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Sur le champ

Les logiques du coopérativisme minier en Bolivie. Ancrages locaux, savoirs et luttes sociales comme légitimités d’une activité contestée

The logics of mining cooperativism in Bolivia. Local roots, knowledge and social struggles as the legitimacy of a contested activity
Claude Le Gouill

Résumés

La Bolivie est un cas à part en Amérique du Sud du fait que 90 % de sa main d’œuvre minière provient de mines artisanales et à petites échelles, organisées sous forme de coopératives réunissant plus de 130.000 travailleurs dans tout le pays. Ce modèle d’exploitation est aujourd’hui fortement critiqué, sans tenir compte de la diversité de ces coopératives minières. Notre objectif est de comprendre comment plusieurs logiques – hiérarchique verticale, communautaire et entrepreneuriale – cohabitent au sein des coopératives artisanales, tout en s’inscrivant dans des logiques communes de valorisation d’un ancrage local légitimant le contrôle d’espaces historiquement déterminés, que les pratiques minières artisanales viennent parfois bouleverser, parfois reproduire.

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Texte intégral

  • 1 Il faut distinguer en Bolivie deux types d’activités minières artisanales : les coopératives qui ex (...)
  • 2 Ce tableau propose des estimations étant donné la diversité des chiffres produits. Certains estimen (...)
  • 3 Soit 10 000 euros, alors que le salaire minimum était en 2010 de 680 bolivianos (68 euros)

1En Bolivie, l’activité minière a connu depuis quelques décennies un basculement qui touche autant les dimensions économiques ou politiques que symboliques de la vie sociale. Suite au démantèlement de la grande entreprise publique minière Corporación Minera de Bolivia (Comibol) en 1985, les gisements ont été repris par de nombreuses coopératives artisanales qui représentent aujourd’hui 90 % de la main d’œuvre minière, réunissant plus de 130 000 travailleurs « coopérativistes » et plus de 2 000 coopératives, dont 70 % seraient liées au boom aurifère amazonien1. Cette abondante main d’œuvre ne produit néanmoins que moins de 20 % de la production minière nationale du fait que ces coopératives exploitent bien souvent, de manières rudimentaires, des gisements marginaux ou épuisés après des décennies d’exploitation (voir tableau 12). Cette mainmise du secteur artisanal s’est accompagnée d’un basculement dans l’imaginaire minier national. Alors que les mineurs de la Comibol étaient perçus comme les héros de la nation pour leur rôle dans les luttes sociales du pays, on note aujourd’hui une stigmatisation des mineurs coopérativistes, notamment dans les zones urbaines auprès des classes moyennes. Outre les contaminations environnementales générées par des siècles d’exploitation (Alanoca et al., 2016), ces critiques touchent les fondements égalitaristes et patriotiques des luttes minières passées, avec une remise en cause explicite du modèle d’organisation coopératif : présence d’une élites dirigeantes dont les gains mensuels étaient estimés pour certains à 100 000 bolivianos3 à la fin des années 2000 ; exploitation des travailleurs journaliers (peones, péons) qui ne bénéficient ni des statut juridique ni de droit du travail ni de rémunérations, ne percevant qu’une fable part de la production comme rétribution ; contrats illégaux passés avec des entreprises privées pour leur fournir du minerai en échange d’investissements en capital productif. Réalisées pour l’essentiel dans la ville minière de Potosi, ces études scientifiques et rapports d’ONG témoignent que les luttes passées du syndicalisme minier qui prévalaient dans la Comibol auraient laissé place à un usufruit du travail individuel et à une conduite plus pragmatique, orientée vers la réussite d'intérêts corporatistes (Michard, 2008 ; Francescone et Diaz, 2013).

Tableau 1 - Évolution des emplois et de la production dans le secteur minier

Tableau 1 - Évolution des emplois et de la production dans le secteur minier
  • 4 La région du Nord Potosi se situe au nord du département de Potosi, dont la capitale est la ville d (...)
  • 5 Soit 400 euros, alors que le salaire minimum en 2024 est passé à 2 500 bolivianos (332 euros).

2Les recherches menées sur les coopératives montrent que, derrière l’idéal politique et démocratique, prévaut bien souvent un « impératif économique » (Quijoux, 2018). C’est le cas dans les mines boliviennes où les coopératives ont historiquement été une stratégie de repli en cas de crise (Absi, 2003). La question de la pauvreté est ainsi centrale, comme ailleurs, pour comprendre ce boom de l’activité minière artisanale (Chevrillon-Guibert et al., 2019). Les stigmatisations qui accompagnent le développement de cette activité dans le monde tendent bien souvent à invisibiliser l’ « agencéité » des protagonistes locaux, en passant sous silence la grande diversité des dynamiques minières (Rubbers, 2013). Notre objectif est ici de témoigner de cette diversité à partir de notre région d’étude, le Nord Potosi4 (illustration 1). Dans cette région, il n’est pas rare d’entendre de la part des mineurs « ici ce n’est pas comme à Potosi », en référence aux structures plus égalitaires qui prévalent dans les coopératives. Selon les dirigeants, 90 % des membres des 33 coopératives régionales seraient paysans-mineurs (agromineros). Ils sont parfois dénommés « coopérateurs-hirondelle » (socio golondrina) en référence à leur circulation de l’espace agricole à l’espace minier selon les saisons et les cours internationaux des minerais. Les salaires des dirigeants y sont bien inférieurs à ceux de Potosi. Dans une des coopératives étudiées, ils sont mensuellement de 3 000 bolivianos5, soit moins que ce que peut espérer gagner un mineur au fond de la mine. Beaucoup de ces dirigeants sont des mineurs proches de la retraite ou atteints de maladies (comme la silicose). Leur offrir un poste est une manière de les éloigner de la mine tout en leur permettant de toucher un minimum salarial. Mais l’exploitation de péons existe aussi dans la région, tout comme les abus de pouvoir de certains dirigeants. Ainsi, si le modèle coopératif minier repose sur un cadre normatif commun à toutes les coopératives (encadré 1), chacune repose sur une histoire propre et sur des dynamiques internes qu’il s’agit d’évaluer.

