1Attribuée à Pearce et Turner (1989), la formulation académique du concept d’économie circulaire (EC) se caractérise par une diversité, voire une confusion importante. Ainsi, Kirchherr et al. (2017) ont relevé 114 définitions différentes de l’EC dans la littérature anglophone, auxquelles pourraient s’ajouter encore d’autres approches développées dans la littérature francophone (Buclet, 2015 ; Bourg et Arnsperger, 2016). Voisine d’autres concepts tels que ceux d’écologie urbaine ou du métabolisme urbain des années 1960 (Barles, 2017), l’EC prend en compte le bouclage des flux de matière et d’énergie. Si cette idée est ancienne, les applications dans l’industrie sont relativement récentes, comme le montrent les grandes enquêtes européennes à destination des entreprises (Rousselière et al., 2019). En France, c’est généralement la définition praticienne proposée par l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) qui sert de référence. Selon l’ADEME, l’EC est un « système économique d’échange et de production qui, à tous les stades du cycle de vie des produits (biens et services), vise à augmenter l’efficacité de l’utilisation des ressources et à diminuer l’impact sur l’environnement tout en permettant le bien-être des individus » (ADEME, 2014).
- 1 Loi n° 2015-992 du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte.
2Sous sa forme politique, la conceptualisation de l’EC fait suite au fleurissement des mouvements écologistes et de l’inscription de l’environnement dans l’agenda politique et législatif international (Programme des Nations Unies pour l’Environnement, Sommet de Paris, etc.) et national (Création de ministères de l’Environnement, promulgation de lois spécifiques). Si le véritable essor de l’EC commence surtout après 2010, certains États avaient déjà entrepris d’en institutionnaliser les principes, comme le Japon, avec la loi-cadre pour l’établissement d’une société circulaire promulguée en 2000, l’Allemagne qui a fait de l’amélioration de sa productivité/matière un objectif fondamental de sa politique de développement durable dès la fin des années 1994, ou encore de la Chine dès son 11e plan quinquennal (Rouquet et Nicklaus, 2014). En France, la notion apparaît pour la première fois dans le discours public lors du Grenelle de l’environnement (2007). Elle est véritablement incluse dans une acception plus large en 2013, avec la création de l’Institut de l’économie circulaire (IEC) et l’ouverture d’un chantier dédié lors de la 2de Conférence environnementale. Sa reconnaissance législative est actée avec la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte de 20151 (LTECV, citée plus loin sous l’expression « loi sur la transition énergétique »). Au niveau de l’Union européenne (UE), c’est principalement le paquet dit « économie circulaire », qui consacre la notion, bien qu’elle soit mentionnée à plusieurs reprises dans plusieurs communications et plans précédents (COM., 2011, 2014…).
3Cette multiplicité de définitions de l’EC, souvent réduite à sa dimension praxéologique, conduit à une certaine confusion sur sa portée. Sur la base d’une analyse pluridisciplinaire en économie et droit du corpus juridique et des politiques publiques récemment adoptées, cet article cherche à montrer la difficulté actuelle des pouvoirs publics d’une part à favoriser l’émergence d’une véritable économie circulaire plutôt qu’une économie linéaire et d’autre part à guider les choix des acteurs qui souhaiteraient s’impliquer dans une démarche d’économie circulaire via la mise en place de normes juridiques adaptées. Pour cela, nous nous sommes appuyés sur le recensement et l’analyse des différentes sources juridiques et recommandations politiques ayant trait au thème de l’économie circulaire.
4Nous appliquons cette approche au cas du secteur agroalimentaire, secteur au sein duquel l’EC a été identifiée comme un levier pour assurer la sécurité alimentaire de 9 à 12 milliards de personnes d’ici 2050. En effet, le secteur du vivant représente à la fois un gisement majeur, mais aussi des opportunités de valorisation dans le contexte actuel de la transition vers une alimentation plus durable. Par exemple dans une activité de valorisation de coproduit issu de l’industrie du vivant, l’EC est une réponse possible aux problèmes posés par les limites du système économique linéaire dominant dans nos sociétés contemporaines (Rockström et al., 2009). Pour une utilisation plus efficace des ressources naturelles, l’ambition de l’EC est servie par un bouclage successif et parallèle des cycles des matériaux et de l’énergie inclus dans un système de production et de distribution et des produits ou services. Les différents flux, dépendamment de leur profil nutritionnel et sanitaire pourraient être réutilisés comme source de nutriments d’intérêt, dans le respect de la hiérarchisation des déchets établie par les pays de l’OCDE (en Europe avec l’approche des 3R – réduire, réutiliser, recycler).
5Le secteur agroalimentaire, qui représente pourtant aujourd’hui un impact écologique majeur (FAO, 2017), peut aussi être porteur d’un grand potentiel de revalorisation de matière organique. La biomasse étant par nature renouvelable, les progrès techniques et scientifiques en matière de valorisation de celle-ci offrent des énergies et matériaux substituables au pétrole et autres ressources finies non seulement à partir de cultures dédiées, mais également à partir de biodéchets, coproduits ou sous-produits agroalimentaires grâce à des technologies de plus en plus propres (Dahiya et al., 2017 ; Maina et al., 2017). Si des contraintes subsistent, ce champ d’innovation technique semble prometteur pour l’avènement d’une société durable.
