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Sur le métier

Être universitaire et géographe dans la francophonie : une perspective québécoise

Entretien avec Gabriel Fauveaud par Nathalie Fau.
Being an academic and geographer in the French-speaking world: A Quebec perspective. Interview with Gabriel Fauveaud by Nathalie Fau.
Gabriel Fauveaud et Nathalie Fau

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Texte intégral

Cet entretien est le premier d’une série sur le métier d’enseignement chercheur en dehors de la France. L’objectif est de comprendre les différents systèmes, d’éclairer par contrepoint les spécificités du modèle français, ses avantages et ses inconvénients, tout en présentant aux doctorants en géographie des perspectives de carrière en dehors de la France.

1Gabriel Fauveaud est professeur à l’Université de Montréal. Après avoir soutenu une thèse de doctorat de géographie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne en 2013, il s’est engagé dans des recherches postdoctorales à l’Université de Montréal (UdeM), l’une des deux universités francophones de la capitale économique du Québec. En 2018, il a été engagé comme professeur adjoint (l’équivalent de maître de conférences en France) au département de géographie et au Centre d’études asiatiques de l’UdeM. En 2024, il accède au rang de professeur agrégé (l’équivalent de professeur des universités en France). Spécialiste du Cambodge et de l’Asie du Sud-Est, ses travaux portent sur les dynamiques de la fabrique urbaine dans une perspective critique.

Faire carrière au Canada

Nathalie Fau (NF). Vous avez été recruté en 2018 à l’Université de Montréal. Êtes-vous une exception ou est ce qu’il y a de nombreux Français dans les universités du Canada ?

  • 1 L’usage de l’écriture inclusive a été institutionnalisé à l’UdeM et dans la plupart des universités (...)

Gabriel Fauveaud (GF). Oui les départements de géographie des universités francophones au Québec, particulièrement à Montréal et à Québec, embauchent de nombreux professeur∙es1 d’origine française. Le Québec et la France entretiennent d’importants liens académiques, et ce depuis fort longtemps. Le géographe français Raoul Blanchard, par exemple, a participé à la fondation du département de géographie de l’UdeM à la fin des années 1940. Ces proximités s’inscrivent bien entendu dans l’héritage de la colonisation et de son héritage culturel et linguistique. L’influence de la géographie de culture française a donc été forte dans les universités francophones du Québec. Cependant, la géographie du monde anglo-saxon est aujourd’hui beaucoup plus influente dans les universités francophones. En géographie humaine, mes collègues originaires du Québec sont presque tou∙te∙s passés (au doctorat et après) par des universités anglophones, principalement du Canada, des États-Unis et du Royaume-Uni. Bien que cela ne soit ni officiellement institué ni automatique, ces trajectoires sont très bien vues lors des recrutements. Les étudiant∙e∙s arrivant au doctorat se font d’ailleurs souvent dire que s’ils/elles souhaitent se faire recruter au Québec, il faut qu’ils/elles aillent se former ailleurs. Si l’UdeM est une université qui met en avant son environnement francophone (presque tous les cours sont donnés en français), la production scientifique en anglais et les collaborations tissées à l’international sont très valorisées.

NF. Comment avez-vous postulé ? Existe-t-il un site regroupant l’ensemble des postes disponibles ?

GF. À la différence de la France, le recrutement des enseignant∙e∙s-chercheur∙e∙s n’est pas centralisé, pour la simple raison que nous ne devenons pas des fonctionnaires d’État. Car les universités sont indépendantes et autonomes, elles gèrent leurs recrutements indépendamment. Les fiches de poste sont toutes publiées en français et en anglais et diffusées dans les réseaux internationaux, qu’ils soient disciplinaires ou thématiques. Le recrutement est donc très international. Au département de géographie de l’UdeM, le corps professoral compte près de dix nationalités différentes (pour un peu moins de vingt professeur∙e∙s). Par ailleurs, la connaissance du français ne peut être un critère de discrimination à l’embauche. Pour le recrutement d’allophones, l’UdeM offre du soutien (cours de francisation) et des aménagements (dégrèvements de cours) pendant les deux premières années de recrutement.

NF. Pourriez-vous nous décrire les spécificités de la progression de carrière au Québec et au Canada ?

