- 1 Sauf précision contraire, l’ensemble des chiffres utilisés en introduction et dans la première par (...)
1Le marché mondial du vin a beaucoup évolué au cours des trois dernières décennies, marquées principalement par la montée des vins dit du Nouveau Monde, au détriment des pays producteurs européens (Scotti et Valli, 2014). Cette évolution a mené à la restructuration des vignobles de l’Ancien Monde et a forcé les producteurs européens à revoir leur stratégie, principalement basée sur des vins de terroir à appellation d’origine protégée, et à développer de nouveaux segments porteurs, à l’instar des vins mousseux (Cubertafond, 2018). De ce fait, le marché des vins à bulles, longtemps dominé par le champagne, a connu d’importantes évolutions avec la montée de la production et de la commercialisation de vins effervescents à la fois du Nouveau Monde et des autres régions productrices européennes, principalement italiennes, espagnoles et françaises. Cette concurrence nouvelle est à l’origine d’une dynamique de croissance de ce segment de marché dont les producteurs champenois n’ont pas bénéficié : de 2002 à 2018, les ventes de vins effervescents en volume progressaient de 58 % (OIV, 2020), tandis que celles de champagne progressaient de seulement 5 %1. Au cours de la même période, la part du champagne sur le marché des vins effervescents est passée de 18 % à 12 %, en volume.
Figure 1. Évolution comparée du poids des vignerons champenois dans les ventes de champagne et de la part des vins effervescents dans la consommation totale de vin, en volume
Source : d’après les données CIVC et FranceAgrimer.
2Au sein des différentes catégories de producteurs champenois, les vignerons sont les plus touchés. Alors qu’ils rassemblaient près d’une bouteille sur quatre vendues dans le monde en 2008 (24,3 % des volumes totaux), ils expédiaient moins d’une bouteille sur cinq en 2019 (18,6 %). Sur la période, leurs expéditions en volume accusent un recul de 30 % (-23 millions de bouteilles), pour une perte de 16 % en valeur hors inflation. Ils semblent prendre acte progressivement de leur perte de compétitivité en aval de leur filière, en témoigne le recul du nombre de vignerons expéditeurs de champagne (-11 % en 10 ans, soit 62 vignerons qui stoppent les expéditions chaque année selon Ringeval-Deluze [2019], représentant une diminution annuelle de 1,3 % en moyenne du nombre de vignerons expéditeurs). À cela s’ajoute le recul de leur rentabilité économique en amont de la filière, du fait de l’alourdissement des stocks lié au ralentissement des ventes générales, qui entraîne à son tour une baisse durable des rendements à la vendange. Enfin, les prix élevés du foncier viticole (+ 1M€/ha depuis 2012) limitent la capacité des petits exploitants à étendre leurs exploitations et donc à obtenir des revenus supplémentaires.
3Face à cette conjonction d’évolutions défavorables, nous nous interrogeons sur les stratégies mises en œuvre par les vignerons champenois pour s’adapter (ou non) au contexte actuel. Pour cela, nous réalisons une typologie des différents modèles économiques identifiés au sein des vignerons champenois en mettant notamment l’accent sur leur stratégie d’intégration verticale, de la production de raisin, en amont de la filière, à la vente de bouteilles de champagne, en aval.
4La filière du vin se décompose en trois grandes étapes : la production de raisin (Vigne), la vinification (Vin) et la commercialisation du vin (Vente) (Cardebat, 2017). La création de valeur est possible à chacune de ces étapes et le degré d’intégration verticale observé dans le secteur du vin varie, allant de l’intégration totale à l’absence d’intégration (l’entreprise réalise une seule étape ; exemple : viticulteurs en amont, ou négociants en aval). Par définition, les viticulteurs, qui représentent les ¾ des vignerons champenois, ne pratiquent pas l’intégration verticale puisqu’ils se spécialisent sur une seule étape de la filière. L’avantage principal de cette stratégie est de n’avoir qu’un nombre limité de facteurs clés de succès à maîtriser. L’inconvénient principal est que leurs revenus reposent entièrement sur les rendements à la vendange. En cas de mauvaise récolte ou de rendements collectifs bas, la baisse de leurs revenus ne peut être compensée. À titre d’exemple, le rendement à 8 000 kg/ha décidé pour la vendange 2020 représente une baisse de plus de 40 % de leurs revenus, comparé aux périodes de rendements en appellation très élevés d’avant la crise de 2008.