6Dans ce contexte, nous allons interroger, dans une première partie le cadre juridique pour l’accompagnement de la transition sociétale vers l’EC (Bouillot, 2017). En s’intéressant au cas du secteur agroalimentaire, la deuxième partie de cet article étudie l’EC du point de vue institutionnel, et propose une réflexion sur les capacités de l’encadrement des pouvoirs publics à contribuer de manière opérationnelle à la durabilité de la société. Enfin, nous cherchons à déterminer dans quelle mesure le cadre juridique actuel favorise la transition vers l’EC.
- 2 Directive n° 2008/98/CE du 19 novembre 2008 relative aux déchets.
7La mention de l’EC dans le droit de l’Union européenne est toute récente. Elle est indirectement invoquée en droit primaire au prisme de l’utilisation rationnelle des ressources (art. 191, Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne [TFUE]), et de la promotion du développement durable (art. 3.3, Traité sur l’Union européenne [TUE]), art. 11 TFUE). En droit dérivé, c’est au sein de la directive européenne « déchets » 2008/98/CE2 qu’étaient esquissés certains principes de l’EC (hiérarchie des modes de traitement, responsabilité élargie des producteurs, principes d’autosuffisance et de proximité), en vue d’établir une « société du recyclage » (considérant le point 28 de la directive n° 2008/98/CE du 19 novembre 2008 relative aux déchets), selon une approche centrée sur la valorisation des déchets caractéristique de la conception européenne (Ghisellini et al., 2016).
8La reconnaissance politique de l’EC dans le discours des institutions européennes est actée dès 2011, et mise en place en 2014 dans la communication sur le premier paquet législatif proposé par la Commission européenne. Inspirée des travaux de la Fondation Ellen McArthur (2013), la communication « Vers une économie circulaire : programme “zéro déchet” pour l’Europe » (COM, 2014) propose une conception de l’EC, insistant sur la maximisation de la valeur des ressources, passant par la création de nouveaux business models et de nouveaux marchés. L’objectif affirmé est d’assurer une « croissance durable », ayant des retombées positives en matière d’emploi, en limitant la pression sur les ressources naturelles et en réduisant la dépendance à l’égard des importations de matières premières. Cette proposition constitue le prolongement de la feuille de route « Pour une Europe efficace dans l’utilisation des ressources » (COM, 2011), déclinée au sein du 7e programme d’action pour l’environnement (PAE) dont le point 9 n’aborde que les aspects technologiques de la transition vers une économie sobre en ressources.
9Le paquet de 2014 ayant été abandonné à la suite au renouvellement des membres de la Commission européenne, c’est sa seconde mouture présentée dans le document « Boucler la boucle – Un plan d’action de l’Union européenne en faveur de l’économie circulaire » (COM., 2015) qui exprime désormais la politique d’EC de l’UE (Union européenne). L’approche développée reste substantiellement inchangée, les enjeux environnementaux étant essentiellement conviés pour le développement de nouveaux marchés économiques et le renforcement de la compétitivité européenne (Desvaux, 2017), avec des objectifs chiffrés caractérisés par la prédominance du recyclage. Aussi le « paquet économie circulaire », définitivement adopté le 22 mai 2018 après quatre ans de débats modifiant le contenu de plusieurs directives (déchets, mise en décharge, équipements électriques et électroniques, véhicules hors d’usage, piles et accumulateurs), a remédié à son absence formelle dans le droit de l’Union. De même, la directive 2018/851 du 30 mai 2018 modifiant la directive européenne du Parlement européen et du Conseil originelle relative aux déchets, fait référence à l’EC dès son article I en tant qu’objectif au même titre que la compétitivité, la prévention et la bonne gestion des déchets.
10En France, l’émergence de l’EC dans la sphère politique date du Grenelle de l’environnement, inspiré du Pacte écologique de Nicolas Hulot (2007). L’acception retenue est limitée au système productif. Les deux lois issues du « Grenelle » ne font par ailleurs jamais référence à la notion. Il faut attendre la seconde conférence environnementale de 2013, pour que l’EC devienne le premier objectif du développement durable prôné par l’État. La feuille de route pour la transition écologique propose ensuite une approche beaucoup plus systémique de l’EC. En revanche, le thème est marginalisé lors de la Conférence environnementale de 2014, l’EC n’étant mentionnée que deux fois dans la feuille de route pour la transition écologique de 2015, ainsi que dans la feuille de route issue de la Conférence de 2016 (élément parmi d’autres de la transition écologique ou encore de l’habitat durable).
- 3 https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/strategie-nationale-transition-ecologique-vers-developpem (...)
- 4 https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/feuille-route-economie-circulaire-frec.
11Aussi, contrairement aux thèmes de la transition énergétique, de la protection de la biodiversité ou encore de la santé environnementale, l’EC n’apparaît pas comme fil conducteur de la transition écologique, mais comme un élément presque accessoire de celle-ci. Au sein de la stratégie nationale de transition écologique vers un développement durable 2015-20203, la place de l’EC dans la politique de transition écologique/développement durable reste fragile et incertaine, le Gouvernement semblant hésiter quant à sa valeur centrale (modèle pour le développement durable) ou accessoire (secteur comme un autre). Depuis le 23 avril 2018, l’EC bénéficie cependant d’une feuille de route4 spécifique (la feuille de route pour une économie circulaire – FREC, citée plus loin sous l’expression simplifiée « feuille de route »), laissant présager un investissement politique à long terme sur la question.
12Qualifiée de « chantier clé de la transition écologique », l’EC retrouve une place centrale et systémique comme « projet de société dont l’objectif est de sortir de la société du jetable ». Les objectifs concrets exposés se révèlent cependant partiellement contradictoires avec ces déclarations d’intention, car encore une fois fortement orientés sur le seul accroissement du recyclage (recyclage intégral du plastique par exemple), hormis l’existence d’un objectif chiffré de réduction de la consommation de ressources par rapport au PIB (-30 % d’ici 2030 par rapport à 2010).
