisements les plus proches de la surface, ces effets apparaitront plus distinctement. Les injustices dans l’exploitation des sous-sols et les conséquences environnementales et sanitaires finiront par se manifester au grand jour.