GF. La carrière professorale à l’UdeM, comme dans le reste des universités québécoises et canadiennes, correspond au système de tenure track (nommée « permanence » à l’UdeM), qui tend à devenir le mode privilégié de gestion de la carrière professorale dans le monde académique à l’échelle mondiale (la France fait un peu figure d’exception à cet égard, même si elle n’est pas la seule). Ce système se traduit par la signature d’un contrat d’embauche temporaire de quelques années (six années à l’UdeM, mais cela peut varier d’une université à l’autre). À l’issue de la cinquième année au maximum, le/la professeur∙e doit déposer une demande de permanence en présentant l’ensemble de ses réalisations depuis son embauche et sur quatre principaux volets : 1) l’enseignement (incluant les charges de cours, l’encadrement, la participation à des jurys, ou les initiatives pédagogiques annexes à l’enseignement) ; 2) la recherche (publications, projets, financements) ; 3) la contribution aux tâches collectives du départements et de l’Université ; 4) le rayonnement (conférences internationales, médias, organisation d’évènements, invitations, prix). La demande de permanence est évaluée par un comité interne au département de rattachement, trois évaluat∙rice∙eurs externes disposant d’une importante reconnaissance internationale dans le ou les champs de recherche du/de la professeur∙e, et deux comités universitaires aux niveaux du décanat et du rectorat. Bien que cela soit tacite, la performance en recherche est le critère d’évaluation le plus important.

  • 2 Les conditions de travail des employés dans la plupart des universités québécoises sont protégées p (...)

Si la demande est acceptée, le « professeur adjoint » devient « professeur agrégé » (associate professor en anglais) et le contrat d’embauche devient permanent. Si la demande est refusée, le professeur quitte l’Université à l’issue de son contrat. La demande de permanence est donc un moment clé (et stressant !) de la carrière de l’enseignant∙e-chercheur∙e. Les conventions collectives2 des universités prévoient d’ailleurs un certain nombre d’accommodements afin de faciliter le début de carrières des professeures (par ex. charge d’enseignement allégée les premières années, pas de tâches collectives chronophages).

NF. Mais si la demande est refusée, l’enseignant chercheur peut retrouver un contrat ailleurs ? Contrairement au système français, il n’y a donc pas d’HDR à effectuer ?

GF. Oui le/la professeur∙e peut tout à fait postuler ailleurs puisque les universités sont autonomes. Ce n’est donc pas une punition, mais plutôt un fort incitatif à la rentabilité, ainsi qu’une manière pour l’Université de garder de la flexibilité dans la gestion de son corps professoral. Les taux d’obtention de la permanence sont très élevés à l’UdeM, comme dans le reste des universités québécoises. Au sein des universités qui occupent le haut des classements internationaux, ces taux peuvent être très bas (10 ou 15% dans les grandes universités de la Ivy League par exemple). Au Québec, nous pourrions donc dire que nous sommes dans une situation intermédiaire.

Pour répondre à la deuxième partie de la question, non il n’y a pas d’HDR et nous n’avons pas besoin de postuler au milieu de notre carrière à de nouveaux postes pour obtenir une évolution de notre statut universitaire. Nous pouvons diriger des étudiant∙e∙s au doctorat dès notre prise de poste, et nous n’avons pas besoin de produire un nouveau travail de type « thèse » pour l’obtention de notre permanence. Le système HDR paraît souvent très « exotique » aux universitaires québécois, qui comprennent mal la différence entre l’existence d’institutions universitaires indépendantes d’un côté, et l’existence d’un système institutionnel de contrôle et de centralisation des carrières universitaires de l’autre.

Être enseignant dans une université canadienne

NF. Pourriez-vous nous décrire les conditions d’exercice du métier d’enseignant-chercheur à l’UdeM ?