- 5 Loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation, dite « loi Hamon ».
- 6 Loi n° 2014-1170 du 13 octobre 2014 d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt.
13Si juridiquement, l’EC est consacrée depuis la loi sur la transition énergétique de 2015, qui en fait un pilier du développement durable (art. L.110-1-1 C. env.), la loi Hamon5 y faisait référence dans son article 16 imposant au Gouvernement la rédaction d’un rapport sur l’EC en accordant « une attention particulière à l’économie de la fonctionnalité et à l’écoconception ». En 2014, la loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt (LAAAF, citée plus loin sous l’expression « loi d’avenir pour l’agriculture »6), via son article 1, introduisait dans l’article 1.-I du Code rural l’EC, axée essentiellement sur la valorisation énergétique des déchets agroalimentaires, comme élément de la transition énergétique visée par la nouvelle politique agroalimentaire.
14La définition proposée par la loi sur la transition énergétique (art. 70), dans la continuité des grands principes de la politique environnementale (art. L.110-1-1) a pour objet de clarifier le périmètre et la portée de l’EC en droit français. Elle relève cependant davantage d’une série d’objectifs assortie d’une liste de moyens que d’une définition à proprement parler. Certaines dispositions de cette même loi prêtent à confusion concernant l’EC, parfois présentée comme un secteur économique au même titre que celui du transport ou du bâtiment en lieu et place d’un modèle économique de nature systémique (art. 1), parfois distinguée de la notion de développement durable alors qu’elle est censée en constituer un sous-ensemble (art. 70-IV) ; voire même différenciée de la prévention/gestion optimale des déchets et de l’utilisation efficace des ressources (art. 70-V).
15Le positionnement de l’EC dans ces textes législatifs reste donc ambigu, tantôt partie intégrante du développement durable, tantôt non ; tantôt pris en compte comme un secteur économique à part entière alors qu’il pourrait s’agir d’un projet plus global de société. Le tableau 1 récapitulatif de la conception de l’EC dans la loi française rend compte de ces contradictions qui, sans être décisives pour son émergence pratique, soulignent la faible traduction de ses objectifs en instruments opérationnels.
Tableau 1. La conception de l’économie circulaire dans la loi française
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Statut
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Définition/périmètre
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Finalité
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Limites
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Loi « Hamon » (art.16)
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Notamment écoconception et économie de fonctionnalité
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Développement économique, compétitivité, prix bas
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Faible portée de l’écoconception par rapport à l’éco-innovation
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LAAAF (art. 1)
– art. 1-I 12° CRPM
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Valorisation énergétique des déchets agricoles/agroalimentaires
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Transition énergétique
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Limitée à la valorisation énergétique
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LTECV
– art. L. 110-1-1
C. env.
– art. L. 541-1-II
– art. L. 100-4-I
C. énergie
– art. L. 121-117 C. conso
– art. L. 225-102-1-III C. commerce
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Modèle macro-économique
Secteur économique
Secteur économique
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Sobriété et traitement hiérarchisé des déchets
Ni prévention des déchets ni traitement hiérarchisé
Activités agréées du recyclage/réutilisation
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Développement durable finalité à part entière, séparée du développement durable
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Action curative en aval (« end-of-pipe »)
Faible efficacité de traitement des déchets en faveur de l’environnement
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Source : les auteurs.
16Les limites de la loi française évoquées dans le paragraphe précédent tiennent notamment à la difficulté à mettre en évidence l’efficacité réelle de la hiérarchisation et du traitement des déchets en faveur de l’environnement. Inscrivant la politique d’EC française et européenne dans la lignée des politiques de gestion des déchets, Beulque et al. (2016) soulignent d’une part, la mutation opérée entre une politique originelle centrée sur une problématique de santé publique (volet social du développement durable) et fondée sur la contrainte réglementaire, d’autre part, la politique d’EC actuelle. Cette dernière est centrée sur la « création de valeur » à l’initiative de la société civile. Elle est fondée sur l’incitation par la communication, les partenariats, la fiscalité. Un tel écart aboutit à un corpus juridique complexe et parfois contradictoire. La réforme du statut contraignant des déchets pour en faciliter la valorisation ou l’incitation économique par la fiscalité et la commande publique illustre ces contradictions.
- 7 Art. 3, directive 2008/98/CE.
- 8 CJCE, 15 juin 2000, « ARCO Chemie Nederland Ltd et EPON », Affaires jointes C-418/97 et C-419/97.
- 9 CJCE, 7 septembre 2004, Van de Walle, aff. C-1/03 ; CJCE, 24 juin 2008, Commune de Mesquer, aff. C (...)
- 10 Nous renvoyons le lecteur sur ce problème lié à l’absence de rupture claire de responsabilités ent (...)
17Revêt la qualité de déchet « toute substance ou tout objet dont le détenteur se défait ou a l’obligation de se défaire »7, ce qui revient à dire que « le possesseur détient seul le pouvoir de reléguer les objets qui lui appartiennent au statut de déchet, sans que l’état desdits objets ou leur valeur d’usage ne soient considérés selon des critères objectifs » (Marcoux et al., 2016). En l’absence de critère déterminant de cette « volonté de se défaire », la CJCE (Cour de justice de la Communauté européenne) devenue en 2009 CJUE (Cour de justice de l’Union européenne) a considéré que la notion devait s’interpréter largement, au regard des objectifs de protection de la santé et de l’environnement inclus dans la directive européenne8, de même que celle de « détenteur de déchet » déterminante en termes de responsabilité9. À cette « chaîne des responsabilités » difficile à cerner10 s’ajoutent nombre de contraintes en matière de traçabilité, de stockage ou encore de transferts frontaliers.