Illustration 1 - Le Nord Potosi et les gisements miniers

Illustration 1 - Le Nord Potosi et les gisements miniers

Auteur : C. Le Gouill, 2022.

3En nous appuyant sur les études du mouvement coopératif (Nash et Hopkins, 1976), notre objectif est ici de partir des conditions de socialisations professionnelles (Quijoux, 2019) et des ressources mobilisées par les coopérateurs (Wagner, 2020) pour témoigner de la diversité du modèle artisanal minier en Bolivie. Nos recherches menées sur huit coopératives du Nord Potosi – retraçant l’histoire de leurs créations, leurs modes d’organisation, les savoirs mobilisés, les conflits qui les traversent, leur environnement social –, aussi bien dans les centres miniers historiques que dans les zones rurales, nous ont permis d’établir trois formes d’action, ou plus exactement de logiques collectives : la logique hiérarchique verticale, la logique communautaire et la logique entrepreneuriale. Nous entendons par logiques les processus sociaux, historiques et politiques, qui amènent à configurer des modes distincts d'organisations. Ces logiques s’inscrivent à la fois dans la trajectoire propre à la coopérative – en termes d’organisation, de main d’œuvre, de savoirs mobilisés – que dans les luttes politiques internes qui conforment ces coopératives en fonction de leur environnement extérieur (Nash et Hopkins, 1976). Ces logiques distinctes révèlent que, si en effet les coopératives ne portent pas de projets politiques de changements sociétaux, et si elles répondent avant tout à des objectifs économiques, elles apparaissent néanmoins comme un enjeu de luttes entre groupes sociaux locaux concurrents pour le contrôle des ressources et des moyens de les exploiter.

4Dans un premier temps, nous décrirons la logique hiérarchique verticale comme une reproduction des modes de domination qui ont structuré l’histoire minière bolivienne, à travers la mainmise des groupes urbanisés et métissés sur les gisements et par l’exploitation de la main d’œuvre indigène (Harris et Albó, 1986). Deuxièmement, nous montrerons en quoi la logique communautaire marque, à l’inverse, la prise de contrôle des gisements par les groupes indigènes, à partir des pratiques propres au monde paysan et des nouvelles revendications souveraines sur leurs territoires (Le Gouill, 2023), sans toutefois rompre avec une certaine hiérarchie verticale propre à ce même monde paysan, ou en reproduisant l’exclusion historique des femmes du travail souterrain (Cajías de la Vega et Jiménez Chávez, 2024 [1997]). Troisièmement, nous verrons qu’une logique entrepreneuriale peut apparaître à partir des anciennes élites minières de l’entreprise publique Comibol.

Encadré 1 - Le modèle des coopératives minières dans les Andes boliviennes

  • 6 Les redevances minières (de 2,5 % à 6 % selon le minerai) sont la seule imposition aux coopératives (...)

En Bolivie, la coopérative est reconnue par la Loi générale des sociétés coopératives de 1958 qui la définit par l'égalité des droits et les obligations des membres (socios) en termes de gestion démocratique, de contrôle et de finalité sociale. Dans le cadre de la nouvelle Loi Minière de 2014, c'est au nom de ce caractère « social » que les coopératives minières boliviennes bénéficient d’avantages en étant exemptées de certains impôts et de contraintes environnementales.
Dans les Andes, ces coopératives se sont déployées à partir des anciennes mines de la Comibol, d’autres ont remplacé les investisseurs privés dans de nombreuses petites mines et, parfois, certaines se sont créées dans des zones auparavant dépourvues d’exploitation. Les coopératives sont composées d’un conseil d'administration et d’un conseil de surveillance dont les présidents reçoivent un salaire devant compenser leur absence du lieu de production. Elles peuvent aussi financer les salaires d’un agent comptable ou d’un secrétaire. Les dirigeants sont chargés de partager les aires de travail (dénommés parajes), de veiller au respect des règles de sécurité et des normes environnementales, de valider le recrutement de nouveaux membres ou encore de mener certains investissements selon les directives de l’assemblée des membres coopérateurs. Ces derniers doivent payer un droit d’entrée dans la coopérative, allant de quelques centaines à plusieurs milliers de dollars. Être coopérateur permet de cotiser à la retraite et à l’assurance maladie, de participer aux assemblées de la coopérative et de rejoindre une équipe de travail.
Les coopérateurs travaillent en équipe (cuadrilla) pouvant réunir de 2 à 3 travailleurs jusqu’à une trentaine selon la richesse de la zone exploitée. Ils se partagent des aires de travail, octroyées à un responsable (cabecilla) qui y forme son équipe. Le cabecilla est chargé d’organiser le travail, de veiller aux mesures de sécurité, de recruter des travailleurs journaliers péons en cas de besoins productifs particuliers (ouvrir une nouvelle galerie etc.) et de coordonner son travail avec les dirigeants de la coopérative. Le cabecilla est le plus souvent foreur (perforista) et parfois aussi chargé de la dynamite. Il peut aussi avoir un assistant. Son équipe peut être composée d’autres foreurs, de carretilleros (qui transportent la pierre dynamitée en brouette jusqu’à une wagonnette métallique), de carreros (qui poussent la wagonnette à l'extérieur de la mine) et parfois de chaskiris (qui chargent à la main les pierres dynamitées jusqu’à la wagonnette métallique).
Une fois le minerai sorti de la mine, il peut être envoyé à la petite usine de traitement de la coopérative (ingenio), quand elle existe, et il est ensuite transporté en camion, souvent loué à la coopérative par les équipes de travail, à des entreprises d’Oruro et de Potosi. Des pénalités peuvent être accordées par ces entreprises – de manière souvent abusive aux dires des mineurs – si la qualité du minerai est jugée insuffisante. La plupart des coopératives (exceptée la Multiactive de Catavi, voir infra) ne possèdent pas de laboratoire pour analyser le minerai vendu. Ancrées dans le monde de la production, ces coopératives ont bien du mal à peser sur la chaine de commercialisation. Le montant de la vente est divisé entre les coopérateurs de l’aire de travail, après un prélèvement de 13 % comprenant les redevances minières6, le paiement de la caisse de santé et de retraite, la location de la concession à l’État (comme propriétaire des gisements) et le financement de la coopérative (salaire des dirigeants, certains investissements etc.). Selon les témoignages, les mineurs peuvent gagner jusqu'à 5 000 ou 7 000 bolivianos par mois (680 et 950 euros), mais d’autres mois seulement 2 000 (275 euros), voire « rien » quand « le filon tombe en panne ».