GF. Du côté de l’enseignement, la charge dépend des universités, des disciplines et des aménagements propres à chaque situation individuelle (par exemple implications dans les tâches collectives, chaires de recherche), mais elle se situe globalement autour de 12 crédits d’enseignement par année, soit quatre cours en moyenne. Un cours est donné sur 13 semaines. Il correspond à une charge de 39 h d’enseignement présentiel. À l’UdeM, dans les sciences humaines et sociales, le cours générique est un cours de 3h au sein duquel le/la professeur∙e propose un enseignement de savoirs fondamentaux sur un aspect de sa discipline. Certains cursus prévoient aussi des cours de type TD réservés à des apprentissages plus pratiques. En géographie, c’est le cas en géomatique et en géographie physique par exemple.

NF. Comment s’effectue, ce que nous appelons en France, la maquette d’enseignement ? Quelle est la progression des enseignements ?

  • 3 À la différence de la France, les conditions des chargé∙e∙s de cours sont protégées par le droit sy (...)

GF. À la différence de la France, les départements n’élaborent pas des « plaquettes pédagogiques » qui encadrent l’approche pédagogique collective au sein des formations. Les programmes s’organisent plutôt autour de grandes orientations qui rassemblent les cours individuels offerts par les professeur∙e∙s, qui enseignent bien souvent leurs domaines de spécialité. Il est donc rare que les contenus pédagogiques soient mis en commun entre professeur∙e∙s, ou entre professeur∙e∙s et chargés de cours3. Les cours sont gérés individuellement par chaque professeur∙e qui en élabore l’entièreté de son contenu et décide des modalités d’évaluation, qui sont d’ailleurs présentées en début d’année dans un plan de cours. Ce dernier représente un engagement contractuel entre l’enseignant∙e et les étudiant∙e∙s, et il est protégé par le droit syndical (syndicat des étudiant∙e∙s). La quasi-absence de travail collectif sur les objectifs d’acquisition de connaissances et de compétences à l’échelle des formations est très symptomatique de la manière dont est perçu le travail académique au Québec : une réalisation individuelle plutôt que collective mettant l’accent sur l’excellence en recherche plutôt que sur les objectifs des formations.

Au département de géographie de l’UdeM, le baccalauréat, équivalent de la licence, comporte deux principales orientations que les étudiant∙e∙s peuvent prendre à partir de la deuxième année : environnement humain d’un côté, environnement physique de l’autre.

NF. Ce découpage de la formation entre, pour simplifier, géographie physique et humaine n’est pas questionné ? Est-ce qu’il n’existe pas de cours transversaux ?

  • 4 Comme en témoigne, entre autres exemples, le dernier document cadre de politique de financement des (...)

GF. Effectivement, la rupture entre géographie humaine et physique est importante, certainement plus qu’en France. Certains collègues la déplorent. Nous pouvons y voir la convergence de différents facteurs. Tout d’abord et comme nous l’avons mentionné, elle découle d’une faible mise en commun des objectifs pédagogiques poursuivis par chaque enseignant∙e, en l’absence de cadres pédagogiques communs. Ensuite, elle s’inscrit dans les dynamiques de spécialisation des expertises des enseignant∙e∙s-chercheur∙e∙s d’un côté, des étudiant∙e∙s de l’autre. Ces exigences sont la conséquence de différents facteurs structurels. Du côté des enseignant∙e∙s-chercheur∙e∙s, les exigences de productivité et d’efficacité, qui se traduisent dans les stratégies de carrière, les poussent à limiter leurs savoirs à leurs champs d’expertise. Du côté des étudiant∙e∙s, l’Université répond aux désirs de spécialisation et d’apprentissage utiles de ce qu’elle nomme, au côté du ministère de l’Enseignement supérieur, la « clientèle étudiante »4. Enfin, le Québec a embrassé l’évolution épistémologique globale de la géographie, où les approches plus généralistes ont été éclipsées par des formations et approches s’inscrivant dans les sciences naturelles du côté de la géographie physique (principalement biologie, chimie, climatologie), dans les sciences humaines et sociales du côté de la géographie humaine. L’analyse spatiale occupe peut-être une place plus transversale dans ce contexte de fragmentation disciplinaire, mais nous manquons de place pour approfondir ce sujet.

Tout cela étant dit, l’offre de formation peut aussi apparaître moins spécialisée que celle de certaines universités françaises, où les contingents étudiants sont plus importants. Il existe chez vous de multiples spécialités qui sont offertes dès la Licence, ainsi qu’au sein des Masters. Au Québec, les effectifs étudiants plus réduits limitent ces possibilités de spécialisation.

