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Sur le champ

Les intermédiaires locaux dans la topographie politique de la gouvernance minière au Cameroun

Local intermediaries in the political topography of mining governance in Cameroon
Merlin Ottou

Résumés

La réforme de la règlementation minière au Cameroun a favorisé l’implication des entreprises minières dans l’activité minière artisanale semi-mécanisée et l’État a mis en œuvre un mode de gouvernance indirecte de la sécurité dans les territoires extractifs. Cet article analyse le rôle des représentants des communautés locales dans la régulation de l’accès aux espaces de production et des relations entre les orpailleurs et les entreprises minières. Il démontre que ces intermédiaires locaux participent à la construction de l’ordre social dans les zones d’activité et collaborent avec les sociétés minières dans la réalisation de projets sociaux porteurs de profonds changements dans les communautés locales.

Cameroun, exploitation minière semi-mécanisée, régulation étatique, intermédiation locale, mécanismes de décharge indirecte, normes informelles.

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Texte intégral

1La libéralisation du secteur minier promue par l’État du Cameroun, au travers de l’élaboration d’un nouveau Code minier en 2001, visait à attirer les investisseurs privés étrangers, mais la mine industrielle ne s’est pour autant que peu développée. Par contre, à partir de 2007, l’exploitation minière artisanale semi-mécanisée a rapidement progressé en milieu rural avec l’arrivée de petites compagnies minières asiatiques. Celles-ci ont acquis un droit de propriété sur de grandes parcelles foncières grâce à l’obtention d’actes juridiques auprès de l’État qui y voit une nouvelle source de retombées fiscales à travers le paiement de redevances superficiaires et d’une taxe sur la production d’or. L’intégration de cette nouvelle forme d’activité extractive dans le Code minier révisé en 2016 s’inscrit dans la volonté du gouvernement camerounais d’adapter, pour ses intérêts propres, la réforme de la politique minière (Lickert, 2013), soutenue par la Banque mondiale qui promeut la privatisation du secteur minier en Afrique depuis les années 1980 (Campbell, 2004 ; Rubbers, 2013).

2Les populations rurales, historiquement engagées dans l’orpaillage dans les zones minières à l’Est-Cameroun pour subvenir à leurs besoins, se trouvent aujourd’hui confrontées à l’implantation de petites sociétés minières. L’État accorde à ces nouveaux opérateurs miniers étrangers des droits fonciers exclusifs, les privilégiant ainsi sur le plan juridique. Parallèlement, il cherche à organiser une forme de coexistence entre ces sociétés minières et les orpailleurs locaux, désormais reconvertis dans l’exploitation des résidus aurifères à l’aide d’un outillage rudimentaire. Dans cette perspective, l’administration minière a créé une norme non codifiée échappant au cadre réglementaire formel. Cette « norme pratique » (Olivier de Sardan, 2021) attribue de manière informelle aux populations locales « la propriété » des résidus miniers issus du gravier minéralisé extrait par les entreprises minières, leur permettant ainsi de générer des revenus. Dans la logique étatique, cette règle informelle constitue un mécanisme de construction d’un « compromis fonctionnel » destiné à préserver la stabilité sociale dans les zones d’activité minière et les communautés environnantes.

  • 1 Cf. Les quotidiens Le Jour du 28 avril 2018 et Le quotidien de l’Économie, janvier 2018, pour le ca (...)

3Depuis près d’une décennie, l’implication croissante de ressortissants chinois dans l’exploitation artisanale de l’or, – juridiquement réservée aux acteurs locaux dans l’ancien Code minier de 2001 –, attire l’attention des médias et des organisations non gouvernementales en Afrique1. Ces nouveaux opérateurs miniers ont introduit des techniques mécanisées, proches de celles utilisées par les compagnies industrielles, contribuant ainsi à l’intensification de l’activité artisanale et à une redéfinition des rapports de pouvoir dans les concessions minières. La littérature consacrée à la participation des exploitants miniers chinois dans l’extraction minière artisanale à petite échelle s’est jusqu’ici focalisée sur deux thèmes. D’une part elle analyse l’impact environnemental de leurs activités sur les communautés rurales, d’autre part elle explore les mécanismes par lesquels ces acteurs parviennent à s’intégrer dans la filière aurifère artisanale, en mettant en lumière les interactions complexes entre logiques économiques et dynamiques politiques (Crawford et al., 2015 ; Crawford et Botchwey, 2017 ; Botchwey et Crawford, 2018 ; Hilson et al., 2014 ; Loubere et al., 2019 ; Antwi-Boateng et Akudugu, 2020 ; Ocquaye, 2023).

4Ces travaux éclairent le fonctionnement de l’État au prisme des pratiques corruptrices entre fonctionnaires et exploitants chinois et apportent des preuves empiriques supplémentaires de l’incapacité des gouvernements à créer un « espace politique » propice à la formalisation de l’artisanat minier (Hilson et al., 2014 ; Fisher, 2007 ; Mulamba Tchomba, 2024). En revanche, la manière dont l’État – souvent caractérisé par une capacité d’action limitée – intervient pour maintenir l’ordre politique dans les zones d’exploitation artisanale mécanisée demeure encore peu documentée. Inscrits dans une logique de captation de la rente, ces espaces d’extraction mécanisée de l’or deviennent des lieux stratégiques de gouvernance sécuritaire locale. Celle-ci renvoie aux enjeux de prévention des potentiels conflits et des risques de violence entre les orpailleurs et les entreprises minières. Cette contribution s’attache à analyser l’implication de petites entreprises chinoises dans l’exploitation artisanale semi-mécanisée de l’or, ainsi que les modes de gouvernance des territoires mis en œuvre par l’État. Au Cameroun, la présence croissante d’opérateurs miniers chinois dans le secteur artisanal depuis plus d’une décennie avec s’explique notamment par l’intégration, dans le cadre légal, de partenariat technico-financiers entre acteurs locaux et investisseurs privés étrangers.

5Percevant une nouvelle opportunité d’accumulation économique, les élites au pouvoir à différents échelons de l’État mobilisent leurs ressources financières ainsi que leur capital relationnel, tant national qu’international, pour nouer des partenariats avec de petits investisseurs chinois (Nguepjouo, 2017 ; Nguepjouo et Runge, 2021). L’implantation de ces petites entreprises minières dans les sites extractifs entraine une dépossession foncière progressive des populations locales, souvent nostalgiques à l’égard de la période où la Banque mondiale soutenait leur activité dans le cadre d’un programme de formalisation de l’artisanat minier (Ottou, 2024). La priorité accordée par l’État aux sociétés chinoises soulève dès lors des questions sur les mécanismes de régulation mis en place œuvre pour maintenir l’ordre social et assurer la sécurité dans les territoires miniers.