- 11 CJCE, Affaire C-9/00 Palin Granit Oy (2002), rec. I-3533.
- 12 Art. 5, directive européenne du Parlement européen et du Conseil 2008/98, transposé art. L541-4-2 (...)
18Bien que cet encadrement soit légitime au regard de ses objectifs, on conçoit aisément que, dans une perspective de développement de l’EC, la notion de déchet en tant que statut fortement contraignant et insécurisant pour les entreprises rend difficile la valorisation. Ceci rend nécessaire d’organiser la possibilité d’échapper au statut de déchet, ce qui est en pratique particulièrement complexe. La consécration jurisprudentielle11 sous forme de directive transcrite dans la loi12 du statut de « sous-produit », a fait échapper au régime des déchets certains résidus de production. Cependant, les critères retenus ne garantissent pas de sécurité juridique. En effet, ils se révèlent trop flous pour garantir aux entreprises que leurs matières seront effectivement considérées comme telles par l’administration ou la justice (Maître et Berger, 2015).
- 13 Art. 6, directive européenne du Parlement européen et du Conseil 2008/98 transposé art. L 541-4-3 (...)
19La Commission n’a précisé la portée et les modalités d’une sortie explicite du statut de déchet13 que pour quelques secteurs restreints (ferrailles, verre, cuivre) déjà caractérisés par un recyclage important (Enckell et Carré, 2015). En France, les procédures de sortie du statut de déchets (l’une nationale, l’autre locale), censées suppléer le faible champ actuel de la réglementation européenne, restent également lourdes sur le plan administratif. Par ailleurs, les « ex-déchets » conservent un statut hybride qui les désavantage face à une matière première vierge (COM, 2018). En dépit d’appels réitérés à une simplification, la question du statut des déchets dans une EC apparaît toujours irrésolue, tiraillée entre protection des populations et stimulation du marché des matières recyclées.
20Les instruments économiques déployés par l’État relèvent de différentes logiques, visant soit à limiter les impacts de certaines activités (principe du pollueur-payeur) soit à stimuler certains secteurs ou certains marchés jugés en phase avec les principes de l’EC. Principalement orientée vers le secteur énergétique, la fiscalité verte française vise avant tout la lutte contre le réchauffement climatique (CGDD 2017). La consommation de ressources non renouvelables n’est favorisée qu’au travers des taxes sur les matériaux d’extraction ou encore des redevances sur l’eau et sur les hydrocarbures. Concernant les déchets, c’est la taxe générale sur les activités polluantes (TGAP) qui fait figure de dispositif central d’incitation à la prévention et au recyclage, dans la mesure où elle s’applique au stockage et à l’incinération des déchets. La loi sur la transition énergétique pousse les collectivités à franchir le cap de la tarification incitative de la gestion des déchets, basée sur les quantités effectivement traitées, incitant donc à la prévention (art. 70-V 4).
- 14 Loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire.
21En plus de la fiscalité, la commande publique est un instrument économique d’importance pour stimuler les activités inscrites dans l’EC, la part des achats publics dans le PIB des pays de l’OCDE étant estimée à 12 % en moyenne. L’article L.110-1-1 créé par la loi sur la transition énergétique, complété par l’article L.541-1, insiste sur la « commande publique durable » dont « l’effet d’entraînement […] contribue à faire émerger et à déployer des pratiques vertueuses, notamment en matière d’économie de la fonctionnalité, de réemploi des produits et de préparation à la réutilisation des déchets, et de production de biens et services incorporant des matières issues du recyclage ». L’article 76 de la loi sur la transition énergétique impose une planification par les collectivités et autres acheteurs publics des achats écologiquement responsables. Cette planification est intégrée au sein du schéma de promotion des achats publics socialement responsables créé par la loi sur l’économie sociale et solidaire (loi ESS14, art. 13).
- 15 Directive 2014/24/UE du 26 février 2014 sur la passation des marchés publics, transposé par le déc (...)
22La loi sur la transition énergétique s’inscrit dans la continuité des réformes de 2001, 2004 et 2006 élargissant progressivement les enjeux pouvant être considérés par les personnes publiques lors de la définition de leurs besoins et des spécifications techniques de leurs appels d’offres, au-delà de la question du prix. Au niveau de l’Union européenne, la directive 2014/24/UE15 reconnaît la légitimité de considérations sociales et environnementales lors des procédures de passation de marchés publics, et insiste sur la nécessité d’utiliser les marchés publics comme outil d’appui à l’innovation.
23Le rôle de la restauration collective publique est souvent souligné dans la lutte contre le gaspillage alimentaire, mais aussi dans le développement et le maintien d’une agriculture locale et de qualité. Ce rôle a été affirmé par la loi Grenelle 1 (art. 31 et 48), qui fixe des objectifs chiffrés ambitieux en matière d’approvisionnement en produits issus de l’agriculture biologique (lesquels doivent représenter au moins 20 % de la commande publique d’ici 2012) ou encore en produits saisonniers, écologiques (haute valeur environnementale [HVE]) et/ou labellisés (dans les mêmes proportions). Ces dispositions sont complétées par la loi sur la transition énergétique quant à la lutte contre le gaspillage alimentaire (art. 102).