NF. Les relations entre enseignant∙e∙s et étudiant∙e∙s diffèrent de celles en France ?

GF. De manière générale, les rapports entre les étudiant∙e∙s et les professeur∙e∙s sont très horizontaux. Les universités offrent de nombreux mécanismes institutionnels pour que les étudiant∙e∙s puissent faire entendre leurs voix. Les représentants des associations étudiant∙e∙s et du syndicat des étudiant∙e∙s jouent un rôle important dans la défense des intérêts des étudiant∙e∙s à l’université. Pour certain∙e∙s, ces mécanismes ne visent qu’à satisfaire ce que l’Université considère comme une « clientèle », ce qui se traduirait par une inclusion symbolique des étudiant∙e∙s dans la gouvernance universitaire. Si cela est certainement vrai, l’université étant une importante machine institutionnelle aux logiques d’action et de décision à la fois très opaques et verticales, il n’en reste pas moins que ce système diffère fortement de ce qui se passe en France. Les rapports étudiant∙e∙s-professeur∙e∙s sont bien moins hiérarchiques. Par ailleurs, de nombreux mécanismes sont mis en œuvre pour lutter contre les situations de harcèlement, de conflit d’intérêt et toute formes de relations qui dérogent aux règlements éthiques mis en œuvre par les universités.

Pour en revenir aux enseignements proprement dits, au niveau du baccalauréat, bien que les cours de géographie humaine dispensent principalement des « savoirs fondamentaux » (situé à mi-chemin entre des cours magistraux et des travaux dirigés), ils demeurent très interactifs et alternent enseignements généraux et travaux plus pratiques ou participatifs. Aux cycles supérieurs (maîtrise et doctorat), les cours de géographie humaine sont des séminaires de recherche dans lesquels un groupe d’étudiant∙e∙s échange avec un∙e professeur∙e sur des lectures obligatoires, et où le/la professeur∙e effectue des interventions de synthèse.

Être chercheur dans une université canadienne

NF. Vos sujets de recherche s’inscrivent nécessairement dans des axes de votre laboratoire ? de votre université ? des priorités nationales ?

GF. À la différence de la France, les départements à l’intérieur des universités n’ont pas d’obligation de formuler des programmes de recherche collectifs et supportent très peu, tant d’un point de vue financier qu’institutionnel, les recherches menées par leurs membres. Au Québec, la « performance » en recherche est très valorisée par les universités. L’évaluation de la carrière accorde ainsi une très grande importance à ce volet de la tâche professorale, particulièrement aux publications et aux financements obtenus. Et puis, la culture entrepreneuriale est très développée dans la recherche.

NF. Qu’est que vous appelez culture entrepreneuriale ?

GF. Véritable injonction institutionnelle, la recherche est portée par toute une organisation structurelle visant à valoriser la réussite individuelle des chercheu∙r∙se∙s. La recherche est donc avant tout pensée comme le fruit d’une réalisation individuelle. Selon des principes organisationnels empruntés aux sciences dures, les chercheu∙r∙se∙s sont invité∙e∙s à constituer autour d’elles/eux une infrastructure de recherche leur permettant d’optimiser leurs recherches et leur valorisation scientifique. Comme me le confiait un collègue en études urbaines au début de ma carrière : « lorsque tu es professeur, tu gères une petite PME ». En effet, dès l’embauche, il est attendu que le/la professeur∙e monte des projets de recherche structurant autour de ses domaines de spécialité. Le/la professeur∙e ne le fait pas seule. Grâce aux financements qu’elle/il est censé∙e obtenir, elle/il s’entoure d’étudiant∙e∙s et de professionnelle∙s de recherche, qui travaillent à diversifier et valoriser la recherche menée par le/la professeur∙e. Tout ceci constitue, à l’intérieur des départements, des « labs » animés par chaque chercheur∙e.