6Cet article s’inscrit dans le débat sur les nouvelles topographies politiques de la gouvernance minière en Afrique. En réponse aux discours qui présentent l’État comme défaillant ou faible face aux investissements miniers étrangers, un courant de recherche s’est intéressé aux stratégies de contrôle indirect mises en œuvre par les autorités publiques, telles que la « décharge indirecte », permettant à l’Etat de conserver une certaine emprise sur le secteur privé minier (Hönke, 2013 ; Rubbers, 2019 ; Wiegink, 2018). Dans cet perspective, cet article propose d’apporter une contribution à ce champ d’étude par l’analyse du rôle d’un groupe d’acteurs locaux dans la gouvernance sécuritaire des sites miniers mécanisés opérés par des entreprises chinoises, ainsi que dans les dynamiques sociales des communautés villageoises avoisinantes. Ces acteurs locaux sont organisés en un collectif formalisé, agissant comme des « intermédiaires locaux » désignés par les autorités de l’appareil administratif local. Ils sont investis d’une double mission : d’une part, encadrer le travail des orpailleurs dans les sites miniers ; d’autre part, participer à la mise en œuvre des projets de développement portés par les entreprises minières dans le cadre de leurs engagements en matière de responsabilité sociale. Cette dernière dimension comprend la réalisation d’infrastructures et d’initiatives sociales destinées aux communautés vivant à proximité des concessions exploitées par les entreprises minières semi-mécanisées.

7L’État délègue en effet la gestion localisée des territoires extractifs aux représentants du collectif villageois qui assument en dehors de la règlementation minière formelle une fonction de maintien de l’ordre social en entretenant des relations avec les orpailleurs et les sociétés chinoises mécanisées. À rebours des analyses fondées sur une conception wébérienne qui défendent l’idée d’un affaiblissement du pouvoir étatique sous l’effet de sa privatisation progressive, Béatrice Hibou (1999) a développé une approche théorique fondée sur la notion de « décharge ». Elle propose de saisir « l’État en action » à travers les processus de délégation et de contrôle exercés via des acteurs privés et des intermédiaires. Dans ce cadre, le mode de gouvernance de l’État repose sur des formes d’interventions indirectes qui donnent lieu à des pratiques de (re)négociation continue avec des acteurs non étatiques. Dans la continuité de cette approche conceptuelle, et de celle des sur les nouvelles topographies politiques cités précédemment, cette contribution met en lumière le rôle central joué par les intermédiaires locaux dans la mise en œuvre de cette « décharge indirecte ». Dans le cas analysé ici, l’État confie en effet aux représentants du collectif local la responsabilité d’assurer la stabilité sociale dans les zones d’activité minière, en instituant un système de normes informelles qui encadrent les relations de travail entre les orpailleurs et entreprises minières.

8Cette délégation ne confère toutefois pas aux intermédiaires locaux un pouvoir de coercition sur les orpailleurs ni sur les compagnies chinoises mécanisées. L’État demeure l’acteur central dans les dynamiques de négociation et dans l’arbitrage des tensions qui émergent dans les sites d’activité. De plus, l’État étend la gouvernance sécuritaire aux communautés villageoises adjacentes aux concessions minières en attribuant aux représentants locaux la responsabilité de veiller à la fourniture des biens collectifs par les entreprises minières, désormais tenues de contribuer au développement local. Cette responsabilisation des intermédiaires locaux dans la production des services sociaux s’inscrit ainsi dans un mode de gestion indirecte des attentes développementalistes des populations vivant dans les zones d’extraction minière. L’analyse présentée ici s’appuie sur des données empiriques collectées pendant 18 mois, entre 2020 et 2022, dans le cadre de ma recherche doctorale. Les enquêtes de terrain ont été réalisées dans trois concessions minières situées dans la localité de Kambélé, administrativement rattachée à la municipalité de Batouri dans la région de l’Est-Cameroun. Ces zones d’extraction de l’or constituent l’épicentre de l’implémentation des entreprises minières mécanisées, faisant de la localité de Kambélé un espace hybride de vie, d’activités économiques et de production d’or.

9Proches du centre-urbain, ces zones sont quotidiennement fréquentées par de nombreuses personnes : elles s’y rendent chaque matin pour travailler puis regagnent leur domicile en fin de journée de travail grâce aux services de moto-taxis qui facilitent la mobilité. Au total 250 entretiens semi-directifs ont été réalisés avec divers acteurs : orpailleurs et leurs représentants, autorités locales, agents sécuritaires, ainsi qu’interprètes des entreprises minières chinoises. La question de la gouvernance minière étant particulièrement sensible pour les agents de l’État, plusieurs entretiens – à la fois semi-directifs et informels- ont été menés avec des membres de l’administration centrale et des agents des brigades minières en s’appuyant sur des relations de confiance et d’amitié patiemment construites au fil du temps. À cela s’ajoute l’observation des pratiques et des interactions entre les différents acteurs présents sur les sites d’activité minière.

10Cette contribution s’organise autour de trois parties. La première présente les dynamiques de l’émergence de l’exploitation minière semi-mécanisée et la cohabitation entre les orpailleurs et les entreprises chinoises dans les concessions minières. La seconde analyse les modes de gouvernance de la sécurité des zones d’extraction aurifère mis en œuvre par l’État, à travers les représentants locaux dotés d’un pouvoir d’intervention limité. Enfin une dernière partie s’intéresse aux perceptions de l’action de ces intermédiaires locaux au sein des communautés villageoises concernées.