La logique hiérarchique verticale de reproduction des anciennes structures sociales

5Nous nommons logique hiérarchique verticale les rapports de domination internes et les formes d’exclusion propres à certaines coopératives. Le cas le plus emblématique dans le Nord Potosi est celui de Colquechaca (voir illustration 2).

Illustration 2 - Entrée d’une équipe de travail dans la mine de Colquechaca

Illustration 2 - Entrée d’une équipe de travail dans la mine de Colquechaca

Auteur : Claude Le Gouil, novembre 2023.

6Cette mine d’argent est exploitée à partir du XIXe siècle par de riches familles de la capitale du pays, Sucre, souvent grands propriétaires terriens, qui y développent leurs activités minières et marchandes, jusqu'à produire de puissantes fortunes comme celles de Aniceto Arce, Gregorio Pacheco et Hilarión Daza qui devinrent présidents de Bolivie (Harris et Albó, 1986). En 1922, elle est rachetée par le « baron de l’étain » Simon I. Patiño, une des plus grandes fortunes mondiales après s’être enrichit dans les mines d’Uncia et de Llallagua dans le Nord Potosi. Suite à la nationalisation des mines en 1952, Colquechaca est gérée par la Comibol, jusqu’au décret 21060 de relocalisation de 1985 qui met fin au contrôle étatique. Lorsque la Comibol arrête ses activités à Colquechaca, 450 personnes travaillent pour l'entreprise publique. La grande majorité cherche alors du travail ailleurs, mais 60 travailleurs y restent pour y fonder une coopérative. Celle-ci est officiellement créée le 1er mai 1987, avec 212 membres, en incorporant d’autres habitants de la ville, qui ne travaillaient pas auparavant dans la mine mais qui y virent une possibilité de relancer l’économie locale et une source d’enrichissement. Ces fondateurs de la coopérative, tous originaires de la ville de Colquechaca, profitent de leurs connaissances de la mine pour s’approprier les aires de travail les plus riches. Ils acquièrent par la suite un pouvoir important au sein de la coopérative, en contrôlant les postes de dirigeants au détriment des paysans-mineurs des communautés voisines qui ont un accès plus récent à la coopérative. La coopérative exploite aujourd’hui un ensemble de zinc-argent-plomb-étain. Elle connaît depuis les années 2010 une importante croissance du nombre de ses membres et comptabilise aujourd’hui 2 800 coopérateurs. Le nombre de travailleurs pourrait atteindre les 4 000 en tenant compte des péons, un nombre important pour une municipalité de 15 000 habitants qui permet de relier le destin de la ville de Colquechaca à celui de la coopérative.

7Ce nombre élevé de péons à Colquechaca s’explique par les modes d’exploitation de la main d’œuvre qui prévalent dans cette mine. Contrairement à la grande majorité des coopératives régionales, il y est possible de recruter des travailleurs extérieurs aux cercles d'amis ou familiaux, car la coopérative s’est donné un objectif de croissance en ouvrant de nouvelles aires de travail et en acceptant de nouveaux travailleurs, qu’ils soient originaires du lieu ou d’autres régions de Bolivie. Comme l’indique un cabecilla :

« Le cabecilla a toujours besoin de travailleurs, ainsi je cherche toujours, parfois même avec un communiqué ‘j’ai besoin de travailleurs’. Suite à cela le travailleur se rapproche et ainsi je reçois des gens […] Les gens cherchent toujours du travail et cherchent un responsable d’équipe pour travailler » (entretien auprès d’un dirigeant de la coopérative de Colquechaca, janvier 2024).