Bien sûr, tout cela relève d’une certaine injonction autour de laquelle chaque enseignant∙e-chercheur∙e se positionne différemment en fonction de sa personnalité, de ses intérêts et de ses sujets de recherche. Mais ce qui est sûr, c’est que ce système entrepreneurial pousse à la simplicité de l’individualisme, plutôt qu’à la complexité du collectif, à la recherche de l’utilité plutôt qu’à celle du sens. Cela explique aussi, selon moi, pourquoi les dynamiques collectives au sein des départements, tant dans la recherche que dans l’enseignement, sont bien souvent minimes.

La conception entrepreneuriale de la recherche est aussi le résultat d’une dynamique structurelle favorisée tant par les universités que par les organismes de financement. Au Québec, les chercheur∙e∙s ont accès à deux principales sources de financement institutionnelles : le Fonds de recherche du Québec (FRQ) au niveau provincial, et le Conseil de Recherche en Science Humaine du Canada (CRSH) à l’échelon fédéral. Ces programmes proposent différents types de financement en fonction des objectifs de la recherche d’une part, du profil des chercheur∙e∙s d’autre part. Si, en France, l’ANR favorise dès le début de carrière (par ex. avec les financements JCJC) la constitution d’équipes de recherche, les financements de début de carrière au Québec sont principalement faits pour appuyer les chercheur∙e∙s dans le développement de leurs travaux individuels. Les financements sont donc aussi plus restreints. Par exemple, le programme « Établissement de nouveaux chercheurs et de nouvelles chercheuses universitaires » du FRQ propose un financement de 45 000 CAD (30 000 euros environ) sur trois ans. Ce périmètre plus restreint des financements, qui permet aussi des taux de réussite relativement élevés, permet aux jeunes chercheur∙e∙s de disposer de fonds de recherche, sans pour autant faire face à la lourdeur gestionnaire qui va de pair avec la coordination d’équipes de recherche.

En parallèle, les organismes gestionnaires proposent des financements plus importants dédiés cette fois aux équipes de recherche. Cependant, ces financements n’appuient pas la réalisation de recherches proprement dite, mais plutôt tout ce qui relève de « l’infrastructure de recherche » (par exemple événements, appuis aux étudiant∙e∙s, appuis à la production scientifique). Dans ce contexte, il est courant que les chercheur∙e∙s soient impliqué∙e∙s, à des degrés divers, dans de multiples projets de recherche à la fois individuels (pour mener leurs propres recherches) et collectifs (pour créer des synergies entre les recherches menées individuellement et pour favoriser leurs diffusions).

NF. N’est-ce pas lié à une conception différente du savoir scientifique et de sa diffusion ?

GF. Oui, je pense. Il faut aussi voir les injonctions à la production de connaissances théoriques et fondamentales comme la conséquence de l’importante marchandisation de la production des savoirs académiques, dont les logiques de concurrence s’organisent autour de l’établissement d’indices de performance de la diffusion de la recherche (citation index par exemple). Pour les grandes revues internationales et les éditeurs commerciaux qui les possèdent, la production de savoir théoriques et fondamentaux permet de toucher un lectorat plus important, et donc de favoriser les indices de citation. Pour les chercheur∙e∙s, augmenter son score de citation apporte de la reconnaissance qui donne accès en retour à des meilleurs financements, de meilleures étudiantes, etc. De récentes études ont montré que les scores de citation sont devenus des facteurs de jugement très influents au sein des comités de recrutement des universités canadiennes.

Les universités participent aussi à cette tendance. Répondant bien souvent à la pression des organismes subventionnaires et du ministère de l’enseignement Supérieur, tout en cherchant à attirer le plus d’étudiant∙e∙s possibles, les universités valorisent leurs positionnements dans les classements internationaux, tout en demandant aux départements de mettre en place des stratégies visant à améliorer leurs indicateurs d’excellence dans la recherche, principalement le nombre de publications et le montant des financements obtenus par les chercheur∙e∙s. Les financements accordés aux Universités5 s’établissent aussi de plus en plus en fonction de critères de performance, comme leur attractivité internationale (nombre d’étudiant∙e∙s étranger∙ère∙s inscrit∙e∙s), le temps de diplomation et le nombre d’étudiant∙e∙s et de diplômé∙e∙s inscrit∙e∙s dans des programmes identifiés comme prioritaires6.