L’émergence de l’extraction aurifère mécanisée et la place des orpailleurs dans les concessions minières

11L’exploitation des ressources minières est restée marginale sous l’administration coloniale au Cameroun. À son arrivée au pouvoir après l’indépendance, le président Ahmadou Ahidjo ambitionne de faire de l’industrie minière un levier de la croissance économique, parallèlement au secteur agro-industriel qui occupe une place centrale dans le projet de construction de l’État postcolonial. La crise économique survenue au cours des années 1980 amène la Banque mondiale à intervenir dans la politique économique en imposant les programmes d’ajustement structurel (PAS), ce qui contraint le gouvernement camerounais à abandonner la mise en œuvre de son plan d’industrialisation minière. Au pouvoir depuis 1982, Paul Biya entreprend, avec l’appui de la Banque mondiale, une réforme minière en 2001. Comme dans de nombreux pays africains, la nouvelle règlementation minière promeut l’exploitation industrielle à travers des incitations fiscales favorables aux investisseurs privés étrangers (Lickert, 2013 ; Voundi, 2021). Lors d’un entretien (7 octobre 2020), un haut fonctionnaire de l’administration minière a souligné que c’est en réalité l’exploitation minière semi-mécanisée, non prévue par le Code minier dans sa version inspirée par Banque mondiale, qui s’est cependant développée. À la suite d’une opération d’extraction aurifère menée dans une zone initialement destinée à la construction d’un barrage hydroélectrique, de nombreuses entreprises minières chinoises, soutenues par des acteurs locaux détenant des positions de pouvoir, se sont implantées dans plusieurs localités minières pour mener une activité artisanale semi-mécanisée. Selon Lickert (2013), l’État a effectué à une « délégation contrôle » dans le secteur minier, en maintenant le monopole des décisions stratégiques dans ses relations avec les investisseurs étrangers, alors même que la réforme du Code minier visait à réduire son rôle de régulation.

12Dans la localité rurale de Kambélé (illustration 1), l’implantation des sociétés minières chinoises investies dans l’exploitation minière semi-mécanisée a favorisé l’éclosion d’un petit centre-urbain où se déploie une population cosmopolite qui mène diverses activités liées à l’économie de biens et de services. Les premières opérations minières qu’on y observe se rapportent au concassage des tas de gravier minéralisé par les villageois qui l’étalent sur les devantures des maisons construites avec des planches. En devisant avec eux, j’apprends que certaines personnes n’hésitent pas à creuser l’intérieur de leur habitat pour extraire le gravier minéralisé. Si la quantité d’or recueillie est importante, elles démolissent complètement leurs maisons pour reconstruire à un autre endroit afin d’exploiter la zone aurifère.

Illustration 1 - Carte de localisation des concessions minières à Kambélé

Illustration 1 - Carte de localisation des concessions minières à Kambélé

Réalisation : G. Atangana Ayissi, d’après des données géologiques, Bucrep, INC, Minee.

13Dans les concessions aurifères contrôlées par les compagnies minières chinoises, les orpailleurs sont confrontés à la dépossession foncière, comme dans de nombreux pays africains. Certains chercheurs (Ayeh, 2022 ; Côte, 2013 ; Luning et Pijpers, 2017) relèvent que ces dépossessions foncières deviennent localement légales à travers les licences minières qui autorisent les investisseurs privés à s’approprier les ressources, les populations locales contestent le droit de propriété en mobilisant le régime juridique coutumier et le discours de l’autochtonie pour légitimer leur appropriation des terres dans les concessions minières. Contrairement aux fonctionnaires de l’administration minière qui perçoivent l’émergence de l’extraction semi-mécanisée de l’or comme une modalité du processus de libéralisation du secteur minier, les communautés villageoises interprètent la dépossession foncière comme une nouvelle forme de « colonisation » et fustigent les indemnités marginales qu’elles reçoivent des entreprises minières. Lors d’un entretien (23 novembre 2021), un orpailleur résume l’opinion dominante de la population ainsi : « Les Chinois ont déjà occupé tout le territoire, donc les trous où on travaillait avant. On n’a plus d’espace pour travailler parce que les terres appartiennent déjà aux Chinois ; c’est comme si le gouvernement est même avec les Chinois-là ». Le chef de village insiste sur la responsabilité des élites locales qui favorisent les entreprises chinoises : « Nos élites sont parties chercher les partenaires chinois qui ont occupé les terres où les orpailleurs travaillaient, alors maintenant ils n’ont pas d’espace. On ne connaissait pas les Chinois, ceux qui sont nos élites les ont amenés pour occuper nos terres » (entretien du 24 novembre 2021).

14Afin de maintenir la stabilité sociale dans les zones d’activité minière, l’autorité gouvernementale en charge du secteur minier impose aux entreprises chinoises semi-mécanisées une norme non prévue par la règlementation, qui accorde aux orpailleurs le droit d’exploiter les résidus aurifères aux abords de leurs sites d’activité (Ottou, 2024). En effet, l’application de cette règle informelle vise à favoriser la cohabitation entre ces différents opérateurs miniers. L’organisation au sein des concessions extractives a été étudié par certains chercheurs qui s’intéressaient à la mise en œuvre concrète de la politique de libéralisation du secteur minier en contexte africain. Ils ont analysé comment fonctionne le système normatif informel qui a émergé au côté de celui officiel, et la manière dont ce système informel façonne les relations entre les entreprises minières et les orpailleurs (Luning, 2008 ; Côte et Korf, 2018).

15Au niveau local, l’autorité de l’administration minière assure l’application effective de cette règle informelle en établissant des liens de collaboration avec les représentants des populations locales. Elle délègue à des intermédiaires locaux la gestion de l’accès des orpailleurs à l’exploitation des résidus miniers situés à proximité des concessions des entreprises minières. Parallèlement, dans cet espace d’activité extractive, les agents des forces de l’ordre assurent la sécurité des sociétés minières chinoises et de leur matériel de travail. Au cours de mon travail de terrain, un agent de sécurité m’a confié que le développement de l’activité minière mécanisée représente une opportunité financière pour les responsables hiérarchiques de l’appareil sécuritaire. Ces derniers « loueraient » les services des forces de l’ordre aux entreprises minières en échange d’une rémunération mensuelle. Par ailleurs, certains soldats négocient directement leur affectation auprès de leurs supérieurs dans ces sites miniers, en contrepartie de quoi ces derniers perçoivent une indemnité chaque mois (entretien, 28 octobre 2020).