5La deuxième étape de la filière concerne la transformation des matières premières en produit fini : la vinification et champagnisation. Elle requiert une certaine intensité capitalistique du fait d’investissements conséquents à réaliser en matériel de vinification, en capacités de stockage et en financement du stock sur plusieurs années, en lien avec un processus de production du champagne strictement codifié dans le cahier des charges de l’appellation. En règle générale, et contrairement à la plupart des autres vignobles français, en Champagne ce sont les négociants qui assument cette étape de la filière du fait de capacités financières supérieures à celles des vignerons. Il existe cependant de nombreuses exceptions puisque 4 159 vignerons expédiaient leurs propres vins en 2018. Souvent, ceux-ci vendent en parallèle une partie de leurs raisins pour assurer le besoin en fonds de roulement important occasionné par l’activité de vinification.
- 2 L’export représentait 52 % des volumes et 60 % du chiffre d’affaires réalisés par la filière en 20 (...)
6La troisième étape correspond à la commercialisation des produits et requiert un savoir-faire dans la vente et le marketing. Là encore, traditionnellement, ce sont les négociants qui, en Champagne, sont le plus présents du fait d’investissements conséquents en dépenses de communication sur leur marque et de développement de réseaux commerciaux, en France et à l’étranger2. À nouveau, cependant, il existe de nombreuses exceptions de vignerons ayant développé leur propre réseau de commercialisation, soit pour une partie de leur production (marque de notoriété faible à moyenne), soit pour la totalité (marque à forte notoriété, « vignerons-stars »). Dans la plupart des cas, la commercialisation prend la forme d’un circuit court, avec une grande partie de vente directe à la propriété ou par correspondance. Dans certains cas, cependant, des vignerons n’hésitent pas à exporter leur champagne, plus ou moins loin. Certains exportent même leurs produits dans de nombreux pays à partir de volumes pourtant restreints, ce qui tire leurs prix vers le haut (exemple avec Champagne Jacques Selosse, dont la cuvée d’entrée de gamme se vend à plus de 300€ la bouteille).
7Le choix d’intégrer ou non les différentes étapes de la filière vitivinicole dépend directement de la stratégie adoptée par les opérateurs. La stratégie est la combinaison à la fois des buts (situation désirée), de la situation (l’état actuel de l’exploitation) et de l’environnement de l’exploitation (Gafsi, 2017). Or, dans les exploitations agricoles ou viticoles, « les buts sont souvent peu explicites et formalisés, voire flous », en particulier dans les exploitations françaises dont les buts fixés sont « largement marqués par le projet familial et patrimonial » (Gasson et al., 1988). Quant à l’environnement, il est caractérisé par les évolutions majeures liées à la libéralisation croissante des activités agricoles et viticoles en Europe depuis les années 1990, couplée à la montée des préoccupations environnementales, rendant la gestion stratégique incontournable pour les exploitations agricoles (Gafsi, 2017). Ce phénomène est renforcé par le fait que, dans le même temps, les exploitations agricoles changent et deviennent de plus en plus complexes.
8Pourtant, jusqu’à présent peu de travaux ont étudié les stratégies d’intégration verticale dans le domaine agricole (ibid.), et encore moins dans le domaine viticole. Notre recherche vise à enrichir la littérature portant sur les stratégies mises en œuvre au sein des exploitations viticoles, au moyen d’une typologie portant sur les vignerons champenois et faisant ressortir les degrés d’intégration verticale qui sont les mieux adaptés au nouveau contexte concurrentiel du marché mondial.
9Notre approche s’est effectuée en deux temps. Nous avons d’abord mené une série de 43 entretiens semi-directifs, à partir desquels nous avons identifié une première ébauche de typologie des exploitations viticoles rattachées à des vignerons. Les résultats ont également permis de rédiger un questionnaire, qui a été diffusé auprès de l’ensemble des vignerons champenois mi-2018. Nous avons ensuite utilisé la base de données issue du traitement de l’enquête pour affiner notre typologie des exploitations viticoles champenoises. Les thèmes abordés concernaient le vigneron lui-même, son exploitation et, le cas échéant, son activité de commercialisation.
- 3 À la première étape, l’inertie intra-classe est nulle car les classes sont parfaitement homogènes. (...)