- 16 https://agriculture.gouv.fr/localim-la-boite-outils-des-acheteurs-publics-de-restauration-collecti (...)
24L’objectif de 50 % de produits durables et de qualité en restauration collective à partir du 1er janvier 2022, instauré par la loi n° 2018-938 du 30 octobre 2018 pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, dite loi « EGALIM », est un objectif ambitieux. Pour autant, les dispositions du code de la commande publique n’ont aujourd’hui pas permis d’inclure les produits de proximité dans la loi, en raison d’une possible distorsion de concurrence. La volonté de privilégier les approvisionnements de proximité tend à passer à ce titre plutôt par des outils tels que Localim16 (2016), destiné aux acheteurs publics de la restauration collective en gestion directe, pour accompagner le développement de l’approvisionnement local.
25Les contraintes générales de la commande publique s’appliquent en outre à la restauration collective, ce qui appelle des stratégies spécifiques de la part des personnes publiques souhaitant employer ce levier en faveur d’une alimentation durable, notamment quant à la valorisation des circuits alimentaires de proximité. Les critères géographiques étant illicites au regard du droit des marchés publics, la segmentation des lots de manière à correspondre à la production locale, et l’agrégation d’un faisceau de critères licites relatifs à la saisonnalité, la fraîcheur, la labellisation écologique des produits ou encore l’intérêt social de l’activité productive, permettent à l’acheteur public de favoriser indirectement les producteurs locaux.
- 17 Communiqué de presse, ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, 13 mars 2019.
26Le préalable à la réussite de ces stratégies reste le dialogue, seul à même d’aplanir en amont les difficultés à concilier l’offre locale et la demande publique, dont la traduction juridique adéquate ne peut intervenir qu’a posteriori (Le Velly, 2012). À cet égard, les projets alimentaires territoriaux (PAT, créés par la loi d’avenir pour l’agriculture) institutionnalisent un dialogue transversal sur l’alimentation à l’échelle du territoire pertinent. Dans la même veine, l’instauration en mars 2019 d’un « conseil national de la restauration collective » incluant de nombreuses parties prenantes de l’alimentation a pour « mission première d’élaborer les textes réglementaires, de piloter leur mise en œuvre opérationnelle et d’accompagner les acteurs »17.
27Enfin, le dernier outil correspond à la promotion de la consommation responsable par l’information et l’éducation (Bréger, 2019). La Commission européenne développe cet aspect dans le volet « consommation » de son paquet consacré à l’EC, insistant sur la nécessité d’une clarification des allégations environnementales et la nécessité d’en assurer la fiabilité, le développement de certifications européennes et de nouveaux systèmes d’étiquetage énergétique (COM, 2011, 2015). La France poursuit les mêmes objectifs. Les lois Grenelle insistent sur ce point (LGI, art. 54 ; LGII, art. 228 et 229), et la loi sur la transition énergétique en fait l’une des modalités d’accompagnement de l’EC. En outre, le second chantier de la feuille de route qui porte sur la « consommation responsable » a pour premier objectif de « donner aux consommateurs les moyens d’une consommation plus responsable ». Cet objectif est susceptible de se traduire par l’amélioration de l’information sur la répétabilité des objets, la rationalisation des labels environnementaux, le développement d’« applications » numériques en faveur de la transparence des produits ou encore une clarification des dates limites de consommation dans le secteur agroalimentaire.
- 18 Loi n° 2020-105 du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circul (...)
28L’idée sous-jacente est que le manque d’information sur l’offre ne permet pas à la demande (les consommateurs) d’effectuer un choix optimal, car il suppose de disposer de toutes les données pertinentes sur les produits pour pouvoir les comparer sur une base rationnelle (Bréger 2019). En raison de la difficulté à trier les informations pertinentes, de l’importance des affects ou des valeurs dans l’acte d’achat, l’outil de la transparence est complété par un accent mis sur les aspects éducatifs et de sensibilisation des consommateurs, davantage présents dans le cadre français (LGI, art. 54 et 55, FREC) que dans le cadre européen. Les pouvoirs publics, dans leur quête de responsabilisation des consommateurs, se trouvent ainsi en concurrence avec une saturation publicitaire de l’espace public, mais aussi parfois privé, poussant au contraire à la surconsommation. La feuille de route propose alors de « renforcer la lutte contre la publicité incitant à la mise au rebut prématurée des produits et au gaspillage des ressources », et amène le Gouvernement à proposer la loi sur l’EC18, destinée à transposer en droit français les directives européennes adoptées en 2018.
- 19 Différentes notions existent à ce propos, comme celle de biodéchet telle que définie par le Code d (...)
29Le secteur alimentaire est un secteur industriel spécifique et complexe, il est caractérisé par des produits périssables, un marché très compétitif, des produits à faible valeur ajoutée, un prix des matières premières désormais très financiarisé, ainsi que de nombreux acteurs (Esnouf et al., 2011). En dépit des initiatives actuelles de récupération des déchets alimentaires, il reste des défis majeurs pour le secteur du vivant. La question de la prise en compte et de l’évaluation des déchets organiques est en effet tributaire du cadre juridique qui définit le statut des déchets. Le fait que la chaîne alimentaire soit à l’origine de la majeure part des déchets organiques19 appelle une gestion différenciée, laquelle est caractérisée à la fois par des contraintes et des opportunités singulières.