8Ce recrutement massif de péons n’est pas reconnu dans les normes du modèle coopératif en Bolivie et s’accompagne de pratiques inégalitaires. En effet, alors que dans la plupart des coopératives régionales le bénéfice de la vente est réparti « à parts égales » entre tous les membres de l’équipe de travail, à Colquechaca le chef d’équipe « peut recevoir un peu plus », « cela dépend de sa conscience » (témoignage d’un membre de la coopérative, janvier 2024). De nombreux témoignages ont révélé les abus de certains responsables d’aires de travail, tant envers les péons qu’envers les coopérateurs de leur propre équipe, dont la plupart proviennent du milieu rural. Beaucoup seraient accusés de ne plus entrer dans la mine et de gérer leur aire de travail de l’extérieur, en s’appropriant la plus grande partie des bénéfices de l’exploitation. Ils agissent dès lors davantage en « gestionnaires » de la coopérative qu’en « producteurs » (Nash et Hopkins, 1976). La coopérative a ainsi permis l’émergence d’une nouvelle élite autour de certains chefs d’équipe, comme en témoigne la présence de gros 4x4, symboles de la réussite sociale du mineur, qui peinent à circuler dans les rues trop étroites de Colquechaca. Ces formes d’exploitation ne sont pas nouvelles dans les mines boliviennes. Les petits propriétaires miniers ont historiquement exploité la main d’œuvre rurale qui trouvait dans les mines un complément aux revenus agricoles. Dans les grands centres miniers, comme Llallagua ou Colquechaca, existaient aussi les dénommés arrendatarios (locataires), des petits entrepreneurs qui louaient des sections des mines de Patiño puis de la Comibol pour y faire travailler des équipes de travail de manière souvent abusive, à tel point de générer une révolte des mineurs contre ce type de pratiques (Harris et Albó, 1986 ; Marston, 2024).

9Ces responsables d’équipe légitiment ces pratiques au nom d’un ancrage local, lequel s’ajuste « aux intérêts et propriétés des groupes sociaux dominants » (Wagner, 2020). Cet ancrage passe ici par la valorisation d’une lignée familiale minière urbanisée. L’identification à la ville de Colquechaca est bien exprimée par l’un des cadres de la coopérative, qui témoigne également d’une mise à distance des activités agricoles :

« Ma personne est clairement Colquechaqueño. Cette ville est ma ville. J'ai grandi ici, dans cette rue, j'ai grandi là-bas. Actuellement, je suis toujours dans ma ville en tant que dirigeant. […] Mon père était paysan-mineur. Mon père était originaire de la ville d'Ocurí, ma mère aussi, mais mon père est arrivé ici dans cette ville de Colquechaca en 1936. Donc depuis ce temps il a vécu, il est décédé ici dans la ville de Colquechaca, à l'âge de 85 ans. […] Actuellement, en tant que citoyen de Colquechaca, nous n'avons pas de terres. Nous sommes clairement de la ville. Peut-être que les gens des environs, les membres de la communauté, possèdent leurs propres terres dans leurs différentes zones, dans leurs districts. En tant que peuple de Colquechaca, tous les habitants de Colquechaca n'ont pas leurs terres. Autrement dit, je vis de l'exploitation minière » (entretien janvier 2024).

  • 7 Voitures de contrebande, entrées illégalement depuis le Chili, très abondantes dans le milieu rural

10Malgré l’origine paysanne de ses parents, le dirigeant témoigne d’une rupture dans sa trajectoire familiale par son insertion au monde minier et urbain. Malgré les liens unissant monde paysan et minier, en Bolivie l’identité minière s’est constituée parfois, en partie, en opposition au monde rural et par un processus de distinction par rapport à ce dernier (Nash, 1979 ; Harris et Albó, 1986). Nous observons à Colquechaca un processus comparable à ce qui fut observé dans les bourgs ruraux où, à la suite de la réforme agraire de 1953, une nouvelle élite prit le contrôle politique des villages coloniaux en y occupant l’espace central délaissé par l’ancienne élite et en y reproduisant certaines pratiques pour légitimer son nouveau statut (Claudel 2007). De la même manière, à Colquechaca, après le départ des riches familles, les habitants qui restèrent se réapproprièrent l’espace urbain en valorisant un passé glorieux – première ville à avoir l’électricité dans ses rues, présence de grandes fortunes, de nombreux journaux et de fêtes (Oporto Ordóñez, 2007) – et en reproduisant l’ordre hégémonique ancien. Cette reproduction politique et symbolique du pouvoir des anciennes élites est particulièrement visible durant l'anniversaire de la coopérative, laquelle donne lieu chaque année à une grande fête dans la ville, avec des défilés, des matchs de football, des compétitions de motocyclisme et de courses à pied, des danses, des jeux populaires, des groupes musicaux. Ces fêtes ne sont pas sans rappeler celles organisées par les grands propriétaires miniers à l'époque des grandes fortunes stannifères et argentifères (Oporto Ordóñez, 2007). Elles expriment une filiation avec les élites qui ont historiquement contrôlées les mines régionales. Cette volonté de reproduire l’hégémonie passée des anciennes élites minières est cependant mise à mal par le processus même de recrutement de la main d’œuvre. Plusieurs habitants de Colquechaca regrettent avoir « ouvert » la coopérative aux paysans, lesquels sont accusés de participer, par leur nombre, au manque de logement dans la ville et d’y reproduire certaines pratiques de leurs communautés (présence de voiture chutos7, de fêtes, etc.). Cette relative indigénisation de la ville génère de profonds élans racistes, portées par les personnes à première vue les plus respectables. Colquechaca est également le seul lieu où le terme de « paysan-mineur » est contesté par certains dirigeants, comme une manière de désavouer les formes de réappropriation de la mine par les groupes ruraux, dont certains parviennent à prendre le contrôle d’aires de travail où ils y développent une logique plus communautaire en adéquation avec leurs liens avec le monde rural. Ce rejet est aussi une manière de marquer une frontière entre l’espace minier et l’espace rural.

11La logique hiérarchique verticale témoigne ainsi de l’émergence d’une nouvelle élite minière reproduisant les formes anciennes d’exploitation de la main d’œuvre minière. Cette logique trouve à Colquechaca son paroxysme par « un travail à la fois politique et symbolique de revalorisation de l’enracinement » (Wagner, 2020) qui permet aux anciens travailleurs de la Comibol et aux habitants de Colquechaca de légitimer et de reproduire les traditionnels rapports de domination entre villes et campagne. Cette domination passe par la défense de l’espace minier contre son appropriation par les groupes paysans-indigènes, et par l’exploitation historique de la main d’œuvre rurale.