16Dans les concessions des entreprises minières, les représentants locaux gèrent l’installation des orpailleurs dans les sites d’exploitation des résidus aurifères en mettant en place un système normatif de régulation de la construction du dispositif d’extraction des résidus miniers et de l’organisation spatiale des orpailleurs. La première règle est d’ordre technique. Elle régit le travail de construction du dispositif en bois (illustration 2a) sur lequel les orpailleurs installent des cuves en planche dans lesquelles ils recueillent les résidus miniers en aval du dispositif d’extraction de l’or des entreprises minières. La construction de ce dispositif de production se fait sur la base de certaines normes techniques ; les orpailleurs utilisent de grosses billes de bois pour installer les poutres de soutènement. Ces poteaux sont enfouis dans le sol à une profondeur de 3 m afin de garantir la solidité du dispositif de production lorsqu’il est opérationnel (illustration 2b). Les représentants locaux exigent que chaque orpailleur débourser une somme de 500 FCFA pour acheter le matériel permettant la construction de ce dispositif technique (planches, clous, barres de ferres). Ils s’accordent également avec les entreprises minières sur le moment de la construction du dispositif d’extraction des résidus miniers par les orpailleurs.

Illustration 2a - Le dispositif technique d’extraction des résidus aurifères en construction

Illustration 2a - Le dispositif technique d’extraction des résidus aurifères en construction

Auteur : Merlin Ottou, 10 novembre 2020.

Illustration 2b - Le dispositif opérationnel d’extraction des résidus aurifères

Illustration 2b - Le dispositif opérationnel d’extraction des résidus aurifères

Auteur : Merlin Ottou, 22 octobre 2022.

17La large bande de terre sert de limite entre le site d’activité des entreprises et la zone d’exploitation des résidus aurifères. Au-dessus du dispositif de récupération des résidus miniers, les délégués des orpailleurs désignés par les représentants de la communauté locale contrôlent la stabilité de ce support de production. Les femmes et leurs enfants sont autorisés à installer des rampes de lavage aux alentours pour traiter les granulas boueux.

18Pour assurer le suivi de l’exécution des tâches liées à la construction de cette rampe de récupération des résidus aurifères, les représentants du collectif local désignent dans toutes les concessions minières en activité deux orpailleurs comme « délégués ». Ces individus sont alors chargés de coordonner la répartition des tâches et les relations de travail entre les orpailleurs pendant la construction du dispositif technique. Ensuite, les représentants du collectif villageois attribuent les postes de travail de chaque orpailleur, ce choix s’appuie sur une seconde règle non codifiée selon laquelle la répartition doit reposer sur le nombre de jours durant lesquels chaque travailleur a participé à la construction du dispositif de production (Ottou, 2024). Pour les orpailleurs, cela constitue un important enjeu puisque la quantité d’or extrait des résidus aurifère dépend largement de la place obtenue dans le dispositif technique : plus on est proche de la rampe de production des entreprises minières plus on extrait du minerai.

19Les orpailleurs qui ont participé à toutes les étapes de l’installation du dispositif technique sont donc en principe privilégiés, cependant il est d’usage que le président du collectif villageois attribue au chef de village la première position et les suivantes à ses conseillers. Cette décision souvent considérée comme discrétionnaire par les orpailleurs, est justifiée pour les représentants par le fait que ces acteurs locaux incarnent l’autorité coutumière. Les autres places sont ensuite reparties entre les orpailleurs, avec un nouveau privilège accordé aux délégués considérés comme d’un statut hiérarchique supérieur en tant que coordonnateur des opérations de construction du dispositif de production. En revanche, ceux qui n’ont pas contribué à sa construction sont installés à une distance de 7 mètres autour du dispositif d’extraction des résidus miniers, ils peuvent alors « panner » la boue qui s’étale dans le site d’activité pour essayer d’en extraire un peu de minerai.

20Lors de nos échanges, les orpailleurs considèrent qu’au sein des concessions les représentants du collectif villageois sont leur « chef » car ils gèrent l’occupation des sites de travail et veillent à ce que les entreprises chinoises semi-mécanisées respectent leur droit d’accès à l’exploitation des résidus aurifères. Ainsi, en collaborant avec les entreprises minières, les intermédiaires locaux de l’État agissent en marge de la règlementation minière en créant un système de régulation « pratique » qui façonne localement des modes d’ancrage socio-spatial entre des acteurs engagés dans deux formes d’opérations minières dans les territoires extractifs : d’un côté l’extraction artisanale mécanisée de l’or et, de l’autre, l’exploitation des résidus miniers.

La gouvernance des sites d’activité des orpailleurs par les représentants locaux

21Nous avons observé, dans la section précédente, que l’autorité administrative locale a délégué aux représentants du collectif villageois la responsabilité de veiller à l’application de la règle informelle autorisant les orpailleurs à exploiter les résidus aurifères et d’assurer leur cohabitation avec les entreprises minières afin de maintenir l’ordre social au sein des concessions. Dans cette perspective, les représentants du collectif ont mis en place un mode de gestion des sites d’exploitation des résidus miniers reposant sur le paiement, par chaque orpailleur, d’une « taxe » hebdomadaire de 2 000 FCFA, représentant une « contribution citoyenne au développement local ». En cas de non-paiement, l’orpailleur perd sa position sur le dispositif de production : les percepteurs – les deux hommes en chapeau de l’illustration 3 – le déplacent alors vers une place marginale sur le site de travail. Ces repositionnements, qu’ils soient punitifs ou incitatifs, fonctionnent ainsi comme des mécanismes de sanction et de récompense. Selon le gestionnaire financier du collectif local (entretien, 22 décembre 2020), l’argent ainsi collecté constitue une ressource permettant aux villageois de financer eux-mêmes des infrastructures sociales destinées à améliorer leurs conditions de vie.

22Par ailleurs, les représentants du collectif local s’occupent également de la sécurité des orpailleurs et de la protection contre le vol de leur matériel de travail au niveau des sites d’activité. Ils s’appuient pour cela sur deux catégories d’acteurs. D’une part, les « délégués » qui désignés au moment de la construction du dispositif d’extraction des résidus aurifères. Ces derniers assurent la supervision diurne des différentes opérations dans les sites d’activité : ils contrôlent l’organisation des positions sur le dispositif d’extraction des résidus aurifères mais aussi les endroits où les femmes doivent travailler afin d’éviter les risques d’accidents. En cas de problème ou de contestation, les délégués se réfèrent aux représentants du collectif local qui sont ceux habilités en dernier ressort à prendre les décisions concernant la gestion des rapports de travail entre orpailleurs. Sous la tutelle du collectif villageois, les délégués jouent donc le rôle de « police économique » via la supervision du matériel de production des orpailleurs et le contrôle des risques ; ils reçoivent pour cette tâche une indemnité hebdomadaire de 30 000 FCFA.