30Pour traiter la question des spécificités de l’agroalimentaire, la sous-section suivante s’intéressera au lien entre bioécomonie et économie circulaire, qui cherchent toutes deux à créer des boucles de recyclage de biomasse. Puis la seconde sous-section traitera des trois volets (i) social, (ii) économique et (iii) environnemental du gaspillage alimentaire.
31La bioéconomie, dans son acception actuelle peut être définie comme une « économie fondée sur l’exploitation de la biomasse » (Conseil économique, social et environnemental [CESE], 2017). La notion entretient un rapport étroit avec celle d’EC du fait de la complémentarité de leurs principes (Maina et al., 2017 ; D’Amato et al., 2017, sans pour autant y être superposable. Les approches systémiques de l’EC font fréquemment référence à la bioéconomie, principalement comme source d’énergie et de « carbone vert » renouvelable ayant vocation à se substituer aux énergies et matières fossiles dont les stocks sont limités. Ainsi, « cette perspective permet d’imaginer une économie circulaire du carbone, consubstantielle au développement durable des sociétés avec les transitions énergétique et alimentaire » (Colonna, 2013). Circularité et soutenabilité ne sont cependant pas consubstantielles à la bioéconomie (Nieddu et Vivien, 2015).
- 20 http://europa.eu/rapid/press-release_IP-12-124_fr.htm
32À cet égard, il n’existe pas d’orientation claire en faveur de la circularité de la bioéconomie dans la littérature spécialisée (D’Amato et al., 2018) ni dans les stratégies déployées au niveau européen et national. La première approche institutionnelle proposée par l’OCDE (2009) se focalise sur l’intérêt des biotechnologies pour développer de nouveaux marchés. De même, si la stratégie bioéconomie de l’Union européenne20 se présente maintenant comme consubstantielle au développement durable, elle ne questionne pour autant pas la manière de concilier la diversification et l’intensification des usages de la production primaire avec le maintien de sa capacité de renouvellement (CESE, 2017). C’est surtout sous le prisme de l’innovation en matière de biotechnologie et de bioraffinerie que la bioéconomie est abordée dans les programmes de recherche et développement de l’Union européenne, il s’agit là du fruit d’un investissement important de l’industrie des biotechnologies et de la chimie dans la définition de l’agenda stratégique de recherche sur la bioéconomie dans le cadre du programme H2020 (Pahun et al., 2018).
- 21 En remplacement des sacs plastiques et autres objets jetables interdits – art. 73 et 75 ; dans la (...)
- 22 Directive 2003/30/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 mai 2003 visant à promouvoir l’utili (...)
33Au-delà de ces orientations politiques et du financement de la recherche, les outils juridiques mobilisés en faveur de la bioéconomie restent assez restreints. Mises à part quelques dispositions dans la loi sur la transition énergétique incitant à la substitution de produits biosourcés aux produits pétro-sourcés21, c’est principalement à travers la valorisation énergétique de la biomasse qu’elle est envisagée. Cela tient au développement précoce des bio-carburants et à des politiques favorables menées au nom de la lutte contre le changement climatique (CESE, 2017). L’Union européenne s’en est faite promotrice dès les années 2000, offrant une assise juridique à leur expansion par la directive 2003/30/CE22, puis la directive 2009/28/CE, avec des objectifs croissants d’inclusion de bio-carburants dans le mix énergétique communautaire.
34L’accent est désormais mis sur les biocarburants dits de seconde génération, produits à partir de biomasse non destinée à l’alimentation humaine, et assortis de critères de durabilité renforcés. En France, la loi sur la transition énergétique s’inscrit dans la même dynamique en favorisant ces bio-carburants dits « avancés », les seuils d’incorporation étant fixés dans la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) et traduits juridiquement par voie réglementaire (art. 43). La vocation énergétique de la politique agricole et alimentaire française est par ailleurs inscrite dès l’article premier du Code rural depuis la loi d’avenir pour l’agriculture (art. 1), qui en fait un élément de l’EC.
- 23 Nous pouvons aussi interpréter l’article L. 541-52-1 du Code de l’environnement (modifié par l’art (...)
- 24 Voir plusieurs décrets de 2011 à cet égard, http://atee.fr/biogaz/injection-du-biogaz-dans-le-r%C3 (...)
- 25 Décret n° 2018-458 du 6 juin 2018 modifiant la nomenclature des installations classées pour la pro (...)
- 26 Voir art. 94 et 95 de la loi n° 2018-938 du 30 octobre 2018 pour l’équilibre des relations commerc (...)
35À l’intérieur du cadre juridique actuel de l’EC, la méthanisation, générant à la fois de la bioénergie et un digestat pouvant faire office de fertilisant agricole (Bahers et Giacché, 2018), est mise en avant comme solution de traitement des déchets organiques, hors déchets ménagers et assimilés pour lesquels le compostage de proximité doit être préféré (Loi Grenelle I, art. 46, b ; Loi Grenelle II, LTECV, art. 70, V)23. La production de bioénergie par méthanisation s’inscrit dans la politique de transition agroécologique, au travers du « plan énergie-méthanisation-autonomie-azote » (EMAA) lancé en 2013 et visant l’installation de 1000 méthaniseurs d’ici 2020, ainsi que par la valorisation de l’installation de méthaniseurs dans le cadre des Groupements d’intérêt économique et écologique (GIEE) créés par la loi d’avenir pour l’agriculture (art. 3). Elle peut s’appuyer sur un ensemble de mesures réglementaires garantissant ses conditions contractuelles, ainsi que des tarifs d’achat compensant son manque de compétitivité24. L’actualité récente confirme cette tendance, avec une simplification des procédures en matière d’installations classées25 pour ce qui est des méthaniseurs. La loi dite EGALIM a par ailleurs adopté une disposition visant à mettre en place un droit à l’injection dans le réseau de biogaz au profit des installations situées « à proximité » de celui-ci26.