10Après élimination de doublons, de réponses visiblement fantaisistes et d’exploitations rattachées à des négociants, 955 réponses ont été conservées, dont 547 concernaient des répondants commercialisant du champagne, soit une représentativité de 13,2 % sur les 4 159 récoltants expéditeurs que comptait la Champagne en 2018. C’est à partir de cette sous-population que nous avons construit notre typologie, dont les viticulteurs sont de fait exclus mais leurs caractéristiques sont présentées dans l’encadré 1. Les variables discriminantes pour la construction de la typologie ont été sélectionnées à partir des résultats de l’analyse qualitative. Nous avons d’abord réalisé une analyse des correspondances multiples suivie d’une classification ascendante hiérarchique (CAH), utilisant la méthode de Ward et la métrique euclidienne. La méthode de classification retenue a consisté à regrouper en plusieurs étapes, à partir de calculs de distances euclidiennes, les vignerons les plus proches en termes de caractéristiques. Étant donné que l’objectif est d’obtenir des catégories d’inertie intra-classe minimale (classes homogènes) et qu’à chaque étape de la CAH l’inertie intra-classe croît3, la CAH réalisée avec la méthode de Ward nous permet de regrouper à chacune des étapes les catégories dont la fusion minimise les gains d’inertie intra-classe. Le critère de Ward nous permet ainsi d’obtenir à chaque étape de la CAH, la fusion optimale au sens de la conservation de l’inertie intra-classe.
11(1) Distance de Ward entre deux classes Cj et Cl de barycentres respectifs xcj, xcl avec nj et nl effectifs respectifs des classes Cj, Cl.
12Pour caractériser les différentes catégories de vignerons qui ressortent de la classification, nous avons utilisé la fonction catdes du package FactoMiner de R. Cette fonction compare dans chacune des classes obtenues, la proportion de vignerons possédant une caractéristique donnée (une modalité) à la proportion des vignerons possédant la même caractéristique (modalité) dans l’échantillon total. Elle permet ainsi d’identifier dans chaque classe les modalités qui sont sur-représentées et de pouvoir décrire correctement cette classe à partir de ces modalités.
Tableau 1. Contenu du questionnaire
Source : les auteurs.
Tableau 2. Variables discriminantes de notre typologie des vignerons champenois
Source : les auteurs.
Encadré 1. Focus sur les viticulteurs
L’âge moyen des répondants de notre échantillon déclarant ne pas vendre de champagne est de 47 ans. Près de 55 % ont repris leur exploitation viticole après 2000 ; 48 % n’ont pas fait d’études supérieures ; 47 % ne parlent pas de langue étrangère ; 89 % n’ont pas de certification environnementale. Leur vignoble moyen couvre 3,12 ha, dont 1,44 ha (46 %) appartient en propre à l’exploitant. Environ 54 % ont développé au moins une autre activité : 12 % sont agriculteurs, 11 % font de la prestation de services dans les vignes ou en cave. Seuls 2 % ont développé des activités œnotouristiques.
Les viticulteurs peuvent être divisés en deux sous-catégories : les viticulteurs non professionnels et les vignerons professionnels. Les premiers possèdent de très petits vignobles, ils ont une autre profession en parallèle, l’activité viticole étant une source de revenu complémentaire. Les seconds possèdent des vignobles plus importants mais ne souhaitent pas développer la production et la vente de champagne. L’activité viticole représente une part importante de leurs revenus mais ils montrent généralement peu d’intérêt pour l’écologie et la qualité du raisin.
13Les figures 2 à 4 en annexe détaillent la construction statistique de nos trois classes, la figure 5 présente la répartition géographique des répondants. L’ensemble de nos statistiques descriptives est reporté dans le tableau 7 en annexe. Nous exposons ici les principaux éléments d’analyse des classes identifiées.
- 4 Un récoltant manipulant (RM) vinifie lui-même ses vins, tandis qu’un récoltant coopérateur (RC) fa (...)