23D’autre part, les représentants locaux s’arrangent avec les agents de sécurité des entreprises minières chinoises pour qu’ils assurent le contrôle nocturne des sites de résidus aurifères en contrepartie de l’attribution de positions de travail sur le dispositif d’extraction des résidus miniers. Mais cette implication des agents de sécurité dans le fonctionnement du site suscite des controverses chez les orpailleurs. Certains suspectent les membres du collectif local d’entretenir des liens de connivence avec les agents des forces de l’ordre afin de tirer profit de l’activité, car les agents de sécurité sont exemptés du paiement de la taxe. Par ailleurs, de nombreux orpailleurs dénoncent le recours systématique à la violence de ces agents sur les sites d’activité. Ils rapportent que leurs épouses, tout comme eux-mêmes, sont régulièrement victimes de brutalités, souvent déclenchées par de simples altercations. Le secrétaire du collectif villageois nuance ces plaintes. Selon lui, les villageois qui sont violentés par les agents de sécurité sont ceux qui cherchent à voler le minerai dans les zones d’activité des entreprises minières. Il explique :

« Les militaires ne sont pas supérieurs aux représentants du comité local. On les prend en qualité de riverain, c’est un frère. Ça c’est une coopération avec eux. Ils nous aident aussi, juste leur présence dans le site, s’il y a bagarre entre les orpailleurs, le militaire sera obligé d’intervenir. Leur présence effraye les orpailleurs qui ont de mauvaises intentions. On ne doit pas les chasser, on doit travailler ensemble » (entretien, 24 novembre 2021).

24Le récit met en lumière la centralité des forces de l’ordre de l’État dans la gestion de la sécurité dans l’espace extractif. Mais contrairement aux sociétés privées d’achat d’or qui encadrent les activités et gère la sécurité dans les sites d’orpaillage en mobilisant des vigiles privés dans le cas du Burkina Faso (Di Balme et Lanzano, 2013), les responsables du collectif villageois construisent ici, dans les sites d’extraction des résidus aurifères dans les concessions des entreprises minières mécanisées, une gouvernance sécuritaire via collaboration avec des agents publics, c’est-à-dire ceux qui disposent du monopole de la violence publique. Cette stratégie est défendue par le président du collectif local qui considère qu’elle permet de prévenir des affrontements avec les orpailleurs qui contesteraient le paiement de la « taxe ».

25S’inspirant du concept de « décharge » proposé par Hibou (1999), Hönke (2010) a montré que l’État délègue indirectement le maintien de l’ordre social dans les concessions minières aux entreprises industrielles en leur « louant » le service sécuritaire par le truchement des agents de sécurité publique. Dans le prolongement de cette analyse, nous soutenons que l’implication des représentants du collectif villageois dans la gouvernance de la sécurité dans les sites d’activité des sociétés chinoises semi-mécanisées constitue ici aussi un mécanisme de contrôle indirect des zones d’extraction minière par l’État.

26En effet, les représentants locaux tirent leur légitimité et leur autorité de deux sources : d’une part, ils sont les intermédiaires des autorités administratives locales et les interlocuteurs directs des sociétés minières et, d’autre part, ils sont soutenus dans leur travail par le chef de village qui se trouve lui-même médiateur entre la population et les représentants de l’État. Par ailleurs, le recours à la coercition des forces de sécurité dans la régulation de l’ordre social contribue à structurer des rapports de pouvoir asymétriques entre représentants locaux et orpailleurs. L’usage de la menace ou de la violence devient un instrument de contrôle de l’occupation des sites d’extraction des résidus miniers et un moyen de « discipliner » les travailleurs.

27Durant mon travail de terrain, nous avons ainsi constaté que les consignes émanant des délégués du collectif étaient ignorées par les orpailleurs, sauf quand elles étaient relayées par les forces de l’ordre. Ces dernières n’hésitaient pas à les menacer voire à les brutaliser pour imposer leur autorité dans les concessions minières. Chaque orpailleur respectait alors scrupuleusement les règles concernant, par exemple, la distance et la profondeur des trous creusés à proximité du dispositif d’extraction des résidus aurifères, ou encore l’emplacement désigné pour les motopompes utilisées pour le ravitaillement en eau sur le site d’activité. Cette situation illustre ce que Sikor et Lund (2009) ont analysé : le recours à la violence d’agents de l’Etat comme mode d’exercice du pouvoir sur un territoire et les individus qui l’occupent en dehors du rôle prévu par la loi de ces agents et alors même que cette violence n’est pas considérée comme légitime par ceux qui la subissent.

28Il arrive également que les agents de sécurité de l’État agissent en collaboration avec des acteurs non étatiques, mobilisant la force de manière conjointe. En suivant l’analyse de Sikor et Lund (2009), nous pouvons interpréter le recours des représentants locaux à la coercition exercée par les agents de la sécurité publique comme une stratégie de normalisation disciplinaire (Foucault, 1997, p. 225) à l’égard des orpailleurs. Ces derniers sont ainsi contraints de se conformer aux mesures sécuritaires relatives à la prévention des accidents, à l’utilisation des motopompes pour l’approvisionnement en eau et au respect des périmètres pour le creusement autour du dispositif d’extraction des résidus aurifères. Dans ce contexte, le recours par les représentants du collectif villageois à la coercition s’apparente à une tactique destinée à instaurer un climat de peur parmi les orpailleurs susceptibles de perturber l’ordre social dans les zones d’activité minière. Comme le soulignent Sikor et Lund (2009, p. 26), les dispositifs de de contrôle de l’organisation spatiale ne se limitent pas à structurer l’espace physique : ils façonnent également la perception politique de celui-ci. L’ordre spatial devient un instrument de gouvernement.

29Selon le responsable hiérarchique du service local des mines, la délégation du maintien de la sécurité aux représentants locaux est une façon de faire des villageois des « partenaires » des entreprises minières, responsables de la surveillance et de la dénonciation des vols de minerai. La délégation de la gouvernance de la sécurité aux acteurs locaux eux-mêmes permet aux autorités administratives locales de changer la perception du problème des décès des orpailleurs dans les concessions des entreprises minières en transférant la charge morale et sociale de la sécurité sur les communautés. En fait, les décès collectifs qui surviennent régulièrement dans les sites extractifs en raison des éboulements de terre ne sont plus interprétés comme un problème d’insécurité créé par les sociétés minières qui creusent des trous béants sans respecter la profondeur requise par la règlementation minière. Ce qui est plutôt mis en avant par les autorités locales, c’est l’attitude irresponsable des orpailleurs qui cherchent à voler l’or sans se soucier du danger auquel ils s’exposent. Les autorités locales insistent désormais sur la responsabilité individuelle des villageois, accusés de chercher à extraire illégalement de l’or au mépris des dangers.