La logique communautaire du monde rural

12À côté des coopératives exploitant d’anciens gisements de la Comibol, il s’en est constitué d’autres dans les zones rurales (illustration 3). Cette articulation des groupes ruraux aux mines n'est pas récente, mais son ampleur l'est, tout comme le contrôle que les groupes ruraux exercent sur les gisements. Autrefois simple main d’œuvre minière, ils en contrôlent aujourd’hui l’exploitation. Lors du congrès régional de 2024 réunissant l’ensemble des coopératives du Nord Potosi, aux 24 coopératives existantes neuf nouvelles ont été reconnues officiellement, toutes créées en zones rurales. Cette dynamique minière s’explique, d’une part, par la crise de l’agriculture andine, notamment sous les effets du changement climatique qui affecte toujours plus l’économie paysanne et amène un nombre croissant de paysans à chercher de nouvelles alternatives économiques. D’autre part, d’un point de vue politique, la conquête des mines s’inscrit dans une dynamique de revendication d’autonomie et de contrôle du territoire – non seulement du sol mais aussi du sous-sol (Le Gouill, 2023). Enfin, cette prolifération s’explique par le modèle coopératif minier qui permet une articulation plus libre au calendrier agricole pour les « coopérateurs-hirondelles » qui alternent ces deux activités. Le dirigeant actuel et fondateur d’une coopérative minière rurale, dont le père travaillait autrefois dans la mine tenue par une entreprise privée, explique ainsi la création de sa coopérative :

« Elle a été créée parce qu'il n'y a pas de source de travail pour la communauté, pour le secteur, pour la municipalité de Macha. C'est l'objectif, créer une source de travail. Parce que nous avons la richesse. C’est pour cela que je l'ai créée, je suis le fondateur de la coopérative. Je l'ai fondée en 2017. Maintenant, les membres de la communauté y travaillent, ils apportent le pain quotidien à leurs familles, pour moi ils sont heureux, satisfaits de leur travail. […] La mine était avant exploitée, avec une entreprise. Mais nous l’avons expulsée parce qu’elle payait les habitants de la communauté comme journaliers. Et parfois elle ne les payait pas, ça les énervait. Pour cela nous l’avons expulsée. Aujourd’hui, tous ceux qui travaillent peuvent vendre [leur minerai]. Avec la coopérative c’est différent » (Macha, entretien personnel, janvier 2024).

Illustration 3 - Travailleurs de la coopérative aurifère Vilacota dans les Andes boliviennes

Illustration 3 - Travailleurs de la coopérative aurifère Vilacota dans les Andes boliviennes

Auteur : Claude Le Gouill, juin 2024.

13Dans le monde rural apparaissent ainsi des explorateurs de minerais, souvent des jeunes, qui arpentent les montagnes de leur communauté à la recherche de traces de minerais, parfois avec des détecteurs à métaux, afin d’ouvrir de nouvelles mines. On observe aussi une conquête des anciennes mines de la Comibol dans certains secteurs plus urbanisés. C’est ainsi qu’en 2005 le territoire indigène Chullpa attaque l’une des sections de la coopérative de SigloXX, à Llallagua, pour contester les abus des dirigeants envers les paysans-mineurs et prendre le contrôle de la section (Le Gouill, 2023 ; Marston, 2024). Contrairement à Colquechaca où l’élite locale maintient son pouvoir sur les groupes ruraux, dans le cas de Llallagua ces conquêtes minières ont été possibles du fait du poids des organisations indigènes locales et de leur croissante pénétration du milieu urbain, avec la création de plusieurs quartiers indigènes en ville. L'accès à ces urbanisations offre aux paysans-indigènes de meilleures possibilités d'études pour les jeunes dans les écoles de la ville et des emplois pour les pères dans les mines.

14À la différence de Colquechaca, dans ces mines contrôlées par les « paysans-mineurs » les équipes de travail reposent davantage sur des dynamiques familiales ou communautaires, dans le sens où le responsable d’équipe réunit autour de lui des travailleurs de sa famille ou de sa communauté. Travailler avec des proches permet de coordonner plus facilement les travaux aux champs qui dépendent de l’arrivée des pluies et d’autres facteurs climatiques qui peuvent évoluer rapidement d’un versant à l’autre des montagnes. Les membres de l’équipe peuvent alors décider collectivement à quelle période ils quitteront la mine pour les champs, parfois pendant plusieurs semaines. Les activités agricoles nécessitant un soutien de voisins et de la famille, les membres de l’équipe de travail peuvent participer aux formes d’entraide en aidant chaque membre de l’équipe à tour de rôle, passant de champs en champs, selon la dynamique collective traditionnelle des activités agricoles.

15Comme à Colquechaca, plusieurs responsables d’équipe nous ont indiqué recruter des péons à certaines occasions et sur de courtes durées, lorsque les étapes de production nécessitent une main d’œuvre plus abondante. Mais à l’inverse de Colquechaca où ce recrutement est ouvert à toute personne proche ou inconnue, dans le cas des coopératives communautaires les péons sont le plus souvent recrutés dans l’entourage du chef d’équipe, pendant quelques jours ou quelques semaines. La plupart des coopératives rurales interdisent même le recrutement de personnes extérieures aux communautés proches. L’ancrage local urbain valorisé à Colquechaca est ici remplacé par l’ancrage territorial indigène. Parfois, ce sont aussi des amis ou des membres de la famille de mineurs coopérativistes qui demandent à se faire recruter sur un laps de temps. Être péon permet d’obtenir des gains économiques rapides pour répondre à une urgence familiale, ou encore à des étudiants de financer leurs études sur les périodes de vacances. Le travail des péons ne s’inscrit ici pas tant dans une forme d’exploitation de la main d’œuvre à faible coût, mais davantage dans les formes de réciprocités et d’entraides mutuelles du monde paysan-indigène. Les gains de l’équipe de travail sont majoritairement partagés équitablement entre tous les membres de l’équipe, y compris avec les péons.