- 27 Loi n° 2016-138 du 11 février 2016 relative à la lutte contre le gaspillage alimentaire, dite loi (...)
36La lutte contre le gaspillage alimentaire, comme moyen d’économiser des ressources, s’intègre sous forme de boucles dans le cadre de l’EC. Les politiques publiques à cet égard apparaissent néanmoins cloisonnées. En France, la loi Garot de 201627 ne fait aucune référence à l’EC, bien qu’elle énonce une hiérarchie des modes de traitement des déchets alimentaires concordant avec ses principes (prévention, consommation humaine, consommation animale, valorisation, art. 1, I, al. 1). Elle établit au contraire une distinction explicite entre EC et gaspillage alimentaire (art. 4). La lutte contre le gaspillage alimentaire est en effet souvent présentée dans sa dimension sociale de lutte contre la pauvreté, illustrée par la redistribution des invendus aux populations vulnérables par de nombreux organismes caritatifs. Aussi cette loi est-elle assimilée à l’amendement Derambarsh, imposant aux grandes surfaces la conclusion de conventions avec le secteur associatif en vue de leur céder gratuitement leurs invendus alimentaires (art. 1, I).
37Cependant, cette conception de la lutte contre le gaspillage alimentaire peut être selon nous considérée comme réductrice dans la mesure où cette dimension sociale du problème reste en aval des enjeux réels de la surproduction alimentaire et des pertes structurelles observées tout au long de la chaîne alimentaire (Maccioni, 2018). La dimension sociale du gaspillage alimentaire semble prédominer dans le discours des pouvoirs publics, au détriment des volets économique et environnemental. Il s’agit d’un défaut du cadre juridico-politique de l’EC dans son intention de prise en compte de l’aspect holistique et multicritère de la « durabilité ».
- 28 Modifié par la loi n° 2019-1479 du 28 décembre 2019 de finances pour 2020.
38L’interdiction de la destruction des invendus consommables et des clauses contractuelles prohibant le don par l’industrie agroalimentaire d’aliments sous marque de distributeur, en plus de l’obligation susmentionnée d’établir des conventions de don, se sont révélées favorables au développement du don alimentaire par les grandes et moyennes surfaces (GMS) de la distribution (Comerso Ipsos, 2018). Les dons en nature au profit d’œuvres caritatives ouvrent droit à une défiscalisation à hauteur de 60 % du coût de revient dans la limite de 0,5 % de leurs revenus imposables (art. 238bis du Code général des impôts28). Cet avantage fiscal s’applique également au transport et au stockage des invendus à donner, simplifiant la tâche des organismes caritatifs. L’importance de cette réduction fiscale rend le don souvent plus rentable que la destruction ou la méthanisation des denrées, pratiques notamment assujetties à la TGAP (CESE, 2014). Pour autant, Cloteau et Mourad (2016) ou Paturel (2019) défendent l’idée que ce système intéressant pour les entreprises qui donnent, ne convient en réalité pas toujours à ceux qui reçoivent, cette forme de solidarité par l’assistance étant en décalage avec la façon dont a évolué la conception de la gestion de la pauvreté (Autès, 2013).
39Le second Pacte national de lutte contre le gaspillage alimentaire 2017-2020 semble porter l’ambition plus avant. Son premier engagement porte sur une « gouvernance plus participative », plusieurs mesures visent un élargissement des mesures d’incitation et des partenariats en amont de la distribution (mesures 4B, 4C, 5C) et les aspects de sensibilisation et d’éducation sont mis à l’honneur (engagements 7 et 8). L’adoption de l’ordonnance n° 2019-1069 du 21 octobre 2019 contient deux éléments majeurs. Elle étend à l’ensemble des opérateurs de la restauration collective privée l’obligation de lutte contre le gaspillage alimentaire, déjà imposée à l’État, aux établissements publics et aux collectivités territoriales pour les services de restauration collective dont ils ont la charge. Elle étend également aux opérateurs de la restauration collective, préparant plus de 3000 repas par jour et ceux de l’industrie agroalimentaire réalisant un chiffre d’affaires annuel supérieur à 50 millions d’euros, l’obligation de proposer une convention aux associations habilitées en matière d’aide alimentaire pour le don de denrées consommables et non vendues.
40Au plan européen, les objectifs en matière de gaspillage alimentaire sont formellement intégrés aux stratégies d’EC (COM., 2011, 2014, 2015). La stratégie de la Commission à cet égard est cependant en régression, pour ce qui est de l’harmonisation des définitions mais aussi des objectifs, la réduction de 50 % du gaspillage étant sans cesse repoussée (VCCE, 2016). L’articulation entre les différentes législations applicables au secteur agroalimentaire reste problématique. Le rapport de la Cour des comptes européenne (CCE, 2016) à ce sujet est éloquent. Ainsi, aucune étude d’impact n’a été conduite sur les effets des réformes de la Politique agricole commune (PAC) sur le gaspillage alimentaire, en dépit de dispositifs dont l’impact est potentiellement significatif, comme l’augmentation de la part d’aides re-couplées à la production incitant à produire, et la mise en œuvre des mécanismes de marché se traduisant en milliers de tonnes retirées annuellement du marché. Certains leviers existants dans les législations afférentes sont par ailleurs insuffisamment exploités par les États membres, notamment les possibilités de financement, par le Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER), d’infrastructures ou de programmes de transfert de connaissance favorables à la prévention du gaspillage.