Faire une thèse au Canada

NF. Est-ce que tou∙te∙s les étudiant∙e∙s ayant validé un Master peuvent s’inscrire en thèse ? Doivent elles/ils avoir obligatoirement un financement pour entreprendre une thèse ?

GF. Oui les étudiant∙e∙s peuvent s’inscrire en thèse si elles/ils ont obtenu auparavant un diplôme de maîtrise, ou l’équivalent. Du côté des financements, le FRQ et le CRSH proposent des financements pour les étudiant∙e∙s à la maîtrise et au doctorat sur concours annuels. Les professeur∙e∙s doivent aussi, au mieux de leurs capacités, prévoir le financement de leurs étudiant∙e∙s de maîtrise et de doctorat. Les professeur∙e∙s mobilisent aussi leurs financements de recherche pour appuyer leurs étudiant∙e∙s. Le FRQ et le CRSH attendent que 50 % au moins de leurs financements de recherche aille au financement de la « relève » étudiante, que ce soit sous la forme de bourses ou de contrats de recherche. Un tel système diffère donc largement du système français.

NF. Comment se passe l’encadrement de la recherche dans ce contexte ?

GF. Du côté de la formation à la recherche, les étudiant∙e∙s en maîtrise et en doctorat collaborent activement avec le/la professeur∙e, notamment en intégrant leurs projets de recherches. Cela favorise la formation par la recherche. Par ailleurs, il faut noter que l’expérience en enseignement n’est pas considérée comme un élément central de la formation des jeunes chercheur∙e∙s. La prise en charge d’enseignement, en tant que chargé∙e de cours, arrive généralement en fin de doctorat, au moment de la rédaction de la thèse. Là encore, c’est avant tout la production scientifique qui est valorisée aux cycles supérieurs car elle sera un critère déterminant dans la poursuite de la carrière universitaire.

De même, la formation à la recherche au sein des départements est assez éloignée de celle de la France. Tout d’abord, il est attendu que les étudiant∙e∙s développent d’importants savoirs théoriques avant de se lancer dans les recherches empiriques proprement dites. Au cours de leur première année, les étudiant∙e∙s de maîtrise et de doctorat suivent une série de séminaires à la fois thématiques et méthodologiques afin de se former à l’analyse théorique et à la lecture critique. Dès la maitrise qui se réalise sur deux années et se traduit par la réalisation d’un unique mémoire de recherche (à l’image de ce qui peut aussi se faire dans certaines institutions françaises, comme l’EHESS), les étudiant∙e∙s doivent formuler un cadre théorique précis, s’inscrivant dans un sous-champ spécifique de la discipline.

En doctorat, les étudiant∙e∙s doivent passer deux examens obligatoires au cours de leurs deux premières années de scolarité. Tout d’abord, l’examen général de doctorat qui peut prendre de multiples formes selon les exigences des départements et des universités. Au département de géographie de l’UdeM, l’étudiant∙e identifie trois thématiques liées à son sujet de doctorat (par ex. « géographie politique ») et à ses intérêts de recherche. Il/elle élabore une liste de lecture pour chaque thème (entre 20 et 30 lectures fondamentales). Ensuite, un jury de trois professeur∙e∙s est constitué (le/la direct∙eur∙rice et deux évaluat∙eu∙rices, dont au moins un∙e externe). Chaque professeur∙e est responsable d’une liste de lecture. L’étudiant∙e dispose d’environ 6 mois pour assimiler la littérature. À l’issue de ce délai, chaque professeur∙e envoie une ou plusieurs questions de fonds liées à la liste dont il/elle est responsable. L’étudiant∙e dispose ensuite d’un mois pour répondre à l’ensemble des questions dont il présentera le résultat devant le jury. Une fois l’examen de synthèse réussi, l’étudiant∙e prépare son projet de recherche, qui consiste en la rédaction d’un document présentant la question de recherche, le contexte, les objectifs et la méthodologie du travail doctoral. Le travail est présenté à l’écrit à un jury composé de trois évaluat∙eu∙rices (dont au moins un∙e externe) et en soutenance publique. À l’issue de ces deux examens, l’étudiant∙e peut commencer sa recherche empirique.