30Dans leurs discours de sensibilisation, les représentants du collectif local mobilisent un registre moral qui condamne le maraudage comme pratique illégitime et dangereuse. Ce glissement discursif permet d’écarter la dimension juridique des normes sécuritaires en la remplaçant par une interprétation morale du risque. Ainsi, les décès survenus dans les concessions minières minière sont présentés non plus comme le résultat de manquements des entreprises, mais comme la conséquence de comportements déviants et irresponsables. Cette moralisation du risque contribue à désamorcer les protestations collectives : nombre de villageois, sensibles à ces discours, choisissent de ne pas se joindre aux mouvements de contestation à la suite d’accidents mortels.

31Malgré les risques, les orpailleurs continuent d’exploiter les résidus aurifères dans les concessions des entreprises minières. Selon les enquêtés, cette activité présente plusieurs avantages : elle est moins pénible et plus rapide que l’orpaillage traditionnel, ce qui permet de la concilier avec d’autres tâches quotidiennes, et elle constitue une source de revenus immédiate, contrairement aux autres formes d’exploitation aurifère plus aléatoires. Face à cela, les entreprises minières tentent de réduire la présence des orpailleurs dans les concessions minières en limitant leur accès aux résidus et en utilisant des technologies d’extraction plus performantes.

32Lors de notre enquête de terrain, de nombreux orpailleurs ont signalé une baisse significative du volume d’or extrait, et, par conséquent, de leurs revenus. Soupçonnant les manœuvres des sociétés minières, les orpailleurs s’en plaignent auprès des représentants du collectif villageois. Au cours d’une discussion collective (17 novembre 2022), l’un des orpailleurs relève que les entreprises minières créent une « concurrence déloyale » en utilisant des technologies de production de pointe pour extraire l’or. Cette dynamiques illustre ce que Fisher (2007) décrit comme une forme de dépossession foncière renforcée ici par la barrière technologique. Comme le relèvent Ribot et Peluso (2003, p. 177), « l’accès à la technologie facilite [le contrôle d’accès], et les technologies les plus avancées profitent à ceux qui y ont accès ».

33Les plaintes des orpailleurs provoquent un mécontentement social, mais les entreprises minières refusent de dialoguer avec les représentants locaux qui ne disposent d’aucun moyen de contrainte envers ces investisseurs miniers privés. Ces derniers recourent alors à l’autorité de l’administration régionale des mines pour qu’elle intervienne afin d’entreprendre des négociations avec les sociétés minières. Lors d’une séance de travail avec ces intermédiaires locaux (25 novembre 2022), un administrateur local reconnaît ouvertement que : « L’État central privilégie désormais les compagnies minières étrangères qui génèrent des ressources financières liées au paiement de diverses taxes ». Pour apaiser les tensions, l’administration régionale effectue à des descentes dans les sites miniers pour tenter de « désamorcer » les conflits en tentant de convaincre les entreprises minières de la menace sociale potentielle que représente la forte densité d’orpailleurs vivant autour des concessions minières.

34Cette approche s’inscrit dans ce que Hönke (2010) appelle une stratégie de « décharge indirecte » dans laquelle l’Etat délègue certaines fonctions de gouvernance à des acteurs non-étatiques, ici le comité local, sans pour autant se retirer complètement. Ce faisant, il maintient sa place dans la construction de l’ordre politique local et affirme son autorité dans ses relations avec le secteur privé. L’administration régionale mobilise ainsi la démographie des orpailleurs comme un « argument statistique » (Desrosières, 2008) pour justifier la nécessité d’un compromis.

35Ce compromis informel qui prévoit que les entreprises minières autorisent ponctuellement les orpailleurs à excaver le gravier aurifère dans leurs zones de production une fois par mois afin de leur permettre d’augmenter leurs revenus. Cet accord non écrit préconise également l’application du principe de la responsabilité sociale par les entreprises minières avec l’appui des représentants des populations locales. Dans ce schéma, l’État poursuit sa stratégie de délégation en confiant au comité local des responsabilités relevant normalement des services publics, tout en consolidant son rôle de garant ultime de l’ordre politique local.

Les perceptions de l’action sociale du collectif local dans la communauté villageoise

36En contrepartie des droits miniers exclusifs dont les entreprises minières bénéficient, l’État leur délègue certaines fonctions régaliennes concernant la production des services sociaux dans la communauté locale. À cet effet, l’autorité de l’administration minière à l’échelle régionale confie aux représentants du collectif local la responsabilité de veiller à la réalisation concrète des projets sociaux menés par les sociétés minières. De plus, elle autorise ces intermédiaires locaux à collecter une taxe sur le travail des orpailleurs dans les sites d’extraction des résidus miniers considérant qu’il s’agit d’une source alternative de ressources financières permettant aux villageois eux-mêmes de contribuer à la production de biens collectifs.

37Les villageois comme les orpailleurs, qui sont censés être les bénéficiaires de cette action sociale, portent un regard très critique sur rôle accordé aux représentants locaux, les orpailleurs allant jusqu’à contester leur action dans les sites d’activité. Ces derniers dénoncent le caractère contraignant de la collecte de la taxe, et émettent des doutes quant à l’usage des fonds collectés par les représentants du collectif local. Lors d’une discussion avec un groupe d’orpailleurs (8 novembre 2020), un intervenant estime ouvertement que ces fonds bénéficient avant tout aux représentants : « On paye, on se demande l’argent là, ça va servir à quoi ? On sait que cet argent va où ? On sait qu’ils mangent. Ce n’est pas normal qu’on accepte ça ». Pour certains enquêtés l’exploitation des résidus miniers représente une forme de « compensation » attribuée par l’État qui a abandonné l’encadrement des orpailleurs à la suite du développement de l’extraction minière semi-mécanisée et l’afflux des entreprises minières chinoises ; ils se considèrent dans leur droit de travailler ainsi et fustigent la captation opérée par les intermédiaires.