  • 8 Plusieurs groupes indigènes se mobilisèrent pour faire reconnaître le statut de « coopérative commu (...)

16Il ne s’agit pas de voir dans ce modèle de coopérative communautaire un prolongement naturel de la structure sociale traditionnelle, dont de nombreuses études ont montré les limites du passage d’une structure à l’autre (Nash et Hopkins, 1976). Dans notre cas, les communautés andines ont trouvé dans le système coopératif minier un instrument de contrôle du territoire et des ressources, sans que ce modèle ne soit directement issu de l’organisation communale préexistante8. Nous entendons ainsi par logique communautaire la nouvelle forme de territorialisation et d’accaparement des ressources minières par les communautés locales, lesquelles peuvent décider d’un usage exclusif des ressources pour leurs membres, et dont le modèle coopératif permet une articulation plus facile aux activités agricoles et favorise l’introduction de logiques paysannes. Cela n’exclut cependant pas la logique hiérarchique verticale. En effet, la dynamique communautaire peut dans certains cas générer de nouveaux rapports de dominations propres aux sociétés paysannes, avec l’émergence de nouveaux pouvoirs pour les membres des coopératives qui peuvent détourner les usages de la réciprocité pour établir de nouveaux réseaux clientélistes grâce aux possibilités de recrutement de péons. On observe aussi une exclusion des femmes des gisements, dont plusieurs se sont organisées pour faire valoir leurs droits à intégrer les coopératives et à y faire valoir leurs voix. Que les coopératives soient issues du monde rural ou des centres miniers historiques, les coopératives reproduisent en effet la domination masculine qui a historiquement structuré l’exploitation minière en Bolivie (Cajías de la Vega et Jiménez Chávez, 2024 [1997]).

La logique entrepreneuriale d’une élite minière

17Les savoirs acquis par les anciens travailleurs de la Comibol peuvent aussi être réinvestis au bénéfice d’un projet plus collectif dans la coopérative. C’est le cas de la Coopérative Multiactive Catavi-SigloXX, dont le modèle de gestion unique dans la région est parfois accusé d’être celui d’une entreprise, alors que les dirigeants de cette coopérative le considèrent à l’inverse comme le seul réellement coopératif. La Coopérative Multiactive Catavi est localisée à Llallagua, la capitale de la région du Nord Potosi. Durant la gestion du « baron de l’étain » Simon I. Patiño, puis celle de la Comibol, Catavi était le quartier des ingénieurs miniers et de l’usine de traitement de l’étain. Il s’agissait aussi de l’un des bastions du syndicalisme minier. Ce sont ainsi les fortes sociabilités passées à l’usine, ainsi qu’un capital militant « combinant combativité et expertise économique et technique » (Quijoux, 2018), qui ont forgé les conditions sociales spécifiques à l’organisation de la coopérative. Lorsque l’entreprise publique se retire en 1992, un petit groupe de travailleurs négocie la création d’une coopérative en louant l’usine de traitement pour exploiter les terrils de la Comibol grâce à l’atelier de concentration gravimétrique (voir illustration 4). La coopérative est créée le 3 mai 1994. Chaque membre fondateur verse un capital pour acheter du matériel, effectuer la maintenance et remettre en services certains équipements, jusqu’à ce que la coopérative entre en production le 25 juillet 1994. Aujourd’hui, la coopérative compte 80 membres associés.

Illustration 4 - Tapis gravimétriques de la Coopérative Multiactive Catavi-SigloXX

Illustration 4 - Tapis gravimétriques de la Coopérative Multiactive Catavi-SigloXX

Auteur : Claude Le Gouill, octobre 2024.

18Alors que la plupart des coopératives du Nord Potosi n’ont qu’un équipement limité (perforeuses, générateurs pour l’électricité, parfois une ancienne usine de traitement délabrée) et que les mineurs travaillent a pulso (« à la main »), la Coopérative Multiactive Catavi se distingue par un objectif clairement établi de rentabilité à partir des savoirs acquis par cette ancienne élite de la Comibol travaillant dans les installations mécanisées de l’usine de traitement. La coopérative est divisée en une équipe opérationnelle, chargée du traitement du minerai, et une équipe technique regroupant plusieurs sections spécialisées (menuisiers, électriciens, mécaniciens, etc.), chargée de la maintenance et de la réparation. Les bénéfices mensuels de la production sont destinés à 55 % pour le financement des coûts d’opération, que ce soit pour acheter du nouveau matériel, pour la maintenance, pour investir dans de nouvelles machines, payer l’électricité etc. Ces 55 % servent aussi de « coussin financier » en cas de baisse de la production ou pour réaliser des investissements plus importants. Les 45 % restants sont répartis entre tous les coopérateurs, de manière égale quel que soit le poste occupé dans la coopérative. Il s’agit de la seule coopérative où les bénéfices sont partagés entre tous les membres, et non pas seulement au sein des équipes de travail, et où existe une collectivisation des investissements. La coopérative finance également des formations auprès des nouveaux membres afin de compter sur un nombre important d’ouvriers spécialisés.