41En matière de sécurité des aliments, un défaut de coordination au niveau européen est repérable quant aux pratiques d’hygiène, de traçabilité ou encore d’étiquetage des dates de consommation. La législation en matière de don alimentaire pose également certains problèmes, principalement en matière de responsabilité des donateurs en cas de toxi-infection alimentaire collective (TIAC) (Maccioni, 2018). Toute réflexion sur le gaspillage alimentaire ne peut enfin faire l’impasse sur les relations commerciales au sein de la filière agroalimentaire. Les producteurs primaires, atomisés et soumis à de nombreuses contraintes, se retrouvent souvent en position de faiblesse face à l’industrie et surtout la grande distribution, alors capables d’imposer leurs conditions sans contrepartie. Les exigences de l’aval de la filière peuvent se muer en pratiques commerciales déloyales et favoriser le gaspillage de productions unilatéralement jugées comme impropres à la vente (Parlement européen, 2014).
42Pourtant populaire, l’EC n’est pas systématiquement mise en œuvre dans le secteur agroalimentaire. À l’échelle de l’Europe et de la France, les pouvoirs publics apparaissent peu à même de contrer l’inertie de l’économie linéaire, dominante depuis près d’un siècle. L’usage restreint des outils systémiques à leur disposition et leur focalisation excessive sur les débouchés industriels de l’EC, trop souvent perçue comme une « économie du recyclage » et non de la sobriété, démontrent le caractère velléitaire des grands principes censés animer les politiques publiques à cet égard. L’EC ne semble donc pas à la hauteur du nouveau projet systémique de société qu’elle ambitionnait. Elle pourrait se révéler inopérante, comme le concept de développement durable qu’elle est supposée rendre opérationnel.
43Proposée comme un facteur de compétitivité pour les entreprises, cette opérationnalisation du développement durable vers des pratiques claires et pertinentes reste pour autant difficile à cadrer. En l’absence de textes harmonisés, une multitude de solutions est testée afin de parvenir à intégrer les exigences sociétales en matière de durabilité dans les pratiques. Il existe pourtant un large panorama d’initiatives des sphères internationales publiques et privées visant à se saisir des problèmes globaux de durabilité posés à l’humanité. L’ensemble de ces travaux a permis au développement durable de trouver des racines solides dans les politiques publiques, puis de se diffuser dans les pratiques des organisations privées et des citoyens.
44L’EC, qui a pour projet de répondre à la crise sociale et environnementale, s’est établie dans un premier temps essentiellement autour de la dimension environnementale dans les organisations privées (entreprises et associations à but non lucratif). En effet, même si la généricité du cadre théorique du développement durable permet à tous les secteurs des activités humaines de s’approprier ce concept holistique, sa transposition en pratiques stratégiques et managériales pour les acteurs des organisations privées reste souvent limitée. L’EC se heurte au cloisonnement de législations sectorielles poursuivant des objectifs distincts. Ce premier travail sera approfondi par une étude ultérieure complémentaire sur la manière dont les praticiens et acteurs de terrains se saisissent ou non de ces éléments, grâce à une série d’entretiens semi-directifs. La future étude permettra de mettre en perspective les regards des acteurs avec les normes et lois sur l’EC.
45L’exemple traité dans ce travail, le secteur agroalimentaire, se trouve partagé entre de multiples impératifs, allant de la compétition internationale aux exigences de développement local, de respect de l’environnement ou encore de sécurité sanitaire, ce qui freine la capacité de ses acteurs à innover de manière systémique en faveur de l’EC. La déclinaison alimentaire de l’EC portée par les institutions publiques ne projette pas de réflexion globale sur cette problématique, et se limite à favoriser parallèlement la valorisation industrielle des déchets organiques d’un côté, et la lutte contre le gaspillage alimentaire sous l’angle du don des invendus de l’autre. Pourtant, au vu des difficultés à intégrer les enjeux du développement durable dans le secteur agroalimentaire, l’EC pourrait offrir un cadre conceptuel plus général propice à intégrer l’innovation sociale (Defourny et Nyssens 2017) avec une dimension environnementale plus forte (Klein et al., 2019). Les AMAP, jardins partagés, épiceries solidaires, circuits courts, composteurs collectifs, etc., sont totalement des innovations sociales en ce sens (Dumain et Rocher, 2017). Si ces structures ne se revendiquent pas nécessairement de l’EC en tant que telle, elles en pratiquent souvent les principes, par le biais de l’économie collaborative, du recyclage des déchets organiques ou encore de la multifonctionnalité des espaces agricoles (Morel-Chevillet, 2018).
46Bien que l’évaluation scientifique des effets de ces nouvelles pratiques en termes de durabilité soit complexe (Gallaud et Laperche, 2016), elles participent au renouvellement des modes de production et de commercialisation alimentaire en poursuivant à la fois des modèles agronomiques écologiques, une meilleure rémunération des producteurs, un ancrage territorial, un renforcement des liens personnels entre producteurs, distributeurs et consommateurs. Une telle perspective suppose cependant de rompre avec une approche techniciste de l’EC telle qu’elle transparaît dans les politiques publiques. C’est en termes de circularité des systèmes alimentaires qu’il s’agirait alors de raisonner, en lien avec les questions d’agroécologie, et non simplement en termes de valorisation des coproduits et déchets alimentaires qui ne constituent qu’une part limitée des enjeux de la durabilité de l’alimentation (Morel-Chevillet, 2018).
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