38Les soupçons d’appropriation de l’argent qui pèsent sur les représentants du collectif villageois alimentent des tensions dans leurs rapports avec les orpailleurs et des formes d’oppositions plus ou moins ouvertes émergent dans les sites de travail. L’une des manœuvres des orpailleurs consiste à jouer avec le temps. L’observation ethnographique de leurs relations avec le percepteur du collectif local révèle que certains se rendent dans les sites d’activité à 6 h du matin et arrêtent de travailler à 10 h, au moment où le percepteur se présente dans les sites de travail pour collecter la taxe. Un autre stratagème se joue dans les interactions entre les deux acteurs. Lorsque le collecteur de la taxe aborde les groupes d’orpailleurs, ceux-ci refusent de lui communiquer les noms de leurs patrons en utilisant les pseudonymes populaires dans la communauté des travailleurs. Cet acte de dissimulation est une manière de décliner collectivement l’acquittement de la taxe. Le percepteur n’a aucun moyen de contraindre les orpailleurs à identifier les personnes qui les recrutent et gèrent les dépenses des équipes, des opérations qui reposent généralement sur des liens d’interconnaissance.

39Pour pallier cette situation, le percepteur tente d’affirmer son autorité par l’exclusion des orpailleurs récalcitrants, mais sa décision suscite généralement une vive désapprobation de la part des patrons des équipes d’orpailleurs. Percepteur et patrons des groupes d’orpailleurs s’accusent alors mutuellement, le premier dénonçant la « mauvaise moralité » des orpailleurs qui le méprise en cherchant à créer une opposition frontale ; les seconds faisant valoir leur « sens de la responsabilité » en tant que supérieurs hiérarchiques des orpailleurs et opposant aux demandes du percepteur le fait qu’ils payent régulièrement la taxe représentant le « droit d’accès » aux résidus aurifères. Ils dénoncent alors l’« injuste » des mesures d’exclusion de leurs ouvriers du site d’activité.

40De nombreux orpailleurs justifient le refus de la taxe en la qualifiant « d’acte illégitime » en relevant que l’État leur attribue le « droit de propriété » sur les résidus miniers pour compenser la dépossession foncière engendrée par l’arrivée des compagnies minières mécanisées. En effet, les registres discursifs des différents acteurs locaux reposent sur des principes éthique (responsabilité, (in)justice, (mal)honnêteté) qui traduisent une volonté mutuelle de (dé)légitimer la collecte de la taxe, et plus largement l’action du collectif local dans la gouvernance des sites extraction des résidus aurifères.

41Principales cibles des critiques et discours suspicieux partagés dans l’espace « public villageois », le président et le trésorier du collectif local qui occupent des positions décisionnelles fortes construisent la légitimité de l’action du collectif villageois en faisant valoir la reconnaissance dont ils disposent de par les autorités administratives locales qui leur attribuent le rôle d’intermédiaire dans la gestion de la sécurité au sein des concessions des entreprises minières ainsi que celui de superviser la mise en œuvre des initiatives de développement local. Ils convoquent également les liens qu’ils entretiennent avec l’autorité coutumière du fait de ce rôle d’intermédiaire. Comme les responsables des sociétés privées d’achat d’or étudiées par Di Balme et Lanzano (2013), les responsables décisionnels du collectif villageois mettent en avant leur rôle de médiateur entre différentes autorités incarnant divers registres normatifs dans l’environnement institutionnel au niveau local.

42C’est eux qui présentent les réalisations sociales du collectif villageois. Par exemple, lors d’une réunion entre les villageois et la chefferie que nous avons observée, c’est le président du collectif local qui a détaillée la construction d’un hangar en planches permettant d’améliorer les conditions de travail des femmes dans l’espace commercial du village et annoncé la dotation de la chefferie d’une quarantaine de chaises. Le trésorier a par ailleurs mentionné l’engagement de l’entreprise minière Wang dans la construction de deux salles de classes dans la petite école du village (illustration 3) en précisant que la société Wang a déboursé une somme de 8 millions de francs CFA pour la réalisation de cette infrastructure sociale. Il a également souligné que ce projet social a permis au collectif local de donner un emploi salarié à des jeunes du village à travers le recrutement de la main d’œuvre. Le fait que ces annonces soient faites par les représentants eux-mêmes renforce leur position centrale dans la médiation entre la chefferie, les villageois, les orpailleurs et l’entreprise minière, en les plaçant comme les garants visibles et légitimes des échanges et des bénéfices générés par l’exploitation minière.

Illustration 3 - Un bâtiment scolaire offert à la communauté locale par une entreprise minière

Illustration 3 - Un bâtiment scolaire offert à la communauté locale par une entreprise minière

Auteur : Merlin Ottou, 16 novembre 2020.

43Par ailleurs, les représentants du collectif local justifient la collecte de la taxe hebdomadaire par une logique de solidarité sociale. Celle-ci se manifeste concrètement par le soutien à la scolarisation des enfants du village – via la distribution de fournitures académiques et la rémunération des deux enseignants bénévoles de l’école – mais aussi mais aussi par l’assistance médicale apportée aux orpailleurs en cas d’accident, ainsi que par l’appui financier octroyé lors des funérailles. Cette logique d’action révèle une extension des fonctions des représentants locaux au–delà de la simple gestion communautaire : ils endossent progressivement une fonction étatique de gestion des préoccupations de développement qui émergent de l’implantation locale des entreprises minières, lesquelles sont souvent controversées au sein de la population dans de nombreux pays (Bebbington et al., 2008).

44En effet, la délégation de la prise en charge des attentes et besoins sociaux aux représentants de la communauté villageoise est comprise comme une technique de gouvernance du social à l’intérieur des communautés rurales éloignées des centres de pouvoir. Dans les territoires d’activité extractive délaissés par les politiques de développement depuis l’État colonial (Zouya Mimbang, 2013), l’implication des représentants de la communauté villageoise dans la fourniture de services sociaux avec l’appui des entreprises minières suggère qu’il assume le rôle de « courtier » en développement (Bierschenk et al., 2000) dans les marges territoriales. On constate donc ici le rôle central de ces « courtiers » dans les dynamiques de « décharge indirecte » ; ceux-ci opérant comme des intermédiaires incontournables entre l’autorité étatique, les compagnies étrangères et les communautés locales affectées par la dépossession foncière, tels que les orpailleurs.