14La classe 1 est composée de 311 vignerons (57 % de notre échantillon). La superficie moyenne des exploitations de ces répondants est de 6,71 hectares et ils emploient un nombre moyen de 2,13 salariés. Ils se sont majoritairement installés après 2000 (56 %). Des 3 classes identifiées, les vignerons de la classe 1 présentent un degré d’intégration verticale aval intermédiaire. En effet, ce sont avant tout des récoltants manipulants (80 %), bien que certains soient également membres d’une coopérative (47 %)4. La vente de champagne représente en moyenne près de 60 % de leur chiffre d’affaires, dont une partie est réalisée à l’export avec près de 7 vignerons sur 10 qui vendent entre 1 et 20 % de leur production à l’étranger. Environ 39 % d’entre eux déclarent compléter leurs revenus par la vente de vins clairs et/ou de bouteilles non terminées et 25 % pratiquent l’œnotourisme. Près de 74 % parlent une ou deux langues étrangères et 67 % sont diplômés du supérieur. En ce qui concerne la valorisation de leur production, les prix moyens inférieur et supérieur de la bouteille de champagne sont respectivement de l’ordre de 14,95 euros et 29,82 euros TTC, avec un nombre moyen de 7 références dans la gamme. Leur volonté est de développer leurs ventes, même si 66 % d’entre eux déclarent avoir enregistré une stagnation ou une baisse de leurs expéditions au cours des 10 dernières années. Comme l’indique Cédric, 29 ans, installé depuis 2013 :
« Le but, c’est de vendre plus de bouteilles, que ce soit à l’export ou pas. »
15Ils vendent en moyenne 11,7 % de leurs champagnes à l’étranger et 70 % d’entre eux se disent prêts à exporter plus, avec un objectif moyen d’exportation de 30 %.
16Les « vignerons commerçants » ont une approche très pragmatique de leur métier, combinant la vente de raisin et de vin, voir l’œnotourisme, dans une optique de maximisation de leurs revenus. Nicolas (43 ans) indique ainsi :
« On ne peut plus être que vigneron, on est aussi gestionnaire de l’entreprise. »
17Leur argument commercial principal repose sur leur bon rapport qualité-prix qui compense une notoriété relativement faible.
Tableau 3. Les modalités caractéristiques des vignerons commerçants
Source : les auteurs.
18La classe 2 est composée de 173 vignerons (31,6 % de notre échantillon). La superficie moyenne des exploitations de cette classe est la plus faible de notre typologie, avec 4,47 hectares et un nombre moyen de 1,09 salarié. Leur âge moyen est le plus élevé de l’échantillon (49 ans contre 45 ans pour les 2 autres classes). Ils se sont majoritairement installés avant 2000 (61 %). Des trois classes identifiées, ce sont ceux qui ont le plus faible degré d’intégration verticale aval. En effet, ce sont avant tout des récoltants coopérateurs (73 %), bien que certains vinifient également sur leur exploitation (48 %). La vente de champagne représente en moyenne seulement 26 % de leur chiffre d’affaires et ils exportent peu (76 % des vignerons de la classe n’exportent pas du tout). Ils sont également les moins investis dans le développement de revenus complémentaires issus de la vente de vins clairs et/ou de bouteilles non terminées et seulement 10 % d’entre eux pratiquent l’œnotourisme. En revanche, 65 % d’entre eux déclarent vendre une partie de leur raisin à la vendange et 23 % sont également agriculteurs. C’est dans cette classe que l’on retrouve la proportion la plus élevée des vignerons ne parlant aucune langue étrangère (66 %) et moins de la moitié sont diplômés du supérieur (43 %). C’est également la catégorie qui déclare le plus faible taux d’expérience professionnelle en dehors de leur exploitation. En ce qui concerne la valorisation de leur production, les prix moyens inférieur et supérieur de la bouteille de champagne sont respectivement de l’ordre de 14,40 euros et 20,79 euros TTC, avec un nombre moyen de 9 références dans la gamme. Seulement 60 % souhaitent développer leurs ventes et ils sont 71 % à avoir enregistré une stagnation ou une baisse de leurs expéditions au cours des 10 dernières années. Claude, 60 ans, installé depuis 1974, explique ainsi cette évolution :
« Avant, on avait des clients de père en fils. Aujourd’hui, vous venez chercher du champagne, ce n’est pas pour cela que vous allez revenir le coup d’après. »
19Par ailleurs, ces répondants ont le plus faible taux de certification de leur exploitation viticole (16 %).