19Le minerai traité provient des terrils de l’ancienne exploitation de la Comibol. Ceux-ci comprennent une teneur en étain de 0,4 et 0,5 %, et sont traités dans l’atelier de concentration gravimétrique jusqu’à obtenir un étain de 40 % vendu aux fonderies de Vinto (entreprise publique de la Comibol) et de Omsa (entreprise privée). À la différence des autres coopératives qui critiquent certains abus de ces entreprises qui les pénalisent pour la mauvaise qualité du minerai, la Coopérative Multiactive de Catavi possède son propre laboratoire qui lui permet de mieux contrôler la commercialisation. Comme l’indique un dirigeant, « nous savons quelle teneur nous produisons », à la différence des autres coopératives régionales qui « prennent leur petit minerai et disent ‘eh bien, ça doit être comme ça, non ?’ Et ils le transportent et le vendent. Mais sans vraiment savoir quelle est sa teneur » (entretien dirigeant de la Coopérative Multiactive Catavi, janvier 2024).

20Mais c’est surtout sur la question de l’investissement que l’organisations de la Coopérative Multialtive se démarque, notamment pour répondre aux nouvelles normes environnementales. En effet, tous les acteurs miniers sont contraints par l’obtention de la « licence environnementale », à travers laquelle ils indiquent leurs actions pour limiter leur impact environnemental. 85 % des coopératives minières n’ont cependant pas cette licence. La Coopérative Multiactive a obtenu la sienne en 2010 mais cela ne l’empêcha pas d’être la cible du territoire indigène Sikuya qui bloqua l’accès à l’usine en protestation des contaminations d’une rivière, durant l’une des rares mobilisations pour la défense de l’environnement dans la région. Suite à cela, la coopérative décide d’accélérer son modèle de gestion environnemental. Des bassins de stockage des déchets et des hydrocyclones (permettant de séparer les éléments solides et liquides) sont en cours de création. Un autre projet tient à la création de bassins de décantation et de sédimentations, avec comme objectif à terme de récupérer la totalité de l’eau afin de travailler en circuit fermé. Pour mener à bien ces projets, la coopérative a recruté de nouveaux membres et les a formés aux enjeux environnementaux. Alors que la question environnementale est jugée comme une contrainte pour les coopératives régionales, la Coopérative Multiactive cherche à la transformer en une source d’embauche et de formation d’un nouveau personnel qualifié.

21La logique entrepreneuriale de la coopérative de Catavi trouve ainsi son origine dans les savoir-faire spécifique et le prestige acquis par les anciens travailleurs au sein de l’usine de la Comibol. Elle s’inscrit dans la « culture d’intervention gestionnaire » (Quijoux, 2018) portée par les militants syndicalistes de l’usine de traitement, et par l’émergence d’une certaine élite minière artisanale (Hilson et al., 2016). Il ne s’agit cependant pas d’idéaliser la coopérative de Catavi. Elle fut éclaboussée par un scandale de contrats illégaux avec des entreprises privées pour la vente de son minerai. De plus, une logique hiérarchique verticale est également présente par le fait que se sont bien souvent les anciens membres de la Comibol ou leurs fils qui occupent les postes de dirigeants. Cette logique est néanmoins atténuée par les pratiques plus égalitaristes qui prévalent dans la coopérative. Les dirigeants peuvent néanmoins y acquérir un capital symbolique qui peut être transformé en capital politique. C’est ainsi que le dirigeant que nous avons rencontré en 2009, lors de notre première visite de la coopérative, fut par la suite élu maire de la ville de Llallagua. En 2025, la Coopérative Multiactive devient la cible des critiques suite à la rupture du barrage minier de l’ancienne Comibol qui emporta avec lui plusieurs millions de tonnes de terrils. Si les causes de cette catastrophe sont encore en cours d’inspection, des voix accusent les opérations de cette coopérative qui auraient affaibli la structure des terrils.

Conclusion

22Alors que l’ancien syndicalisme minier au sein des mines d’Etat luttait pour des avancées sociétales majeures (démocratie, droit du travail, etc.), le modèle coopératif artisanal s’est tourné vers une lutte corporatiste de contrôle des gisements. Mais cette nouvelle dynamique n’exprime en rien une dépolitisation des mines. Les logiques décrites dans cet article – hiérarchique verticale, communautaire et entrepreneuriale – révèlent au contraire que les mines sont devenues un nouvel enjeu de lutte au niveau local. D’un côté, les anciennes élites minières et urbaines visent à maintenir leur domination sur les groupes ruraux dans les mines, en cherchant à distinguer clairement l’espace minier de l’espace rural, et par la reproduction des anciennes structures de domination des villes sur le monde rural. D’un autre côté, les groupes paysans-indigènes brouillent les frontières traditionnelles séparant les espaces miniers/urbains et ruraux, en s’accaparant les mines urbaines ou en en créant d’autres dans le monde rural. Ces différentes logiques sont sujets à des formes d’hybridation. La logique hiérarchique verticale existe dans les coopératives rurales, en reproduisant notamment les formes paysannes d’exploitation de la main d’œuvre ou par l’exclusion des femmes. De même, nous avons rencontré des coopératives rurales ayant cherché à passer des accords avec des investisseurs privés, selon la logique entrepreneuriale. À l’inverse, tous les mineurs originaires des centres miniers historiques ne reproduisent pas les formes traditionnelles d’exploitation de la main d’œuvre, comme en témoigne le cas de Catavi. L’étude du mouvement minier artisanal invite ainsi à replacer ces logiques dans le contexte historique qui les a vus émerger (Rubbers, 2015). Ces dynamiques distinctes reposent néanmoins sur une logique commune d’identification locale comme source de légitimité de la pratique minière, que ce soit par la valorisation de son ancrage à la ville ou à une communauté. Les trajectoires familiales et collectives des groupes sociaux déterminent ainsi les ressources mobilisées par les coopérateurs pour légitimer l’exploitation des ressources (Wagner, 2020). Le cas de la coopérative de Catavi témoigne aussi que le savoir minier et administratif, la formation et les connaissances du marché permettent de résoudre de nombreuses critiques émises à l’encontre du modèle minier artisanal. La transmission et la formation d’un personnel qualifié en font un cas unique dans le Nord Potosi, plus à même de contrôler la chaîne de valeur depuis la production à la commercialisation, tout en pouvant s’adapter aux nouvelles normes environnementales. Cette spécificité provient à la fois de l’origine élitiste de ses fondateurs et du contrôle de l’usine de traitement. Elle témoigne que la mise en place de politiques publiques doit tenir compte de l’importance des savoirs – miniers, techniques, administratifs – et favoriser la formation des mineurs artisanaux pour encourager une gestion plus efficiente de ce modèle d’extraction.