Conclusion

45Les intermédiaires locaux constituent l’interface entre l’État, les entreprises minières étrangères et les communautés villageoises dans les localités d’activité extractive. Ces acteurs locaux jouent un rôle stratégique dans la gouvernance de la sécurité des espaces miniers par l’État caractérisé par une capacité d’action limitée. Dans la recherche des rentes, l’État procède à une délégation contrôlée de l’exploitation des ressources minières à de petites entreprises extractives mécanisées, et adopte une forme d’intervention indirecte dans la gouvernance de la sécurité dans les sites d’activité par le truchement des représentants des populations locales affectées par les dépossessions foncières et exprimant des attentes développementalistes. L’usage de la « décharge indirecte » comme mécanisme de régulation de l’organisation spatiale et du travail entre les entreprises étrangères et les orpailleurs locaux permet à l’autorité étatique de configurer les concessions minières en des espaces de travail sécurisés non déconnectés des communautés villageoises.

46Cet article a montré que l’État attribue un rôle stratégique aux « intermédiaires locaux » pour assurer la fabrique d’un ordre pacifié dans les concessions minières et les villages environnants. Il suspend en effet l’application de la loi (Roy, 2005) en établissant des relations avec les représentants locaux à qui il délègue la tâche d’assurer la cohabitation entre les sociétés minières et les orpailleurs dans les concessions d’activité minière. Cette dynamique d’organisation spatiale repose sur une « norme pratique adaptative » (Olivier de Sardan, 2021) qui garantit l’accès aux résidus miniers aux populations locales confrontées à la dépossession de leurs terres par les compagnies minières bénéficiant d’un avantage juridique. Les autorités administratives locales confient ainsi aux représentants de la communauté villageoise la mission de maintenir l’ordre social dans les concessions des entreprises étrangères où les orpailleurs exploitent les résidus miniers.

47Cette délégation d’une fonction étatique s’inscrit dans une logique de responsabilisation des populations locales pour qu’elles luttent elles-mêmes contre le vol de minerai et les décès des orpailleurs dans les sites de production des sociétés minières. L’usage de la « décharge » permet à l’État de déplacer l’appréhension des problèmes d’insécurité et l’enjeu des responsabilités qui leur sont liées, notamment lors d’accidents mortels collectifs dans les sites d’activité minières du registre juridique mettant en cause la responsabilité des sociétés minières vers un registre de l’éthique et de la responsabilité individuelle reposant désormais sur les orpailleurs.

48L’analyse a démontré que le rôle joué par les intermédiaires locaux dans la gouvernance de la sécurité constitue une modalité de contrôle indirect des territoires miniers par l’État. Ces acteurs locaux construisent l’ordre social en mettant en place un système de normes informelles qui leur permet d’assurer la régulation des relations de travail entre les orpailleurs dans les sites d’exploitation des résidus miniers. Leur autorité reste limitée, ils s’appuient sur les agents de sécurité publique qui mobilisent leur pouvoir de coercition pour réprimer les tentatives de désordre initiées par les orpailleurs sur les sites d’activité

49La délégation du maintien de l’ordre dans les concessions extractives aux représentants locaux n’a pas dessaisi pour autant l’État de sa capacité régulatrice, car il reste l’acteur central des négociations et de l’arbitrage des tensions entre orpailleurs et entreprises minières. L’Etat intervient pour préserver ses intérêts rentiers qui sont menacés lorsque l’activité minière est exposée au potentiel contestataire des populations locales.

50L’étude s’est également intéressée à la manière dont l’État gère les préoccupations sociales des populations vivant à proximité des concessions minières par le truchement des représentants locaux. Ces intermédiaires locaux ont une marge d’action plus grande. Ils s’impliquent dans la fourniture des services sociaux par les entreprises minières et développent des initiatives de solidarité au sein de la communauté villageoise. Cette contribution a montré que la délégation de la mise en œuvre de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) aux acteurs locaux eux-mêmes permet à l’État d’assurer de façon indirecte l’opérationnalisation des projets de développement qui induisent des transformations spatiales et sociales dans les communautés locales désormais connectées à la politique libérale avec l’implantation des sociétés minières semi-mécanisées.

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Notes

1 Cf. Les quotidiens Le Jour du 28 avril 2018 et Le quotidien de l’Économie, janvier 2018, pour le cas du Cameroun. Voir les travaux de Hilson et al., 2014 et Crawford et Botchwey, 2017 pour le cas du Ghana.

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Table des illustrations

Titre Illustration 1 - Carte de localisation des concessions minières à Kambélé
Crédits Réalisation : G. Atangana Ayissi, d’après des données géologiques, Bucrep, INC, Minee.
URL http://journals.openedition.org/echogeo/docannexe/image/28991/img-1.png
Fichier image/png, 466k
Titre Illustration 2a - Le dispositif technique d’extraction des résidus aurifères en construction
Crédits Auteur : Merlin Ottou, 10 novembre 2020.
URL http://journals.openedition.org/echogeo/docannexe/image/28991/img-2.png
Fichier image/png, 777k
Titre Illustration 2b - Le dispositif opérationnel d’extraction des résidus aurifères
Crédits Auteur : Merlin Ottou, 22 octobre 2022.
URL http://journals.openedition.org/echogeo/docannexe/image/28991/img-3.png
Fichier image/png, 664k
Titre Illustration 3 - Un bâtiment scolaire offert à la communauté locale par une entreprise minière
Crédits Auteur : Merlin Ottou, 16 novembre 2020.
URL http://journals.openedition.org/echogeo/docannexe/image/28991/img-4.png
Fichier image/png, 675k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Merlin Ottou, « Les intermédiaires locaux dans la topographie politique de la gouvernance minière au Cameroun »EchoGéo [En ligne], 71 | 2025, mis en ligne le 31 mars 2025, consulté le 24 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/echogeo/28991 ; DOI : https://doi.org/10.4000/140dz

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Auteur

Merlin Ottou

Merlin Ottou, merlin_ottou@yahoo.fr, est doctorant à l’Université de Liège (Belgique) et rattaché au Laboratoire d’Anthropologie Sociale et Culturelle (LASC). Il a récemment publié :
- Ottou M., 2024. La recomposition du secteur minier artisanal au Cameroun : contestation et négociation de l’accès dans les sites d’extraction de l’or dans les municipalités de Bétaré-Oya et Batouri. Afrique contemporaine, n° 277, p. 149-171.
- Ottou M., 2023. Photographie clandestine et défis éthiques d’une ethnographie de la bureaucratie minière. Civilisations [En ligne], n° 72, p. 153-167. URL: http://journals.openedition.org/civilisations/7796 - DOI: https://doi.org/10.4000/12t9a

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