20Les « vignerons traditionnels » sont avant tout des viticulteurs qui travaillent sur des exploitations de taille réduite et qui vendent du champagne par habitude ou tradition. Comme l’indique Pierre, 25 ans :
« En gros, tu as le métier de commercial, d’œnologue et d’agriculteur. Pour moi, tu as trois aspects vraiment différents. Je pense qu’on ne peut pas être bon dans les trois domaines. Par exemple, là je travaille avec mes parents, c’est ma mère qui s’occupe de la partie commerciale. Le mec qui est tout seul, je dis chapeau. »
Tableau 4. Les modalités caractéristiques de la classe des vignerons traditionnels
Source : les auteurs.
21Principalement sédentaires, la vente directe aux particuliers est dominante et les champagnes sont peu valorisés. Cet aspect de leur activité est clairement considéré comme un revenu d’appoint et non comme un axe de développement prioritaire.
22La troisième classe est composée de 63 répondants (11,5 % de notre échantillon). La superficie moyenne des exploitations de cette classe est la plus grande de notre typologie, avec 9 hectares et un nombre moyen de 3,59 salariés. Ces vignerons se sont majoritairement installés après 2000 (56 %). Des 3 classes identifiées, ce sont ceux qui ont le plus fort degré d’intégration verticale en aval de la filière. En effet, ce sont avant tout des récoltants manipulants (90 %), pour qui la vente de champagne représente les 2/3 du chiffre d’affaires, dont plus de la moitié est réalisée à l’export. Ce sont les seuls qui déclarent majoritairement enregistrer une hausse des ventes au cours des 10 dernières années (54 %) et ceux qui sont également les plus nombreux à vouloir développer leur activité de commercialisation (83 %) au cours des 10 prochaines années. Près de 98 % d’entre eux déclarent vendre des bouteilles à l’étranger, dont plus de 1 sur 2 exporte au moins la moitié de sa production de champagne, 29 % pratiquent l’œnotourisme et 48 % ont une certification viticole. C’est dans cette classe que l’on retrouve la proportion la plus élevée de vignerons parlant une à deux langues étrangères (94 %) et ils sont diplômés du supérieur à 84 %. C’est également la catégorie qui déclare le plus fort taux d’expérience professionnelle en dehors de leur exploitation : 41 % d’entre eux ont déjà eu au moins une expérience professionnelle dans le monde du vin hors champagne. Ces vignerons sont les plus nombreux à déclarer avoir investi et/ou projeter d’investir au cours des 10 dernières et/ou des 10 prochaines années dans le matériel viticole (87 %), le matériel de vinification (78 %), les bâtiments (81 %), les vignes (81 %), la communication (78 %) ou encore l’œnotourisme (40 %). Environ 96 % d’entre eux déclarent avoir revu leur packaging au cours des 10 dernières années. Les prix moyens inférieur et supérieur de la bouteille de champagne de cette classe sont très supérieurs à ceux des deux autres classes avec respectivement 21,58 et 50,97 euros TTC. Leur gamme est composée en moyenne de quatre références. Ils sont les plus nombreux à participer à des salons de promotion de leurs champagnes, que ce soit en France (73 %), en Europe (33 %) et même hors Europe (49 %). Enfin, ils sont également les plus nombreux à avoir un site internet dédié à leur activité (87 %).
Tableau 5. Les modalités caractéristiques des vignerons pionniers
Source : les auteurs.
23Les « vignerons pionniers » sont ceux qui portent le plus d’attention aux différentes étapes de la filière de production du champagne. Benoît (42 ans) indique ainsi :
« Aujourd’hui, c’est vrai qu’il faut être multi métier pour maîtriser tout : la production, la vinification, le commerce, le marketing et l’export. Et c’est ça que je trouve intéressant, on touche à plein de choses. »
24En amont, ils sont particulièrement attentifs à leurs vignes, en témoigne leur taux élevé de certification. Laurent (27 ans) explique ainsi :
« Toute ma philosophie, c’est de passer beaucoup de temps aux vignes, de vraiment les chouchouter, parce qu’une fois qu’on a un beau raisin, la vinification derrière, c’est ultra simple. »
25En aval, ils valorisent leur production de champagne par tous les moyens : site internet dédié, packaging revu, investissements en actions de communication, participation à des salons de promotion, développement de réseaux à l’export. La qualité de leurs vins est reconnue et ils ont souvent un bon niveau de notoriété internationale auprès des connaisseurs et experts.