Comme en France, la maîtrise est vue comme une première marche vers la recherche. Les étudiant∙e∙s doivent montrer qu’ils/elles maîtrisent les outils fondamentaux de la recherche. Au contraire, en thèse, les étudiant∙e∙s doivent produire une réelle contribution originale à l’avancée des connaissances. Dans ce contexte, la maîtrise de la littérature, à la fois fondamentale et récente, est très attendue. Si ce travail est entamé en maîtrise, il est beaucoup plus poussé en thèse.

NF. Et est-ce que ces exigences changent fondamentalement le travail de recherche des étudiant∙e∙s par rapport à la France ?

GF. Les exigences de scolarité que je viens de mentionner présentent du pour et du contre. Le pour d’abord. Si je compare avec ma propre formation française à la recherche (et les choses ont sûrement largement évolué depuis les quinze dernières années), l’absence d’une telle exigence de formation tend, ou tendait, à favoriser celles et ceux qui disposent déjà d’une certaine connaissance de la littérature et des outils méthodologiques liés à la démarche et réflexivité scientifiques, notamment les étudiant∙e∙s qui ont suivi des parcours d’excellence (par ex. classes préparatoires, grandes écoles). Au Canada au contraire, les exigences de formation présentent l’avantage de former les étudiant∙e∙s à la réflexivité et à la démarche scientifique, en mettant tou∙te∙s les étudiant∙e∙s sur un pied d’égalité. À l’issue de leurs deux premières années de formation, les étudiant∙e∙s en doctorat disposent donc d’une connaissance poussée des grands courants théoriques actuels dans leurs domaines de spécialité, ce qui leur permettra par la suite de contribuer aux discussions actuelles dans leurs champs de recherche. Une telle démarche est aussi adaptée à la mobilité disciplinaire, qui est beaucoup plus forte en Amérique du Nord qu’en France. Un certain nombre de nos étudiant∙e∙s commence un doctorat de géographie sans en avoir jamais fait.

NF. Et le contre ?

GF. Le contre renvoit à une discussion plus large touchant aux démarches scientifiques d’un côté, et à l’influence du contexte institutionnel de production des connaissances dans le monde anglo-saxon de l’autre. Les spécificités de la formation à la recherche détaillées précédemment renvoient tout d’abord à la domination des approches hypothético-déductives dans la démarche scientifique au Canada et dans le monde anglo-saxon. Découlant de la démarche scientifique privilégiée par les sciences dures, le travail empirique doit avant tout servir à valider ou invalider la formulation d’hypothèses élaborées à partir de la construction d’un état des connaissances récent sur un sujet donné. Dans ce contexte, l’empirie est mise au service de la théorie, et non l’inverse. Il est ainsi courant que certain∙e∙s étudiant∙e∙s en doctorat rencontrent d’importantes déconvenues lors de la réalisation des recherches de terrain, car celui-ci est souvent en décalage avec la formulation initiale de leurs hypothèses. Puisque la méthode inductive n’est pas valorisée, les étudiant∙e∙s ont parfois du mal à adapter leurs méthodes et approches lors du travail de terrain, ou à reformuler leurs cadres analytiques en fonction des résultats obtenus. Et puis, une fois encore, l’approche hypothético-déductive est souvent perçue comme plus « efficace » que l’approche inductive, souvent plus sinueuse.

N.F. Finalement, il s’agit en fait plus généralement d’une conception différente de la géographie et du travail universitaire entre la France et le Canada, non ?

GF. Oui bien sûr. Les géographes français le savent bien, la géographie anglo-saxonne, et à l’intérieur d’elle canadienne, est une discipline beaucoup plus théorique. Si nous ne pourrons développer ici les raisons historiques et scientifiques d’une telle situation, je pense que l’un des effets positifs est que la géographie humaine anglo-saxonne, et par extension celle qui pratique en anglais, ne se sent pas moins apte que d’autres disciplines à contribuer aux grands débats théoriques qui animent les sciences humaines et sociales aujourd’hui, ce qui peut être parfois le cas en France.