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Bibliographie

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Notes

1 Il faut distinguer en Bolivie deux types d’activités minières artisanales : les coopératives qui exploitent les gisements andins et les coopératives aurifères du versant et des plaines amazoniennes qui, bien que leurs activités soient elles aussi parfois anciennes, connaissent une forte croissance depuis les années 2000, avec des modèles d’exploitations variés et controversés concernant leurs financements extérieurs, leurs illégalités, les contaminations environnementales, etc. Notre article se focalise sur l’activité minière artisanale dans la zone andine, alors que d’autres enquêtes sont en cours sur la partie amazonienne.

2 Ce tableau propose des estimations étant donné la diversité des chiffres produits. Certains estiment par exemple le nombre de mineurs artisanaux à plus de 150 000. Il est important de préciser que le secteur coopératif, bien que produisant moins de 20 % de la production, représente plus de 50 % de la valeur produite du fait du boom aurifère amazonien qu’il contrôle à plus de 95 %.

3 Soit 10 000 euros, alors que le salaire minimum était en 2010 de 680 bolivianos (68 euros)

4 La région du Nord Potosi se situe au nord du département de Potosi, dont la capitale est la ville du même nom. Cet article se base sur une cinquantaine d’entretiens avec des dirigeants et membres de coopératives, des autorités indigènes et paysannes, des membres d’ONG et des élus et techniciens de municipalités. Il s’inscrit dans le cadre du projet « Économies politiques et morales du “boom extractif” dans la “grande transition” », de l’Agence nationale de la recherche (ECOBOOM ANR-23-CE55-0005).

5 Soit 400 euros, alors que le salaire minimum en 2024 est passé à 2 500 bolivianos (332 euros).

6 Les redevances minières (de 2,5 % à 6 % selon le minerai) sont la seule imposition aux coopératives artisanales.

7 Voitures de contrebande, entrées illégalement depuis le Chili, très abondantes dans le milieu rural.

8 Plusieurs groupes indigènes se mobilisèrent pour faire reconnaître le statut de « coopérative communautaire » lors de l’élaboration de la Loi Minière de 2014, mais ce statut juridique ne fut pas reconnu sous la pression de l’organisation nationale des coopératives minières, peu enclin à voir apparaître une forme d’organisation concurrente.

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Table des illustrations

Titre Tableau 1 - Évolution des emplois et de la production dans le secteur minier
URL http://journals.openedition.org/echogeo/docannexe/image/28929/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 289k
Titre Illustration 1 - Le Nord Potosi et les gisements miniers
Crédits Auteur : C. Le Gouill, 2022.
URL http://journals.openedition.org/echogeo/docannexe/image/28929/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 273k
Titre Illustration 2 - Entrée d’une équipe de travail dans la mine de Colquechaca
Crédits Auteur : Claude Le Gouil, novembre 2023.
URL http://journals.openedition.org/echogeo/docannexe/image/28929/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 463k
Titre Illustration 3 - Travailleurs de la coopérative aurifère Vilacota dans les Andes boliviennes
Crédits Auteur : Claude Le Gouill, juin 2024.
URL http://journals.openedition.org/echogeo/docannexe/image/28929/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 404k
Titre Illustration 4 - Tapis gravimétriques de la Coopérative Multiactive Catavi-SigloXX
Crédits Auteur : Claude Le Gouill, octobre 2024.
URL http://journals.openedition.org/echogeo/docannexe/image/28929/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 593k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Claude Le Gouill, « Les logiques du coopérativisme minier en Bolivie. Ancrages locaux, savoirs et luttes sociales comme légitimités d’une activité contestée »EchoGéo [En ligne], 71 | 2025, mis en ligne le 31 mars 2025, consulté le 24 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/echogeo/28929 ; DOI : https://doi.org/10.4000/140dx

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Auteur

Claude Le Gouill

Claude Le Gouill, claude.legouill@ird.fr, est chargé de recherche à l’IRD et membre de l’UMR Sens. Il a récemment publié :
- Le Gouill C., Herbozo H., 2023. Des coopératives minières équitables ? Difficultés et réajustements de la filière « équitable » dans les mines aurifères artisanales et à petite échelle en Bolivie. VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [En ligne], vol. 23 n° 1. URL : http://journals.openedition.org/vertigo/40115 - DOI: https://doi.org/10.4000/vertigo.40115
- Le Gouill C., 2023. Creuser pour rester. Territorialités minières et sociabilités communautaires en Bolivie. In. Cerceau J., Laurent B. (dir.), Quand la mine déborde. Enquêtes sur la fabrique des territoires extractifs. Paris, Presses des Mines, p. 137-156.
- Le Gouill C., 2022. Le rituel politique du toro-tinku. Systèmes symboliques et structures sociales dans les Andes Boliviennes. Journal de la Société des Américanistes [En ligne], vol. 108, n° 2, p. 125-156. URL: http://journals.openedition.org/jsa/21246 - DOI: https://doi.org/10.4000/jsa.21246

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