26Notre typologie tend à montrer l’existence d’un lien entre le degré d’intégration verticale et le niveau de valorisation du champagne vendu par les vignerons interrogés : des différentes classes mises au jour, celle qui a le plus fort degré d’intégration verticale est également celle qui présente les prix les plus élevés en moyenne pour une bouteille de champagne (et inversement). Face aux évolutions du marché des vins effervescents observées au cours de ces dernières décennies et qui affectent à la fois la rentabilité et la compétitivité des vignerons champenois (Ringeval-Deluze, 2019), nous estimons que seuls ceux qui sont en mesure de valoriser leur production parviendront à se maintenir sur ce marché. Nous rejoignons en cela Cubertafond (2018), selon qui il est important d’affirmer le positionnement haut de gamme du champagne sur un marché des vins effervescents en cours de restructuration avec, d’une part, les cavas et les vins effervescents des pays du Nouveau Monde qui s’affirment de plus en plus comme produits d’entrée de gamme et, d’autre part, les proseccos et vins français effervescents AOP en moyenne gamme, les champagnes représentant le haut de gamme et le luxe. Seule la valorisation permet de s’affranchir de la concurrence directe que représentent les autres vins effervescents qui sont en croissance et qui se situent à des niveaux de prix proches de ceux des champagnes les moins valorisés. D’autant que les autres vins effervescents, notamment espagnols (cava) et, surtout, italiens (prosecco) ont des coûts de production beaucoup plus faibles que le champagne, ce qui leur assure des marges confortables pour mener des stratégies de marques et de développement commercial à l’export. « Il est donc plus difficile aujourd’hui, et cela le sera encore plus demain, de commercialiser ces “bouteilles vigneronnes”, si elles n’ont pas d’éléments différenciants (marque, qualité, identité, réseau de distribution) » (Cubertafond, 2018). De ce fait, des différentes catégories identifiées dans notre typologie, les « pionniers » semblent les mieux adaptés au nouveau contexte concurrentiel. En revanche, les « traditionnels » et, dans une moindre mesure, « les commerçants », sont amenés à rencontrer de plus en plus de difficultés.
- 5 « Après intégration des taxes et des marges de la distribution, les bouteilles vendues à moins de (...)
27À l’inverse, nous estimons que la tendance à la croissance du nombre de vignerons non expéditeurs (les viticulteurs) observée ces dernières années est amenée à se poursuivre, peut-être même à s’intensifier avec la dynamique de renouvellement générationnel en cours : 46 % des chefs d’exploitation avaient plus de 50 ans en 2018. Les successions à venir pourraient accentuer le morcellement du vignoble, sachant qu’« avec moins d’un hectare, il est très difficile, voire impossible, de couvrir les coûts d’exploitation de la production du vin, et la vente de raisin s’impose donc comme la solution la plus rationnelle » (Cubertafond, 2018). Il est vrai que la stratégie de spécialisation en amont de la filière offre de nombreux avantages, parmi lesquels une meilleure rentabilité du raisin par rapport à la commercialisation de bouteilles peu valorisées, qui nécessitent des coûts de vinification, de commercialisation et, de plus en plus, de marketing5. Cette stratégie permet également une meilleure gestion de la trésorerie puisque la totalité de la vendange est payée dans les 12 mois qui la suivent, alors que la commercialisation de bouteilles ne peut intervenir réglementairement qu’après un minimum de 18 mois suite à la vendange, et le plus souvent les producteurs de champagne gardent leurs vins deux, voire trois ans en cave avant de les expédier (ibid.). Or la trésorerie est une question d’autant plus importante que cela concerne des petites structures, qui n’ont pas forcément de « trésor de guerre » et qui doivent parfois investir lourdement dans de nouveaux outils de viticulture, de vinification, le rachat de terres viticoles ou encore dans la succession de l’exploitation.
Tableau 6. Typologie des catégories de viticulteurs et vignerons champenois
Source : les auteurs.