Cela étant dit, il faut aussi avoir un regard critique sur l’importance donnée à la théorie dans la géographie (et dans d’autres sciences humaines et sociales) lorsqu’elle devient une injonction. En effet, on ne peut que constater l’appauvrissement des recherches empiriques dans la production académique internationale, voire même la généralisation de stratégies visant à « tordre » les données pour les faire correspondre aux hypothèses formulées. Cela n’est d’ailleurs pas propre à la géographie. Les ouvrages méthodologiques formant à la recherche, qui foisonnent dans le monde anglo-américain, regorgent aussi de conseils visant l’amélioration de la productivité académique. Lors de mon premier post-doctorat au Canada, je me souviens que l’un de ces ouvrages, donné aux étudiant∙e∙s en formation à la recherche, déconseillait la lecture de livres « car personne n’en lit plus », tout en indiquant qu’il fallait limiter sa revue de littérature à des articles « qui ont été publiés dans les cinq dernières années ». Les recherches théoriques, qui « parlent à tout le monde », ont aussi plus de chances d’être citées. Les revues internationales favorisent donc aussi la production de savoirs fondamentaux car ils répondent bien aux modèles économiques des grands éditeurs internationaux.

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Notes

1 L’usage de l’écriture inclusive a été institutionnalisé à l’UdeM et dans la plupart des universités canadiennes. Le guide pour l’UdeM est disponible ici : https://francais.umontreal.ca/soutiller-en-francais/ecriture-inclusive/.

2 Les conditions de travail des employés dans la plupart des universités québécoises sont protégées par des conventions collectives, fruits d’ententes entre des syndicats représentants différents corps de métiers (par exemple professeur∙e, employé∙e∙s de recherche, chargé∙e∙s de cours, étudiant∙e∙s) et l’Université. Il existe 14 syndicats à l’UdeM, qui représentent chacun un corps de métier. Ce sont donc des syndicats corporatifs, et non politiques. Un corps de métier ne peut donc être représenté par plusieurs syndicats.

3 À la différence de la France, les conditions des chargé∙e∙s de cours sont protégées par le droit syndical et leurs niveaux de salaires sont bien plus élevés qu’en France. En 2022 par exemple, selon la convention collective des chargé∙e∙s de cours (https://rh.umontreal.ca/fileadmin/ressourceshumaines/documents/conventions_et_ententes/Convention_collective_SCCCUM.pdf), un cours de trois crédits est payé, en 2022, 10 072,43 CAD.

4 Comme en témoigne, entre autres exemples, le dernier document cadre de politique de financement des Universités publiés par le ministère de l’Enseignement supérieur : https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/education/publications-adm/Universites/Services-administratifs-universites/Politique-financement-universites.pdf.

5 En 2024, selon l’exercice comptable de l’UdeM, 65 % de son financement provient des subventions du ministère de l’Enseignement Supérieur, et 17 % des droits de scolarités, qui représentent les deux principaux postes de revenu de l’université. Bien que les universités soient autonomes dans leurs stratégies de gestion, elles restent ainsi des institutions publiques.

6 URL: https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/education/publications-adm/Universites/Services-administratifs-universites/Politique-financement-universites.pdf

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Pour citer cet article

Référence électronique

Gabriel Fauveaud et Nathalie Fau, « Être universitaire et géographe dans la francophonie : une perspective québécoise »EchoGéo [En ligne], 71 | 2025, mis en ligne le 31 mars 2025, consulté le 25 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/echogeo/28651 ; DOI : https://doi.org/10.4000/140dq

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Auteurs

Gabriel Fauveaud

Gabriel Fauveaud est professeur à l’Université de Montréal. Il a récemment publié :
- Fauveaud G., 2024. New-build speculation and the financialization of Urban Development in the Global South: A Perspective from Phnom Penh, Cambodia. Annals of the American Association of Geographers, vol. 114, n° 4, p. 737-752. DOI: https://doi.org/10.1080/24694452.2023.2299223
- Fauveaud G., 2023. Violence and the making of land subalternity in Sihanoukville, Cambodia. Justice Spatiale | Spatial Justice [En ligne], n°18. URL: https://www.jssj.org/article/violences-et-fabrique-de-la-subalternite-fonciere/
- Bertrais D., Fauveaud G., Choplin A., 2023. Fabriquer la ville-verte en Asie : la Green City, de Singapour à Phnom Penh. Espaces et sociétés, n° 189, p. 39-57.

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Nathalie Fau

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