28La diminution du nombre de vignerons expéditeurs au profit des simples viticulteurs peut entraîner des conséquences importantes sur la structure de la filière de production du champagne et ses agents économiques. La vente de bouteilles par les viticulteurs, qui s’est développée tout au long du XXe siècle, a longtemps été considérée comme une diversification nécessaire pour répartir les risques et permettre des arbitrages en fonction du niveau de rémunération obtenu par la vente de raisins. La logique est la suivante : si les négociants ne paient pas un prix suffisant pour un kilo de raisin, les viticulteurs augmentent la part de leur production destinée à la vente de bouteilles, ce qui entraîne une diminution des quantités disponibles à la récolte, qui à son tour soutient les prix du raisin, selon la loi économique classique de l’équilibre entre l’offre et la demande. Cependant, si les vignerons redeviennent massivement de simples viticulteurs, dont les revenus dépendent exclusivement de la vente de raisins, l’alternative de la vente de bouteilles qui constitue un levier dans la négociation du prix du raisin disparaît. Cette situation peut entraîner à terme une baisse du prix du raisin, avec un impact direct sur les revenus des viticulteurs (puisqu’ils n’auront plus de revenus alternatifs liés à la vente de bouteilles) et qui pourrait conduire à son tour au retrait de l’activité : si les vignobles constituent un patrimoine considérable (plus d’un million d’euros/ha) mais ne rapportent plus assez d’argent pour vivre, alors ils pourraient être mis en vente. Ils seraient achetés soit par un autre producteur (ce qui est peu probable s’ils ne disposent plus de revenus suffisants), soit par des maisons de champagne plus importantes. En conséquence, le retrait des vignerons champenois de la vente de bouteilles constituerait un premier pas vers la diminution du nombre de viticulteurs. Ainsi, nous pouvons considérer qu’à long terme la partie amont de la filière (production de raisins) se restructurera de la même manière que la partie aval (commercialisation) s’est restructurée depuis la crise de 2008, avec une diminution progressive du poids des vignerons dans les ventes de champagne.
29En Champagne comme dans les autres pays vitivinicoles du bassin méditerranéen, la production de raisin est le fait de nombreuses petites exploitations qui ont une activité très ancienne, souvent héritée des générations précédentes, et le capital de départ (le foncier, notamment) est amorti depuis longtemps. Les réseaux commerciaux de ceux qui sont intégrés verticalement sont souvent installés depuis plusieurs décennies, l’activité est alors de fait intégrée (Cardebat, 2017). Cependant, le contexte économique a beaucoup évolué au cours des dernières décennies, ce qui impacte certains petits producteurs champenois, notamment. En catégorisant les exploitations viticoles champenoises rattachées à des vignerons en fonction de leur stratégie d’intégration verticale, en lien avec leur niveau de valorisation, nous aidons à identifier les stratégies les mieux adaptées aux grandes évolutions qui ont bouleversé le monde du vin au cours des dernières décennies. Ceci éclaire en retour la dynamique d’évolution passée des exploitations qui a amené à la baisse tendancielle du nombre de vignerons champenois expéditeurs évoquée en introduction. Du fait de coûts de production particulièrement élevés, l’avenir du champagne passe nécessairement par une bonne valorisation des bouteilles vendues, ce qui implique le développement des ventes dans les réseaux spécialisés (CHR et cavistes), notamment à l’export (Cubertafond, 2018 ; Declerck, 2005). C’est pourquoi seuls les vignerons capables de se différencier au niveau de la qualité de leurs produits, de la notoriété de leur marque et de la densité de leur réseau de distribution ont un avenir dans la commercialisation. En ce sens, les « pionniers » semblent prometteurs du fait qu’ils allient un fort degré d’intégration verticale et la recherche de valorisation de leur production. À l’inverse, les « traditionnels » nous paraissent voués à abandonner progressivement la commercialisation pour redevenir simples viticulteurs. Enfin, nous estimons probable qu’une partie des « commerçants » évolue potentiellement à terme soit vers l’abandon de la commercialisation, soit vers une stratégie de « pionniers », selon leur capacité et leur volonté d’améliorer la valorisation de leur production de champagne.
30Il convient de souligner certaines limites à ce travail, qui serait utilement complété par une analyse de données comptables des catégories de producteurs identifiées afin d’évaluer plus finement leurs niveaux de performances économiques. Par ailleurs, il conviendrait de compléter notre approche par une étude approfondie des ajustements structurels et organisationnels liés à un changement de stratégie pour ces opérateurs. Enfin, notre typologie constitue une image figée d’une situation dont les évolutions profondes sont toujours en cours, c’est pourquoi nous estimons souhaitable de renouveler la diffusion du questionnaire périodiquement (exemple : tous les cinq ans) afin de mieux appréhender les dynamiques à l’œuvre pour ces opérateurs.
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